CHAPITRE XI
Non sans une certaine appréhension, Marc regardait le soleil émerger de l'horizon. Il se tenait sur le tertre entre la plaine et le camp. Il distinguait au loin les deux collines et à l'extrémité de la plaine, la forêt.
— Toutes les unités sont en place, émit Ray. Je suis avec les sections de Lora et Anka. Cent mètres en arrière, les deux autres sections sont alignées.
Attention ! La fête commence. Les pieuvres sortent du bois.
Debout au centre de la ligne, l'androïde avait Lora à sa droite et à sa gauche Anka qui étrennait ses galons d'officier. Les créatures végétales avançaient cette fois en rangs serrés. La deuxième ligne suivait la première à moins de vingt mètres dans le but manifeste de submerger l'adversaire sans lui laisser le temps de souffler.
— Attention, les filles ! lança Ray d'une voix forte. Hausse trois cents mètres. Feu de salve à mon commandement.
Les quarante fusils crachèrent en même temps.
L'avantage du tir simultané était que si une balle manquait le premier rang, elle avait toute chance de 124 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
trouver un objectif dans le deuxième. Surtout, les filles se sentaient guidées et ne se laissaient gagner ni par l'énervement ni par la panique.
Inlassablement, Ray répétait: «Feu... Feu...
Feu... », se chargeant d'éliminer les pieuvres avancées qui avaient échappé au massacre. En dépit des lourdes pertes subies, les monstres progressaient toujours.
Lorsqu'ils furent à moins de cent mètres, l'androïde cria:
— Nous décrochons au pas de course. Vous refor-merez une ligne cent mètres en arrière de celle de Maka. Exécution !
Le mouvement longuement expliqué la veille par Marc se fit en bon ordre. Resté le dernier, Ray, au passage, releva une fille qui s'était pris le pied dans une motte de terre. Il s'arrêta entre Maka et une blondinette.
— En joue, feu !
Les salves crépitèrent de nouveau, créant les mêmes destructions mais ne freinant qu'un bref moment l'avance des pieuvres. Marc suivait la manœuvre, estimant les pertes adverses. Malheureusement, il en sortait toujours du bois.
— Colline 13 au rapport. Nous sommes attaqués par environ une cinquantaine de pieuvres. Nous devrions les anéantir sans trop de difficultés.
— Bien ! Tenez-moi informé.
— Colline 14. Attaque en cours, aisément conte-nue. Nouvelles munitions très efficaces.
Dans la plaine, Ray faisait manœuvrer ses troupes comme à la parade, tandis que les cadavres des 125 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
pieuvres constellaient le sol. Déjà, il avait reculé de la moitié de la distance qui le séparait de Marc. Ce dernier effectua un rapide calcul mental estimant le nombre de chargeurs consommés par les filles.
Lorsqu'elles parviendraient à lui, elles allaient être à court de munitions. Il appela le camp par radio.
— Envoyez d'urgence vingt caisses de munitions au poste de commandement.
— Négatif, répondit aussitôt la responsable. Vous avez déjà eu quatre fois la dotation réglementaire.
Débrouillez-vous !
— Si je n'ai pas les cartouches dans un quart d'heure, hurla Marc, j'envoie une section en arme les chercher avec ordre de vous ramener ici. Vous serez affectée en première ligne avec un seul chargeur.
Vous comprendrez alors l'intérêt d'avoir des munitions !
Un hoquet indigné sortit du haut-parleur.
— J'obéis mais je vous préviens que les stocks seront au plus bas ce soir.
— Si nous perdons cette bataille, vos réserves deviendront inutiles. De plus, vous recevrez de nouvelles munitions cette nuit. Grouillez-vous !
Gana avait rejoint Marc. Livide, le visage couvert de grosses gouttes de sueur, elle assistait au déferle-ment des pieuvres.
— Je n'ai jamais vu une telle quantité de monstres, dit-elle d'une voix angoissée. D'ordinaire, ils n'atta-quaient que par groupes de quelques dizaines.
— L'entité dirigeante a changé de tactique, railla Marc.
126 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
— Pourquoi les sections reculent-elles ? C'est contraire aux ordres. Les soldats doivent mourir sur place s'il le faut mais ne jamais céder de terrain.
Vous devez intervenir sans tarder.
— Taisez-vous, grogna Marc. Occupez-vous des munitions qui vont arriver. Qu'elles soient prêtes à être distribuées !
Les minutes s'écoulèrent, ponctuées par le fracas des détonations incessantes. Marc fit déployer les deux sections restées près de lui. Bientôt, Lora, Anka et leurs filles le rejoignirent.
— Prenez de nouveaux chargeurs, vite !
Une dizaine de salves plus tard, Ray arriva avec sa troupe. Marc fut satisfait de constater qu'elle était au complet sans avoir subi aucune perte. Alignées sur deux rangs, l'un à genoux, l'autre debout, les filles attendaient les ordres. Quand les pieuvres furent à bonne portée, Marc commanda le feu. Le tir simultané des six sections causa d'énormes ravages parmi les assaillants. Les rangs suivants étaient obligés d'escalader des monceaux de cadavres mais cela ne refroidissait pas leur ardeur.
« Elles se comportent comme des insectes », songea Marc.
Lorsque les premières pieuvres furent à moins de cent mètres, il ordonna:
— Cessez le feu ! Prenez les bidons spéciaux !
Après avoir humé une dernière fois le vent, il cria:
— Ouvrez et lancez le plus loin possible.
Cinq secondes d'une insupportable attente et sou-127 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
dain une muraille de flammes s'éleva devant les assaillants.
— Efficace, le bricolage de notre amie Lika, ricana Ray.
Obstinées, les pieuvres tentèrent de franchir le brasier mais elles s'effondrèrent, terrassées par l'intensité des flammes et leurs cadavres nourrissaient le feu.
Lentement, poussé par la petite brise, l'incendie descendit la colline pour atteindre la plaine.
Maintenant, les pieuvres ne tentaient plus de progresser. Désemparées, elles hésitaient sur la conduite à tenir. Marc saisit sa radio.
— Sections latérales, avancez de deux cents mètres et lancez les bidons spéciaux. Collines 13 et 14, qu'une section se déploie le long de la forêt et utilise les grenades incendiaires. Nous devons les entourer de flammes pour leur couper la retraite vers le bois.
— Compris, répondit Mila. Je dirige la manœuvre. Quel beau spectacle !
De fait, un quart d'heure plus tard, une couronne de flammes encerclait les monstres qui, en proie à une vive agitation, se déplaçaient en tous sens. Ray dont la vue portait au loin, émit: — Curieux, les dernières arrivantes sont beaucoup plus petites. Leur sphère fait à peine un mètre de diamètre.
— Pour mener une attaque de cette envergure, l'entité qui les dirige a dû mobiliser toutes ses forces, y compris les sujets les plus jeunes.
Inéluctablement, le cercle de feu se rétrécissait 128 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
consumant les dernières pieuvres. Quand les flammes s'éteignirent, les filles qui entouraient Marc ne purent retenir des cris de joie. Joie de la victoire, joie d'avoir triomphé sans perte, joie plus égoïste d'être encore en vie !
Marc s'écarta du groupe en liesse pour distribuer ses ordres sans voir le regard haineux que lui lançait Gana.
— Sections latérales, vous pouvez regagner le camp. Au passage, vérifiez qu'aucune pieuvre n'a pu franchir le rideau de flammes. Collines 13 et 14, une seule section restera en observation. Elle gardera toutes les munitions. Si demain, ce qui est peu probable, des pieuvres se manifestaient, prévenez aussitôt.
Pendant ce temps, Gana avait hélé Anka.
— Rassemblez un peloton de dix filles !
Étonnée, le nouveau lieutenant obéit. Lorsque la petite troupe fut alignée, le général désigna Marc.
— Cet homme a été condamné à mort avant-hier par le cerveau-guide et par le tribunal suprême des forces aimées. La sentence doit être immédiatement exécutée.
Elle s'écarta de cinq pas pour commander:
— Enjoué !
Le mot feu qu'elle allait lancer se coinça dans sa gorge quand elle réalisa que tous les canons étaient pointés sur elle.
— Mais... Mais... bégaya-t-elle.
— Dois-je commander le tir ? dit Anka avec une ironie glacée. Rien ne me serait plus agréable.
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— C'est... C'est une mutinerie, vous devez obéir à votre général !
Marc qui avait observé la scène, intervint sèchement:
— Pour une fois, cessez de vous conduire en imbécile ! Vous oubliez que la Présidente m'a nommé général à votre place.
Un appel radio sur le poste de Gana détendit l'atmosphère.
— Où en est la bataille ?
La voix de Nadia était chargée d'anxiété.
— Épouvantable, souffla Gana. Marc a osé allumer un monstrueux incendie, des filles ont reculé, une mutinerie...
Marc lui arracha la radio des mains.
— Tout va bien, Nadia. Le combat est terminé et nous avons éliminé plus de trois mille pieuvres sans perdre une seule fille.
Furieuse, Gana voulut reprendre sa radio mais elle trouva Ray sur son chemin.
— Sage, dit-il.
Une colère démente envahit l'esprit de la fille. Elle se rua sur l'androïde, comptant sur sa masse pour le bousculer. L'impression de heurter un mur ! Ray la fit basculer et appliqua sur l'énorme postérieur rebondi une dizaine de claques retentissantes puis la laissa tomber en disant: — La prochaine fois, je ferai vraiment mal !
Un énorme éclat de rire de toutes les sections salua la chute du général tandis que Lora murmurait:
— Ray est très fort, je le sais d'expérience.
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La voix de la Présidente sortit de la radio, trahis-sant un certain étonnement.
— Pourquoi tous ces rires ?
— La troupe manifeste sa joie de la victoire, répondit Marc hilare.
— Si vous avez la situation en main, venez me rendre compte au palais. Je veux connaître tous les détails ! Faites-vous accompagner de Gana qu'il est inutile de laisser trop longtemps au camp.
— A vos ordres !
Se tournant vers Ray, il ajouta:
— Veille à l'installation des filles dans le camp.
Elles ont mérité de se reposer mais organise des tours de garde pour parer à toute éventualité. Qui sait si les pieuvres n'ont pas gardé des troupes en réserve ?
La Présidente accueillit Marc avec un sourire qui détendait ses traits tirés par la fatigue. Il était manifeste qu'elle ne s'était pas reposée depuis longtemps.
Lika, à sa droite, n'avait pas meilleure mine.
— Asseyez-vous ! Toi aussi Gana.
Le regard sombre, cette dernière répliqua:
— Je préfère rester debout.
Elle ne pouvait avouer que ses fesses la brûlaient et que le voyage en voiture avait été des plus inconfortables.
— Racontez-moi cette journée. Je meurs de curiosité.
Marc expliqua la disposition de ses troupes.
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— Comme à l'ordinaire, les pieuvres ont attaqué peu après l'aube.
— J'ai vu alors un spectacle inimaginable, intervint Gana d'un ton rogue. Les filles ont reculé ! Avec moi, cela ne s'était jamais produit !
— Elles n'ont pas fui mais manœuvré selon mes ordres, lança Marc. Si elles étaient restées sur place, elles auraient été massacrées comme lors des engagements précédents.
Prenant un papier sur le bureau, il dessina un schéma.
— Voyez, les ailes étaient solidement tenues. Le centre a reculé en bon ordre, causant de grandes pertes aux assaillants. Lorsque les pieuvres se sont répandues sur toute la plaine, j'ai fait allumer les feux. Ainsi elles ont été encerclées et anéanties.
Intéressée, la Présidente hocha la tête.
— Lika avait raison de croire que les mâles avaient conservé un instinct guerrier.
— Je n'ai pas grand mérite, sourit Marc. Un Terrien avait imaginé cette manœuvre il y a plusieurs milliers d'années.
— Il n'empêche, s'entêta Gana, qu'il a contre-venu à nombre de règles essentielles, ce qui mérite un châtiment exemplaire. Le strict respect de la discipline, des ordres et des consignes est le fondement même de toute armée. Sinon, nous courons à l'anar-chie. La preuve en est qu'un groupe de filles s'est rebellé à mes ordres.
— Ce fut heureux pour moi car elle avait imaginé de me faire fusiller, ricana Marc.
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La Présidente poussa un soupir excédé. Sa voix se fit sèche, tranchante comme un couperet.
— Je crois que tu as besoin de te reposer ainsi que tes deux adjointes. Prends des vacances et reviens me trouver dans deux mois. Je verrai alors à quoi t'employer.
Gana ouvrit la bouche à plusieurs reprises comme un poisson rouge hors de son bocal mais aucun son n'en sortit.
— Tu peux disposer !
Raide, les joues décolorées, elle quitta la pièce.
Détendue, Nadia reprit:
— Après une telle victoire, nous sommes à l'abri et nous allons pouvoir recommencer à vivre normalement. Je vous donne carte blanche pour réorganiser l'armée.
Songeur, Marc secoua la tête.
— Ce n'est plus un travail pour moi. Nommez de nouveaux chefs pris parmi les jeunes officiers. Maka et Mila seraient fort capables de commander.
— Pourquoi refusez-vous ce poste ?
Après une dernière hésitation, Marc lança:
— Vous avez gagné une bataille, certes importante, mais vous n'avez pas gagné la guerre. Tant que vous n'aurez pas trouvé l'entité qui dirige les pieuvres, vous ne serez pas en sécurité. Dans un mois, dans six, dans douze, elle attaquera de nouveau en modifiant sa tactique. Vous lui laissez le choix du lieu et de l'heure du combat, ce qui est toujours mauvais.
— Elle se terre en forêt, objecta la Présidente. Il 133 LES PIEUVRES VÉGÉTALES
faudrait des centaines de milliers de filles et des mois pour ratisser une telle superficie.
— Cependant, j'aimerais essayer de la débusquer.
— Mais comment ?
— Nous possédons un indice, la gigantesque racine qui parasitait votre cerveau. En la suivant, nous pourrions remonter jusqu'à son origine.
Lika se manifesta, la mine perplexe.
— J'ai fait analyser par des biologistes les fragments que vous aviez sectionnés. Il n'y a que très peu d'élément végétal. Cela ressemble à une gigantesque fibre nerveuse.
— Un nerf?
— Non, plutôt à un prolongement d'un neurone qu'on appelle axone et qui se termine par des den-drites qui seraient les multiples filaments qui ont colonisé les circuits du cerveau électronique.
— Même une cellule géante ne peut avoir un aussi long axone.
— Qui sait ? Une cellule de votre cerveau mesure moins d'un millième de millimètre et son prolongement va jusqu'au bas de votre moelle épinière.
— L'hypothèse mériterait d'être vérifiée, dit la Présidente. De quoi auriez-vous besoin ?
— D'un bateau léger pour remonter le fleuve, d'armes, de munitions et de provisions pour plusieurs jours.
— Et comme escorte ?
— Ray me suffit. Nous avons l'habitude des explorations sur des planètes primitives. Nous travaillons en symbiose et un groupe important nous gênerait.
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— Agissez à votre guise. Quand souhaitez-vous partir ?
— Demain matin. Il est inutile de perdre du temps.
— Votre matériel sera prêt. Où voulez-vous qu'il soit livré ?
— Sur le quai, près de l'immeuble du cerveau-guide. Nous pourrons alors suivre le cheminement de la racine.
Après avoir griffonné quelques notes sur un papier, Nadia murmura:
— Merci, Marc. Si vous réussissez, vous nous mettrez définitivement à l'abri des agressions.
Lika se leva pour prendre également congé.
— Je vous raccompagne, Marc, car je pense que Gana aura récupéré sa voiture et n'aura pas poussé la grandeur d'âme jusqu'à vous prévoir un moyen de transport. Je ne l'ai jamais vue aussi furieuse.
Espérons qu'elle ne commettra plus de bêtises.
En chemin, Marc reçut un appel de Ray.
— Tout est en ordre. Je te rejoins à l'immeuble de nos unités-refuges.
Parvenu dans sa chambre, le Terrien se déshabilla et s'installa dans le bloc sanitaire. Il avait beaucoup transpiré et il prit plaisir à sentir les ruisseaux d'eau qui glissaient sur son épiderme. Séché, il s'allongea sur le lit avec un soupir d'aise.
Il allait sombrer dans un doux sommeil quand un grattement à la porte le fit se redresser. Le battant pivota et Maka passa sa tête brune dans l'entrebâillement.
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— Je venais voir si tu souhaitais partager ton dîner avec moi.
Il réalisa qu'il n'avait rien absorbé depuis le matin.
— Pourquoi pas ? Prends les rations.
Le repas achevé, Maka dégrafa son blouson.
— Je sais que tu dois partir demain, murmura-t-elle. Ne veux-tu pas ? Encore une fois...
Marc l'aida à enlever son blouson, faisant jaillir deux seins ronds et fermes puis il la serra dans ses bras. Après un baiser lent de plus en plus ardent, ils basculèrent sur le lit où un tourbillon de plaisir ne tarda pas à les emporter.
De son côté, Ray avait vu Lora frapper à sa porte.
Elle entra, suivie de Anka dont les joues étaient écarlates.
— C'est ma meilleure amie, murmura Lora. Je lui ai raconté... Elle aussi voudrait connaître... Tu as été merveilleux...
L'androïde éclata d'un rire jeune, puissant, très humain.
— Entrez, mes toutes belles et je vous promets une soirée inoubliable !