Le taxi me laissa, boulevard Suchet, devant un immeuble aux larges baies, qui semblait récent. Je vis le nom de celui que je cherchais sur une plaque de l'entrée. Je montai au troisième, à pied, par je ne sais quelle crainte de l'ascenseur, et sonnai à la porte sans réfléchir. Ami, amant, amoureux, vautour, qu'est-ce que ça faisait ? 

Un homme de trente ans vint m'ouvrir, grand, vêtu de gris, joli garçon. J'entendais des gens discuter dans l'appartement.

– François Chance ? 

– Il ne déjeune pas ici. Vous vouliez le voir ? Il ne m'a pas dit qu'il avait rendez-vous.

– Je n'ai pas rendez-vous.

Hésitant, il me fit entrer dans un large vestibule aux murs nus, sans meubles, en laissant la porte ouverte. Je n'avais pas le sentiment de l'avoir déjà rencontré, mais il me regardait des pieds à la tête d'une curieuse façon. Je lui demandai qui il était.

– Comment, qui je suis ? Et vous ? 

– Je suis Michèle Isola. Je sors de clinique. Je connais François. Je voulais lui parler.

L'homme, c'était visible à son regard désorienté, connaissait lui aussi Michèle Isola. Il s'écarta lentement, en remuant deux fois la tête d'un air de doute, puis il me dit : « Excusez-moi », et se précipita vers une pièce au fond du vestibule. Il en revint accompagné d'un homme plus âgé, plus lourd, moins beau, qui tenait encore une serviette de table à la main et n'avait pas avalé sa dernière bouchée.

– Micky !

Il avait cinquante ans peut-être, les tempes dégarnies, le visage mou. Il jeta sa serviette dans les mains de celui qui était venu m'ouvrir, s'approcha de moi à grandes enjambées.

– Viens, ne restons pas là. Pourquoi n'as-tu pas téléphoné ? Viens.

Il m'entraîna dans une pièce dont il ferma la porte. Il mit ses mains sur mes épaules, me tint devant lui à bout de bras. Je dus supporter cet examen plusieurs secondes.

– Eh bien, pour une surprise, c'est une surprise ! J'ai évidemment de la peine à te reconnaître, mais tu es ravissante, tu as l'air en bonne santé. Assieds-toi. Raconte-moi. Ta mémoire ? 

– Vous êtes au courant ? 

– Évidemment que je suis au courant ! Murneau m'a téléphoné encore avant-hier. Elle n'est pas venue avec toi ? 

La pièce devait être son bureau. Il y avait une grande table en acajou couverte de dossiers, des fauteuils austères, des livres derrière des vitres

– Quand es-tu sortie de la clinique ? Ce matin ? Tu n'as pas fait de bêtises, au moins ? 

– Qui êtes-vous ? 

Il s'asseyait en face de moi, prenait ma main gantée. La question le dérouta, mais à l'expression de son visage – surpris, amusé, puis désolé – je pus la voir cheminer rapidement dans son esprit.

– Tu ne sais pas qui je suis et tu viens me voir ? Qu'est-ce qui se passe ? Où est Murneau ? 

– Elle ignore que je suis ici.

Je sentais qu'il allait d'étonnement en étonnement, que les choses devaient être plus simples que je le pensais. Il lâcha ma main.

– Si tu ne te souviens pas de moi, comment sais-tu mon adresse ? 

– Par votre lettre.

– Quelle lettre ? 

– Celle que j'ai reçue à la clinique.

– Je ne t'ai pas écrit.

C'était à mon tour d'ouvrir de grands yeux. Il me regardait comme on regarde un animal, je voyais sur ses traits qu'il ne doutait pas de ma mémoire mais de ma raison.

– Attends un instant, dit-il soudain. Ne bouge pas.

Je me levai avec lui et lui barrai la route du téléphone. Malgré moi, je haussai le ton, je me mis à crier :

– Ne faites pas ça ! J'ai reçu une lettre, l'enveloppe portait votre adresse. Je suis venue pour savoir qui vous étiez et pour que vous me disiez qui je suis !

– Calme-toi. Je ne comprends pas ce que tu racontes. Si Murneau n'est pas au courant, il faut que je lui téléphone. Je ne sais pas comment tu es sortie de cette clinique, mais il est visible que c'est sans l'accord de personne.

Il me prit à nouveau par les épaules, essaya de me faire asseoir dans le fauteuil que j'avais quitté. Il était livide à hauteur des tempes mais ses joues s'étaient brusquement empourprées.

– Je vous en supplie, il faut que vous m'expliquiez ! Je me suis fait des idées sottes, mais je ne suis pas folle. Je vous en supplie.

Il ne réussit pas à me faire asseoir, il renonça. Je le pris par le bras quand il fit un nouvel écart vers le téléphone qui se trouvait sur la table.

– Calme-toi, dit-il. Je ne te veux pas de mal. Je te connais depuis des années.

– Qui êtes-vous ? 

– François ! Je suis avocat. Je m'occupe des affaires de la Raffermi. Je fais partie du « Registre ».

– Le « Registre » ? 

– Le livre de comptes. Ceux qui travaillaient pour elle. Ceux qui étaient sur son livre de paye. Je suis un ami, ce serait trop long à t'expliquer. C'est moi qui m'occupais de ses contrats en France, tu comprends ? Assieds-toi.

– Vous ne m'avez pas écrit après l'accident ? 

– Non. Murneau m'a demandé de ne pas le faire. J'ai pris de tes nouvelles comme tout le monde, mais je ne t'ai pas écrit. Pour te dire quoi ? 

– Que je vous appartiendrais toujours.

En répétant les mots, je me rendis compte à quel point c'était idiot d'imaginer cet homme au menton lourd, qui aurait pu être mon père, écrivant une lettre comme celle-là.

– Quoi ? C'est ridicule ! Je ne me serais jamais permis ! Où est cette lettre ? 

– Je ne l'ai pas.

– Écoute, Micky. J'ignore ce que tu as dans la tête. Il est possible que dans l'état où tu es, tu imagines n'importe quoi. Mais je t'en prie, laisse-moi téléphoner à Murneau.

– Précisément, c'est Jeanne qui m'a donné l'idée de venir vous voir. J'ai reçu de vous une lettre d'amoureux, puis Jeanne m'a dit que vous n'aviez jamais eu de chance avec moi : qu'est-ce que vous voulez que j'imagine ? 

– Murneau a lu cette lettre ? 

– Je n'en sais rien.

– Je ne comprends pas, dit-il. Si Murneau t'a dit que je n'avais pas de chance avec toi, c'est d'abord parce que tu avais l'habitude de faire ce jeu de mots, ensuite qu'elle faisait allusion à autre chose. C'est vrai que tu m'as causé pas mal d'ennuis.

– Des ennuis ? 

– Laissons ça, je t'en prie. Ça tient à des dettes puériles, à des ailes de voitures enfoncées, c'est sans importance. Assieds-toi, sois gentille et laisse-moi téléphoner. Est-ce que tu as déjeuné au moins ? 

Je n'eus pas le courage de le retenir une nouvelle fois. Je le laissai contourner la table, former le numéro. Je reculai lentement vers la porte. En écoutant la sonnerie, à l'autre bout du fil, il ne me quittait pas des yeux, mais il était évident qu'il ne me voyait pas.

– Tu sais si elle est chez toi, en ce moment ? 

Il raccrocha et refit le numéro. Chez moi ? A lui, pas plus qu'aux autres, Jeanne n'avait dit où elle me gardait, puisqu'il me croyait sortie de clinique le matin même. Je compris qu'avant de venir me chercher, elle avait dû habiter plusieurs semaines un autre domicile qui était « chez moi » : c'était là qu'il téléphonait.

– Ça ne répond pas.

– Où téléphonez-vous ? 

– Rue de Courcelles, bien sûr. Elle déjeune ailleurs ? 

Je l'entendis crier « Micky ! » derrière moi alors que j'étais déjà dans le vestibule, ouvrant la porte d'entrée. Je n'avais jamais senti mes jambes aussi lasses, mais les marches de l'escalier étaient larges, les escarpins de marraine Midola de bonne qualité je ne tombai pas en descendant.

 

Je marchai un quart d'heure à travers des rues vides, autour de la porte d'Auteuil. Je m'aperçus que je tenais toujours, sous mon bras, le dossier de coupures de presse du docteur Doulin. Je m'arrêtai devant un miroir de vitrine, pour m'assurer que mon béret était en place, que je n'avais pas l'allure d'une malfaitrice. Je vis une jeune fille aux traits tirés, mais calme et bien vêtue, puis aussitôt, derrière, l'homme qui m'avait ouvert chez François Chance.

Je ne pus me retenir de porter ma main libre à ma bouche, en me retournant d'un sursaut qui me fit mal des épaules jusqu'au sommet du crâne.

– N'aie pas peur, Micky, je suis un ami. Viens. Il faut que je te parle.

– Qui êtes-vous ? 

– Ne crains rien. Je t'en prie, viens. Je veux juste te parler.

Il me prit le bras d'un geste sans brusquerie. Je me laissai faire. Nous étions trop loin pour qu'il pût me ramener de force chez François Chance.

– Vous m'avez suivie ? 

– Oui. Quand tu es venue tout à l'heure, j'ai perdu la tête. Je ne te reconnaissais pas, tu ne semblais, pas me connaître. Je t'ai attendue devant l'immeuble, en voiture, mais tu es sortie si vite que je n'ai pas pu t'appeler. Après, tu as tourné dans une rue en sens interdit, j'ai eu du mal à te retrouver.

Il me tint fermement jusqu'à sa voiture, une conduite intérieure noire arrêtée sur une place que je venais de traverser.

– Où m'emmenez-vous ? 

– Où tu voudras. Tu n'as pas déjeuné ? Tu te souviens de Chez Reine ? 

– Non.

– C'est un restaurant. Nous y allions souvent. Toi et moi. Micky, je t'assure que tu n'as pas à avoir peur.

Il serra mon bras et dit très vite :

– C'est moi que tu venais voir, ce matin. Au fond, je ne croyais pas que tu reviendrais jamais. J'ignorais cette... Enfin, que tu ne te souvenais pas. Je ne savais plus quoi penser.

Il avait les yeux très sombres, très brillants, une voix sans timbre mais agréable, qui allait bien avec sa nervosité. Il semblait fort et tourmenté. Il me déplaisait, sans raison, mais je n'en avais plus peur.

– Vous avez écouté à la porte ? 

– J'ai entendu du vestibule. Monte, je t'en prie. La lettre, c'était moi. Je m'appelle François, moi aussi. François Roussin. Tu as confondu à cause de l'adresse...

Quand je fus assise près de lui, dans la voiture, il me demanda de le tutoyer, comme avant. J'étais incapable d'une pensée cohérente. Je le regardais sortir ses clefs, mettre le contact, je m'étonnais de voir sa main trembler. Je m'étonnais davantage de ne pas trembler moi-même. J'avais dû aimer cet homme puisqu'il était mon amant. Il était normal qu'en me retrouvant, il fût nerveux. Je me sentais, moi, engourdie des pieds à la tête. Si je frissonnais, c'était le froid. Rien n'était réel que le froid.

 

J'avais gardé mon manteau. J'avais l'impression que le vin me réchauffait, je buvais beaucoup trop, et mes idées n'en étaient pas plus claires.

Je l'avais rencontré l'année précédente chez François Chance où il travaillait. J'étais restée dix jours à Paris, à l'automne. La manière dont il racontait le début de notre liaison laissait supposer qu'il n'était pas ma première passade, et que je l'avais proprement enlevé à ses occupations pour l'enfermer avec moi dans un hôtel de Milly-la-Forêt. Rentrée à Florence, je lui avais écrit des lettres brûlantes qu'il me montrerait. Évidemment, je le trompais, mais c'était par bravade, par dégoût d'une vie stupide parce que j'étais loin de lui. Je n'avais pas réussi, auprès de ma tante, à lui ménager un faux voyage d'affaires en Italie. Nous nous étions retrouvés cette année, en janvier, lorsque j'étais venue à Paris. Grande passion.

La fin de l'histoire, puisqu'il devait forcément y en avoir une (l'accident), me semblait des plus brumeuses. C'était peut-être en partie l'effet du vin, mais les événements s'embrouillaient de plus en plus à partir de l'entrée en scène du personnage de Domenica Loi.

Il y avait une dispute, des rendez-vous manqués, une autre dispute où je l'avais giflé, encore une dispute où j'avais non pas giflé mais battu Do, une telle colère qu'elle me suppliait à genoux, et qu'elle avait porté huit jours les marques de mes coups. Il y avait aussi un épisode, sans rapport apparent avec l'action, où il était question d'une indélicatesse de lui, de moi, ou de Do. Et puis, des choses qui n'avaient plus de rapport avec rien : la jalousie, une « boîte » à l'Étoile, l'emprise équivoque d'un personnage diabolique (Do) qui voulait me séparer de lui (François), un brusque départ en MG, au mois de juin, des lettres sans réponse, le retour du Dragon (Jeanne), l'emprise de plus en plus équivoque du personnage diabolique sur le Dragon, une voix soucieuse au téléphone (la mienne) au cours d'une communication Paris-Cap Cadet qui avait duré vingt-cinq minutes et lui avait coûté une fortune.

Parce qu'il parlait sans s'arrêter, il ne mangeait pas. Il commanda une seconde bouteille de vin, s'agita beaucoup, fuma beaucoup. Il devinait que tout ce qu'il racontait me semblait faux. Il finit par répéter « je t'assure » à la fin de chaque phrase. J'avais une boule de glace dans la poitrine. Quand brusquement je pensai à Jeanne, il me prit envie de laisser tomber ma tête dans mes bras, sur la nappe, pour dormir ou pour sangloter. Elle me trouverait, elle me remettrait mon béret sur la tête, elle m'emmènerait loin de tout ça, loin de cette vilaine voix sans timbre, de ces bruits de vaisselle, de cette fumée qui me piquait les yeux.

– Allons-nous-en.

– Je te demande une seconde. Surtout ne pars pas ! Il faut que je téléphone au bureau.

Moins engourdie ou moins écœurée, je serais partie. J'allumai une cigarette que je ne pus supporter, que j'éteignis aussitôt dans mon assiette. Je me dis que racontée d'une autre façon, cette histoire m'eût semblé moins laide, je m'y serais peut-être reconnue. De l'extérieur, rien n'est vrai. Mais qui pouvait savoir ce que cette petite écervelée avait dans le cœur, sinon moi ? Quand je retrouverais mes souvenirs, ce serait probablement les mêmes événements, ce ne serait plus la même chanson.

– Viens, dit-il. Tu ne tiens plus debout. Je ne te quitte pas.

Il prenait à nouveau mon bras. Il ouvrait une porte vitrée. Il y avait du soleil sur les quais. J'étais assise dans sa voiture. Nous roulions dans des rues en pente.

– Où allons-nous ? 

– Chez moi. Écoute, Micky, je me rends compte que je t'ai raconté tout cela très mal, je voudrais que tu oublies. Nous en reparlerons quand tu auras dormi un peu. Tous ces chocs, toutes ces émotions répétées, je comprends que tu sois chavirée. Ne me juge pas mal trop vite.

Comme Jeanne l'avait fait, il posa, en conduisant, une main sur mon genou.

– C'est merveilleux, dit-il de te retrouver.

Quand je m'éveillai, la nuit venait de tomber. Je n'avais jamais eu aussi mal à la tête depuis les premiers jours de la clinique. François me secouait le bras.

– Je t'ai fait du café. Je te l'apporte.

J'étais dans une chambre aux rideaux tirés, aux meubles disparates. Le lit sur lequel j'étais allongée, en jupe et pull-over, une couverture sur les jambes, était un canapé pliant, et je revoyais François en train de le préparer. Sur une petite table, à hauteur de mes yeux, je vis une photographie de moi, du moins celle que j'étais « avant », dans un cadre en argent. Au pied d'un fauteuil qui faisait face au lit, les coupures de presse du docteur Doulin étaient étalées sur le tapis. François avait dû les lire durant mon sommeil.

Il revint avec une tasse fumante. Cela me fit du bien. Il me regardait boire en souriant, mains dans les poches de son pantalon, en bras de chemise, apparemment très content de lui. Je regardai ma montre. Elle était arrêtée.

– J'ai dormi longtemps ? 

– Il est six heures. Tu te sens mieux ? 

– Il me semble que je dormirais encore pendant des années. J'ai mal à la tête.

– Est-ce qu'il faut faire quelque chose ? me dit-il.

– Je ne sais pas.

– Veux-tu que j'appelle un docteur ? 

Il s'assit sur le lit près de moi, et prit la tasse vide que j'avais dans les mains. Il la posa sur le tapis.

– Il vaudrait mieux appeler Jeanne.

– Il y a un docteur dans la maison, mais je n'ai pas le téléphone. Et puis, je t'avouerai que je n'ai aucune envie de la voir rappliquer chez moi.

– Tu ne l'aimes pas ? 

Il rit et me prit dans ses bras.

– Je te retrouve, dit-il. Tu n'as pas vraiment changé. Il y a toujours ceux qu'on aime et ceux qu'on n'aime pas. Non, ne bouge pas. J'ai bien le droit de te tenir un peu après tout ce temps.

Il me fit baisser la tête, passa la main dans mes cheveux, m'embrassa doucement au-dessous de la nuque.

– Non, je ne l'aime pas. Avec toi, il faudrait aimer tout le monde. Même cette pauvre fille, qui pourtant, Dieu sait...

Sans cesser de m'embrasser, il fit un geste de la main pour montrer les coupures de presse sur le tapis.

– J'ai lu ça. On m'avait déjà raconté, mais tous ces détails, c'est terrible. Je suis content que tu aies voulu la tirer de là. Laisse-moi voir tes cheveux.

Je mis vivement une main sur ma tête.

– Non, je t'en prie.

– Tu es obligée de garder ces gants ? me dit-il.

– Je t'en prie.

Il posa un baiser sur ma main gantée, la souleva doucement, embrassa mes cheveux.

– C'est ce qui te change le plus, les cheveux. Pendant le repas, tout à l'heure, j'ai eu plusieurs fois l'impression de parler à une étrangère.

Il prit mon visage dans ses mains et me regarda longuement, tout près.

– Pourtant, c'est bien toi, c'est bien Micky. Je t'ai regardée dormir. Je t'ai souvent regardée dormir, tu sais. Tout à l'heure, tu avais le même visage.

Il m'embrassa sur la bouche. Un petit baiser sec, d'abord, pour voir comment j'allais réagir, puis longtemps. Un autre engourdissement me gagnait, qui ne ressemblait en rien à celui du déjeuner, qui était comme une déchirure douce dans tous mes membres. Une sensation qui venait d'avant la clinique, avant la lumière blanche, « d'avant » tout simplement. Je ne bougeai pas. J'étais attentive, et je crois que j'avais l'espoir absurde de tout retrouver sur un baiser. Je m'écartai parce que je ne pouvais plus respirer.

– Tu me crois, maintenant ? me dit-il.

Il avait un petit sourire satisfait, une mèche brune sur le front. C'est cette phrase qui faussa tout. Je m'écartai davantage.

– Je suis venue dans cette chambre souvent ? 

– Pas très souvent, non. J'allais chez toi.

– Où ? 

– A la Résidence, rue Lord-Byron, et puis rue de Courcelles. Tiens, une preuve !

Il se leva brusquement, alla ouvrir des tiroirs, revint près de moi en me tendant un petit trousseau de clefs.

– Tu me les as données quand tu t'es installée rue de Courcelles. Il y avait des soirs où tu ne dînais pas avec moi, nous nous retrouvions là-bas.

– Un appartement ? 

– Non. Un petit hôtel particulier. Très joli. Murneau te montrera. Ou, si tu veux, nous irons ensemble. C'était bien, à ce moment-là.

– Raconte-moi.

Il rit à nouveau, en m'entourant de ses bras. Je me laissai allonger sur le lit, les clefs dures dans la paume de ma main.

– Raconter quoi ? dit-il.

– Nous. Jeanne. Do.

– Nous, c'est intéressant. Pas la Murneau. Ni l'autre. C'est à cause de l'autre que je ne suis plus venu.

– Pourquoi ? 

– Elle te montait la tête. Dès que tu l'as emmenée là-bas, rien n'a plus marché. Tu étais folle. Tu avais des idées folles.

– C'était quand ? 

– Je ne sais plus. Jusqu'à ce que vous partiez dans le Midi, toutes les deux.

– Comment était-elle ? 

– Écoute, elle est morte. Je n'aime pas dire du mal des morts. D'ailleurs, quelle importance comment elle était ? Tu la voyais tout autrement : gentille, un amour, se serait fait couper la tête pour toi. Et tellement intelligente ! Elle devait être intelligente, en effet. Elle a très bien su te manœuvrer et manœuvrer la Murneau. Si ça se trouve, elle a manqué d'un poil de manœuvrer aussi mémé Raffermi.

– Elle connaissait ma tante ? 

– Non, heureusement. Mais si ta tante était morte un mois plus tard, tu peux être sûre qu'elle l'aurait connue, et qu'elle l'aurait eue, sa part du gâteau. Tu étais prête à l'emmener. Elle avait tellement envie de connaître l'Italie.

– Pourquoi dis-tu qu'elle m'avait monté la tête contre toi ? 

– Je la gênais.

– Pourquoi ? 

– Est-ce que je sais ! Elle pensait que tu m'épouserais. Tu as eu tort de lui parler de nos projets. Et nous avons tort de parler de tout ça maintenant. On arrête.

Il m'embrassait dans le cou, sur la bouche, mais je n'éprouvais plus rien, j'essayais d'ordonner mes pensées, inerte.

– Pourquoi disais-tu tout à l'heure que tu étais content que j'aie essayé de la tirer de sa chambre, pendant l'incendie ? 

– Parce que moi, je l'aurais laissée crever. Et puis, des choses. Arrêtons, Micky.

– Quelles choses ? Je veux savoir.

– Quand j'ai appris ça, j'étais à Paris. Je ne comprenais pas bien ce qui s'était passé. Je me suis imaginé Dieu sait quoi. Je ne croyais pas à un accident. Enfin, pas à un accident par hasard.

Je restais sans voix. Il était fou. Il disait des horreurs en relevant lentement ma jupe d'une main, en déboutonnant le col de mon pull-over de l'autre. J'essayai de me redresser.

– Laisse-moi.

– Tu vois ? Cesse de penser à tout ça.

Il me repoussa brutalement sur le lit. Je voulus écarter cette main qui remontait sur mes jambes, c'est lui qui écarta la mienne, et il me fit mal.

– Laisse-moi !

– Écoute, Micky !...

– Pourquoi as-tu pensé que ce n'était pas un accident ? 

– Bon sang ! Il faut être complètement cinglé pour croire à un accident quand on connaît Murneau ! Il faut être cinglé pour croire qu'elle aurait laissé passer un branchement mal fait pendant les trois semaines où elle est restée là-bas ! Tu peux en être sûre comme de l'Évangile, il était impeccable, ce branchement !

Je me débattis comme je pouvais. Il ne me lâchait pas. La lutte le poussait à lutter davantage. Il déchira le haut de mon pull-over et ce fut cela qui l'arrêta. Il vit que je pleurais et me laissa.

Je cherchai mon manteau, mes chaussures. Je n'entendais pas ce qu'il disait. Je ramassai les coupures de presse, les rangeai dans le dossier. Je me rendis compte que je tenais encore dans une main les clefs qu'il m'avait données. Je les mis dans la poche de mon manteau.

Il restait devant la porte pour me barrer le passage, les traits défaits, l'air curieusement soumis. Je m'essuyai les yeux du dos de la main, en lui disant que s'il voulait me revoir, il fallait qu'il me laissât partir.

– C'est idiot, Micky. Je t'assure que c'est idiot. Il y a des mois que je pense à toi. Je ne sais pas ce qui m'a pris.

Il resta sur le palier à me regarder descendre Triste, laid, avide, menteur. Un vautour.

 

Je marchais depuis longtemps. Je prenais une rue, puis une autre. Plus je réfléchissais, plus mes idées s'embrouillaient. La douleur partant de ma nuque s'irradiait dans mon dos, tout au long de l'épine dorsale. Ce fut grâce à ma fatigue, probablement, que la chose arriva.

J'avais marché, d'abord pour trouver un taxi, puis pour marcher, parce que je n'avais plus envie de rentrer à Neuilly, de voir Jeanne. Je pensai lui téléphoner, mais je n'aurais pu me retenir de lui parler du branchement. J'avais peur de ne pas la croire, si elle se justifiait.

J'eus froid. J'entrai me réchauffer dans un café. En payant, je m'aperçus qu'elle m'avait donné beaucoup d'argent, sans doute assez pour vivre plusieurs jours. Vivre, à cet instant, ne signifiait qu'une chose : pouvoir m'étendre, pouvoir dormir. J'aurais aimé aussi me laver, changer de vêtements, changer de gants.

Je marchai encore et entrai dans un hôtel près de la gare Montparnasse. On me demanda si je n'avais pas de bagages, si je désirais une chambre avec bains, on me fit remplir une fiche. Je payai d'avance.

Je montai l'escalier à la suite d'une femme de chambre, lorsque, du comptoir, le gérant me rappela :

– Mademoiselle Loï, faut-il vous réveiller demain matin ? 

Je répondis non, que ce n'était pas la peine, puis je me retournai, glacée dans tout le corps, l'esprit comme immobilisé d'effroi, parce que je savais d'avance, je savais depuis longtemps, je savais depuis toujours.

– Comment m'avez-vous appelée ? 

Il regarda la fiche que j'avais remplie.

– Mademoiselle Loi. Ce n'est pas ça ? 

Je descendis vers lui. J'essayais encore d'étouffer en moi une vieille peur. Ce ne pouvait pas être vrai, c'était un simple « télescopage », le fait avoir parlé d'elle deux heures avant, la fatigue...

J'avais écrit sur ce papier jaune : « Loi Domenica Lella Marie, née le 4 juillet 1939 à Nice (Alpes-Maritimes), française, employée de banque. »

La signature était Doloï, écrit très lisiblement, en un seul mot, entouré d'un ovale maladroit et hâtif.

 

Je me déshabillai. Je fis couler un bain. J'ôtai mes gants avant de me glisser dans l'eau. Puis, de devoir toucher mon corps avec mes mains me révulsa, je les remis.

J'agissais lentement, presque calmement. A un certain degré d'abattement, être assommée, être calme, c'était un peu la même chose.

Je ne savais plus dans quel sens réfléchir et je ne réfléchissais pas. J'étais mal et en même temps j'étais bien parce que l'eau était tiède. Je restai peut-être une heure ainsi. Je n'avais pas remis ma montre en marche et quand je la regardai, en sortant de la baignoire, elle marquait toujours trois heures de l'après-midi.

Je me séchai avec les serviettes de l'hôtel, passai mon linge avec des mains cuisantes, des gants mouillés. Le miroir d'une armoire me renvoyait l'image d'un automate aux hanches étroites, qui se promenait pieds nus dans la chambre, avec un visage moins humain que jamais. En m'approchant, je me rendis compte que le bain avait avivé des lignes affreuses sous les sourcils, les ailes du nez, le menton, les oreilles. A travers mes cheveux, des cicatrices étaient gonflées, rouge brique.

Je m'abattis sur le lit et restai longtemps la tête dans mes bras, sans autre pensée que celle d'une jeune fille plongeant volontairement sa tête et ses mains dans le feu.

Ce n'était pas possible. Qui pouvait avoir cette sorte de courage ? Je m'aperçus soudain de la présence, à quelques centimètres de mon œil, du dossier que m'avait remis le docteur Doulin.

La première fois que j'avais parcouru les articles, le matin, tout concordait avec le récit de Jeanne. En les relisant, je découvris des détails qui m'avaient alors semblé sans importance mais qui, à présent, m'aveuglaient.

La date de naissance de Domenica Loi, ni les autres prénoms n'étaient mentionnés. On disait seulement qu'elle avait vingt et un ans. Mais l'incendie s'étant produit un 4 juillet, on ajoutait que la malheureuse avait péri la nuit de son anniversaire. Je pensai, pendant quelques secondes, que je pouvais connaître les prénoms de Do, sa date de naissance aussi bien qu'elle, que j'avais pu écrire Loi à la place d'Isola : ma fatigue, les préoccupations dont Do faisait partie, tout l'expliquait. Mais cela n'expliquait pas un dédoublement aussi total, une fiche complète, jusqu'à cette signature absurde d'écolière.

D'autres objections se présentaient ensemble à mon esprit. Jeanne ne pouvait pas se tromper. Elle m'avait aidée à me baigner dès le premier soir, elle me connaissait comme une mère adoptive, depuis des années. Si mon visage était transformé, mon corps, ma démarche, ma voix ne l'étaient pas. Do pouvait avoir la même taille que moi, peut-être la même couleur d'yeux, et les mêmes cheveux bruns, mais la méprise n'était pas possible pour Jeanne. La courbe d'un dos ou d'une épaule, la forme d'une jambe m'aurait trahie.

Je pensais le mot : trahie. Et c'était bizarre, comme si déjà, malgré moi, mes idées avaient cheminé vers une explication que je ne voulais pas admettre, pas plus que je n'avais voulu admettre pendant plusieurs jours les signes évidents de ce que j'avais découvert en relisant une fiche d'hôtel.

Je n'étais pas moi ! Même mon impuissance à retrouver mon passé était une preuve. Comment aurais-je pu retrouver le passé de quelqu'un que je n'étais pas ? 

D'ailleurs, Jeanne ne m'avait pas reconnue. Mon rire la surprenait, ma démarche, d'autres détails que j'ignorais, qu'elle attribuait peut-être à la convalescence, mais qui l'inquiétaient, l'éloignaient progressivement de moi.

Ce que j'avais essayé de comprendre aujourd'hui, en lui échappant, c'était cela. Le « je ne dors plus ». Le « comment peux-tu lui ressembler ? » Je ressemblais à Do, parbleu ! Jeanne ne voulait pas l'admettre, comme moi, mais chacun de mes gestes lui broyait le cœur, chaque nuit de doute ajoutait des cernes sous ses yeux.

Il y avait, malgré tout, une faille dans ce raisonnement : la nuit de l'incendie. Jeanne était là. Elle m'avait ramassée au bas des escaliers, elle m'avait certainement accompagnée à La Ciotat, à Nice. On lui avait aussi demandé, avant que ses parents le fissent, de reconnaître le corps de la morte. Même brûlée, j'étais reconnaissable. La méprise était possible pour les étrangers, mais pas pour Jeanne.

Alors, c'était le contraire. Plus horrible, mais bien plus simple.

« Qui me dit que tu ne joues pas la comédie ? » Jeanne avait peur, peur de moi. Non parce que je ressemblais de plus en plus à Do, mais parce qu'elle savait que j'étais Do !

Elle le savait depuis la nuit de l'incendie. Pourquoi elle s'était tue, pourquoi elle avait menti, j'avais de la répugnance à le deviner. Il était répugnant d'imaginer Jeanne, prenant volontairement la vivante pour la morte, afin de garder en vie, envers et contre tout jusqu'à l'ouverture d'un testament, sa petite héritière.

Elle s'était tue, mais il restait un témoin de son mensonge : la vivante. C'est pour cela qu'elle ne dormait plus. Elle avait isolé le témoin, qui jouait peut-être la comédie, ou peut-être pas, et il fallait bien qu'elle continue à mentir. Elle n'était plus très sûre de sa méprise, de sa propre mémoire, plus sûre de rien. Comment reconnaître un rire, la place d'un grain de beauté après trois mois d'absence, puis trois jours d'une nouvelle habitude ? Elle avait tout à craindre. D'abord de ceux qui avaient bien connu la morte et qui pourraient déceler la supercherie. Surtout de moi, qu'elle gardait loin des autres. Elle ignorait comment je réagirais en retrouvant mes souvenirs. Une autre faille, pourtant : le soir de l'incendie, Jeanne avait pu découvrir une jeune fille sans visage, sans mains, mais elle ne pouvait se douter que ce serait un parfait automate, au passé vierge comme l'avenir. Il était invraisemblable qu'elle eût pris de tels risques. A moins que...

A moins que le témoin eût autant de raisons qu'elle de se taire, et – pourquoi pas, puisque j'étais dans des suppositions abominables et absurdes – que l'ayant compris, Jeanne se fût persuadée qu'elle aurait, elle aussi, barre sur moi. Là intervenaient les soupçons de François au sujet du branchement. Il me semblait vrai, comme à lui, qu'un défaut d'installation assez grossier pour causer un incendie n'avait pu échapper à Jeanne. Donc, le branchement devait être convenable. Donc, il fallait bien que quelqu'un l'eût déréglé ensuite.

Si les enquêteurs et les maisons d'assurances en étaient restés à la thèse de l'accident, le sabotage n'avait pu être effectué en une seule fois, d'une vulgaire coupure. Dans plusieurs articles, je trouvai des détails : un joint que l'humidité rongeait depuis plusieurs semaines, les bords oxydés d'un tuyau. Cela supposait des préparatifs, un lent travail. Cela portait un nom : assassinat.

C'était avant l'incendie que la vivante avait voulu prendre la place de la morte ! Mi n'ayant aucun intérêt à cette substitution, la vivante était Do. J'étais la vivante. J'étais Do. D'une fiche d'hôtel à un tuyau de chauffe-eau, la boucle était fermée, exactement comme cet ovale prétentieux qui entourait une signature.

Je me retrouvai, je ne savais comment ni depuis quand, à genoux sous le lavabo de ma chambre d'hôtel, étudiant des conduits, tachant mes gants de poussière. Ce n'était pas des tuyaux à gaz, ils devaient être très différents de ceux du Cap Cadet, mais je devais espérer vaguement qu'ils me montreraient l'absurdité de mes hypothèses. Je me disais : ce n'est pas vrai, tu vas trop vite, même si le branchement a été bien fait, il a pu se dérégler tout seul. Je me répondais : l'installation datait à peine de trois mois, c'est impossible, et d'ailleurs, personne n'a cru que c'était possible puisqu'on a conclu à un défaut initial.

J'étais en combinaison, j'avais à nouveau très froid. Je passai ma jupe et mon pull-over déchiré. Je dus renoncer à enfiler mes bas. J'en fis une boule que j'allai placer dans la poche de mon manteau. J'étais dans un tel état d'esprit que même dans ce mouvement je vis une preuve : Mi n'aurait certainement pas eu celui-là. Une paire de bas n'avait pas pour elle une telle importance. Elle l'aurait envoyée n'importe où, à travers la chambre.

Dans la poche du manteau, je sentis les clefs que François m'avait données. Ce fut, je crois, la troisième gentillesse que me fit la vie, ce jour-là. La seconde était un baiser, avant qu'un garçon m'eût dit : « Tu me crois maintenant ? » La première était le regard de Jeanne, quand je lui avais demandé de faire un chèque et qu'elle était descendue de voiture. C'était un regard las, légèrement agacé, mais j'y avais lu qu'elle m'aimait de toutes ses forces – et il me suffisait d'y penser, dans cette chambre d'hôtel, pour croire à nouveau que rien de ce que j'imaginais n'était vrai.

 

Dans l'annuaire, l'hôtel particulier de la rue de Courcelles était au nom de Raffermi. Mon index ganté de coton humide passa cinquante-quatre numéros de la colonne avant de s'arrêter sur le bon.

Le taxi me laissa devant le 55 : un portail aux grilles hautes, peintes en noir. Ma montre, que j'avais remise à l'heure en quittant l'hôtel de Montparnasse, marquait près de minuit.

Au fond du jardin planté de marronniers, la maison était blanche, élancée, paisible. Il n'y avait pas de lumière et les volets semblaient fermés.

J'ouvris le portail qui ne grinçait pas, remontai une allée bordée de gazon. Mes clefs n'entraient pas dans les verrous de la porte d'entrée. Je fis le tour de la maison et trouvai une porte de service que j'ouvris.

A l'intérieur, demeurait encore le parfum de Jeanne. J'allumai les pièces au fur et à mesure que je les découvrais. Elles étaient petites, la plupart peintes en blanc, meublées d'une manière qui me parut chaude et confortable. Au premier étage, je découvris les chambres. Elles s'ouvraient sur un vestibule moitié blanc, moitié rien, parce que, probablement, on n'avait pas fini de peindre les murs.

La première pièce où j'entrai était la chambre de Micky. Comment je savais que c'était la sienne, je ne me le demandai pas. Tout parlait d'elle : le désordre des gravures sur un mur, la richesse des tissus, le grand lit à baldaquin, cerné de mousseline que l'air du vestibule, à mon entrée, gonfla comme les voiles d'un navire. Et puis aussi des raquettes de tennis sur une table, une photo de garçon accrochée à l'abat-jour d'une lampe, le gros éléphant en peluche assis dans un fauteuil, une casquette d'officier allemand sur un buste de pierre qui devait représenter marraine Midola.

J'ouvris les voiles du lit pour m'étendre quelques secondes, ensuite les tiroirs des meubles pour y découvrir, contre toute attente, une preuve que cette chambre m'appartenait. Je sortis du linge, des objets pour moi sans signification, des papiers que je parcourais rapidement et que je laissais tomber sur le tapis.

J'abandonnai la chambre dans un grand désordre. Mais qu'importait ? Je savais que j'allais téléphoner à Jeanne. Je remettrais mon passé, mon présent et mon avenir entre ses mains, je dormirais. Elle s'occuperait du désordre et d'un assassinat.

La seconde pièce était anonyme, la troisième était celle où devait coucher Jeanne pendant que je me trouvais à la clinique. Le parfum qui flottait dans la salle de bains voisine, la taille des vêtements dans une armoire me l'indiquèrent.

J'ouvris enfin la chambre que je cherchais. Il n'y restait rien que les meubles, un peu de linge dans une commode, une robe de chambre en écossais vert et bleu (« Do » brodé sur la poche supérieure), et trois valises rangées près du lit.

Les valises étaient pleines. Je compris, en répandant leur contenu sur le tapis, que Jeanne les avait rapportées du Cap Cadet. Deux d'entre elles renfermaient des affaires de Mi qu'elle ne m'avait pas montrées. Si elles se trouvaient dans cette pièce, c'était peut-être parce que Jeanne n'avait pas eu le courage d'entrer dans la chambre de la morte. Ou bien rien.

La troisième valise, plus petite, contenait très peu de vêtements, mais des lettres, des papiers appartenant à Do. C'était trop peu de chose pour croire que c'était tout, mais je me dis qu'on avait probablement rendu aux Loï les autres affaires de leur fille qui avaient échappé à l'incendie.

Je défis une ficelle qui serrait plusieurs lettres ensemble. C'était des lettres de marraine Midola (elle signait ainsi) à quelqu'un que je crus d'abord Mi, parce qu'elles commençaient par « Ma chérie », ou « Carina », ou « Ma petite ». En les lisant, je compris que s'il y était beaucoup question de Mi, elles étaient adressées à Do. J'avais peut-être, à présent, une curieuse notion de l'orthographe, mais elles me semblaient bourrées de fautes. Elles étaient néanmoins très tendres et ce que j'y lisais, entre les lignes, me glaçait à nouveau le sang.

Avant de continuer mon inventaire, je cherchai un appareil de téléphone. Il y en avait un dans la chambre de Mi. J'appelai le numéro de Neuilly. Il était près d'une heure du matin, mais Jeanne devait garder la main sur un récepteur car elle décrocha aussitôt. Avant que j'aie pu dire un mot, elle me cria son angoisse, moitié m'insultant, moitié me suppliant. Je criai à mon tour :

– Arrête !

– Où es-tu ? 

– Rue de Courcelles.

Il y eut un silence soudain qui se prolongea, qui pouvait tout signifier : un étonnement, un aveu. Ce fut moi, finalement, qui repris la parole :

– Viens, je t'attends.

– Comment es-tu ? 

– Mal. Apporte-moi des gants.

Je raccrochai. Je revins dans la chambre de Do et continuai de fouiller mes papiers. Puis je pris une culotte, une combinaison qui m'avaient appartenu, la robe de chambre en écossais. Je changeai de vêtements. J'otais même mes chaussures. Je descendis pieds nus au rez-de-chaussée. Tout ce que je gardais de « l'autre », c'était mes gants et mes gants étaient à moi.

Dans le living-room où j'allumai toutes les lampes, je bus une gorgée de cognac, au goulot de la bouteille. Je m'attachai un long moment à comprendre le mécanisme d'un tourne-disque. Je mis quelque chose de bruyant. Le cognac me faisait du bien mais je n'osai pas en boire davantage. Je pris quand même la bouteille pour aller m'étendre dans une pièce voisine qui me semblait plus chaude, et je la gardai contre ma poitrine, dans le noir.

Environ vingt minutes après mon coup de téléphone, j'entendis une porte s'ouvrir. Un instant plus tard, la musique s'arrêta dans la pièce à côté. Des pas s'approchèrent de la chambre où je me trouvais. Jeanne n'alluma pas. Je vis sa longue silhouette s'arrêter sur le seuil, une main sur la poignée de la porte – exactement comme le négatif de la jeune femme qui m'était apparue à la clinique. Elle resta silencieuse plusieurs secondes, puis elle dit, de sa voix douce, profonde et tranquille :

– Bonsoir, Do.