L’éducation parisienne
de Flaubert
PAR LES BOULEVARDS ET PAR LES RUES.
Gustave Flaubert, avec son habituel souci de perfection, tire de ses notes (Mœurs parisiennes) L’Éducation sentimentale. Il en rédige trois versions, inspirées de sa passion pour la belle Élisa, future épouse de Maurice Schlésinger, l’éditeur de musique en renom, entrevue sur la plage de Trouville en 1836, alors qu’il n’était qu’un lycéen de quatorze ans.
Entre 1866 et 1869, Haubert effectue de nombreux séjours à Paris, pour s’imprégner de l’atmosphère dans laquelle évoluera Frédéric Moreau, le héros de L’Éducation sentimentale. De son appartement, 42, boulevard du Temple, il va flânant dans les rues, accomplissant les périples nombreux qu’il fera parcourir à Frédéric le soupirant de Mme Arnoux, paravent littéraire derrière lequel il cache Élisa, objet de ses vœux les plus chers.
Frédéric Moreau manque d’audace. Son sentiment d’infériorité sociale, son absence de fortune, et l’omniprésence de l’encombrant Jacques Arnoux, mari versatile, le décideront, la mort dans l’âme, à s’éloigner de Paris. Il part pour Nogent-sur-Seine55 où sa mère le presse, depuis quelque temps, de venir la retrouver. Ayant déniché un parti avantageux pour lui, elle aspire à le voir établir son foyer dans la petite ville de l’Aube. Frédéric se soumet. Il s’ennuie, supporte mal la vie étroite et mesquine de province. Mme Moreau, en lui avouant qu’elle est à peu près ruinée par des investissements hasardeux, compromet les rêves de Frédéric de rentrer à Paris en conquérant.
Alors qu’il est au comble du désespoir, un notaire du Havre l’informe que son oncle Barthélémy, décédé récemment, lui a légué une rente (coquette) de 27 000 livres56.
Revigoré, pénétré de la protection de sa bonne étoile, Frédéric est prêt à conquérir Paris et le cœur de la belle Marie Arnoux. Son impatience de retrouver la grande ville, les pensées confuses qui l’assaillent dans la diligence l’emportant vers Paris, sont peut-être inspirées par les sentiments éprouvés par Flaubert, lui-même, arrivant de Croisset :
La Seine jaunâtre touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. – Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle, et le quai de Montebello, on prit le quai Napoléon (l’actuel quai aux Fleurs) ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel.
De sa chambre de la rue Hyacinte57, Frédéric, tout fringant, se rend boulevard Montmartre au siège de L’Art industriel, sorte de galerie où le mari de Mme Arnoux tient commerce d’estampes, de tableaux, de bibelots. C’est aussi le siège social de son journal d’art :
Il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrine, plus de tableaux, rien !
Alors Frédéric se lance dans une course folle à travers Paris, d’abord rue de Choiseul, au domicile des Arnoux. Ils n’y habitent plus, le remplaçant de la concierge ignore leur nouvelle adresse :
Frédéric entra dans un restaurant et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y a trois cents Arnoux mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? Pellerin devait le savoir.
Il court boulevard Poissonnière à l’atelier de son ami, il n’y est point ; rue de Fleuras, chez la maîtresse de son camarade Hussonet, mais il s’aperçoit qu’il ignore le nom de la demoiselle ; à la préfecture de police, où le bureau des renseignements est fermé jusqu’au lendemain. Dans une galerie d’art, il apprend que le sieur Arnoux a abandonné le commerce de tableaux. Harassé, il retourne chez lui, mais à peine est-il au lit, qu’il pense à une nouvelle piste. Il se lève, court rue Notre-Dame-des-Victoires dans un café où Regimbart, autre ami, a ses habitudes ; ce dernier vient d’en partir. Il se précipite place Gaillon dans le restaurant où le jeune homme déjeune chaque jour. Il attend plusieurs heures, puis le gargotier finit par avouer qu’il a confondu le patronyme de Regimbart avec un autre nom. Alors revient à l’esprit de Frédéric le nom des cafés qu’il avait entendu prononcer :
comme les mille pièces d’un feu d’artifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Bœuf-à-la-Mode, brasserie Allemande, Mère Morel ; et il se transporta dans tous successivement.
LES TRIBULATIONS
AMOUREUSES
DU JEUNE FRÉDÉRIC.
Un soir, alors que la nuit tombe, Frédéric court dans Paris. Comment sauver Arnoux de la ruine pour l’empêcher de s’esquiver avec sa femme ? Comment se dépêtrer de la jeune lorette, Rosanette, sa maîtresse ? Comment reprendre sa parole à Mme Dambreuse, la veuve aristocrate, dès lors que son héritage lui échappe ? Il tente de faire face à cette situation inextricable et vaudevillesque. Sa stratégie est lamentable, allant de l’une à l’autre et, de promesses en mensonges, il ruine la confiance de Marie Arnoux, l’espoir de la conquérir un jour s’évanouit. Il capitule et fuit Paris.
Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint.
Vers la fin de l’année 1867, Marie Arnoux, de retour à Paris, se rend chez Frédéric. Ils sont maintenant libres tous les deux. Leurs vœux vont-ils enfin connaître une fin heureuse ? Mais le temps a fait son œuvre : flétris leurs visages, éteinte leur passion. Frédéric et Marie ne peuvent que constater la ruine de leurs amours défuntes.
UN PARISIEN D’OCCASION.
Laissons aux exégètes de l’œuvre de Flaubert la tâche de décortiquer la part autobiographique de L’Éducation sentimentale. Le livre ne se résume pas seulement au récit de l’amour contrarié de Frédéric Moreau pour Marie Arnoux, ni de ses fredaines clandestines. Le roman parisien de Flaubert, peinture minutieuse d’un Paris louis-philippard, est aussi, précise-t-il, le livre des hommes de sa génération. En portant un jugement implacable sur la société de son temps, Flaubert livre un témoignage sur la vie et les mœurs de la capitale, alors que se déroulent dans les rues les journées insurrectionnelles qui mettront fin à la monarchie de juillet.
En 1869, son œuvre achevée, Flaubert quitte le boulevard du Temple pour emménager au 4, rue Murillo, dans la plaine Monceau. Parisien d’occasion, il visite assidûment ses amis Edmond et Jules de Goncourt, 43, rue Saint-Georges ; s’accorde quelques mondanités dans l’hôtel de la princesse Mathilde, 24, rue de Courcelles ; batifole chez Apollonie Sabatier (la Présidente), 4, rue Frochot ; fréquente, 21, rue de Sèvres, le salon de la belle Louise Colet, muse des romantiques, sa maîtresse ; discute, critique, conteste de sa voix tonitruante, lors des agapes bimensuelles du restaurant Magny, 3, rue Contrescarpe-Dauphine (aujourd’hui rue Mazet), avec Théophile Gautier, Ivan Tourgueniev, Ernest Renan, Sainte-Beuve, George Sand, Gavarni, Marcelin Berthelot, et d’autres.
Le séjour parisien de Flaubert s’achève ; il regagne la Normandie. Là-bas, loin des intrigues et des rumeurs de la ville, claquemuré dans sa thébaïde de Croisset, il se remet au travail, résigné à ne disposer, désormais, pour tout interlocuteur, que de l’écho de son « gueuloir ».