CHAPITRE XIII
— Le moteur de ce canot est aussi poussif que celui de leurs camions, grogna Ray.
Les Terriens remontaient le fleuve depuis déjà une heure. Grâce à sa vue exacerbée, l'androïde suivait le gros cordon brunâtre qui sinuait au fond de l'eau.
Après sa nuit aussi tendre que mouvementée, Marc n'avait émergé de son sommeil que vers le milieu de la matinée. Les adieux et les recommanda-tions de Lika et de la Présidente avaient encore retardé leur départ jusqu'au début de l'après-midi.
Voyant Marc étouffer un bâillement, Ray ricana:
— Je sais que ta nuit n'a pas été reposante.
— Et la tienne ?
Un discret sourire éclaira le visage de l'androïde.
— Je me suis consacré à l'éducation de mes élèves. Mon générateur a une puissance suffisante pour ce genre de sport. Ce matin, elles étaient fatiguées mais heureuses.
— Bon sang, Ray, l'orgueil est un défaut humain que tu n'as nul besoin d'acquérir.
Désireux de changer de sujet, l'androïde annonça:
— Attention, nous pénétrons dans la forêt !
De fait, le fleuve semblait se rétrécir. Les arbres 137 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
poussaient jusqu'à l'extrême bord de la rive. De grosses racines plongeaient même directement dans l'eau. Certaines essences ressemblaient à d'immenses saules pleureurs dont les branches longues et flexi-bles s'étalaient à la surface de l'eau.
— Vois-tu toujours notre fil conducteur ?
— Oui, il se trouve au milieu de la rivière, à égale distance des deux berges.
Marc contemplait la forêt, étreint par un indéfinissable malaise.
— Aperçois-tu des poissons ?
— Aucun ! Des algues, du sable mais aucune bestiole.
— Maintenant, écoute !
Ray tourna la tête dans toutes les directions et fronça les sourcils.
— Je ne capte aucun son en dehors du bruit du moteur. Que devrais-je entendre ?
— Rien ! Rien ! grogna Marc. Et c'est justement cela qui est anormal ! Souviens-toi ! Toutes les forêts que nous avons traversées bruissaient d'insectes, d'oiseaux, d'animaux. Ici, rien ! Pas même une mouche ou un moustique.
— J'espère que tu ne t'en plaindras pas. Je n'ai pas eu la possibilité de confectionner une mixture répulsive pour protéger ton épiderme ainsi que je le fais quand nous sommes en mission pour le S. S. P. P.
Le gros soleil rouge descendait lentement sur l'horizon. Ray dut ralentir l'allure du canot car les branches des saules étaient de plus en plus nom-138
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breuses, ne laissant qu'un étroit passage au milieu du fleuve.
L'attaque se déclencha brutalement. Les longs rameaux qui un instant auparavant paressaient sur l'eau, s'animèrent soudain, frappèrent la coque, tentèrent de saisir les passagers.
— Marc, active ton écran protecteur, vite ! hurla l'androïde.
Heureusement, la ceinture était pourvue d'une commande psychique. En une fraction de seconde le générateur fut branché. Il n'était que temps ! Une branche frappa l'écran, s'arrêtant à vingt centimètres du visage de Marc qui fut cependant secoué. Avec inquiétude, il vit de nombreuses et minuscules ven-touses qui tentaient de s'accrocher au champ de force.
Le canot tangua dangereusement, secoué par de multiples branches. Marc dut s'agripper au bastingage.
Plusieurs rameaux le frappèrent au niveau du thorax comme autant de coups de fouets. L'un s'enroula autour de sa jambe gauche, le faisant tomber. Une traction ferme, progressive, puissante, irrésistible, l'amena au bord du canot. Ses doigts crochetèrent le banc, ce qui n'apporta qu'un bref répit.
Il avait déjà la moitié du corps en dehors du bateau quand une autre liane saisit sa cheville droite. Les bras douloureusement étirés, Marc sentait ses mains humides de sueur glisser sur le plastique du banc.
Deux éclairs mauves tout proches l'éblouirent un instant. La force qui le tirait cessa brusquement d'agir.
En l'aidant à se relever, Ray expliqua: 139 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
— Désolé mais j'ai dû actionner mon désintégrateur. Les branches étaient trop nombreuses pour être sectionnées au laser.
Une grande zone déboisée était maintenant visible sur la rive.
— Merci, souffla Marc. J'allais servir d'engrais à ces saules. La flore de cette planète est bien agressive.
— Poursuivons-nous ?
— La nuit ne va pas tarder à tomber. Mieux vaut mouiller une ancre ici puisque tu as fait place nette.
Nous repartirons demain à l'aube car je ne crois pas prudent de voyager de nuit dans cet environnement hostile.
Tandis que Marc se frictionnait les mollets douloureux et striés de marques rougeâtres, Ray ouvrit une boîte de ration en grognant:
— C'est pire que la nourriture des distributeurs automatiques des astronefs. Si nous devons rester encore quelque temps sur Erva, tu devrais faire découvrir la gastronomie à nos amies.
Songeur, Marc absorba la pâte molle, insipide, et sans saveur.
— Je ne comprends pas l'agressivité de ces saules, murmura-t-il.
— Ce n'est pas la première fois que nous rencon-trons des plantes carnivores. Souviens-toi de notre odyssée sur la planète de ton ami Owen. Nous avons bien failli périr et nombre des pirates qui nous poursuivaient y ont laissé leur vie.
Marc secoua la tête, pas convaincu.
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— Une plante Carnivore chasse et tue pour se nourrir. Ici, c'est différent. Si les saules devaient compter sur leurs captures pour se ravitailler, ils auraient péri d'inanition depuis longtemps. Il n'y a plus aucune bestiole vivante dans cette forêt, nous l'avons constaté. Non, ces arbres tuent pour éliminer tous les animaux !
— Il se pourrait que tu aies raison, répondit l'androïde avec une nuance d'inquiétude dans la voix.
J'espère seulement que notre mission ne durera pas trop longtemps car j'aurais besoin de recharger mon générateur.
Marc s'allongea sur le pont du canot en soupirant:
— Pour l'instant le mieux est de se reposer. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait.
Il ferma les yeux et ne tarda pas à s'endormir, certain que Ray veillerait sur lui avec un soin quasi maternel.