Léon-Paul Fargue
dans les méandres de Paris
VADROUILLES ET TANIÈRES DE « LÉOPARD ».
En 1943, alors qu’il dîne en compagnie de Picasso au restaurant Chez le Catalan de la rue des Grands-Augustins, Léon-Paul Fargue est frappé de paraplégie. Le Parisien avéré, qui a sillonné sa ville en tous sens, est désormais cloué au lit dans l’appartement situé au-dessus du « café-navire » François-Coppée, à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue de Sèvres, où il demeure, avec son épouse, le peintre Chériane73.
Depuis la disparition du poète, le carrefour Duroc a pris le nom de place Léon-Paul-Fargue.
Le Piéton de Paris, D’après Paris, Méandres, titres de ses livres les plus fameux, demeurent à jamais attachés à la légende de la capitale où ce décrypteur du plan de Paris est né rue Coquillière, le 4 mars 1876.
Avant d’adopter le taxi et d’en être le zélateur fervent, « Léopard » – sobriquet que certains de ses familiers attribuent à ce maître confirmé du contrepet – a été un fervent usager des transports en commun. Du métro, il a dit que « […] l’usage de la voilette rendait les premières classes frémissantes d’adultères virtuels et prolongeait les intrigues de Paul Bourget » ; de la plate-forme des autobus où, de l’impériale de l’omnibus « Place Pigalle-Halle aux Vins » de jadis, Paris lui apparaissait « comme la silhouette même du Nouveau Monde, comme le lieu magique vers lequel gravitaient les collections d’idées et de toilettes ». Il rêve encore au temps où les fiacres de l’Urbaine, voitures élégantes jaunes et cannées, étaient guidés par des cochers à la redingote mastic et coiffés de haut-de-forme blanc. « Le fiacre est la vieille chaussure du souvenir. »
Féru des gares, ce sédentaire affectionne les trains en partance ; la gare Saint-Lazare et la cour du Havre, qu’il appelle la mort-aux-chevaux ; il est chez lui entre la gare du Nord et la gare de l’Est, de la Chapelle à La Villette, attaché à leurs voisinages comme un villageois à son clocher.
Ce Paris de mes souvenirs que j’ai tant arpenté, c’est lui, maintenant, qui me trotte dans l’âme, comme un chat qui rôde et s’arrête pour me regarder.
Ce natif de la rue Coquillière, où, disait-il, « je passe souvent quand je rentre tard le soir pour revoir nos vieilles fenêtres et ma triste étoile entre les cheminées qui veillent » retrouvait, non loin de là, dans les anciennes halles, ses amis de la revue Le Centaure : Henri de Régnier, Paul Valéry, André Gide, Jean de Tinan, pour des soupers nocturnes.
Enfant mis en nourrice rue Mouton-Duvernet, Léon-Paul rejoint ses parents alors locataires d’un petit appartement, au 15, puis au 22 de la rue du Colisée. Au début du siècle dernier, ils habitent un logement sans confort boulevard Saint-Martin, au-dessus de l’atelier où MM. Fargue, son père et son oncle, exercent le métier de céramiste ; on leur doit les luxuriants panneaux de végétation tropicale décorant les murs de la brasserie Lipp.
Jacques Porel, le fils de Réjane, va souvent le retrouver dans ce logis, vaste mais modeste, où sa vieille mère et son chat, les deux êtres qu’il aime le plus au monde, avoue-t-il, le consolent de la perte de son meilleur ami Charles-Louis Philippe74, l’auteur de Bubu de Montparnasse.
Il fait découvrir à son ami un Paris authentique, vivant, faubourien, celui des hauteurs de Ménilmontant, des quais du canal Saint-Martin et des rues grises cernant les gares de l’Est et du Nord. Avant de revenir dans ce quartier qu’il a tant aimé, Léon-Paul et ses parents avaient beaucoup bourlingué dans Paris. Après la rue du Colisée, après le Passy de son âge tendre, puis la rue de Dunkerque, ce fut enfin le 80, boulevard de Magenta, dont Fargue dit qu’il y serait encore si la Compagnie des Chemins de fer de l’Est ne les avait expropriés pour étendre ses emprises ferroviaires. Logés rue Château-Landon dans l’environnement de La Chapelle, « ce pays d’un merveilleux lugubre et prenant, ce paradis des paumés, des mômes de la cloche […] Éden sombre, dense et nostalgique ».
Contrairement à une légende entretenue dans la cervelle des jeunes bacheliers par des papas casaniers, La Chapelle, écrit-il, n’est ni un quartier de crimes ni un quartier de punaises. C’est un endroit charmant, et même sérieux.
Fargue traînasse parmi les canaux, les usines, les Buttes-Chaumont, le port de La Villette, écoute au loin « le bruit du métro aérien de la ligne Dauphine-Nation, pareil à une plainte de zeppelin ».
Dînant chez Drouant en compagnie de Colette, des libraires Adrienne Monnier et Sylvia Beach, de la salonnarde Marie-Louise Bousquet et du dandy Jacques Porel, il fascine la tablée par le récit de ses promenades nocturnes. Colette veut découvrir à son tour ces curiosités insolites. Alors il commande des voitures au chasseur en lui jetant son injure du moment : « Gallimarde ! des taxis ! » Fargue entraîne ses amis à Belleville, rue des Envierges, à la drôle de maison dite du « zouave opiomane », à La Villette, rue de Tanger et rue de la Charbonnière, où prospèrent les auberges d’amour, maisons d’abattage à prix fixe, pour étreintes expéditives. Enfin, les vagabondages de Fargue ne peuvent s’achever sans une immersion dans l’atmosphère humide et fumeuse de son cher canal Saint-Martin, […] glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l’âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas.
VOYAGE AUTOUR DE SA CHAMBRE.
Immobilisé, Léon-Paul Fargue parcourt inlassablement le Paris de sa mémoire. Figé sur son lit, il enchante ses visiteurs par les récits – promenades fantasmagoriques – de ses lieux favoris : Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés, la Mouffe, La Chapelle, Charonne, ou Barbès. Il peste de ne pouvoir descendre au bistrot commander son traditionnel sandwich de veau, accompagné de son quart Vichy bien chambré ; de ne plus s’asseoir chez Lipp, comme un Anglais à son club, où ne l’attendent plus ses premiers compagnons de banquette, messieurs les archivistes-paléographes, Longnon, d’Espezel et Bouteron75, « archivasses-paléogriphes », avatar préféré de Fargue pour désigner ces personnages sortis tout droit d’une pièce de Giraudoux. Il fulmine de ne pouvoir aller s’asseoir à la terrasse des Deux-Magots de son « cher Saint-Germain-des-Prés, où les ratés de l’aventure et les hurluberlus de l’An ont la chance exceptionnelle de pouvoir siroter leur verre entre un prince de l’esprit et un voyou de cinéma ».
Il ne cesse de fumer, bien qu’on lui ait interdit le tabac, sa cigarette glisse de sa main paralysée perçant les draps « brûlés comme des drapeaux valeureux ». Poètes, romanciers, artistes, Parisiennes chez qui Léon-Paul trouvait si drôle d’arriver pour dîner au moment du dessert, se pressent chaque jour autour de son lit où s’agitent, dès son réveil, une infirmière et Chériane.
Chez lui, la poésie est à fleur de peau. Il a tôt fait d’embarquer ses visiteurs sur le vaisseau de Calliope pour aborder aux rives de Villon, de Baudelaire ou de Rimbaud. La mèche noire collée sur le front, la paupière orientale, la cigarette Black-Cat jaunie au coin de la lèvre, on entend, alors, sa voix métallique et froide :
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des
anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi, dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau76.
Il rampe, dit-il, au chevet de sa vie. « Tant que la maladie sera là, avec son état-major et ses troupes d’occupation, je resterai à l’affût. » Dans sa thébaïde de patience et de méditation se glisse parfois dans sa ruelle quelque fâcheux. L’impertinent interroge :
— À partir de quand, cher Maître,
avez-vous eu le sentiment de vieillir ?
— À partir du moment où vous êtes arrivé.
Il n’y a pas d’âge, disait-il, la jeunesse, c’est la santé, la
vitalité, le talent.
En 1946, jeune écrivain de vingt-six ans, Jean Dutourd se souvient de sa visite à Léon-Paul Fargue. Désirant faire la connaissance de l’auteur du Complexe de César, premier ouvrage du futur académicien, il lui demande de passer le voir :
Posé comme une grosse idole sur son lit, raconte Dutourd, une cigarette éteinte à la bouche, les yeux à moitié fermés […] En entrant dans le petit appartement du boulevard Montparnasse, où habitait Léon-Paul, dans lequel les plus grands artistes de notre temps et les mondains les plus princiers avaient laissé comme des sortes d’effluves luxueux, j’eus le sentiment fugitif que le destin m’avait conduit dans le monde auquel j’avais envie d’appartenir sans savoir qu’il existait, qu’il était même si réussi et qu’il n’y avait rien de plus à faire pour y accéder que de prendre le métro et de descendre à la station Duroc77.
Désormais Fargue entre en mémoire comme on entre en loge, rêveries horizontales où « il tend la main aux souvenirs comme on cherche sur sa table de chevet le verre d’eau, la cigarette ou le soporifique ».
Son ami Henri Vergnolle78 aimait à rappeler le trajet de Fargue entre le hall de l’hôtel de la rue du Four, où il habitait alors, et l’urinoir central de Saint-Germain-des-Prés :
Levé à cinq heures de l’après-midi, prêt vers sept, dehors à huit, il faisait à neuf son entrée chez Lipp où il était attendu depuis six.
Après son attaque, le flâneur foudroyé dit à André Beucler :
À force de me retourner dans mes draps ou de marcher jusqu’à ce fauteuil, j’ai l’impression d’avoir traversé des villes et des villes. Mes projets ? Continuer de pêcher dans le passé.
Fargue est plus que jamais un chercheur de variations baudelairiennes,
sa mémoire, que de longs jours de maladie transforment en veilleuse de nuit, en réveille-matin, est devenue un mécanisme d’horlogerie.
Un philosophe du XIXe siècle prétendait que la jeunesse consiste à savoir oublier constamment les heures de joie enfuies. Sachons oublier sans cesse le bonheur perdu, disait Fargue, et nous arriverons à ne pas vieillir.
L’œuvre du chantre de Paris n’a pas pris une ride.