Il y a tout à coup un grand éclat de lumière blanche qui me crève les yeux. Quelqu'un se penche au-dessus de moi, une voix me traverse la tête, j'entends des cris qui se répondent dans de lointains corridors, mais je sais que ce sont les miens. J'aspire du noir par la bouche, un noir peuplé de visages inconnus, de murmures, et je meurs à nouveau, heureuse.

Un instant plus tard – un jour, une semaine, une année après –, la lumière revient de l'autre côté de mes paupières, mes mains brûlent, et ma bouche, et mes yeux. On me roule dans des couloirs vides, je crie encore, c'est le noir.

Quelquefois, la douleur se concentre en un seul point, derrière ma tête. Quelquefois, je sens qu'on me déplace, qu'on me roule ailleurs, et elle se ramifie dans mes veines, comme un jet de flamme qui m'assèche le sang. Dans le noir, il y a souvent du feu, souvent de l'eau, mais je ne souffre plus. Les nappes de feu me font peur. Les gerbes d'eau sont froides, et douces à mon sommeil. Je voudrais que s'effacent les visages, que s'éteignent les murmures. Quand j'aspire du noir par la bouche, je voudrais le noir le plus noir, je voudrais me glisser au plus profond dans l'eau glacée, ne plus revenir.

Soudain, je reviens, tirée vers la douleur par tout le corps, clouée par les yeux sous la lumière blanche. Je me débats, je hurle, j'entends mes cris très loin, et la voix qui me traverse la tête dit brutalement des choses que je ne comprends pas.

Noir. Visages. Murmures. Je suis bien. Ma petite fille, si tu recommences, je frappe ton visage avec les doigts de papa qui sont jaunis par les cigarettes. Allume la cigarette de papa, mon poussin, le feu, souffle l'allumette, le feu.

Blanc. Douleur sur les mains, sur la bouche, dans les yeux. Ne bougez pas. Ne bougez pas, ma petite. Là, doucement. Je ne fais pas mal. Oxygène. Doucement. Là, bien sage, bien sage.

Noir. Visage de femme. Deux fois deux quatre, trois fois deux six, coups de règle sur les doigts. On sort en rang. Ouvre bien la bouche quand tu chantes. Tous les visages sortent par rang de deux. Où est l'infirmière. Je ne veux pas de murmures en classe. On ira se baigner aux beaux jours. Est-ce qu'elle parle ? Au début, elle délirait. Depuis la greffe, elle se plaint de ses mains, mais pas de son visage. La mer. Si tu vas trop loin, tu te noieras. Elle se plaint de sa mère, d'une maîtresse qui lui donnait des coups sur les doigts. Les vagues sont passées par-dessus ma tête. L'eau, mes cheveux dans l'eau, plonge, resurgit, lumière.

 

Je resurgis un matin de septembre, visage et mains tièdes, allongée sur le dos dans des draps propres. Il y avait une fenêtre près de mon lit, une grande tache de soleil en face de moi.

Un homme vint, qui me parla d'une voix très douce, pendant un temps qui me parut trop court. Il me demanda d'être sage, de ne pas essayer de bouger ma tête ou mes mains. Il parlait en détachant les syllabes. Il était calme et rassurant. Il avait un long visage osseux, de grands yeux noirs. Seule, sa blouse blanche me faisait mal. Il le comprit en me voyant baisser les paupières.

Il vint la seconde fois en veston de laine grise. Il me parla encore. Il me demanda de fermer les yeux pour répondre oui. J'avais mal, oui. Dans la tête, oui. Sur mes mains, oui. Il me demanda si je savais ce qui était arrivé. Il vit que je gardais les yeux ouverts désespérément.

Il s'en alla et mon infirmière vint me faire une piqûre pour dormir. Elle était grande, avec de grandes mains blanches. Je compris que mon visage n'était pas à découvert comme le sien. Je fis un effort pour sentir sur ma peau le pansement, les pommades. Je suivis en pensée, bout par bout, la bande qui s'enroulait autour de mon cou, passait sur ma nuque et sur le sommet de ma tête, tournait autour de mon front, évitait les yeux, tournait encore vers le bas du visage, tournait, tournait. Je m'endormis.

Les jours qui suivirent, je fus quelqu'un qu'on déplace, qu'on alimente, qu'on roule dans les couloirs qui répond oui en fermant les yeux une fois, non deux fois, qui ne veut pas crier, qui hurle quand on refait ses pansements, qui essaie de faire sortir par ses yeux les questions qui l'oppressent, qui ne peut ni parler, ni bouger, une bête dont on nettoie le corps avec des crèmes, l'esprit avec des piqûres, une chose sans mains, sans visage : personne.

 

– On enlèvera vos bandes dans deux semaines, dit le docteur au visage osseux. Franchement, je regretterai un peu : je vous aimais bien en momie.

Il m'avait dit son nom : Doulin. Il était content que je fusse capable de me le rappeler après cinq minutes, encore plus de m'entendre le prononcer sans l'écorcher. Au début, quand il se penchait sur moi, il ne disait que mademoiselle, ma petite, sage. Je répétais : madécole, sagiplication, malarègle, des mots que mon esprit savait faux, mais que mes lèvres durcies formaient malgré moi. Il appela plus tard cela du « télescopage », il disait que c'était moins ennuyeux que le reste et que cela passerait très vite.

Il me fallut en effet moins de dix jours pour reconnaître, en les entendant, les verbes et les adjectifs. Les noms communs me prirent quelques jours de plus. Je ne reconnus jamais les noms propres. Je pus les répéter aussi correctement que les autres, mais ils n'évoquaient rien que les paroles du docteur Doulin. Sauf quelques-uns, comme Paris, France, Chine, place Masséna ou Napoléon, ils restèrent enfermés dans un passé que j'ignorais. Je les réapprenais, c'était tout. Il était pourtant inutile de m'expliquer ce que signifiaient manger, marcher, autobus, crâne, clinique, ou n'importe quoi qui n'était pas une personne, un lieu, un événement déterminés. Le docteur Doulin disait que c'était normal, que je n'avais pas à me tracasser.

– Vous vous rappelez mon nom ? 

– Je me rappelle tout ce que vous avez dit. Quand pourrai-je me voir ? 

Il bougea et j'eus mal en voulant tourner les yeux pour le suivre. Il revint avec un miroir. Je me regardai, moi, deux yeux, une bouche, dans un long casque dur, entouré de gaze et de bandes blanches.

– Il faut plus d'une heure pour défaire tout ça. Ce qu'il y a dessous sera paraît-il très joli.

Il tenait le miroir devant moi. J'étais adossée à un oreiller, presque assise, mes bras le long du corps, liés au lit.

– On va détacher mes mains ? 

– Bientôt. Il faudra être sage et ne pas trop bouger. On les attachera seulement pour dormir.

– Je vois mes yeux. Ils sont bleus.

– Oui. Ils sont bleus. Maintenant, vous allez être gentille. Ne pas remuer, ne pas réfléchir. Dormir. Je reviendrai cet après-midi.

Le miroir disparut, et cette chose avec des yeux bleus et une bouche. Le long visage osseux fut à nouveau devant moi.

– Dodo, momie.

Je sentis que je glissais dans la position couchée. J'aurais voulu voir les mains du docteur. Les visages, les mains, les yeux, c'était le plus important à ce moment-là. Mais il s'en alla, et je m'endormis sans piqûre, lasse de tout le corps, me répétant un nom, comme les autres inconnu, le mien.

 

– Michèle Isola. On m'appelle Mi, ou Micky. J'ai vingt ans. J'en aurai vingt et un en novembre. Je suis née à Nice. Mon père habite toujours Nice.

– Doucement, momie. Vous avalez la moitié des mots et vous vous fatiguez.

– Je me rappelle tout ce que vous avez dit. J'ai vécu plusieurs années en Italie avec ma tante qui est morte en juin. J'ai été brûlée dans un incendie, il y a trois mois.

– Je vous ai dit autre chose.

– J'avais une voiture. Marque MG. Immatriculée TTX 66.43.13. Couleur blanche.

– C'est bien, momie.

Je voulais le retenir, et une douleur brusque remontait le long de mon bras jusqu'à la nuque. Il ne restait jamais plus de quelques minutes. Ensuite, on me donnait à boire, on me faisait dormir.

– Ma voiture était blanche. Marque MG. Immatriculée TTX 66.43.13.

– La maison ? 

– Elle se trouve sur un promontoire, appelé Cap Cadet. C'est entre La Ciotat et Bandol. Il y avait un étage, trois pièces et une cuisine en bas, trois pièces et deux salles de bains en haut.

– Pas si vite. Votre chambre ? 

– Elle donnait sur la mer et sur une agglomération appelée Les Lecques. Les murs étaient peints en bleu et en blanc. Je vous dis que c'est idiot. Je me rappelle tout ce que vous dites.

– C'est important, momie.

– Ce qui est important, c'est que je répète. Ça n'évoque rien. Ce sont des mots.

– Vous les répéteriez en italien ? 

– Non. Je me rappelle camera, casa, machina, bianca. Je vous l'ai déjà dit.

– Ça suffit pour aujourd'hui. Quand vous irez mieux, je vous montrerai des photos. On m'en a donné trois grosses boîtes. Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, momie.

 

C'était un docteur nommé Chaveres qui m'avait opérée, trois jours après l'incendie, dans un hôpital de Nice. Le docteur Doulin disait que son intervention, après deux hémorragies dans la même journée, avait été très jolie à observer, pleine de détails prodigieux, mais qu'il ne souhaitait à aucun chirurgien d'avoir à la refaire.

J'étais dans une clinique de Boulogne, celle du docteur Dinne, où l'on m'avait transportée un mois après la première opération. J'avais fait une troisième hémorragie dans l'avion, parce que le pilote avait été obligé de prendre de l'altitude un quart d'heure avant d'atterrir.

– Le docteur Dinne s'est occupé de vous quand la greffe n'a plus donné de souci. Il vous a fait un joli nez. J'ai vu les plâtres. Je vous assure que c'est très joli.

– Et vous ? 

– Je suis le beau-frère du docteur Chaveres. J'ai un service à Sainte-Anne. Je vous ai suivie à partir du jour où l'on vous a amenée à Paris.

– Qu'est-ce qu'on m'a fait ? 

– Ici ? Un joli nez, momie.

– Mais avant ? 

– Ça n'a plus d'importance puisque vous êtes là. Vous avez de la chance d'avoir vingt ans.

– Pourquoi ne puis-je voir personne ? Si je voyais quelqu'un, mon père, ou n'importe qui que j'aie connu, je suis sûre que tout me reviendrait d'un coup.

– Vous avez le génie des mots, ma petite. Des coups, vous en avez pris un sur la tête qui nous a assez embêtés. Moins vous en prendrez maintenant, mieux ça vaudra.

Il souriait, avançait lentement sa main vers mon épaule, me touchait une seconde sans appuyer.

– Ne vous tracassez pas, momie. Tout ira très bien. Dans quelque temps, vos souvenirs reviendront un à un, doucement, sans faire bobo. Il y en a de bien des sortes d'amnésie, presque autant qu'il y a d'amnésiques. Mais la vôtre est très, très gentille. Rétrograde, lacunaire, sans aphasie, même pas un bégaiement, et tellement étendue, tellement pleine que le trou ne peut plus, maintenant, que rétrécir. Alors, c'est un tout petit, tout petit machin.

Il me montrait son index et son pouce rapprochés. Il souriait, se relevait avec une lenteur calculée, pour m'éviter de bouger les yeux trop brutalement.

– Soyez sage, momie.

 

Il vint un moment où je fus assez sage pour qu'on renonce à me matraquer, trois fois par jour, d'une pilule au fond de mes bouillons. C'était à la fin septembre, près de trois mois après l'accident. Je pouvais faire semblant de dormir et laisser ma mémoire s'arracher les ailes contre les barreaux de sa cage.

Il y avait des rues ensoleillées, des palmiers devant la mer, une école, une salle de classe, une maîtresse aux cheveux tirés, un maillot de bain de laine rouge, des nuits illuminées de lampions, des musiques militaires, du chocolat que tendait un soldat américain, – et le trou.

Après, c'était le violent éclat de lumière blanche, les mains de l'infirmière, le visage du docteur Doulin.

Quelquefois, très nettes, d'une netteté dure et inquiétante, je revoyais des mains épaisses de boucher, aux doigts lourds et pourtant agiles, un visage d'homme empâté, aux cheveux ras. C'était les mains et le visage du docteur Chaveres, entrevus entre deux matraquages, entre deux comas. Un souvenir que je situais au mois de juillet, quand il m'avait ramenée dans cet univers blanc, indifférent, incompréhensible.

Je faisais intérieurement des comptes, la nuque douloureuse contre mon oreiller, les paupières closes. Je voyais ces comptes s'inscrire sur un tableau noir. J'avais vingt ans. Les soldats américains, disait le docteur Doulin, donnaient du chocolat aux petites filles en 1944 ou 1945. Mes souvenirs n'allaient pas plus loin que cinq ou six années après ma naissance. Quinze ans gommés.

Je m'attachai à des noms propres, parce que c'était des mots qui n'évoquaient rien, qui ne se rattachaient à rien dans cette nouvelle vie qu'on me faisait vivre. Georges Isola, mon père. Firenze, Roma, Napoli. Les Lecques, Cap Cadet. C'était en vain, et j'appris plus tard, par le docteur Doulin, que je me battais contre un mur.

– Je vous ai dit de rester tranquille, momie. Si le nom de votre père ne vous rappelle rien, c'est que vous avez oublié votre père avec le reste. Son nom n'a rien à voir.

– Mais je sais, quand je dis le mot fleuve, le mot renard, de quoi il s'agit. Est-ce que depuis l'accident j'ai vu un fleuve, un renard ? 

– Écoutez, coco, quand vous serez d'aplomb, je vous promets que nous aurons une longue conversation là-dessus. Pour l'instant, je voudrais que vous restiez sage. Dites-vous seulement que vous êtes enfermée dans un processus défini, catalogué, on pourrait presque dire : normal. Je vois dix vieillards, tous les matins qui n'ont pas pris de coups sur la tête et qui sont presque exactement dans le même cas. Cinq ou six ans, c'est à peu près l'âge limite de leurs souvenirs. Ils se souviennent de leur maîtresse d'école, mais pas de leurs enfants ou petits-enfants. Ça ne les empêche pas de faire leur belote. Ils ont à peu près tout oublié, mais pas la belote ni le tour de main pour rouler leurs cigarettes. C'est comme ça. Vous êtes en train de nous embêter avec une amnésie d'un caractère sénile. Vous auriez cent ans, je vous dirais : « portez-vous bien », et j'en ferais mon deuil. Mais vous en avez vingt. Il n'y a pas une chance sur un million pour que vous restiez comme ça. Vous comprenez ? 

– Quand pourrai-je voir mon père ? 

– Bientôt. Dans quelques jours, on vous enlèvera cette chose moyenâgeuse que vous avez sur la figure. Après on verra.

– Je voudrais savoir ce qui s'est passé

– Plus tard, momie. Il y a des choses dont je voudrais être bien certain, et si je reste trop longtemps, vous serez fatiguée. Alors, le numéro de la MG ? 

– 66.43.13 TTX.

– C'est exprès que vous le dites à l'envers ? 

– C'est exprès, oui ! J'en ai assez ! Je veux bouger mes mains ! Je veux voir mon père ! Je veux sortir d'ici ! Vous me faites répéter des choses idiotes, chaque jour ! J'en ai assez !

– Sage, momie.

– Ne m'appelez plus comme ça !

– Je vous en prie, calmez-vous.

Je levai un bras, un énorme poing de plâtre. Ce fut le soir de « la crise ». L'infirmière vint. On m'attacha les mains à nouveau. Le docteur Doulin se tenait debout contre le mur en face de moi et me regardait avec des yeux fixes, pleins d'humiliation et de rancœur.

Je hurlais, ne sachant plus si j'en avais après lui ou après moi. On me fit une piqûre. Je vis entrer d'autres infirmières, d'autres docteurs. Ce fut la première fois, je crois, où je pensai réellement à mon apparence physique. J'avais la sensation de me voir par les yeux de ceux qui me regardaient, comme si je me dédoublais dans cette chambre blanche, dans ce lit blanc. Une chose informe, avec trois trous, laide, honteuse, hurlante. Je hurlais d'horreur.

 

Le docteur Dinne vint me voir les jours suivants et me parla comme à une petite fille de cinq ans, un peu trop gâtée, un peu peste, qu'il fallait préserver d'elle-même.

– Si vous recommencez cette comédie, je ne réponds plus de ce que nous trouverons sous vos pansements. Vous n'aurez à vous en prendre qu'à vous.

Le docteur Doulin ne revint pas d'une longue semaine. Ce fut moi, plusieurs fois, qui dus le réclamer. Mon infirmière, à qui l'on avait dû faire des reproches, après « la crise », ne répondait à mes questions qu'à contrecœur. Elle me détachait les bras deux heures par jour, et gardait durant ces heures les yeux fixés sur moi, soupçonneuse et mal à l'aise.

– C'est vous qui me veillez, quand je dors ? 

– Non.

– Qui est-ce ? 

– Une autre.

– Je voudrais voir mon père.

– Vous n'êtes pas en état.

– Je voudrais voir le docteur Doulin.

– Le docteur Dinne ne veut plus.

– Dites-moi quelque chose.

– Quoi ? 

– N'importe quoi. Parlez-moi.

– C'est défendu.

Je regardais ses grandes mains, qui me semblaient belles et rassurantes. Elle finissait par sentir ce regard et par en être gênée.

– Cessez de me surveiller comme ça.

– C'est vous qui me surveillez.

– Il faut bien, disait-elle.

– Quel âge avez-vous ? 

– Quarante-six ans.

– Il y a combien de temps que je suis ici ? 

– Sept semaines.

– Pendant sept semaines, c'est vous qui m'avez gardée ? 

– Oui. Ça suffit, maintenant.

– Comment j'étais, les premiers jours ? 

– Vous ne bougiez pas.

– Je délirais ? 

– Quelquefois.

– Qu'est-ce que je disais ? 

– Rien d'intéressant.

– Quoi, par exemple ? 

– Je ne me rappelle plus.

Au bout d'une autre semaine, une autre éternité, le docteur Doulin entra dans la chambre avec un paquet sous le bras. Il portait un imperméable taché qu'il n'enleva pas. La pluie battait contre les vitres à côté de mon lit.

Il vint jusqu'à moi, toucha mon épaule comme il avait l'habitude de le faire, très vite, sans appuyer, me dit bonjour momie.

– Je vous ai attendu longtemps.

– Je sais, dit-il. Ça m'a valu un cadeau.

Il m'expliqua que quelqu'un, à l'extérieur, lui avait fait porter des fleurs, après, « la crise ». Le bouquet – des dahlias, parce que sa femme les aimait – était accompagné d'un petit porte-clefs de voiture. Il me le montra. C'était un objet rond, en or, qui sonnait les heures. Très utile pour les stationnements en zone bleue.

– C'est mon père le cadeau ? 

– Non. Une personne qui s'est chargée de vous depuis la mort de votre tante. Vous l'avez beaucoup plus vue que votre père, ces dernières années. C'est une femme. Elle s'appelle Jeanne Murneau. Elle vous a suivie à Paris. Elle prend de vos nouvelles trois fois par jour.

Je lui dis que ce nom ne me rappelait rien. Il prit une chaise, mit son porte-clefs en marche et le posa près de mon bras, sur le lit.

– Dans un quart d'heure, ça sonnera. Il faudra que je m'en aille. Vous allez bien, momie ? 

– J'aimerais que vous ne m'appeliez plus comme ça.

– Demain, je ne vous appellerai plus comme ça. On vous conduira en salle d'opération dans la matinée. On enlèvera votre pansement. Le docteur Dinne pense que tout sera bien cicatrisé.

Il défit le paquet qu'il avait apporté. C'était des photos, des photos de moi. Il me les présenta une à une, observant mon regard. Il ne semblait pas s'attendre à me voir retrouver le moindre souvenir. Je n'en retrouvai d'ailleurs pas. Je voyais une jeune fille aux cheveux noirs, qui me parut très jolie, qui souriait beaucoup, qui avait la taille très fine et de longues jambes, qui avait seize ans sur certaines photos, dix-huit sur d'autres.

Les images étaient glacées, délicieuses et terribles à voir. Je n'essayais même pas de me rappeler ce visage aux yeux clairs, ni les paysages successifs qu'on me montrait. Dès la première photo, je savais que ce serait peine perdue. J'étais heureuse, avide de me regarder et plus malheureuse que je ne l'avais jamais été depuis que j'avais ouvert les yeux sous la lumière blanche. J'avais envie de rire et de pleurer. Finalement, je pleurai.

– Allez, coco, ne soyez pas sotte.

Il rentra les photos, malgré le désir que j'avais de les voir encore.

– Demain, je vous en montrerai d'autres où vous n'êtes pas seule, mais avec Jeanne Murneau, votre tante, votre père, des amis que vous aviez il y a trois mois. Il ne faut pas trop espérer que cela vous ramènera votre passé. Mais cela vous aidera.

Je dis oui, que je lui faisais confiance. Le porte-clefs sonna près de mon bras.

 

Je revins de la salle d'opération à pied, soutenue par mon infirmière et un assistant du docteur Dinne. Trente pas le long du couloir dont je ne voyais que le carrelage, sous la serviette qui me couvrait la tête. Un damier noir et blanc. On me mit au lit, les bras plus fatigués que les jambes, parce que mes mains étaient toujours dans leurs lourdes armatures.

On me redressa, dans une position assise, l'oreiller derrière mon dos. Le docteur Dinne, en veston, vint nous retrouver dans la chambre. Il paraissait satisfait. Il me regardait d'une curieuse façon, attentif à chacun de mes mouvements. Mon visage nu me semblait froid comme la glace.

– Je voudrais me voir.

Il fit un signe à l'infirmière. C'était un petit homme corpulent, sans beaucoup de cheveux. L'infirmière revint vers le lit avec le miroir dans lequel je m'étais vue, sous mon masque, deux semaines auparavant.

Mon visage. Mes yeux regardant mes yeux. Un nez court et droit. Une peau tendue sur des pommettes accusées. Des lèvres gonflées qui s'entrouvraient sur un petit sourire inquiet, un peu pleurard. Un teint qui n'était pas livide, comme je m'y attendais, mais rose, frais nettoyé. Une figure somme toute agréable, qui manquait de naturel parce que je n'osais pas encore bouger les muscles sous la peau, qui me parut nettement asiatisée, à cause des pommettes, des yeux étirés vers les tempes. Mon visage immobile et déroutant, sur lequel je vis couler deux larmes tièdes, puis d'autres, d'autres encore. Mon visage à moi, qui se brouillait, que je ne pouvais plus voir.

 

– Vos cheveux repousseront vite, dit l'infirmière. Regardez, en trois mois, ce qu'ils ont gagné sous le pansement. Vos cils aussi vont rallonger.

Elle s'appelait Mme Raymonde. Elle me coiffait du mieux qu'elle pouvait : trois doigts de cheveux qui cachaient des cicatrices, qu'elle arrangeait mèche par mèche pour leur donner du volume. Elle nettoyait mon visage et mon cou avec du coton hydrophile. Elle lissait mes sourcils. Elle ne semblait plus m'en vouloir de « la crise ». Elle m'apprêtait chaque jour comme pour un mariage. Elle disait :

– Vous ressemblez à un petit bonze et à Jeanne d'Arc. Vous savez qui c'est, Jeanne d'Arc ? 

De l'extérieur, comme je le lui avais demandé, elle m'avait apporté un grand miroir qui restait accroché au pied de mon lit. Je ne cessais de m'y regarder que pour dormir.

Elle me parlait plus volontiers aussi, pendant les longues heures de l'après-midi. Elle s'asseyait sur une chaise, près de moi, elle faisait du tricot, elle fumait une cigarette, si proche qu'en penchant un peu la tête, je pouvais voir nos deux visages dans le miroir.

– Il y a longtemps que vous êtes infirmière ? 

– Vingt-cinq ans. Dix ans que je suis ici.

– Vous avez déjà eu des malades comme moi ? 

– Il y a beaucoup de gens qui veulent changer de nez.

– Ce n'est pas de ces malades que je parle.

– J'ai gardé une amnésique, une fois. Il y a longtemps.

– Elle est guérie ? 

– Elle était très vieille.

– Montrez-moi encore des photos.

Elle allait prendre sur une commode la boîte que nous avait laissée le docteur Doulin. Elle me présentait une à une des images qui ne m'avaient jamais rien évoqué, qui ne me causaient même plus le plaisir des premiers moments, quand je me croyais au bord de retrouver la suite de ces gestes figés en 9 × 13, sur papier glacé.

Je regardais pour la vingtième fois quelqu'un qui avait été moi, qui me plaisait déjà moins que la jeune fille aux cheveux courts présente au pied de mon lit.

Je regardais aussi une femme obèse, portant lorgnons, aux lourdes bajoues. C'était ma tante Midola. Elle ne souriait jamais, portait des châles tricotés sur les épaules, et toutes les photos la montraient assise.

Je regardais Jeanne Murneau, qui avait été pendant quinze ans dévouée à ma tante, qui ne m'avait pas quittée durant les six ou sept dernières années, qui était venue habiter Paris lorsqu'on m'avait transportée après l'opération de Nice. La greffe, un carré de peau de vingt-cinq centimètres sur vingt-cinq, c'était elle. Et aussi les fleurs dans ma chambre, renouvelées chaque jour, les chemises de nuit que je me contentais de regarder, les fards qu'on m'interdisait encore, les bouteilles de champagne qu'on rangeait contre un mur, les confiseries que Mme Raymonde distribuait à ses collègues dans le couloir.

– Vous l'avez vue ? 

– Cette jeune femme, oui. Plusieurs fois, vers treize heures quand je vais déjeuner.

– Comment est-elle ? 

– Comme sur les photos. Vous pourrez la voir dans quelques jours.

– Elle vous a parlé.

– Oui. Plusieurs fois.

– Qu'est-ce qu'elle vous a dit ? 

– « Veillez bien sur ma petite. » Elle était un peu la dame de confiance de votre tante, une sorte de secrétaire ou de gouvernante. C'est elle qui s'occupait de vous en Italie. Votre tante ne pouvait plus guère se déplacer.

Jeanne Murneau, sur les photos, était grande, tranquille, plutôt belle, plutôt bien habillée, plutôt sévère. Elle ne se trouvait à mes côtés que sur une seule image. C'était dans la neige. Nous portions des pantalons serrés, des bonnets de laine à pompons. Malgré les pompons, malgré les skis et le sourire de la jeune fille qui était moi, la photo ne donnait pas une impression d'insouciance, d'amitié.

– On dirait qu'elle m'en veut, là.

Mme Raymonde retournait le cliché pour le regarder, opinait du menton avec fatalisme.

– Probablement que vous lui donniez des raisons de vous en vouloir. Vous n'étiez pas à une bêtise près, vous savez.

– Qui vous a dit ça ? 

– Les journaux.

– Ah ! bon.

Les journaux de juillet avaient relaté l'incendie du Cap Cadet. Le docteur Doulin, qui gardait les numéros où il était question de moi et de l'autre jeune fille, ne voulait pas me les montrer encore.

L'autre jeune fille était aussi dans la boîte à photos. Ils y étaient tous, les grands, les petits, les plaisants, les déplaisants, tous inconnus, tous souriants du même sourire fixe, dont j'étais lasse.

– J'en ai assez vu pour aujourd'hui.

– Vous voulez que je vous lise quelque chose ? 

– Les lettres de mon père.

Il y en avait trois de lui, cent de parents et d'amis que je ne connaissais plus. Souhaits de prompte guérison. Nous vivons dans l'angoisse. Je ne vis plus. J'ai hâte de te tenir dans mes bras. Chère Mi. Ma Micky. Mi chérie. Ma douce. Ma pauvre enfant.

Les lettres de mon père étaient gentilles, inquiètes, pudiques, décevantes. Deux garçons m'avaient écrit en italien. Un autre, qui signait François, déclarait que je lui appartiendrais toujours, qu'il me ferait oublier cet enfer.

Jeanne Murneau, elle, ne m'avait adressé qu'un billet, deux jours avant le retrait de mon masque. On me l'avait remis ensuite, avec les lettres. Il devait accompagner une boîte de fruits confits, ou du linge soyeux, ou la petite montre que j'avais au poignet. Il disait : « Ma Mi, M'amour, Mon petit poussin, tu n'es pas seule, je te le jure. Ne t'inquiète pas. Ne sois pas malheureuse. Baisers. Jeanne. »

Cela, je n'avais pas besoin qu'on me le lise. Je le savais par cœur.

 

Ils m'enlevèrent les armatures et les bandes qui paralysaient mes bras. Ils me passèrent des gants de coton blanc, doux et légers, sans me laisser voir mes mains.

– Je devrai porter des gants comme ça ? 

– L'essentiel, c'est que vous puissiez vous servir de vos mains. Les os ne sont pas déformés. Les articulations ne vous feront mal que quelques jours. Vous ne ferez pas, avec ces doigts-là, des travaux d'horlogerie, mais vous ne serez pas handicapée pour les gestes ordinaires. Au pire, vous renoncerez à jouer au tennis.

Ce n'était pas le docteur Dinne qui parlait, mais l'un des deux médecins qu'il avait fait entrer dans la chambre. Ils me répondaient durement pour me rendre service, pour m'éviter de m'attendrir sur moi-même.

Ils me firent plier et déplier les doigts quelques minutes, ouvrir et refermer mes mains sur les leurs. Ils s'en allèrent en me donnant rendez-vous pour une radiographie de sécurité, deux semaines plus tard.

Ce fut le matin des docteurs. Après ceux-là vint un cardiologue, puis le docteur Doulin. J'allais et venais dans la chambre encombrée de fleurs, en jupe de gros lainage bleu et corsage blanc. Le cardiologue défit mon corsage pour écouter un cœur « de bonne qualité ». Je pensais à mes mains, que je regarderais bientôt, seule, sans mes gants. Je pensais à mes talons hauts, qui m'avaient tout de suite paru naturels ; et pourtant, si tout était bien effacé, si j'étais redevenue en quelque sorte une petite fille de cinq ans, les chaussures à hauts talons, les bas, le rouge à lèvres, tout aurait dû me surprendre ? 

– Vous m'embêtez, dit le docteur Doulin. Je vous ai répété dix fois de ne pas vous extasier sur des bêtises de ce genre. Si je vous invite à dîner, tout à l'heure, et que vous teniez votre fourchette correctement, qu'est-ce que ça prouvera ? Que vos mains se souviennent mieux que vous ? Si même je vous mets au volant de ma voiture, et qu'après avoir cafouillé un peu sur les vitesses parce que vous n'êtes pas habituée aux 403, vous conduisiez à peu près normalement, vous croyez que nous aurions appris quelque chose ? 

– Je ne sais pas. Vous deviez m'expliquer.

– Je devais aussi vous garder quelques jours de plus. Malheureusement, on tient à vous faire sortir. Je n'ai aucun moyen légal de vous garder, sauf si vous le vouliez. Et je ne sais même pas si j'ai raison de vous le demander.

– Qui veut me faire sortir ? 

– Jeanne Murneau. Elle dit qu'elle n'en peut plus.

– Je vais la voir ? 

– Pourquoi pensez-vous qu'on fait tout ce remue-ménage ? 

Sans regarder, il montrait du bras la chambre, la porte ouverte, Mme Raymonde qui rangeait mes vêtements, une autre infirmière qui emportait les bouteilles de champagne, des piles de livres qu'on ne m'avait pas lus.

– Pourquoi voulez-vous que je reste ? 

– Vous sortez avec un visage agréable, un petit cœur bien accroché, des mains dont vous pourrez vous servir, une troisième circonvolution frontale gauche qui a tout l'air de se porter comme un charme : j'espérais que vous partiriez en emportant aussi vos souvenirs.

– La troisième, quoi ? 

– La troisième circonvolution frontale. Le cerveau. La gauche. C'était là votre première hémorragie. L'aphasie que j'ai observée au début devait venir de là. Ça n'a rien à voir avec le reste.

– Qu'est-ce que c'est, le reste ? 

– Je ne sais pas. Peut-être simplement la peur que vous avez dû ressentir au moment de l'incendie. Ou le choc. Quand la maison brûlait, vous vous êtes jetée dehors. On vous a retrouvée au bas d'un escalier, le crâne ouvert sur plus de dix centimètres. De toute manière, l'amnésie dont vous souffrez n'est liée à aucune lésion du cerveau. Je l'ai cru au début, mais c'est autre chose.

J'étais assise sur mon lit défait, mes mains gantées de blanc sur les genoux. Je lui dis que je voulais m'en aller, que je n'en pouvais plus, moi non plus. En voyant Jeanne Murneau, en parlant avec elle, tout me reviendrait.

Il écarta les bras d'un geste résigné.

– Elle sera ici cet après-midi. Elle voudra certainement vous emmener tout de suite. Si vous restez à Paris, je vous verrai à l'hôpital ou à mon cabinet. Si elle vous ramène dans le Midi, il faut absolument que vous appeliez le docteur Chaveres.

Il était amer et je voyais qu'il m'en voulait. Je lui dis que je viendrais le voir souvent, mais que je finirais par devenir folle si je restais plus longtemps dans cette chambre.

– Il n'y a qu'une folie que vous puissiez commettre, me dit-il. Ce serait de penser : « Des souvenirs, j'ai tout le temps de m'en fabriquer d'autres. » Plus tard, vous le regretteriez.

Il me laissa sur cette idée, qui en effet m'était déjà venue. Depuis que j'avais un visage, les quinze années gommées me tracassaient moins. Il ne m'en restait qu'une douleur supportable dans la nuque, un poids dans la tête, et cela aussi disparaîtrait. Quand je me regardais dans le miroir, j'étais moi, j'avais des yeux de petit bonze, une vie qui m'attendait dehors, j'étais heureuse, je m'aimais bien. Tant pis pour « l'autre », puisque j'étais celle-là.

 

– C'est bien simple, quand je me vois dans cette glace, je m'adore, je suis folle de moi !

Je parlais à Mme Raymonde, en pirouettant pour faire tourner ma jupe. Mes jambes suivirent mal mon enthousiasme. Je manquai perdre l'équilibre, m'arrêtai, interdite : Jeanne était là.

Elle se tenait sur le seuil de la chambre, une main sur la poignée de la porte, visage étrangement immobile, les cheveux plus clairs que je ne les imaginais, dans un tailleur beige qui accrochait le soleil. Une autre chose dont je ne m'étais pas rendu compte, en regardant ses photos, c'est qu'elle était très grande, presque une tête de plus que moi.

Son visage, son attitude ne m'étaient pas réellement inconnus. Et, une seconde, je crus que le passé allait resurgir, en une seule lourde vague qui m'assommerait. Ce devait être l'étourdissement d'avoir tourné, ou la présence inattendue, devant moi, d'une femme qui m'était familière comme un personnage rencontré dans un rêve. Je tombai sur mon lit, et, instinctivement, je me cachai le visage et les cheveux de mes mains gantées, comme si j'en avais honte.

L'instant d'après, Mme Raymonde était sortie de la chambre, par discrétion, et je vis les lèvres de Jeanne s'ouvrir, j'entendis sa voix, qui était douce, profonde et familière comme son regard, puis elle vint vers moi et me prit dans ses bras :

– Ne pleure pas.

– Je ne peux pas m'en empêcher.

J'embrassai sa joue, sou cou, je regrettai de ne pouvoir la toucher qu'à travers des gants, je reconnaissais même son parfum, qui lui aussi venait d'un rêve. La tête contre sa poitrine, honteuse de mes cheveux qu'elle écartait d'une main légère et qui devaient dévoiler des cicatrices, je lui dis que j'étais malheureuse, que je voulais partir avec elle, qu'elle ne pouvait pas savoir comme je l'avais attendue.

– Laisse-moi te regarder.

Je ne voulais pas, mais elle me fit lever la tête, et ses yeux, si près des miens, me firent croire à nouveau que tout allait m'être rendu. Ses yeux étaient dorés, très clairs, et quelque chose d'hésitant s'agitait au fond.

Elle aussi refaisait connaissance. Elle m'étudiait avec un regard dérouté. Je ne pus finalement supporter cet examen, cette recherche, sur mon visage, d'une jeune fille disparue. Je pris les poignets de Jeanne, en pleurant de plus belle, l'écartai de moi.

– Emmenez-moi, je vous en prie. Ne me regardez pas. C'est moi, Mi ! Ne me regardez pas.

Elle continua d'embrasser mes cheveux, en disant ma chérie, mon poussin, mon ange, puis le docteur Dinne entra, gêné par mes larmes, par la taille de Jeanne, qui se levait, qui était plus grande que tout le monde dans la chambre, plus grande que lui, que ses assistants, que Mme Raymonde.

Il y eut des recommandations, un long échange de soucis à mon sujet, que je n'entendais pas, que je ne voulais plus entendre. J'étais debout, blottie contre Jeanne. Elle avait passé un bras autour de moi, elle leur parlait d'une voix de reine qui emporte son enfant, sa Mi, j'étais bien, je ne craignais plus rien.

C'est elle qui boutonna mon manteau, un manteau de daim que j'avais dû porter car il était patiné aux manches. C'est elle qui arrangea le béret sur mes cheveux, qui noua une écharpe de soie verte autour de mon cou. C'est elle qui me conduisit à travers les couloirs de la clinique, vers une porte vitrée que le soleil éclaboussait, aveuglant.

Dehors, il y avait une voiture blanche, couverte d'une capote noire. Elle me fit asseoir sur un siège, ferma la portière, reparut au volant. Elle était tranquille, silencieuse, et, quelquefois, elle me regardait, elle me souriait, elle posait un baiser rapide sur ma tempe.

Nous partîmes. Gravier sous les roues. Portail qui s'ouvre. Grandes allées au milieu des arbres.

– C'est le Bois de Boulogne, dit Jeanne.

J'étais fatiguée. Mes paupières tombaient. Je sentis que je glissais, que ma tête reposait sur le tissu pelucheux de sa jupe. Je vis, tout près, un bout de volant qui tournait. J'étais merveilleusement en vie. Je m'endormis.

 

Je me réveillai sur un divan bas, une couverture à gros carreaux rouges sur les jambes, dans une pièce immense dont les lampes, allumées sur des tables, ne chassaient pas tous les coins d'ombre.

Un feu brûlait dans une haute cheminée, à trente pas de moi, très loin. Je me levai, le poids de vide dans ma tête plus lourd que jamais. J'allai vers le feu, tirai un fauteuil devant, le laissai tomber, me rendormis vaguement.

Plus tard, je sus que Jeanne était penchée sur moi. J'entendis sa voix, un murmure. Puis soudain, je crus me rappeler marraine Midola, dans son fauteuil qu'on roulait, son châle orange sur les épaules, laide, terrible... J'ouvris les yeux dans un temps qui donnait le vertige, où tout était brouillé comme à travers une vitre inondée de pluie.

Le monde redevint net. Le visage clair, les cheveux clairs de Jeanne étaient au-dessus de moi. J'eus l'impression qu'il y avait longtemps qu'elle me regardait.

– Tu vas bien ? 

Je dis que j'allais bien et je tendis les bras pour être près d'elle. Derrière ses cheveux, qui étaient contre ma joue. Je vis la pièce immense, les murs lambrissés, les lampes, les coins d'ombre, le divan d'où j'étais venue. La couverture était sur mes genoux.

– Où c'est, ici ? 

– Une maison qu'on m'a prêtée. Je t'expliquerai. Tu te sens bien ? Tu t'es endormie dans la voiture.

– J'ai froid.

– Je t'ai ôté ton manteau. Je n'aurais pas dû. Attends.

Elle me serrait plus fort, frottait énergiquement mes bras et mes reins, pour me donner chaud. Je ris. Elle s'écarta, visage fermé, je vis à nouveau une hésitation au fond de son regard. Puis, brusquement, elle joignit son rire au mien. Elle me tendit une tasse qui était posée sur le tapis.

– Bois. C'est du thé.

– J'ai dormi longtemps ? 

– Trois heures. Bois.

– On est seules, ici ? 

– Non. Il y a une cuisinière et un valet qui ne savent quoi penser. Bois. Ils n'en revenaient pas, quand je t'ai sortie de la voiture. Tu as maigri. Je t'ai portée toute seule. Je vais employer les grands moyens pour que tu reprennes tes joues. Quand tu étais petite, c'est moi qui me faisais détester pour que tu manges ? 

– Je vous détestais ? 

– Bois. Non, tu ne me détestais pas. Tu avais treize ans. On te voyait les côtes. Tu ne peux pas savoir comme j'avais honte de tes côtes. Tu bois, dis ? 

Je bus d'un trait le thé, qui était tiède, et dont le goût ne me surprit pas, bien qu'il ne me plût qu'à moitié.

– Tu n'aimes pas ça ? 

– Pas tellement, non.

– Tu l'aimais, avant.

Désormais, il y aurait toujours cet « avant ». Je dis à Jeanne qu'on m'avait donné un peu de café, à la clinique, durant les derniers jours, et que cela me faisait du bien. Jeanne se pencha sur le fauteuil et me dit qu'elle me donnerait ce que je voudrais, l'essentiel c'était que je fusse là, vivante.

– Tout à l'heure, à la clinique, vous ne m'avez pas reconnue. Ce n'est pas vrai ? 

– Si, je t'ai reconnue. Mais ne me dis pas « vous », je t'en prie.

– Tu m'as reconnue ? 

– Tu es mon poussin, me dit-elle. Quand je t'ai vue pour la première fois c'était à l'aéroport de Rome. Tu étais toute petite, avec une grande valise. Tu avais le même air perdu. Ta marraine m'a dit : « Murneau, si elle ne grossit pas, je te saque. » Je t'ai nourrie, lavée, habillée, appris l'italien, le tennis, le jeu de dames, le charleston, tout. Tu me dois même deux fessées. De treize à dix-huit ans, tu ne m'as pas quittée plus de trois jours à la fois. Tu étais ma fille à moi. Ta marraine me disait : « C'est ton job. » A présent, je vais tout recommencer. Si tu ne redeviens pas ce que tu étais, je me saque.

Elle écoutait mon rire, m'étudiait avec un regard si intense que je m'arrêtai brusquement.

– Qu'est-ce qu'il y a ? 

– Rien, mon chéri. Lève-toi.

Elle me prit par le bras, me demanda de marcher dans la pièce. Elle recula pour m'observer. Je fis quelques pas hésitants, avec un vide douloureux dans la nuque, et des jambes qui me semblaient de plomb.

Quand elle revint vers moi, je pensai qu'elle s'efforçait de cacher son désarroi pour ne pas aggraver le mien... Elle réussit à me montrer un sourire confiant, comme si j'avais toujours été ainsi, pommettes accusées, nez court, cheveux de trois doigts. Quelque part dans la maison où nous nous trouvions, une horloge sonna sept coups.

– J'ai tellement changé ? lui demandai-je.

– Ton visage a changé. Et puis, tu es fatiguée, il est normal que tes gestes, ta démarche ne soient plus les mêmes. Il faudra que moi aussi, je m'habitue.

– Comment est-ce arrivé ? 

– Plus tard, mon chéri.

– Je veux me rappeler. Toi, moi, tante Midola, mon père, les autres. Je veux me rappeler.

– Tu te rappelleras.

– Pourquoi sommes-nous ici ? Pourquoi ne me ramènes-tu pas tout de suite dans un endroit que je connaisse, où l'on me connaisse ? 

Elle ne devait répondre à cette question que trois jours plus tard. Pour l'instant, elle me serrait contre elle, debout, elle me berçait dans ses bras, elle disait que j'étais sa petite-fille, qu'on me ferait plus de mal parce qu'elle ne me laisserait plus.

– Tu m'as laissée ? 

– Oui. Une semaine avant l'accident. J'avais des affaires de ta marraine à régler à Nice. Je suis revenue à la villa pour te trouver plus qu'à moitié morte, au bas d'un escalier. Je devenais folle à chercher une ambulance, la police, des docteurs.

Nous étions dans une autre pièce immense, une salle à manger aux meubles sombres, dont la table était longue de dix pas. Nous nous étions assises côte à côte. J'avais la couverture à carreaux sur les épaules.

– Il y avait longtemps que j'étais au Cap Cadet ? 

– Trois semaines, me dit-elle. J'y étais d'abord restée quelques jours, avec vous deux.

– Nous deux ? 

– Toi et une jeune fille que tu aimais avoir avec toi. Mange. Si tu ne dois pas manger, je m'arrête.

J'avalais des bouts de steak contre des bouts de passé. Nous faisions du troc, côte à côte, dans une grande maison sombre, à Neuilly, servie par une cuisinière aux mouvements furtifs, qui appelait Jeanne par son nom de famille, sans dire mademoiselle ni madame.

– La jeune fille était une de tes amies d'enfance, dit Jeanne. Elle avait grandi dans le même immeuble que toi, à Nice. Sa mère venait laver le linge de ta mère. Vous vous êtes perdues de vue vers huit ou neuf ans, mais tu l'as rencontrée à nouveau cette année, en février. Elle travaillait à Paris. Tu t'es attachée à elle. Son nom était Domenica Loi.

Jeanne m'observait, attendant de voir apparaître un signe de reconnaissance sur mon visage. Mais c'était sans espoir. Elle me parlait d'êtres dont le destin me désolait, mais qui m'étaient étrangers.

– C'est cette jeune fille qui est morte ? 

– Oui. On l'a retrouvée dans la partie brûlée de la villa. Il a paru évident que tu avais essayé de la sortir de sa chambre, avant d'être brûlée toi-même. Le feu a pris à ta chemise de nuit. Tu as dû vouloir courir vers la piscine, il y en a une dans le jardin. Je t'ai trouvée au pied des escaliers, une demi-heure plus tard. Il était deux heures du matin. Des gens en pyjama étaient accourus, mais personne n'osait te toucher, on s'affolait, on ne savait pas quoi faire. Les pompiers des Lecques sont arrivés tout de suite après moi. C'est eux qui t'ont amenée à La Ciotat, à l'infirmerie des chantiers navals. Dans la nuit, j'ai pu avoir une ambulance de Marseille. Finalement, c'est un hélicoptère qui est venu. On t'a transportée à Nice. On t'a opérée le lendemain.

– Qu'est-ce que j'avais ? 

– Tu as dû tomber sur les dernières marches de l'escalier, en te précipitant hors de la maison. A moins que tu aies voulu passer par une fenêtre et que tu te sois lâchée de l'étage. L'enquête ne nous a rien appris. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que tu es tombée tête la première sur les escaliers. Tu étais brûlée au visage et aux mains. Sur le corps aussi, mais moins profond, la chemise de nuit a dû malgré tout te protéger. Les pompiers m'ont expliqué ça, mais j'ai oublié. Tu étais nue, noire des pieds à la tête, avec des lambeaux de tissu calcinés dans les mains et dans la bouche. Tu n'avais plus de cheveux. Les gens que j'ai trouvés autour de toi te croyaient morte. Tu avais une ouverture grande comme ma main au sommet de la tête. C'est cette blessure qui nous donnait le plus de souci, la première nuit. Plus tard, après l'opération du docteur Chaveres, j'ai signé un papier pour une greffe de la peau. La tienne ne se reformait plus.

Elle parlait sans me regarder. Chacune de ses phrases m'entrait dans la tête comme un foret brûlant. Elle écarta sa chaise de la table, tira sa jupe sur ses jambes. Je vis une plaque brune sur sa cuisse droite, au-dessus du bas : la greffe.

Je pris ma tête dans mes mains gantées et me mis à pleurer. Jeanne passa son bras sur mon épaule, et nous restâmes ainsi plusieurs minutes, jusqu'à l'arrivée de la cuisinière qui venait poser un plateau de fruits sur la table.

– Il faut que je te raconte tout ça, dit Jeanne. Il faut que tu saches et que tu te rappelles.

– Je sais bien.

– Tu es là, il ne peut plus rien t'arriver. Alors, ça n'a plus d'importance.

– Comment le feu a-t-il pris à la maison ? 

Elle se leva. Sa jupe retomba. Elle alla vers un buffet, alluma une cigarette. Elle tint un instant l'allumette devant elle, pour me la montrer.

– Une fuite de gaz dans la chambre de la jeune fille. On avait installé le gaz à la villa quelques mois auparavant. L'enquête a conclu à un branchement mal fait. La veilleuse du chauffe-eau, dans une salle de bains, a causé une explosion.

Elle souffla l'allumette.

– Viens près de moi, lui dis-je.

Elle s'approcha, s'assit à mes côtés. Je tendis la main, pris sa cigarette et en aspirai une bouffée. Cela me parut bon.

– Je fumais avant ? 

– Lève-toi, dit Jeanne. Allons faire un tour. Emporte une pomme. Essuie tes yeux.

 

Dans une chambre au plafond bas, au lit assez grand pour quatre Michèle mal en point, Jeanne me passa un gros pull à col roulé, mon manteau de daim, mon foulard vert.

Elle prit ma main gantée dans la sienne, me conduisit à travers des pièces désertes vers une entrée dallée de marbre, où nos pas résonnaient. Dehors, dans le jardin aux arbres noirs, elle me fit monter dans la voiture de l'après-midi.

– A dix heures, je te mets au lit. Je veux te montrer quelque chose avant. Dans quelques jours, je te laisserai conduire.

– Je voudrais que tu répètes le nom de la jeune fille.

– Domenica Loï. On l'appelait Do. Quand vous étiez petites, il y avait une autre enfant, qui est morte depuis longtemps, de rhumatismes articulaires ou quelque chose comme ça. On vous disait cousines parce que vous étiez du même âge. L'autre petite fille s'appelait Angela. Vous étiez toutes les trois d'origine italienne. Mi, Do et La. Tu comprends d'où vient le surnom de ta tante ? 

Elle conduisait vite, à travers de larges avenues éclairées.

– Le vrai nom de ta tante était Sandra Raffermi. C'était la sœur de ta mère.

– Quand maman est-elle morte ? 

– Tu avais huit ou neuf ans, je ne sais plus. On t'a mise en pension. Quatre ans après ta tante a obtenu de te prendre avec elle. Tu l'apprendras tôt ou tard, elle faisait un triste métier dans sa jeunesse. Mais, à ce moment, elle était une dame, elle était riche. Les chaussures que tu portes, celles que je porte, ce sont les usines de ta tante qui les fabriquent.

Elle posa une main sur mon genou et me dit que si je préférais, c'était mes usines, puisque la Raffermi était morte.

– Tu n'aimais pas ma tante ? 

– Je ne sais pas, dit Jeanne. Je t'aime, toi. Le reste m'est bien égal. J'avais dix-huit ans quand j'ai commencé à travailler pour la Raffermi. J'ai été talonneuse dans un de ses ateliers, à Florence. J'étais seule, je gagnais ma vie comme je pouvais. C'était en 42. Elle est venue, un jour, et la première chose que j'ai eue d'elle, c'est une gifle, que je lui ai rendue. Elle m'a emmenée. La dernière chose, c'est aussi une gifle, mais je ne la lui ai pas rendue. C'était en mai, cette année, une semaine avant sa mort. Il y avait des mois qu'elle se sentait mourir, et ça ne la rendait pas meilleure pour ceux qui l'entouraient.

– Est-ce que j'aimais ma tante ? 

– Non.

Je restai une bonne minute silencieuse, cherchant en vain à retrouver un visage que j'avais vu sur des photos, une vieille femme à lorgnons assise dans un fauteuil roulant.

– Est-ce que j'aimais Domenica Loi ? 

– Qui ne l'aurait pas aimée ? dit Jeanne.

– Est-ce que je t'aimais, toi ? 

Elle tourna la tête, je vis son regard éclairé par les réverbères qui défilaient. Elle haussa vivement les épaules et répondit d'une voix rêche que nous étions bientôt arrivées. J'eus mal, soudain, mal comme si je me déchirais moi-même, je pris son bras. La voiture fit un écart. Je lui demandai pardon, et sans doute pensa-t-elle que c'était pardon pour l'écart.

 

Elle me montra l'Arc de Triomphe, la Concorde, les Tuileries, la Seine. Après la place Maubert, nous nous arrêtâmes dans une petite rue qui descendait vers le fleuve, devant un hôtel éclairé par une enseigne au néon : l'hôtel Victoria.

Nous restâmes dans la voiture. Elle me demanda de regarder l'hôtel, vit que l'immeuble ne me rappelait rien.

– Qu'est-ce que c'est ? lui dis-je.

– Tu es venue ici souvent. C'est dans cet hôtel que Do habitait.

– Rentrons, je t'en prie.

Elle soupira, dit oui, m'embrassa sur la tempe. Au retour, je fis semblant de m'endormir à nouveau, la tête sur sa jupe.

Elle me déshabilla, me fit prendre un bain, me frictionna dans une grande serviette, me tendit une paire de gants de coton pour remplacer ceux que j'avais, et qui étaient mouillés.

Nous nous assîmes sur le rebord de la baignoire, elle habillée, moi en chemise de nuit. Finalement, c'est elle qui me retira mes gants et je détournai les yeux dès que je vis mes mains.

Elle me coucha dans le grand lit, me borda, éteignit la lampe. Il était vingt-deux heures, comme elle l'avait promis. Elle avait un visage étrange, depuis qu'elle avait vu, sur mon corps, les traces des brûlures. Elle m'avait dit seulement qu'il n'en restait plus beaucoup, une tache sur le dos, deux sur les jambes, que j'avais maigri. Je sentais qu'elle s'efforçait d'être naturelle, mais qu'elle me reconnaissait de moins en moins.

– Ne me laisse pas seule. Je n'ai plus l'habitude et j'ai peur.

Elle s'assit à côté de moi et resta un moment. Je m'endormis la bouche contre sa main. Elle ne parlait pas. C'est juste avant le sommeil, dans cette frange d'inconscience où tout est absurde, où tout est possible, que l'idée me vint pour la première fois que je n'étais rien, sinon ce que Jeanne disait de moi, et qu'il suffisait d'une Jeanne menteuse pour que je fusse un mensonge.

 

– Je veux que tu m'expliques maintenant. Il y a des semaines qu'on me dit : « plus tard ! » Hier soir, tu prétendais que je n'aimais pas ma tante. Dis-moi pourquoi.

– Parce qu'elle n'était pas aimable.

– Avec moi ? 

– Avec personne.

– Si elle m'a prise avec elle à treize ans, elle devait bien m'aimer.

– Je n'ai pas dit qu'elle ne t'aimait pas. Et puis, ça la flattait. Tu ne peux pas comprendre. Aimer, pas aimer, tu juges tout ainsi !

– Pourquoi Domenica Loï était-elle avec moi depuis février ? 

– Tu l'as rencontrée en février. C'est bien après qu'elle t'a suivie. Pourquoi, tu es bien la seule à l'avoir su ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu avais une toquade tous les trois jours : une voiture, un chien, un poète américain, Domenica Loï, c'était les mêmes bêtises. A dix-huit ans, je t'ai retrouvée dans un hôtel de Genève avec un petit employé de bureau. A vingt, je t'ai retrouvée dans un autre hôtel avec Domenica Loi.

– Qu'est-ce qu'elle était pour moi ? 

– Une esclave comme tout le monde.

– Comme toi ? 

– Comme moi.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? 

– Rien. Que veux-tu qu'il se soit passé ? Tu m'as envoyé une valise à la tête, un vase que j'ai dû payer assez cher, et tu es partie avec ton esclave.

– Où cela est-il arrivé ? 

– Résidence Washington, rue Lord-Byron, troisième étage, appartement 14.

– Où suis-je allée ? 

– Je n'en sais rien. Je ne m'en suis pas occupée. Ta tante n'attendait plus que toi pour rendre l'âme. J'ai reçu sa seconde gifle en dix-huit ans à mon retour. Une semaine après, elle est morte.

– Je ne suis pas venue ? 

– Non. Je ne dirais pas que je n'ai pas entendu parler de toi, tu faisais assez d'idioties pour qu'on m'en parle, mais tu ne m'as pas fait signe d'un mois. A peu près le temps qu'il te fallait pour manquer d'argent. Et avoir tant de dettes que même tes petits gigolos n'avaient plus confiance. J'ai reçu un télégramme à Florence. « Pardon, malheureuse, argent, je t'embrasse mille fois partout, sur le front, les yeux, le nez, la bouche, les deux mains, les pieds, sois gentille, je pleure, ta Mi. » Je te jure que c'est le texte exact, je te le montrerai.

 

Elle me montra le télégramme quand je fus habillée. Je le lus debout, un pied sur une chaise, pendant qu'elle accrochait mon bas, ce que je ne pouvais faire avec mes gants.

– Il est idiot, ce texte.

– C'était pourtant tout à fait toi. Il y en a eu d'autres, tu sais. Quelquefois, c'était seulement : « Argent, Mi. » Quelquefois, il y avait quinze télégrammes qui se suivaient dans la même journée pour dire la même chose. Tu énumérais mes qualités. Ou bien tu alignais des adjectifs qui s'appliquaient à un détail ou à un autre de ma personne, suivant ton humeur. C'était horripilant, très onéreux pour une idiote qui n'a plus d'argent, mais enfin, tu montrais de l'imagination.

– Tu parles de moi comme si tu me détestais.

– Je ne t'ai pas dit les mots que tu alignais, sur ces télégrammes. Tu savais faire mal. L'autre jambe. Je ne t'ai pas envoyé d'argent après la mort de ta tante. Je suis venue. Mets l'autre jambe sur la chaise. Je suis arrivée au Cap Cadet un dimanche après-midi. Tu étais ivre depuis la veille au soir. Je t'ai mise sous la douche, j'ai vidé les gigolos et les cendriers. Do m'a aidée. Tu n'as pas desserré les dents pendant trois jours. Voilà.

J'étais prête. Elle boutonna sur moi un manteau de serge grise, prit le sien dans une chambre voisine et nous sortîmes. Je vivais un mauvais rêve. Je ne croyais plus un mot de ce que Jeanne me disait.

Dans la voiture, je m'aperçus que je tenais encore le télégramme qu'elle m'avait donné. C'était pourtant une preuve qu'elle ne mentait pas. Nous restâmes silencieuses un long moment, roulant vers l'Arc de Triomphe que je voyais très loin devant nous, sous un ciel maussade.

– Où m'emmènes-tu ? 

– Chez le docteur Doulin. Il a téléphoné aux aurores. Il m'embête.

Elle tourna les yeux, me sourit, me dit ben mon poussin, que j'en avais un air triste.

– Je ne voudrais pas être cette Mi que tu me décris. Je ne comprends pas. J'ignore comment je le sais, mais je ne suis pas comme ça. Est-ce que j'ai pu changer à ce point ? 

Elle répondit que j'avais beaucoup changé.

Je passai trois jours à lire de vieilles lettres, à faire l'inventaire des valises que Jeanne avait rapportées du Cap Cadet.

J'essayais de m'apprendre moi-même, systématiquement, et Jeanne, qui ne me quittait jamais, avait parfois de la peine à donner un sens à ce que je découvrais. Une chemise d'homme dont elle ne pouvait expliquer la présence. Un petit revolver à crosse de nacre, chargé, qu'elle n'avait jamais vu. Des lettres dont elle ignorait les auteurs.

Malgré les failles, je me faisais peu à peu une image de moi-même, qui ne cadrait pas avec celle que j'étais devenue. Je n'étais pas si sotte, si vaniteuse, si violente. Je n'avais aucune envie de boire, de lever la main sur une domestique maladroite, de danser sur le toit d'une voiture, de tomber dans les bras d'un coureur à pied suédois ou du premier garçon venu qui aurait de beaux yeux et la bouche tendre. Mais tout cela pouvait me paraître incompréhensible à cause de l'accident, ce n'était pas le plus troublant. Surtout, je ne me croyais pas cette sécheresse de cœur qui m'avait permis, autrefois, d'aller faire la fête le soir où j'avais appris la mort de marraine Midola et de négliger même de me rendre à son enterrement.

– C'était pourtant tout à fait toi, répétait Jeanne. Et puis rien ne dit que c'était un manque de cœur. Je te connaissais bien. Tu pouvais être très malheureuse. Ça se traduisait par des colères ridicules, et plus généralement, depuis deux ans, par un besoin affirmé de partager ton lit avec tout le monde. Au fond, tu devais penser qu'on trichait. A treize ans, on donne à ça de jolis noms : soif de tendresse, tristesse d'orpheline, regret du sein maternel. A dix-huit ans, on emploie de vilains termes médicaux.

– Qu'est-ce que j'ai fait de si terrible ? 

– Ce n'était pas terrible, c'était puéril.

– Tu ne réponds jamais à mes questions ! Tu me laisses imaginer n'importe quoi, et, bien sûr, j'imagine des horreurs ! Tu le fais exprès !

– Bois ton café, disait Jeanne.

Elle aussi cadrait mal avec l'idée que je me faisais d'elle le premier après-midi, le premier soir. Elle était renfermée, de plus en plus distante. Quelque chose, dans ce que je disais, dans ce que je faisais, lui déplaisait toujours, et je voyais bien que cela la rongeait. Elle m'observait de longues minutes, sans rien dire, puis soudain elle parlait très vite, pour revenir inlassablement au récit de l'incendie ou à ce jour, un mois avant, où elle m'avait retrouvée ivre au Cap Cadet.

– Le mieux serait que j'y aille !

– Nous irons dans quelques jours.

– Je veux voir mon père. Pourquoi ne puis-je pas voir ceux que j'ai connus ? 

– Ton père est à Nice. Il est vieux. Ça ne lui ferait aucun bien de te voir dans cet état. Quant aux autres, je préfère attendre un peu.

– Moi pas.

– Moi si. Écoute, mon poussin : il suffit peut-être encore de quelques jours pour que brusquement tout te revienne. Crois-tu que ça m'est si facile d'empêcher ton père de te voir ? Il te croit en clinique. Crois-tu que ça m'est si facile d'écarter tous ces vautours ? Je veux que tu sois guérie lorsque tu les verras.

Guérir. J'avais déjà tant appris de moi sans me souvenir que je n'y croyais plus. Chez le docteur Doulin, c'était des piqûres, des jeux de fil de fer, des lumières dans les yeux, l'écriture automatique. On me piquait à la main droite et on la plaçait derrière un écran qui me cachait ce que j'écrivais. Je ne sentais ni le crayon qu'on me mettait entre les doigts, ni le mouvement de ma main. Pendant que je remplissais trois pages, sans m'en rendre compte, le docteur Doulin et son assistant parlaient avec moi du soleil du Midi, des plaisirs de la mer. Cette expérience, déjà effectuée deux fois, ne nous avait rien enseigné, sinon que mon écriture était effroyablement déformée par le port des gants. Le docteur Doulin, que je ne croyais maintenant pas plus que Jeanne, affirmait que ces séances libéreraient certaines inquiétudes d'un « personnage inconscient » qui, lui, se souvenait. J'avais lu les pages que j'avais « écrites ». C'était des mots sans suite, incomplets, la plupart « télescopés » comme aux pires jours de la clinique. Ceux qui revenaient le plus souvent étaient des termes comme nez, yeux, bouche, mains, cheveux, au point que j'avais l'impression de relire le télégramme envoyé à Jeanne.

C'était idiot.

 

La « grande scène » eut lieu le quatrième jour. La cuisinière était à l'autre bout de la maison, le valet était sorti. Jeanne et moi étions assises dans des fauteuils du salon, devant le feu parce que j'avais toujours froid. Il était cinq heures de l'après-midi. J'avais des lettres et des photos dans une main, une tasse vide dans l'autre.

Jeanne fumait, des cernes sous les yeux, repoussant une nouvelle fois ma demande de voir ceux que j'avais connus.

– Je ne veux pas, c'est tout. Qui crois-tu que tu connaissais ? Des anges descendus du ciel ? Ils ne laisseront pas passer une proie aussi facile.

– Moi, une proie ? Pour quelle raison ? 

– Une raison qui s'inscrit en chiffres avec beaucoup de zéros. Tu auras vingt et un ans en novembre. On ouvrira le testament de la Raffermi à ce moment-là. Mais il n'est vraiment pas nécessaire de l'ouvrir pour calculer le nombre de milliards de lires qui vont passer à ton nom.

– Il faudrait aussi que tu m'expliques tout ça.

– Je pensais que tu le savais.

– Je ne sais rien, rien ! Tu vois bien que je ne sais rien !

Elle commit sa première maladresse :

– Je ne vois plus ce que tu sais ou ce que tu ne sais pas ! Je m'y perds. Je ne dors plus. Au fond, ça te serait tellement facile de jouer la comédie !

Elle jeta sa cigarette au feu. Ce fut juste au moment où je me levai de mon fauteuil que l'horloge de l'entrée sonna cinq coups.

– La comédie ? Quelle comédie ? 

– L'amnésie ! dit-elle. C'est une bonne idée, une très bonne idée ! Pas de lésion, pas de traces, évidemment, mais qui peut assurer qu'une amnésique n'est pas amnésique sinon elle-même ? 

Elle s'était levée aussi, méconnaissable. Et soudain, elle fut à nouveau Jeanne : cheveux clairs, yeux dorés, visage tranquille, long corps mince dans une jupe ample, une tête de plus que moi.

– Je ne sais plus ce que je dis, mon chéri.

Ma main droite partit avant que j'eusse entendu. Je frappai Jeanne au coin de la bouche. Une douleur remonta jusqu'à ma nuque, je tombai en avant sur elle, qui m'attrapa par les épaules, me retourna, me garda contre sa poitrine pour me paralyser. J'avais les bras trop lourds pour tenter de me dégager.

– Calme-toi, me dit-elle.

– Lâche-moi ! Dans quel but est-ce que je jouerais la comédie ? Dans quel but ? Ça, il faudra bien que tu me le dises, non ? 

– Calme-toi, je t'en prie.

– Je suis idiote, tu me l'as assez répété ! Mais pas à ce point ! Dans quel but ? Explique-moi ? Lâche-moi !

– Vas-tu te calmer, à la fin ! Ne crie pas !

Elle me fit reculer, m'assit de force sur elle, dans son fauteuil, un bras autour de mes épaules, l'autre main sur ma bouche, son visage derrière le mien.

– Je n'ai rien dit. Ou j'ai dit n'importe quoi. Ne crie plus, on va nous entendre. Je deviens folle depuis trois jours. Tu ne te rends pas compte !

Elle commit sa seconde maladresse, la bouche tout près de mon oreille, dans un murmure rageur qui m'effrayait plus que des cris :

– Tu ne peux pas avoir fait tant de progrès en trois jours sans le vouloir ! Comment peux-tu marcher comme elle, rire comme elle, parler comme elle si tu ne te souviens pas ? 

Je hurlai dans sa main, il y eut un coup de noir très bref, et quand je rouvris les yeux, j'étais allongée sur le tapis. Jeanne était penchée sur moi, mouillant mon front avec un mouchoir.

– Ne bouge pas, mon chéri.

Je vis la marque du coup que je lui avais donné, sur un côté du visage. Elle saignait un peu à la commissure des lèvres. Ce n'était donc pas un cauchemar. Je la regardais tandis qu'elle déboutonnait la ceinture de ma jupe, me redressait dans ses bras. Elle avait peur, elle aussi.

– Bois, mon chéri.

J'avalai quelque chose de fort. Je me sentis mieux. Je la regardais et j'étais calme. La comédie, me disais-je, c'est vrai que je serais capable, maintenant de la jouer. Quand elle m'attira contre elle « pour faire la paix », à genoux près de moi sur le tapis, je lui entourai machinalement le cou de mes bras. Je fus surprise, tout à coup, et déjà presque retournée, de sentir sur mes lèvres le goût de ses larmes.

Je m'endormis très tard dans la nuit. Durant des heures, immobile dans mes draps, je pensais aux paroles de Jeanne, j'essayai de découvrir ce qui, de son point de vue, pouvait motiver que je simule l'amnésie. Je ne trouvai pas d'explication. Je ne devinais pas davantage ce qui la tourmentait, mais j'avais la certitude qu'elle avait de bonnes raisons pour me garder isolée dans une maison où ni la cuisinière ni le valet ne me connaissaient. Ces raisons, je pouvais les savoir dès le lendemain : puisqu'elle ne voulait pas me montrer encore à ceux que j'avais connus, il suffisait de me présenter à l'un d'entre eux pour que se produise ce qu'elle voulait précisément éviter. Je verrais bien.

Il me fallait retrouver un de mes amis vivant à Paris. Celui que je choisis, et dont j'avais l'adresse au dos d'une enveloppe, était le garçon qui m'avait écrit que je lui appartiendrai toujours.

Il se nommait François Chance, il habitait boulevard Suchet. Jeanne m'avait dit qu'il était avocat et que de la chance, il n'en avait guère avec la Mi que j'étais autrefois.

En m'endormant, je vécus vingt fois le plan que je m'étais tracé pour échapper, le lendemain, à la surveillance de Jeanne. Cet état d'esprit me sembla sur le point de me rappeler un autre moment de ma vie, mais cela passa. Le sommeil me prit alors que je descendais pour la vingtième fois d'une Fiat 1500 blanche, dans une rue de Paris.

 

Je claquai la portière.

– Mais tu es folle ! Attends !

Elle descendit à son tour de la voiture et me rejoignit sur le trottoir. J'écartai son bras.

– Je me débrouillerai très bien. Je veux seulement marcher un peu, regarder les vitrines, être seule ! Tu ne comprends donc pas que j'ai besoin d'être seule ? 

Je lui montrai le dossier que j'avais à la main. Des coupures de presse s'en échappèrent et se répandirent sur le trottoir. Elle m'aida à les ramasser. C'était les articles qui avaient paru après l'incendie. Le docteur Doulin me les avait remis après une séance de lumières, de tests de taches, de fatigue inutile. Une heure perdue que j'aurais aimé mettre à profit en lui avouant mes véritables inquiétudes. Malheureusement, Jeanne tenait à être présente à nos entretiens.

Elle me prit par les épaules, grande, élégante, cheveux d'or dans le soleil de midi. Je m'écartai encore.

– Tu n'es pas raisonnable, mon chéri, me dit-elle. Il est bientôt l'heure de déjeuner. Cet après-midi, je t'emmènerai faire un tour au bois.

– Non. Je t'en prie, Jeanne. J'en ai besoin.

– Bien. Alors, je te suis.

Elle me quitta et remonta dans sa voiture. Elle était ennuyée, mais pas furieuse comme je l'aurais cru. Je fis une centaine de mètres sur le trottoir, croisai un groupe de jeunes filles qui sortaient du bureau ou de l'atelier, traversai une rue. Je m'arrêtai devant une boutique de lingerie. Quand je tournai les yeux, je vis la Fiat s'arrêter en double file, à ma hauteur. Je revins vers Jeanne. Elle se pencha sur le siège vide et baissa la vitre.

– Donne-moi des sous, lui dis-je.

– Pour quoi faire ? 

– Je veux acheter des choses.

– Dans ce magasin ? Je peux te conduire dans des boutiques mieux que ça.

– C'est là que je veux aller. Donne-moi des sous. Beaucoup. J'ai envie d'un tas de choses.

Elle haussa les sourcils avec résignation. Je m'attendais à ce qu'elle m'accuse d'avoir douze ans, mais elle ne dit rien. Elle ouvrit son sac à main, sortit les billets qui s'y trouvaient, me les donna.

– Tu ne veux pas que je vienne t'aider à choisir ? Il n'y a que moi qui sache ce qui te va.

– Je me débrouillerai bien.

Comme j'entrais dans la boutique, j'entendis derrière moi : « Chérie ! Taille 42. » A la vendeuse qui vint m'accueillir sur le seuil, je montrai une robe sur un mannequin de bois, et des combinaisons, du linge, un pull, qui étaient en vitrine.

Je dis que je n'avais pas le temps d'essayer, que je voulais des paquets séparés. Puis je rouvris la porte et appelai Jeanne. Elle descendit de la voiture avec un visage empreint de lassitude.

– C'est trop cher. Tu veux me faire un chèque ? 

Elle entra dans le magasin devant moi. Pendant qu'elle établissait le chèque, je pris les premiers paquets qui étaient prêts, dis que je les portais à la voiture et sortis.

Sur le tableau de bord de la Fiat, je laissai le billet que j'avais dans la poche de mon manteau :

« Jeanne, ne t'inquiète pas, ne me fais pas rechercher, je te rejoindrai à la maison ou je te téléphonerai. Tu n'as rien à craindre de moi. J'ignore ce qui te fait peur, mais je t'embrasse où je t'ai frappée, parce que je t'aime et que j'ai mal de l'avoir fait : je me suis mise à ressembler à tes mensonges. »

Comme je m'éloignais, un agent de police vint me dire que la voiture ne pouvait pas rester en double file. Je répondis qu'elle n'était pas à moi et que cela ne me regardait pas.