CHAPITRE XIII

La première sensation perçue par Marc fut une envie impérieuse d'éternuer. Il était allongé sur le sol à plat ventre, le nez dans l'herbe. Un brin du végétal s'introduisait malicieusement dans sa narine droite.

Il se redressa, secouant la tête pour éclaircir son esprit. A quelques mètres, Sullivan et Davies tentaient de se relever, encore passablement sonnés.

Voyant Marc et Ray déjà debout, Sullivan grogna:

— Ce n'est pas possible, vous êtes bâtis en plasto-titane pour récupérer aussi vite.

— Nous avons l'habitude des plongées sub-spa-tiales.

Il tendit la main pour l'aider à se remettre sur pied.

D'un ton acide, Davies dit:

— J'espère que vos amies nous ont bien renvoyés sur Vénusia et non à une autre extrémité de la Galaxie.

— Aucun doute n'est possible, L'hôtel Aphrodite est à moins de dix minutes de marche dans cette direction, le rassura Ray.

— Alors, allons-y ! Je ne serais pas mécontent de me retrouver dans une atmosphère civilisée. Quelle heure peut-il être à votre avis ?

 

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— Sept heures et dix minutes, reprit Ray.

Conformément aux dires de l'androïde, le groupe ne tarda pas à arriver à l'hôtel. Marc retint ses amis qui voulaient se rendre à la réception.

— Je pense que pour célébrer notre retour, un repas correct s'impose avant toute autre chose.

— C'est également mon avis, approuva Davies. Je n'ai jamais aussi mal mangé que chez ces damnées femelles. Ces cubes gélatineux et ce liquide insipide étaient une horreur, un véritable outrage à la gastronomie. Vous auriez dû leur apprendre à faire la cuisine. Dans toutes les civilisations primitives, c'est le premier devoir des femmes.

— Malheureusement, elles étaient beaucoup trop évoluées pour s'intéresser à ce genre de détail. A leur décharge, je dois reconnaître qu'elles avaient d'autres soucis en tête.

A la demande de Marc, un robot-serveur les conduisit dans un salon discret, d'ordinaire réservé aux couples en veine de solitude. Au moment de s'asseoir, Marc dit: — Je vous laisse le choix du menu. Je fais confiance à vos connaissances gastronomiques. Je souhaite seulement réserver des places pour notre soirée.

Juste avant de franchir le seuil de la pièce, il émit psychiquement à l'attention de Ray:

— Empêche-les de sortir avant mon retour.

Il se précipita au pas de course vers une cabine de vidéo phone, passant sous le nez d'un vieux type au visage verdâtre. Un coup d'œil sur l'horloge univer-211 LES PIEUVRES VÉGÉTALES

selle lui apprit qu'il était midi sur Terre. Après l'iné-

vitable ballet d'interlocuteurs peu gracieux, il eut enfin l'amiral Neuman en ligne. Reconnaissant Marc, il ironisa:

— Le général Khov a tort d'affirmer que vous ne savez faire vos rapports que la nuit.

Par de malheureux hasards, Marc avait souvent dérangé son supérieur tard le soir, le surprenant même en pleine félicité conjugale. Redevenant sérieux, l'amiral reprit: — Je suis heureux d'avoir de vos nouvelles. Le colonel Cusak m'a affirmé que vous aviez également disparu et je commençais à m'inquiéter.

Marc fit un résumé de ses tribulations que l'amiral écouta, le visage impassible. A la fin, il dit seulement:

— Un univers parallèle, une planète peuplée uniquement de femmes et des plantes carnivores. C'est une intéressante histoire qu'il vaut mieux garder secrète pour l'instant. Dites à Ray d'envoyer ses enregistrements par le canal 356. Il est automatiquement codé. Informez le colonel Cusak de votre retour mais il est inutile de lui donner trop de détails. Le fait d'avoir récupéré ses clients vivants devrait le satisfaire. Ensuite, revenez rapidement sur Terre. Je vais rassurer Khov qui me harcèle pour avoir de vos nouvelles. Il a toujours peur que je veuille vous engager dans mon service.

Dix minutes plus tard, Marc rejoignit ses amis qui commençaient leur repas.

 

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— Goûtez ce foie gras, c'est une pure merveille, clama Sullivan dont le visage s'était recoloré.

La bouteille de vin largement entamée n'était sans doute pas étrangère à son euphorie.

— Nous avons commandé ensuite un cuissot de zélac aux aromates de Terrania XII.

Sur la fin du repas, Davies, très en verve, annonça:

— Nous pensons donner une conférence de presse pour narrer notre aventure sur ce monde parallèle.

Cela nous vaudra les honneurs de toutes les chaînes de télévision.

Marc esquissa une grimace ironique.

— Je crains que vos dires ne soient guère cré-

dibles.

— Mais vous serez présent pour les confirmer.

— Je ne le pense pas. Je me suis entretenu avec le colonel Cusak, responsable de la Sécurité sur Vénusia. Dix témoins sont prêts à jurer m'avoir vu chaque jour dans les salles de jeu et dans certains lieux de plaisir.

— Alors, nous parlerons seuls, grogna Davies.

Un air gêné se peignit sur le visage de Marc.

— Je dois vous informer qu'autant de témoins viendront affirmer vous avoir vu consommer de grosses quantités de drogues hallucinogènes. Soucieuse de la santé de sa clientèle, la direction de Vénusia prescrira un séjour dans un établissement psychiatrique. Il en existe un ici, spécialement chargé des cures de désintoxication. Malheureusement, ces dernières sont parfois longues, très longues.

 

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Davies allait protester quand Sullivan éclata de rire.

— Je crois que nous avons compris. Les hautes autorités désirent un secret absolu pour ne pas effa-roucher leur riche clientèle.

— C'est fort probable. Toutefois, le colonel Cusak m'a chargé de vous transmettre un message.

Pour compenser les désagréments que vous avez pu subir, la société prendra en charge tous vos frais aussi longtemps que vous souhaiterez séjourner sur Vénusia.

— Fort bien ! Nous acceptons. Pour nous remettre de nos émotions, nous resterons quelques jours ici.

Le dîner achevé, Sullivan se leva.

— Venez avec nous. Je vous invite à boire un verre d'un très vieil armagnac au bar du casino.

Autant en profiter puisque c'est gratuit !

Au bureau de change, l'hôtesse poussa vers Sullivan une impressionnante pile de jetons en affirmant avec un sourire découvrant ses dents très blanches: — Tout est réglé, monsieur. Bonne soirée.

— Votre colonel n'a pas perdu de temps, murmura-t-il à Marc.

— Il était certain de votre acceptation.

— Avant de rendre leur argent aux tables de jeu, allons boire notre armagnac.

Après avoir dégusté religieusement le vénérable alcool, ils passèrent dans la salle des jeux. Sullivan glissa dans la main de Marc une poignée de jetons.

 

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— Tentez votre chance ! Je ne sais ce que vous rapportera votre mission mais, connaissant la pingre-rie des administrations, vous pourrez peut-être obtenir un acompte.

Les deux rescapés allèrent s'installer à une table de roulette. Marc déambula dans les salles, regardant les joueurs. Toutes les gammes des sentiments se peignaient sur les visages. Attente... Angoisse...

Espoir... Déception... Joie bien rarement. Pour ne pas se singulariser, il approcha d'une machine à sous qu'une grosse dame à la frimousse maintes fois retendue et peinturlurée venait de quitter. Elle maugréait des invectives à l'encontre du matériel. Tout en la suivant du regard, Marc introduisit un jeton dans la fente. Il allait machinalement en remettre un second quand une sonnerie guillerette retentit, accompagnée du bruit provoqué par une cascade de pièces.

Aussitôt une hôtesse, jolie brunette moulée dans une tunique blanche, se précipita pour l'aider à ramasser son gain.

— Félicitations, monsieur, vous avez gagné la super-cagnotte.

— Ray ! émit-il psychiquement avec une pensée réprobatrice.

L'androïde qui se tenait près de la roulette, protesta aussitôt.

— Cette fois, je suis innocent ! C'est réellement le hasard qui t'a fait gagner.

Marc songea avec amusement que c'était la première fois qu'il gagnait à une loterie.

 

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— Vous êtes en veine, reprit l'hôtesse. Vous devriez tenter votre chance à la roulette.

— Merci, je crois que je vais rentrer.

La brunette, déçue, n'insista pas. A l'instant où il informait Ray de son désir de retourner à l'hôtel, une grande fille blonde se précipita vers l'androïde.

— Marc, grand lâcheur ! Où étais-tu ? Je t'ai cherché partout et je croyais même que tu avais regagné la Terre sans me dire au revoir.

— Joy, dit l'androïde avec le plus grand sérieux, je faisais une cure de silence et de méditation.

Marc se manifesta psychiquement avec ironie.

— Bonne soirée ! N'oublie cependant pas que nous partons demain matin.

Il perçut en retour la pensée désabusée de son ami.

— Merci, j'ai déjà beaucoup donné sur Erva et même un androïde a parfois besoin de repos.

Ray balaya la salle du regard et aperçut près de la roulette Fergusson, le type qui ressemblait à une grenouille. Il se pencha vers Joy.

— Je suis désolé mais je dois repartir vite.

Toutefois, je vais te présenter à un ami charmant.

La fille qui avait suivi le regard de l'androïde, gémit:

— Non, pas lui, il est trop laid !

— Mais très riche et je sais qu'il cherche à se marier.

Cet argument irrésistible emporta la décision. Dix minutes plus tard, Joy partait au bras de Fergusson.

— Maintenant, nous pouvons retourner à l'hôtel.