22

Heureusement, je n'ai pas atterri sur le nez mais sur l'épaule gauche.

Je n'ai pas cassé du bois, je ne me suis même rien cassé du tout. Dans les cris qui commençaient à fuser, j'ai effectué un magnifique roulé-boulé qui m'a envoyé dans les jambes d'un gros type en pneuma mal gonflée qui m'est tombé dessus de tout son poids.

C'est ce qui m'a fait le plus mal. Je ne sentais déjà plus la balle mortelle qui m'avait percuté le haut du dos. J'ai roulé une nouvelle fois sur ma lancée, ce qui m'a débarrassé du type en pneuma, qui a roulé à son tour en fauchant comme des quilles une bande de mystiques en orange qui agitaient des mandalas en plastique.

En roulant, style Clint Eastwood ou Steve McQueen dans leurs meilleurs jours, ma main a plongé vers mon holster. C'était juste un réflexe, parce qu'au moment même où mes doigts touchaient le bord de l'étui intérieur, mon cerveau me disait qu'on était précisément le jour où les accessoiristes étaient en grève, ou alors que le film était trop fauché pour qu'on ait prévu des accessoires de sous le manteau.

Venue de nulle part, une deuxième balle a fait éclater une dalle à cinq centimètres de ma main. Il ne fallait surtout pas que je reste immobile une seconde. J'ai encore roulé, mais je ne pouvais pas passer ma vie à ça : le vulgum pecus avait fort bien compris que j'étais l'actuel gagnant du grand concours de tir au pigeon qui se déroulait sous son œil hagard, ravi et terrorisé à la fois. Les gens se barraient de mon cortex, je me trouvais maintenant au milieu d'un cercle entièrement vide de cinq ou six mètres de diamètre. Et il allait en s'élargissant, le con.

Une troisième balle m'a rasé le cuir chevelu. Cette fois, malgré les cris, j'ai fort bien entendu la détonation. Et j'ai repéré du coin de l'œil d'où venait le canardage : pas de nulle part ni du ciel, mais du haut d'un escalator qui se trouvait dans mon dos, au bout du quai.

Le gus m'allumait au Magnum. A cette distance, pas loin de cinquante mètres, il devait sûrement se servir d'un correcteur de visée. Mais il employait des balles ordinaires, pas des frags. Ça avait déjà au moins sauvé ma main.

J'ai pu me mettre à genoux et avancer comme ça sur deux ou trois mètres, avant de pouvoir me redresser et commencer à courir. J'atteignais la barrière ondulante des gus qui couraient devant moi quand une quatrième 44 a fait éclater la boîte crânienne rasée d'une abo qui avait eu la malchance de couper ma tangente. Le corps maigre et couvert de grandes fleurs fluorescentes est resté debout le temps que je passe devant lui. La boîte crânienne contenait tout ce que ce genre de boîte contient d'habitude, de la saleté grise et collante et une flopée de sang orange vif. Les gens éclaboussés ont redoublé dans le registre cris horrifiés. J'avais été éclaboussé aussi mais je ne criais pas. Je piquais tête baissée dans la foule. Il fallait que je reste collé à mes frères humains en débandade. Le contact charnel avec les multitudes est le meilleur bouclier que je connaisse quand on ne vous snipe pas au bazooka.

Ça a marché jusqu'au moment où un connard a crié : « A terre ! A terre ! » Il avait entendu ça dans un film, et le pire, c'est que ça a marché. Tout le monde s'est aplati, je suis resté seul debout, j'ai senti plus que je n'ai entendu une nouvelle 44 me siffler à l'oreille, et ce n'était pas manière de dire.

Il y avait un passage à ma gauche. J'y ai couru. Au moment de m'y enfiler, j'ai jeté en une fraction de seconde un regard derrière moi. Sur le quai illuminé aveuglément par tous les éclairs que se renvoyait le revêtement jaune, j'ai vu courir un type et, plus loin, un autre type. Ils étaient deux à me coller, un qui tirait, un autre qui suivait pour m'achever, probable.

J'ai foncé dans le passage, vide de toute présence humaine. Au bout, il y avait une porte marquée SERVICE. J'ai eu un coup au cœur, mais elle n'était pas fermée. Je l'ai poussée, et juste au moment où je m'enfilais dans une caverne obscure, j'ai vu une silhouette se dessiner à l'autre bout du passage. J'ai refermé la porte dans mon dos. Une nouvelle 44 a fait sonner le métal. J'ai rabattu un loquet, j'ai pris une pause de neuf secondes pour inspirer-rejeter trois fois. J'avais débloqué l'araignée tic-tac. Il n'y avait qu'elle pour me tenir compagnie. Autrement, je me sentais aussi nu qu'un bébé-éprouvette qu'on vient de sortir de son bocal et qu'on s'apprête à foutre au recycleur parce qu'il a poussé de travers.

Ce n'était pas tout à fait vrai : j'étais sorti sans arme, mais sous mon Superfecto j'avais quand même gardé ma carapace en kevlar trifilé. C'est elle qui m'avait sauvé de la première balle. Péchiney-Ugine-Kuhlmann, alléluia ! Par-devant, la carapace me couvre jusqu'aux joyeuses. Mais derrière, elle ne va pas plus bas que la ceinture. Et comme on n'arrive jamais à courir plus vite que les balles, je pouvais toujours en stopper une dans les lombaires. Ou n'importe où ailleurs que dans ce petit rectangle ridicule. Une bastos, ça fait mal partout. Une 44, ça vous immobilise où que ça vous touche.

J'ai continué à tâtons, je me cognais dans des trucs métalliques qui pendaient du plafond, je me suis bugné le menton dans quelque chose qui ressemblait à une roue dentée, je me suis écorché la paume sur un machin pointu. Je devais être dans la salle de torture des employés du Jaune. Il fallait que je me tire de là presto.

J'ai finalement repéré un rai de lumière passant sous une porte. Elle était en bois. Derrière, ça causait. La porte était fermée, j'ai frappé, j'ai cogné du poing sur le battant. Ça a arrêté de causer, mais on ne m'a pas ouvert pour autant. On a seulement ouvert quand la porte métallique que j'avais bloquée a sauté en faisant un vacarme éprouvant pour les nerfs. Mes poursuivants mettaient le paquet.

– Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce qui se passe ? a bredouillé une binette effarée.

Je ne me suis pas attardé à répondre, j'ai bousculé un type en vareuse jaune, j'ai slalomé entre des tables et des bureaux, je suis sorti du local par une autre porte.

J'étais à nouveau sur un quai. C'était une ligne secondaire, il n'y avait pas énormément de peuple. J'avais quand même l'impression que tout le monde me regardait. J'ai couru. Une autre balle a couru après moi, mais elle est passée au moins à un mètre sur ma gauche. Le canardeur était un vrai manche, ou alors il s'énervait, il perdait ses moyens.

J'ai encore tourné à droite. Je me suis trouvé sur une rampe mobile qui allait dans le mauvais sens. J'ai couru à contresens. J'allais aussi vite qu'un escargot centenaire et goutteux. Un type qui portait une grande caisse de boîtes de boisson m'est arrivé en plein dessus. La caisse a volé, les boîtes se sont éparpillées dans tous les sens. Je tricotais. Il y a eu une détonation et un cri, mon courseur avait dû une fois de plus aligner un innocent, mais personne ne l'est. Je suis enfin arrivé au bout de la rampe. Mes jambes me faisaient mal. J'avais débouché sur un autre quai, un grand, bourré de monde. J'ai commencé à donner du coude dans la foule. Un haut-parleur s'est mis à gerber :

« ATTENTION ! ATTENTION ! ANNONCE PRIORITAIRE... TOUS LES COULOIRS DE LA STATION MELINA-MERCOURI DOIVENT ÊTRE DÉGAGÉS UNE POURSUITE DE CLASSE A EST EN COURS. DANGER ! DANGER ! » L'annonce a été répétée deux fois. Je n'aurais jamais pensé que ça irait jusque-là. Maintenant c'était officiel. J'étais une bête puante à éliminer.

J'ai continué à courir, on s'écartait de moi à vitesse + ∞, on avait bien compris que j'étais aussi dangereux qu'un paratonnerre un jour d'orage. J'ai couru. Je voyais des visages, des visages passer devant moi, striés de lignes floues, exactement comme dans une mauvaise bédé. Je crois qu'il y a eu encore un coup de Magnum. La poursuite de classe A en était à son max. Je me demandais qui O'Neil m'avait envoyé au cul, si c'étaient des gus d'une brigade spéciale, ou des types à lui. Mes poursuivants restaient pour moi de vagues silhouettes. Et je n'avais pas le temps de me retourner.

Je suis arrivé au bout du quai au moment où une rame y entrait, arrivant derrière moi contre la bordure où je trissais. A dix mètres, il y avait l'ouverture du tunnel, toute noire. J'allais y arriver quand j'ai été subitement englué dans une laque marron. Je n'y voyais plus rien. Un immense sourire marron s'est ouvert au milieu du nuage de glu. Une voix m'a crié aux oreilles : Collodent, collodent LOCTITE, le ciment au cyanocrylate qui bouche instantanément toutes vos caries !

J'ai battu des bras, ma main droite a fini par attraper un petit œuf lisse qui s'est débattu un moment en criant d'une voix geignarde :

– Lâche-moi ! Lâche-moi ! Tu n'as pas le droit ! Je suis protégé par l'arrêté 34.568 B sur la publicité mobile dans les lieux publics...

Et autres conneries.

J'ai poussé au hasard des boutons à la surface de l'objet, il a cessé de se trémousser, il s'est tu, et la projection tridi s'est évanouie.

J'étais à cinquante centimètres du bord du quai, devant le museau pointu du Jaune à l'arrêt. Je me suis glissé sur l'étroite bordure, pas plus de trente centimètres, qui continue le quai à l'intérieur du tunnel. J'avançais en crabe, les deux mains plaquées sur le revêtement rugueux de la paroi. Le Jaune a démarré derrière moi. Je me suis arrêté, j'ai collé ma joue sur le mur. Tout a tremblé, un immeuble de deux cents étages m'est tombé sur le crâne et cent tonnes de gravats me sont rentrées dans les tympans. Je me sentais épinglé au mur avec la lumière jaune des fenêtres qui me courait dans le dos, un effet classique au cinéma que Chaplin avait trouvé dès l'Opinion publique.

J'ai repris mon avance une fois que la rame m'a eu dépassé. Le tunnel n'était pas tout à fait obscur, il y avait quelques photones verts sous la voûte, tous les deux cents mètres peut-être. Mais ils ne rayonnaient qu'une lueur glauque de film d'épouvante style Hammer. 10 heures 27, me disait l'araignée tic-tac. Je ne lui demandais rien. L'heure, ça change tout le temps, alors qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Je pensais à Jos, à Jos, à Jos, claquemurée chez elle. Et si mes poursuivants avaient lâché ? Je me suis retourné, j'ai vu les deux silhouettes en ombre chinoise remuer comme des amibes dans la perspective atrophiée du tunnel. C'étaient de vrais pros.

L'endroit devenait humide, gluant, mon pied a dû déraper deux ou trois fois sur le rebord. Mais seulement un pied, pas les deux. J'ai espéré un moment que les pieds des courseurs déraperaient aussi, mais quand je suis arrivé à un croisement, ils étaient toujours là, même s'ils ne me semblaient pas avoir gagné du terrain. De vrais pros.

J'ai repéré un sas dans la paroi. Les signes cabalistiques peints sur le couvercle de fer rouillé indiquaient qu'il s'agissait du chemin des égouts. J'ai commencé à descendre en tâtant prudemment du bout de mes texanes chaque barreau de l'échelle qui plongeait vers les enfers métropolitains. Lorsqu'il n'y a plus eu que ma tête à dépasser, j'ai voulu rabattre le sas sur moi. Mais il était trop lourd, mes doigts n'avaient aucune prise. Et le premier des traqueurs apparaissait à l'embranchement. J'ai gueulé :

– Vous m'aurez pas, sacs à merde ! Vous faites perdre de l'argent à l'Etat. Vous serez même pas bons pour la Banque !

C'était d'un niveau moins que moyen, mais il fallait bien que je me défoule, pour faire baisser la trouille d'un cran. J'aurais aussi aimé entendre leur voix, à ces crevures. Mais personne ne m'a répondu.

Je me suis remis à descendre dare-dare, en guettant au-dessus de ma tête le cercle verdâtre du sas qui rétrécissait, qui rétrécissait, mais trop lentement à mon goût : je m'attendais à tout moment à voir s'y détacher une tête, et surtout un bras, qui me laisserait délicatement tomber sur l'occiput une grenade au phosphore ou un machin à billes.

Quand même, au bout de vingt kilomètres, ou alors c'était moins, j'ai senti mes texanes s'enfoncer dans un sol scrafouilleux. J'étais cette fois dans une obscurité totale. Bras en avant, en tâtant la bouillasse de la pointe de mes bottes, je suis bravement allé à la rencontre de l'obscurité. Je m'attendais à tout moment à tomber dans une fosse à merde, dans un piège vietnamien avec des pointes, dans n'importe quoi. Des gouttelettes de je ne sais pas quoi, et ça valait mieux, me ruisselaient sur la gueule, et des bruits bizarres résonnaient dans ce cloaque plein d'échos, des bruits d'eau qui coulait, des bruits de succion, des bruits de trucs mous frottant sur des trucs durs, et par là-dessus des petits couinements aigus de putes qui feignent l'orgasme. Le tout était d'un érotisme à faire se dresser un cryogéné de vingt ans, mais je n'avais pas le cœur à apprécier.

Les couinements, au moins, je savais ce que c'était : mes vieux copains les rats.

Quand j'ai entendu l'échelle de fer vibrer sous des corps en mouvement, quand j'ai vu, venant du puits, la lueur blanche d'une torche voltiger sur le sol, je n'ai plus hésité à reprendre mon exploration, surtout que les connards du haut, grâce à leur lumière, venaient de m'éclairer un morceau de décor : un vaste souterrain de section rectangulaire qui se perdait dans la nuit, et à trois mètres ou trois mètres cinquante sur ma gauche, un grand fleuve de boue qui coulait lentement, charriant des épaves. Les rats grouillaient mais, à ma surprise, ils se sont écartés quand j'ai commencé à m'avancer droit sur eux, au lieu de me sauter à la gorge pour me déchiqueter et me vider de mon sang. Parfois mes bottes heurtaient une masse vive et souple qui fuyait avec un cri aigu. Je voyais par terre des yeux qui brillaient, qui clignaient, des yeux toujours en mouvement, comme des scintillations électroniques qui auraient tracé un chemin labyrinthique devant moi, un de ces jeux idiots qu'on trouve dans les Espaces Ludiques.

Mais je n'étais pas en train de jouer. 10 h 36, indiquait l'araignée. Est-ce que le temps passait à toute allure ? Est-ce qu'il patinait dans la colle ? J'avais l'impression que c'étaient les deux choses à la fois. Aucune des deux ne m'arrangeait. Je bénéficiais de la lueur de la torche, qui dansait loin dans mon dos et dont le rayon à bout de force venait parfois effleurer les masses rocheuses en surplomb et les poutrelles ou les canalisations effondrées qui commençaient à dresser une autre sorte de labyrinthe devant mes pas.

Je me disais que j'avais au moins un avantage : mes yeux s'étaient habitués à la pénombre, alors que pour mes pisteurs la luminosité de la torche, qui affaiblissait leur acuité nocturne, rendait forcément impénétrables les fonds obscurs. Il fallait en conséquence que je colle aux irrégularités de la paroi. Le friselis orange des yeux des rats m'y aidait. Mais les bestioles devenaient quand même de plus en plus familières. Elles commençaient à me grimper sur les jambes, je devais les en chasser du plat de la main. C'était désagréable, mais pas autant que sentir sous ma paume tous les monstres qui grouillaient sur la paroi et dans ses anfractuosités. Scolopendres, araignées, crapauds, et encore je n'évoque que les animaux répertoriés dans la zoologie classique.

Quand une chose volante a battu des ailes devant ma figure, je n'ai pu m'empêcher de lâcher un faible cri. Ça a suffi pour que la torche se plante dans mon dos et qu'une 44 miaule dans le corridor avant d'aller percuter un obstacle métallique qui a sonné sous le choc, puis a renvoyé le projectile qui a sifflé dans la nuit en revenant vers moi. Les ricochets font encore de plus sales blessures que les coups d'estoc, mais quand on en meurt franco, c'est pareil.

Tout de suite après le coup de 44, un éclair rubis est passé à deux mètres sur ma gauche pour aller s'écraser sur un panneau rouillé portant l'inscription BLOQUEZ VOTRE SÉCURITÉ, surchargée du commentaire manuscrit Ça vaut mieux !

J'avais déjà regagné la nuit et la torche m'avait perdu. J'ai entendu chuchoter :

– Merde ! Où il est passé, ce con ?

Le con était en train de ramper dans un boyau qu'il avait opportunément découvert dans la paroi – c'est-à-dire qu'en voulant s'y appuyer il avait gracieusement piqué du nez dans un tapis de vase qui avait à la fois amorti le choc et le bruit.

En rampant sur les mains et les genoux dans la gadoue innommable dont l'odeur se glissait pernicieusement à travers mes filtres UNIVOX – PETITS BATEAUX tri-absorbants-mon cul, je me disais que le con avait encore découvert deux détails supplémentaires sur ses traqueurs. Premio, l'un d'eux avait enfin ouvert sa gueule, ce qui voulait peut-être dire qu'il n'était pas si pro que ça. Deuxio, le second traqueur, qui jusque-là s'était tenu en retrait de son complice, avait décidé de lâcher sa purée, me renseignant du même orgasme sur ses batteries couillardes : un laser de poing, sans doute un I.T.T. 34, une arme de frimeur, en qui je n'ai jamais eu confiance et qui s'épuise vite, même si elle peut vous rôtir le dos.

Au bout de cinquante mètres, la canalisation où je m'étais enfilé s'est élargie, passant du collecteur secondaire au collecteur principal. J'ai pu me redresser, lourd de merde, et accélérer le mouvement. Il était temps : à l'autre extrémité du cylindre où l'écho avait dû malgré tout cafter ma tangente, la torche irisait les bulles. Je profitais toujours indirectement de ces lointaines illuminations. Sans elles, il y a longtemps que je me serais pété la gueule pour de bon. J'aurais presque pu leur dire merci, aux nervis d'O'Neil...

Mais presque seulement. Ils me collaient toujours, et je savais bien qu'ils me colleraient jusqu'à ce qu'ils aient ma peau, ou moi la leur, encore que je ne voyais toujours pas très bien comment.

10 h 43, tictaquait l'araignée tic-tac. Elle me donnait aussi des indications sur ma pression sanguine, ma respiration, ma production d'adrénaline, mes battements de cœur (86), elle me disait en outre que mon cerveau chauffait tellement que si ça continuait mon liquide céphalo-rachidien se mettrait à bouillir et que de la fumée jaillirait par mes yeux et mes oreilles.

Je suis sorti du collecteur en même temps qu'une balle et une vingtaine de rats. Que faisait Jos ? J'étais à nouveau sous une voûte immense et craquelée, avec des tas de conduits qui fuyaient avec un débit variable. J'avais retrouvé le grand fleuve de boue qui coulait entre ses berges de béton. Je voyais très bien le décor parce que, catastrophe, des rampes au sodium en activité se cramponnaient comme des morpions aux murs suintants. Je me suis débarrassé par un shuto à tuer un éléphant d'un rat qui était en train de mordre ma cuisse et j'ai piqué un cent mètres qui a fait du rab. Derrière moi, ça n'a pas tardé à courir aussi. Une seule paire de jambes. Encore un truc que je venais de saisir : le type au Magnum était toujours nettement en avant du type au laser, soit que ce dernier eût moins de souffle, soit qu'il fût le chef de la bande et ne tînt pas à se mouiller plus que nécessaire. Une vieille histoire me revenait. Une histoire de vieux bouquin que je n'avais évidemment pas lue, mais dont j'avais dû voir une adaptation tridi – l'histoire de ce type, Horace, qui se défait successivement de ses trois poursuivants, les frères Curiace, ou quelque chose comme ça, parce qu'ils ne courent pas à la même vitesse. Il y avait eu aussi un film de Cornell Wilde sur le même sujet, sauf que ça ne se passait pas dans l'Antiquité mais en Afrique, The Naked Prey.

Si je voulais m'en sortir, et je le voulais, je devais d'abord me faire le gus au 44. Je courais en zigzaguant entre les rats piaillant et la forêt noire des canalisations dressées ou tordues qui ne piaillaient pas, et lui courait derrière moi. Mais nous avions beau courir tous les deux, je n'arrivais pas à saisir le karma du futur heureux qui m'aurait débarrassé du traqueur. J'ai encore essuyé deux balles avec ma grande serviette à carreaux, et j'ai escaladé une passerelle penchée jetée au-dessus du fleuve de boue.

La passerelle était non seulement penchée, mais en plus elle branlait comme un taulard à son douzième mois de privation sensorielle. Les rats ne m'avaient pas suivi, pas fous, mais je devais avancer sur des bouts de ferraille traîtres qui ne raccordaient jamais, pire qu'un Godard, et se dérobaient une fois sur trois sous mes texanes enrobées de leur enduit gluant et dérapant. Il fallait que je me retienne des deux mains aux montants bringuebalants de la passerelle, lesquels étaient rendus glissants par les grappes de bestioles à la fois noires et brillantes qui y adhéraient, un croisement contre nature de sangsues et de limaces. Lorsque la passerelle a commencé à gigoter aussi fort qu'un pont de singe garni d'un bataillon de mammifères du même genre, j'ai compris que le premier Curiace tâtait de la traversée. Une 44 a réveillé des tas d'échos qui ne demandaient qu'à poursuivre peinards leur somme, et des blocs se sont écroulés de la voûte en plein sur la passerelle, quelque part devant moi. Je n'avais même pas entendu miauler la balle, c'est dingue ce que l'autre con pouvait balancer comme plomb pour que dalle, mais le pont a brutalement fléchi, et j'ai failli passer entre les longerons disjoints. J'avais une jambe dans le vide, une autre coincée entre deux barres, et je me retenais à un câble aussi nerveux qu'un serpent. La chute m'avait fait faire volte-face. Derrière moi, mais maintenant c'était devant, je voyais Curiace qui se pointait. Il était à moins de dix mètres. Il se marrait. Sous la nappe orange du sodium, son visage carré et sans signe particulier avait l'air d'être sculpté dans de la soupe à la courge bien épaisse. Je ne le connaissais pas, je ne l'avais jamais vu. Le canon de son Magnum était ouvert sur moi, un petit trou bien rond, bien noir.

J'ai réussi à dégager ma jambe coincée et à hisser la seconde au même niveau. Le serpent vibrait toujours entre mes mains. Le type n'était plus qu'à huit mètres, il se marrait toujours. Je me suis retourné. Le pont n'avait pas seulement fléchi, il avait carrément été coupé en deux sur une longueur de deux mètres par l'éboulement rocheux. J'ai encore regardé le type, il se marrait toujours, il était à cinq mètres. Le canon de son Magnum allait bientôt se marrer à son tour, mais j'avais dans l'idée que je ne l'entendrais pas rigoler longtemps.

– T'as fini de nous faire cavaler, pue-du-cul ! a lancé la face de courge sans cesser de se marrer.

– Adrénaline ! Adrénaline ! gueulait l'araignée tic-tac.

C'était comme si quelqu'un dans ma tête disait : A l'aide, Aline ! A l'aide, Aline ! Mais Aline n'était pas là, et d'ailleurs je ne connais pas d'Aline.

Le type était à trois mètres, il s'est arrêté, je savais qu'il n'irait pas plus loin. J'entendais toujours A l'aide, Aline ! J'ai pensé que j'étais devenu fou, mais face-de-courge a dû entendre aussi parce qu'il a brusquement cessé de me fixer pour regarder le fleuve de boue entre ses pieds. J'ai fait pareil. Sur le fleuve de boue, une espèce de barque large et plate remontait le courant, manœuvrée par une équipe d'une douzaine de fantômes tout gris qui ramaient. A la proue, un fantôme debout criait en cadence A l'aide, Aline ! A l'aide, Aline ! Ou plutôt, il criait :

– Hooooo ! Hisse ! Hoooo ! Hisse !

Face-de-courge ne se marrait plus, il en était bouche bée, comme on dit probablement dans les bouquins. J'ai plongé ma main dans la poche de mon Superfecto, j'ai balancé l'œuf à la gueule du type qui ne se marrait plus. Il a disparu dans la laque marron, entre les lèvres de la grande bouche. Collodent, collodent LOCTITE, le ciment au cyanocrylate qui bouche instantanément toutes vos caries ! bramait l'œuf qui avait retrouvé toute sa force de frappe. La passerelle dansait, le bras armé du Magnum est sorti de la purée au cyanocrylate, mais cette fois j'étais assez près pour l'alpaguer, le tordre, récupérer l'arme, sortir face-de-courge de la projection tridi et le faire basculer par-dessus la rambarde. Il a crié. J'ai failli le suivre, une section de barreaux pourris venait de céder sous le poids de son corps. Mais j'ai pu me raccrocher d'une main au câble serpentiforme qui m'a vilainement entaillé la paume. De l'autre main je tenais son 44, un colt Magnum Cobra à sept coups, équipé, comme je l'avais pensé, d'un œilleton correcteur de tir. Il y avait une dizaine de mètres, ou peut-être un peu moins, entre la passerelle et la surface du fleuve de boue. En tombant, le type n'a pas cessé de gueuler. Dans la barque, les rameurs fantômes ont cessé de ramer et le barreur fantôme a cessé de crier « HOOOO ! HISSE ! » Quand face-de-courge a touché le fleuve et que le fleuve s'est ouvert pour l'engloutir dans une floraison instantanée de bulles phosphorescentes, l'équipage a poussé avec ensemble un hurlement triomphaliste, et tous les marins m'ont applaudi en frappant mollement les unes contre les autres leurs grosses mains moulées dans la boue grise. 10 h 48 mn 16ʹ 29ʺ et ça continue de changer tout le temps, a minaudé l'araignée tic-tac. Là où le type venait de faire son plongeon, la boue s'est à nouveau froissée et j'ai vu un dos huileux se soulever hors de la fange, rapide comme un éclair noir. Une rangée de dents jaunes incroyablement nombreuses et incroyablement triangulaires a ricané avant de mordre la boue et de s'y fondre. Une queue a battu brièvement la surface, puis le fleuve a repris son glissement larvaire. Mais dans la lumière orange, une tache marron aux rebords flous est apparue. L'équipage fantôme a poussé un nouveau hurlement prolongé, et les applaudissements ont redoublé. Venu de quelque part sur la berge dont je venais, mais nettement plus en aval, un trait rubis a fusé vers moi, m'a dépassé, s'est perdu dans la voûte. Je me suis aplati sur la passerelle qui tanguait toujours, ou alors elle roulait, ou elle faisait les deux à la fois. Une autre décharge laser est arrivée sur moi, mais elle s'est écrasée sur une poutrelle dans un crépitement d'étincelles rouges. Entre les montants, j'ai pu repérer mon second Curiace qui se glissait derrière une haie de conteneurs à ordures renversés. J'ai tiré. Je n'avais aucune chance de l'atteindre, mais je voulais l'arrêter dans sa progression avant qu'il soit trop près de moi : je ne pouvais plus traverser le fleuve, il fallait que je me démerde pour revenir sur la berge dont j'étais parti sans me faire cautériser la moelle. Derrière les cylindres rouillés, le mouvement s'est arrêté. Ça ne me suffisait pas. Il fallait que mon Curiace recule, qu'il se barre, qu'il calte, vite fait. Jos m'attendait, elle attendait un signe de moi, un signe de vie. J'ai commencé à ramper le long de la passerelle.

En dessous de moi, le fleuve de boue roulait paisiblement. Les dents de la mer, ou l'incroyable alligator, ou je ne sais quoi qui avait bouffe face-de-courge était allé digérer dans son cloaque, et la barque fantôme s'était perdue dans les profondeurs. Je rampais. Une autre décharge m'est passée au-dessus de la tête, mais j'ai eu l'impression qu'elle venait de plus loin. Le type avait peut-être reculé pour se choisir un meilleur poste de tir, ou alors il se barrait vraiment parce qu'il s'était rendu compte que la partie de chasse changeait d'angle – mais ça je n'y croyais pas trop. Mon Curiace était peut-être en communication avec son patron, qui lui disait au creux de l'oreille : Vas-y mon gars, encore un effort avant la victoire finale, tu tiens le bon bout, tu vas l'avoir, ce minable.

Son patron, c'était peut-être O'Neil, et le minable à avoir, c'était moi. Mais je ne me laisserais pas avoir, et j'enculerais O'Neil. Enfin, c'est ce que je me disais pendant que je rampais, en serrant les dents pour ne pas laisser à ma langue l'occasion de bondir hors de mon palais pour aller nourrir les créatures ordurophages tapies dans le fleuve.

Je n'étais plus qu'à cinq ou six mètres du bord. J'en ai profité pour ouvrir le colt. Le barillet contenait trois cartouches brûlées et quatre bonnes. C'était mieux que j'espérais. Face-de-courge avait rechargé peu avant de faire le grand saut. Mais il fallait quand même que j'économise. J'ai glissé le colt dans mon holster intégré. Mes mains étaient brûlantes. Mes deux paumes étaient en charpie, si ça se trouve ma ligne de chance et ma ligne de vie avaient déserté de conserve mon karma. Heureusement que je n'y crois pas, surtout quand ça m'arrange de ne pas y croire. 11 heures ! a claironné l'araignée.

Il y avait du mouvement du côté des conteneurs, j'ai vu une boule brillante dessiner un arc de cercle dans ma direction. J'ai fermé les yeux en pensant « ça y est ». Mais la grenade a manqué le pont, elle est tombée dans la boue où elle a explosé avec un bruit de pet foireux et des projections similaires.

Là-bas, la silhouette remuait des gambettes. Pas de doute, le type foutait son camp. Non seulement il était manche, mais en plus il jetait le gant. J'ai détaché les miens, de gants, de la boucle du Superfecto, et je les ai passés. Ça n'a pas fait du bien à mes paumes, mais au moins elles seraient protégées, désormais. J'aurais seulement dû y penser avant, mais avant, je n'avais pas tellement eu le temps de penser.

J'ai empoigné les câbles pendouilleurs, les gants sont en mailles de kevlar, et j'ai continué ma progression. Ce n'est qu'après avoir pris pied sur la berge que j'ai réalisé pourquoi Curiace numéro 2 avait brusquement décroché. Ce n'était pas qu'il avait eu subitement peur de moi, c'est que les quais grouillaient de rats. Il y en avait tant, maintenant, que de loin j'avais confondu le bossellement de leurs dos noirs avec la surface du quai. Les rats qui m'avaient suivi jusqu'à la passerelle étaient allés chercher leurs parents et leurs proches.

En quelques secondes, j'en ai eu dix sur les jambes, que j'ai eu du mal à convaincre de me laisser souffler. J'ai pu grimper sur un conteneur. Il a oscillé sous mon poids, c'est sans doute ce mouvement qui m'a sauvé. La langue rubis m'a effleuré l'épaule avant de plonger dans le fleuve. J'avais quand même vu d'où le coup était parti : de l'entrée d'une grosse canalisation à sec ouverte dans la paroi, environ à cinquante mètres de moi, dans le milieu de la caverne. Je distinguais même nettement la silhouette de Curiace, accroupi à l'orée de la bouche. J'ai dégainé et j'ai répondu par une 44. La silhouette s'est fondue dans la canalisation. Il ne me restait plus que trois balles.

Il fallait que j'aie ce type, peut-être même que je le fasse cracher avant de lui fermer définitivement la gueule. C'était une certitude : je l'aurais, je l'aurais, je l'aurais. Pour Jos, je devais l'avoir. Les rats piaillaient tout autour du fût où je me cramponnais, mes mains et mes jambes me brûlaient. J'ai calmé ma respiration, j'ai fermé les yeux, j'ai visualisé intensément, pendant vingt secondes, le quai vidé de ses rats entre les conteneurs et l'entrée de la canalisation. Le bruit s'est mis à monter autour de moi, glapissements rauques et piaillements suraigus. J'ai ouvert les yeux, une meute de grands chiens maigres et gris surgis de l'enfer se précipitait sur les rats.

J'ai attendu que la mêlée soit bien engagée, mais ce n'était même pas une mêlée, plutôt un tourbillon baveux d'images sombres pointillé par les éclairs des yeux et les premiers éclaboussements de sang. J'ai couru à travers les soubresauts d'échines, j'ai sauté vers l'ouverture de la canalisation qui était à un mètre cinquante du sol, je m'y suis enfilé. A l'autre bout, je voyais une vague tache verdâtre. Aucune forme humaine ne s'y silhouettait, Curiace avait pris une bonne avance. Je savais bien qu'il me tendrait un piège quelque part, mais au moins, maintenant, c'est moi qui le coursais. Et puis je comptais sur mon pot, ou bien sur le regard compatissant des entités cosmiques, la preuve : les chiens.

Je suis passé encore par des salles et des cavernes, des canalisations à sec et des tunnels d'accès, éclairés ou non. Parfois j'entendais loin devant moi l'écho des pas précipités, ou alors des glissements furtifs. Je fatiguais. Il fallait terminer vite vite. Une poursuite, quand ça dure trop longtemps, ça emmerde tout le monde, pas vrai ?

C'est à l'intérieur d'un tunnel de section carrée, complètement obscur, que la chose m'a surpris.

J'avais d'abord entendu un bruit cartilagineux sur ma droite, un bruit de mâchoires sèches et molles qui se referment sur une bouillie ligneuse... J'avais pensé à une quelconque bête des ténèbres. Mais lorsque la chose m'a frôlé et qu'un appendice visqueux est passé sur ma figure, j'ai hurlé. Une puanteur que même les filtres ne pouvaient arrêter m'environnait, une main avec de longs doigts maigres s'est posée sur mon épaule.

J'ai tiré droit devant moi. A la lueur du coup, j'ai vu comme une ombre, un grand fantôme noueux dont les bras battaient. Une plainte a fusé, genre soupir du vent sous une vieille fenêtre. Il ne me restait que deux balles. Je l'avais loupé, ou seulement blessé. Connement, j'ai crié : « Qui est là ? »

La plainte s'est modulée en une espèce de langage chuintant genre cartoon. Mon inconscient a dû penser pour moi qu'il était temps que j'arrête d'avoir les jetons pour un fantôme, parce que j'ai fait deux pas en direction de la plainte, et ma main gauche s'est refermée sur un membre variqueux et humide. La plainte est montée vers l'aigu et le fantôme a cherché à se dégager, mais je tenais bon.

– Je sais pas si tu comprends ce que je dis, mon gars, mais tu vas me sortir d'ici... Le fantôme possédait-il encore des rudiments de langage humain ? En tout cas, après bien des pas de rumba dans l'obscurité, nous avons débouché au centre d'un nœud de couloirs qu'un photone double mais borgne éclairait vicieusement, comme chez Mario Bava dans ses moments de déprime, avec des grands angles d'ombre qui louchaient vers les ouvertures des tunnels.

J'ai lâché mon guide, qui s'est aussitôt couvert les yeux de ses mains filandreuses. J'avais pensé juste en supposant que le bestiau devait être au moins en partie nyctalope. A part ça, il ressemblait à la créature des marais, en beaucoup plus fluet. Il était nu et gris, et des colonies de champignons montaient depuis ses pieds jusqu'à ses fesses. Il avait un sexe long et grêle, des mille-pattes et des cafards couraient dans toutes les crevasses de son tronc, une sorte de membrane, ou alors c'était seulement de la vase, lui faisait des embryons d'ailes sous les aisselles, il avait des stalactites sous le menton, trois fentes à la place de la bouche et des narines, des trous à la place des oreilles, et un crâne chauve tout boursouflé d'ulcérations. Il était répugnant mais sympathique, comme tous les monstres trop laids pour faire encore peur une fois qu'ils apparaissent en plein dans les projos.

Je ne savais pas s'il était né comme ça, et ici, ou si vingt ans dans les souterrains avaient suffi pour faire de lui ce mauvais Berni Wrightson puant, suintant et grouillant. Il était sous la lumière, il gémissait toujours, encore que plus sourdement, et ses mains aux doigts palmés et écartés devant ses yeux sombres noyés de sanies. Il me faisait pitié. Mais, pitié ou non, il fallait qu'il me rende encore un service.

Les six boyaux du nœud souterrain s'enfonçaient en étoile autour de moi vers d'obscures destinations. Un rat solitaire venait de sortir de l'un d'eux et se nettoyait le museau avec ses pattes de devant en me regardant par en dessous. Du tunnel ouest une grosse chauve-souris violette est sortie en zigzaguant et s'est enfoncée dans le tunnel sud-est, poursuivie par une autre chauve-souris, encore plus grosse et verte. Un serpent mou, blême et gras rampait non loin de mes pieds. Quelque part, des crapauds coassaient et des hyènes ricanaient. Ça vivait.

Mais, à l'autre bout d'un des tunnels, il y avait autre chose qui vivait : mon gros con de Curiace, qui m'attendait et avait piégé sa trappe. Quand j'ai vu la lueur de la torche miroiter et s'éteindre au fond du boyau nord, je me suis dit qu'il me prenait vraiment pour plus con que je suis. Mais je devais jouer le jeu. J'ai gueulé :

– D'accord ! J'arrive...

Et j'ai poussé la créature des bas-fonds en direction du tunnel. Les bras toujours dressés, elle s'est ébranlée vers l'orifice sombre. Ma main aux doigts écartés avait laissé une empreinte profonde dans la mousse qui tapissait le creux entre ses omoplates. Je l'ai suivie à trois pas en arrière, décalé par rapport à l'axe du tunnel.

La chose a franchi le porche, et juste comme elle franchissait le porche sa tête s'est détachée de son cou. Je l'ai vue nettement basculer en arrière, faire un tour complet et se planter toute droite dans la boue sur le moignon de cou qui restait. Le corps a continué à avancer, en se tassant un peu plus à chaque pas. Le sang artériel pulsait vers le haut et retombait en pluie sur les épaules moussues. La tête plantée à un mètre devant mes pieds a cligné des yeux et m'a regardé. Ses yeux étaient verts, avec une pupille verticale, comme celle d'un chat. La bouche s'est ouverte. La tête a essayé de parler, mais la bouche n'a produit qu'un chuintement sec : il n'y avait plus de poumons pour envoyer de l'air dans son larynx. Les yeux ont eu une nuance de regret et la bouche s'est refermée. La tête était morte. A cinq ou six mètres dans le tunnel, le corps a basculé définitivement.

Je me suis plaqué contre la paroi, juste contre l'angle du tunnel. J'ai tout de suite repéré la bobineuse magnétique grosse comme la moitié d'un ongle qui était fixée à la paroi. Je l'ai détachée, et j'ai appuyé sur la touche de rembobinage. L'autre capsule est tombée du mur d'en face pour venir s'appliquer sur la bobineuse. Le fil était si mince, quelque chose comme un centième de millimètre de diamètre, qu'il était totalement invisible. C'était un câble Nerva, comme celui de mon grappin, mais beaucoup plus étroit de section. Cette minceur alliée à sa résistance était capable de beaux miracles, par exemple couper une tête aussi facilement que du beurre. Si je n'avais pas fait avancer monsieur mousse, c'est la mienne, de tête, qui serait maintenant plantée sur le sol.

Mais dans ce cas, je n'aurais pas eu à me poser d'autres questions.

J'ai foncé dans le tunnel. Trois giclées de laser me sont passées à des distances variables de la poitrine et du ventre. L'autre s'énervait à son tour. Je suis sorti du tunnel dans une sorte de grand puits. Le milieu du puits était occupé par la cage d'un monte-charge. Le monte-charge a démarré au moment même où je surgissais du tunnel. Dans la cabine grillagée éclairée par une ampoule jaune, une grosse silhouette a tendu le bras. Un trait de feu rose est venu s'écraser sur le mur à gauche de ma tête. Il n'y a fait qu'une petite tache marron aux bords craquelés : la batterie du laser s'épuisait.

J'ai couru jusqu'au monte-charge. Il grimpait lentement, il n'était encore qu'à cinq ou six mètres du sol. Une échelle métallique montait le long de la cage. J'ai commencé l'escalade, sans écouter l'araignée tic-tac qui sentait venir la syncope. Ce que je risquais surtout, c'est que l'autre me balance une seconde grenade. Je grimpais, barreau après barreau. Mes paumes cuisaient à l'intérieur de mes gants. Je grimpais. La cabine ahanait, les poulies et les roues grinçaient effroyablement. La cabine n'allait guère plus vite que moi, mais il y avait quand même déjà une dizaine de mètres qui nous séparaient. J'étais peut-être à quinze mètres du fond du puits, dont la hauteur totale pouvait faire dans les quarante mètres. Le salopard allait m'échapper. Je suis arrivé sur une étroite plate-forme entre deux volées de barreaux. J'étais environ à mi-hauteur du puits. La cage n'allait pas tarder à atteindre le sommet, probablement un local d'entretien tout près de la surface. Une lumière brumeuse tombait de l'ouverture carrée vers laquelle la cabine se propulsait. J'y voyais un peu mieux. J'ai sorti le colt que j'avais remisé dans mon holster pendant que je grimpais, j'ai repéré une cible potable et j'ai tiré. J'avais une chance sur trois ou quatre de tomber sur la boîte contenant un commutateur indispensable. J'y suis précisément tombé : la boîte a éclaté sous l'impact, la plate-forme s'est arrêtée avec un long gémissement de protestation. Dans la cabine, une voix a crié :

– Tu vas me payer tout ça avec les intérêts, crevure !

C'était la première fois que j'entendais la voix du second Curiace. Je l'ai reconnue tout de suite. Mais je n'ai pas été vraiment surpris. J'aurais même dû mémoriser la silhouette bien avant.

Un trait de laser est venu vers moi. Il a troué mon Superfecto mais n'a pas perforé ma carapace. Son engin s'épuisait vraiment.

J'ai repris ma grimpette. L'échelle grinçait sinistrement sous mon poids. J'avais l'impression, chaque fois que j'empoignais un barreau, qu'il allait céder sous ma traction et que je tomberais trente mètres plus bas, avec moins de grâce qu'une feuille morte. J'ai fait la connerie de regarder entre mes pieds. Il m'a semblé que j'étais à mille mètres, sur une construction en allumettes dont la base tanguait. Au pied de la cage, quelques chiens maigres et gris, du genre de ceux qui avaient assailli les rats, étaient assis et me regardaient en tirant des langues grandes comme ça. J'ai fermé les yeux, je les ai rouverts, j'ai repris l'escalade.

Je n'étais plus qu'à cinq mètres de la plate-forme immobilisée. J'ai vu une grosse jambe apparaître sous le plateau, puis une autre, puis un corps massif se glisser entre les montants croisillonnés de la cage. Curiace venait à ma rencontre, pour faire ça à la loyale, comme au cinoche, les yeux dans les yeux.

J'ai abandonné l'échelle latéralement. La face interne de la cage comportait une série de linteaux horizontaux sur lesquels il était possible de prendre pied. C'est ce que j'ai fait, en me retenant aux croisillons. De l'autre côté de la cage, Curiace descendait lentement vers moi. J'entendais son souffle, rauque et précipité. Il en imposait encore, le bonhomme, mais la grande forme d'antan l'avait quitté. Je me suis accroupi sur un linteau. Le gouffre intérieur de la cage m'appelait. Tout en bas, des trucs pointus s'étiraient vers moi. Je savais que si je pensais trop fortement je vais tomber, je tomberais. Mais avec cette structure en allumettes qui oscillait de plus en plus fort, c'était difficile de penser à autre chose, et l'araignée avait beau m'arroser le bulbe rachidien d'ondes lénifiantes, une partie de mon cerveau était déjà en train de tomber, comme une gueuse de plomb qui m'aurait entraîné à sa suite.

De l'autre côté de la cage, mon adversaire allait arriver à ma hauteur. J'ai respiré un bon coup, et j'ai fait les deux trucs auxquels j'avais pensé. Le second truc était de tourner le barillet du colt de plusieurs crans, pour éloigner du percuteur la chambre où se trouvait ma dernière balle. J'espérais que le gros Curiace ne se serait aperçu de rien. Dans la pénombre, et grâce à la prudence éléphantesque avec laquelle il se déplaçait sur les linteaux, c'était peu probable.

Je me suis relevé, j'ai fait deux pas jusqu'à l'échelle où je me suis retenu de la main droite. Et j'ai braqué de la main gauche la sombre silhouette de Curiace. Il était à moins de trois mètres de moi, j'ai vu qu'il me braquait lui aussi avec le boîtier de son laser à la con.

Nous avons tiré en même temps. Le faible rayon rose pâle a fait des étincelles sur ma carapace sans me faire le moindre mal. Le percuteur du colt a frappé une amorce déjà brûlée. Nous avons crié : « Chiottes ! » en même temps. J'ai réarmé et j'ai appuyé encore une fois sur la détente. Le traqueur s'est mis à rire. Il a balancé son boîtier inutile dans le puits, et il a recommencé à avancer vers moi, en glissant ses pieds à la surface bosselée du linteau qui n'avait pas plus d'une quinzaine de centimètres de largeur. Il m'a lancé :

– Plus de foutre, hein ! Mais t'en auras plus besoin. Tu as fini de faire le mariole. Je t'avais bien prévenu...

Je n'ai rien répondu. Ma main droite était serrée sur le montant de l'échelle, ma main gauche était serrée sur la crosse du colt. Mon seul souci était de ne pas faire le plongeon avant lui. Il n'était plus qu'à deux mètres de moi. Il ricanait encore, conscient de sa force. Et puis d'un seul coup il a cessé de ricaner. Sa grosse figure bouffie n'a même pas eu le temps de se modeler en une expression de surprise. Son corps a fait un arc de cercle parfait et il est tombé droit dans la cage, la tête la première. Ses deux pieds, tranchés net à la hauteur des chevilles par le câble Nerva que j'avais tendu entre un des montants de la cage et une barre qui dépassait vers l'intérieur, étaient restés à plat sur le linteau, avec un peu de sang qui pissait par-dessus le bord des godasses.

J'aurais pu dire : Tel est pris qui croyait prendre, mais je l'ai seulement pensé. Au fond du puits, le corps s'est écrasé avec un gros WHOUF... Il n'avait pas poussé un seul cri pendant toute sa chute. Chapeau. Midi, l'heure de la pause casse-croûte ! a gueulé au fond de ma tête l'araignée tic-tac. J'ai regardé vers le bas, les chiens s'approchaient en grondant de la masse empalée sur les longerons.

J'ai fermé les yeux. Avant que je bouge à nouveau et que je reprenne l'escalade vers l'air libre, il fallait que je me tape un sérieux exercice de décontraction.

Mais avant, j'ai quand même prononcé à voix haute :

– Salut, Alec.

Dans le temps, il m'avait manifesté beaucoup d'amitié. Ça valait bien une oraison funèbre. Celle-là était un peu courte, mais sincèrement, je n'avais rien trouvé d'autre.

23

Jos est couchée en arc de cercle exactement au milieu de son espapt vide.

Elle est couchée en arc de cercle, sur le flanc droit, les genoux pliés remontés vers l'estomac, les bras arrondis vers ses jambes. Ses yeux sont grand ouverts. Dans la lumière très blanche et très crue qui tombe du plafond blanc de l'espapt et arrose le quadrilatère blanc et entièrement nu, le bleu de ses yeux a viré au gris transparent. Dans le gris transparent de son iris gauche, la tache paraît presque noire, on dirait qu'elle s'est agrandie, elle flotte comme un atoll maléfique contre la pupille immobile.

Sa bouche est légèrement entrouverte, entre ses lèvres roses les incisives qui se chevauchent brillent faiblement. Son visage est paisible, absent. Nulle frayeur ne s'y dessine, il semble seulement que Jos se repose, il semble seulement qu'elle est un peu lasse et qu'elle s'est laissée tomber sur la moquette blanche, mais qu'elle va se relever bientôt.

Seulement elle ne se relèvera pas. Elle n'a pas de blessure apparente. Mais elle est morte. Jos est morte. Elle a eu droit à une mort propre, une mort pas douloureuse, une mort qu'elle n'a même pas vu venir, une piqûre, et hop.

Jos est morte.

Je l'ai trouvée là, comme ça, dans cette position, en entrant dans son espapt. La porte était ouverte, j'ai tout de suite compris, avant même de voir le corps.

J'étais revenu aux CENT ROSES en cybertaxi, après être remonté du puits où j'avais laissé Alec Gourilevicz. J'avais fait passer le cyber par la transaxiale 12, pour aller le plus vite possible. Personne ne m'avait tiré dessus, personne n'avait cherché à m'intercepter. Je ne comprenais pas pourquoi. Mais j'avais eu beau aller vite, le plus vite possible, je n'étais quand même pas allé assez vite.

Jos était morte, un autre furet l'avait eue. O'Neil m'avait menti sur toute la ligne. Jos était morte, malgré mes recommandations elle avait ouvert sa porte, ou alors celui qui l'avait eue l'avait forcée, aucune fermeture électronique ne résiste quand on possède le code approprié.

L'espapt de Jos était entièrement vide sous la lumière blanche. Sans doute avait-elle décidé de changer une fois de plus l'aménagement intérieur. Mais elle n'en avait pas eu le temps.

Elle était couchée en arc de cercle, sur le flanc droit, les genoux remontés vers l'estomac, les bras alanguis vers ses jambes, dans un mouvement natatoire. Son visage était reposé, absent, mais ses yeux n'étaient plus bleus, ils étaient gris, gris et fixes sous la marée blanche du plafond. Et dans son iris gauche la tache grise était devenue presque noire, avec des bords déchiquetés, comme un cancer en pleine métastase.

Entre ses lèvres charnues et roses, entrouvertes, je voyais briller ses incisives irrégulières. Ses mèches folles et blondes se mêlaient aux poils frisés de la moquette blanche. Elle était pieds nus, elle était vêtue de sa veste serrée et de son pantalon ample, bleu foncé. Sous la veste elle portait un ras-le-cou saumon. La chaîne en or était à moitié cachée sous le ras-le-cou. Près de sa main gauche, le petit briquet en forme d'éléphant était tombé, il était presque entièrement dissimulé dans les poils de la moquette. Autour de la première phalange de la même main, le serpent Ourobouros se mordait la queue.

Jos n'avait pas de blessure visible. Au moins elle était morte proprement, peut-être sans s'apercevoir qu'elle mourait, qu'on la tuait. Celui qui avait fait le travail s'était servi de pan-strychno, ou d'une cardiotoxine encore plus rapide, injectée par piqûre directe, ou par projection d'une balle en glace de méthane, ou d'une microfléchette.

Mais ça n'avait pas d'importance. Jos était morte. Elle était morte, et morte, elle ressemblait de manière plus frappante que jamais à Jean Seberg. Jean Seberg avait été retrouvée morte dans sa voiture. C'était en 1981, je crois. Ou peut-être en 1980, je ne sais plus. Elle était morte d'une overdose de quelque chose. On avait aussi suspecté la C.I.A., à cause de ses sympathies pour les mouvements extrémistes noirs et arabes de l'époque. Allez savoir. Elle était morte seule, après avoir sans doute beaucoup traîné dans les rues. On l'avait retrouvée dans le coffre de sa voiture et on avait dit... Je ne sais plus ce qu'on avait dit.

Marilyn aussi avait été retrouvée morte. C'était le matin du 6 août 1962, dans son hacienda de Los Angeles. Elle s'était suicidée aux barbituriques, alors qu'elle tournait un film avec Cukor, Something's Got To Give, « Quelque chose va arriver ». Et cette chose horrible était arrivée : elle était morte, à 36 ans, elle s'était suicidée, seule, seule, après avoir sans doute passé la nuit à téléphoner, à téléphoner à des gens qui n'étaient pas là, ou qui ne pouvaient rien pour elle, ou qui ne voulaient rien faire pour elle.

Mais il était possible aussi qu'elle ait été exécutée par la C.I.A., à cause de sa liaison avec Kennedy, et des secrets d'Etat qu'il lui glissait sur l'oreiller, pour ne pas être seul avec ses conneries de secrets d'Etat. Mais qu'est-ce que ça peut bien faire ? Marilyn Monroe est morte, et Jean Seberg est morte, et Jos est morte.

Jos est morte seule. On meurt toujours seul. Quand on n'est pas seul, on ne meurt pas. Si j'avais été avec Jos, ce matin, si j'étais resté avec Jos au lieu de courir au rendez-vous de Philip O'Neil et me faire piéger par Alec Gourilevicz et son sbire, Jos ne serait peut-être pas morte. Ou alors je serais mort avec elle, et ça nous aurait fait une belle jambe à tous les deux.

Mais non, j'avais voulu jouer au plus malin, et Jos était morte. Et puis je n'avais joué à rien, au fond. J'avais suivi mon conditionnement de furet, mes réflexes de furet. Je. m'en étais sorti, mais pas Jos. Jos ne pouvait pas s'en sortir. On n'échappe pas à son furet. Jamais. On n'échappe pas à un furet, à moins d'être furet soi-même. Mais pour combien de temps ?

Je m'étais agenouillé près de Jos, Jos dont le corps souple et plein dessinait un demi-cercle bleu sombre sur la moquette, Jos qui fixait le plafond de ses yeux que le bleu de la vie avait désertés, Jos qui ne m'appellerait plus au visiphone, Jos qui ne viendrait plus le soir taper à ma porte, Jos qui...

J'étais agenouillé près de Jos, et je ne savais pas quoi faire. Mais peut-être qu'il n'y avait plus rien à faire ? Peut-être qu'il n'y avait jamais rien eu à faire. Le karma de Jos s'était aligné sur sa mort, depuis qu'elle avait passé cette visite dans une cabine POLYMYCIN, depuis que Mac Steranko était venu foutre son nez dans ma vie. Ces deux événements la conduisaient à la mort, et moi je ne pouvais rien y faire, puisque j'étais à la base d'un de ces deux événements.

Cinq ans auparavant, Jos avait eu un cancer du col de l'utérus. A l'époque elle avait dix-neuf ans. Son cancer avait été soigné correctement et elle avait guéri. Je ne la connaissais évidemment pas, à ce moment-là, mais elle m'avait raconté. On lui avait latérisé l'utérus, et bien sûr elle n'aurait jamais pu avoir d'enfant. Elle m'en avait parlé plusieurs fois. Elle en parlait toujours légèrement, mais je savais bien que ça la travaillait, à voir comme elle s'absentait après m'en avoir parlé.

Mais je ne pouvais rien faire pour ça. Même son métier, je ne pouvais rien faire. Je lui disais : faire le boulot que tu fais, en ayant eu un cancer de l'utérus ! Et elle me répondait : mais qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Aller pointer ? Elle avait raison. Elle n'avait pas le choix. Moi non plus, je n'avais pas le choix. Et je n'avais pas envie, je n'ai toujours pas envie d'aller pointer, de tourner cloduc.

On ne choisit jamais. Ni sa vie, ni sa mort. Ni sa mort ? Mais moi je pouvais encore choisir quelque chose. J'étais agenouillé près du corps en arc de cercle de Jos, je me suis penché un peu plus, l'odeur de son corps, l'odeur de sa peau, l'odeur de son parfum, et l'odeur du tabac chinois a pénétré dans mes narines. J'ai respiré plusieurs fois cette odeur composite, son .odeur, son odeur encore vivante après qu'elle fut morte. Jos sent bon. J'ai toujours aimé son odeur. Une fois, au début, je lui avais dit : Tu sens bon. Qu'est-ce que c'est, ton parfum ? Du camphre ? Elle avait ri, elle avait ri ! Elle m'avait dit : Du camphre ! Pour un compliment, c'est un compliment. Tu sais ce que c'est, le camphre ? Idiot ! Mon parfum, c'est de la cannelle...

Jos se parfume à la cannelle, un parfum des îles, où elle n'est jamais allée, où elle n'ira plus. Je me souvenais bien de cette séquence, et de son rire, de son rire.

Je me suis penché encore un peu plus, et j'ai effleuré son front de mes lèvres. Sa peau était encore tiède. Après j'ai ramassé le briquet, je l'ai mis dans une de mes poches, et je me suis relevé. Jos était une virgule bleu sombre dans la lumière blanche. Je l'ai regardée encore un moment, mais ce n'était plus la Jos étendue, morte, morte, que je voyais, c'était Jos telle qu'elle m'était apparue pour la dernière fois vivante, Jos devant la porte de son espapt, les jambes jointes, les bras croisés sous sa poitrine avec son petit panier d'osier contre son flanc, Jos vêtue de sa robe rose moulante, la Jos vivante de notre dernière sortie, au zoo, l'avant-veille, il y a mille ans.

Il y a eu un bruit derrière moi, je me suis retourné, une grande femme noire était là, qui a eu un mouvement de recul et a jeté ses bras devant elle, paumes en avant. Sa bouche soulignée de garance s'est ouverte, ses yeux étaient pleins de peur. Je me suis aperçu que le colt dont le barillet ne contenait plus qu'une cartouche était toujours au bout de ma main crispée, et que j'en braquais le canon sur l'estomac de la grande fille noire. J'ai laissé retomber mon bras le long de mon corps. J'ai dit quelque chose comme :

– Ne craignez rien. Je suis un ami de Jos. Je viens d'arriver. Je l'ai trouvée comme ça.

J'ai dit quelque chose dans ce genre. Ou autre chose. Mais quelle importance ? La fille noire me fixait, la bouche toujours ouverte, les bras toujours à demi levés. Elle ne me croyait probablement pas. Je devais avoir une drôle d'allure. Je devais être couvert de boue et de vase séchée, mon pantalon était déchiré, mon Superfecto était troué et roussi à plusieurs endroits, et par-dessous .on devait voir la carapace brillante de l'insecte des mauvais jours. Et ma tête... je ne savais pas quelle tête j'avais, mais je doutais que ce fût ma tête habituelle.

Cette fille... Jos m'avait parlé d'elle, une ou deux fois. Quel était son nom ? Il fallait que je m'en souvienne. J'ai cherché. Je m'en suis souvenu : Accrassiah, oui, Accrassiah, c'était une amie de Jos, elle venait des Antilles, et elle faisait le même métier que Jos.

Je lui ai dit :

– Il ne faut pas avoir peur. Jos est morte, mais ce n'est pas moi qui l'ai tuée. C'est... c'est le Contrôle, tu comprends. Elle a été tirée au sort, aujourd'hui. Je n'ai rien pu faire. Et il faut que je m'en aille, maintenant. Tu t'appelles Accrassiah, n'est-ce pas ? Et tu es antillaise ? Tu vois, Jos m'a parlé de toi...

Maintenant, Accrassiah portait alternativement ses yeux sur moi et sur un point du sol derrière moi. C'était une grande fille, aussi grande que moi, très belle, avec un visage triangulaire et des pommettes mongoloïdes, des grands yeux sombres soulignés de vert et de rose, un nez fin et droit, des lèvres évidemment charnues que soulignait son rouge, et des dents parfaitement blanches et parfaitement régulières. Son crâne ovale était poli, et teint ou tatoué de spires blanches et bleu sombre formant un dessin rituel que je n'ai pas cherché à détailler. Elle était vêtue d'une sorte de robe, ou plutôt d'une sorte de chiton à la grecque, noué à la taille par des ceintures ou des rubans blancs et bleu sombre, comme la décoration de son crâne. Sous le chiton, elle devait être nue. Elle avait des hanches larges, mais une poitrine plutôt petite, bien que très ronde et très ferme. La pointe de ses seins faisait deux reliefs aigus sous le tissu du chiton, qui était d'un marron café, à peine plus clair que sa peau. Elle avait de longues jambes minces et était pieds nus.

Bien sûr, j'ai noté cela en un clin d'œil, sans la regarder vraiment. Quelle importance. Je lui ai encore dit :

– Il faut que tu t'occupes d'elle. Je m'en vais. Il faut que tu t'occupes d'elle. Surtout pas la Banque. Fais ce que tu veux du corps, mais surtout pas la Banque. Je payerai...

Je lui ai fait un vague signe avec ma main qui tenait le revolver et je suis parti. Je suis sorti de l'espapt sans me retourner, je suis passé tout près d'Accrassiah qui a eu un mouvement de recul quand je l'ai frôlée. Elle sentait le vétiver. J'étais sûr qu'elle s'occuperait bien de Jos.

J'ai pris l'ascenseur du couloir et je suis descendu de sept étages, ensuite j'ai pris la rampe mobile en direction de mon espapt.

La rampe mobile traverse le grand hall qui est au centre des CENT ROSES, là où il y a des boutiques, des brique-fast, des restaurants, des bistrots, un Espace Ludique, des cabines tridi. Assis devant le long comptoir en forme de serpent de l'autobar, il y avait quelqu'un que j'ai reconnu. Quelqu'un que j'avais rencontré plusieurs fois au Stand ou dans des stages. Un furet. Le furet qui venait de faire le boulot à ma place aux CENT ROSES.

J'ai pris appui sur la glissière de la rambarde, j'ai sauté à l'extérieur de la rampe et j'ai marché vers le furet.

24

J'ai contourné le bar en forme de serpent et je suis allé m'asseoir juste en face du furet, sur la banquette molle qui sinue de chaque côté du bar.

Il ne m'avait même pas vu. Il sirotait tête baissée une mixture jaune avec des bulles qu'il absorbait avec un tube de carton, ses cheveux blonds longs et raides cachant à moitié sa petite figure chafouine. J'ai fait :

– Salut, Mariaka.

Elle a levé la tête et a semblé mettre plusieurs secondes pour me reconnaître. C'était peut-être le cas : je ne fais rien pour fréquenter les autres furets. Mariaka Elkabache fait partie des seize ou dix-sept pour cent de Contrôleurs du sexe féminin. Elle est grande et osseuse et n'a jamais rien fait pour s'arranger, ni le corps, ni la gueule. Là, elle était vêtue curieusement d'un pantalon mexicain rouge vif serré en haut et évasé en bas, d'un gilet de même couleur et d'une chemise blanche à manches bouffantes. J'avais vu qu'elle portait des bottes pointues à hauts talons. Un chapeau plat, noir avec des rubans rouges, était posé à côté d'elle sur le dos bleu-noir du serpent. Elle avait une ceinture cartouchière bouclée sur le ventre, avec double holster. Dans les holsters, il y avait deux gros Mauser AK 20 qui n'avaient rien de mexicain. Elle portait aussi une sacoche de taille, où devaient se trouver des armes moins voyantes. Comme...

J'ai respiré un bon coup et je lui ai demandé si elle ne voyait pas d'inconvénient à ce que je prenne un godet en sa compagnie.

Elle a eu l'air vaguement surpris, mais elle m'a répondu que non, elle n'y voyait pas d'inconvénient. Elle devait se demander ce qui me rendait subitement si sociable. Elle pensait peut-être, la conne, que je n'avais rien à faire de l'après-midi et que j'allais lui proposer une partie de cul. Elle était déjà bourrée aux trois quarts. Elle ne savait pas que sous le corps du serpent, dans ma main droite, je tenais le Magnum braqué sur son ventre, et que dans quelques secondes elle allait prendre la dernière 44 juste au-dessous du nombril.

De la main gauche, j'ai pianoté sur les touches devant moi, et presque aussitôt un verre plein d'un horrible liquide bleu vif puant la chimie est sorti du dos du serpent. Je n'ai même pas fait semblant de le prendre. Mariaka Elkabache me reluquait maintenant avec plus d'attention derrière le voile filandreux que l'alcool tendait sur ses yeux gris-beige.

– T'as une drôle de dégaine, dis donc ! Où est-ce que tu es allé fourrer tes bijoux de famille ? Tu reviens de l'entraînement, ou tu t'es fait coincer par des asos qui t'ont dérouillé ?

J'avais déjà oublié le résultat de mon séjour dans les égouts. En plus je devais puer, mais ça n'avait pas l'air de la gêner, ou alors elle se disait vraiment qu'elle avait une chance de se faire conduire au page, et comme ça devait lui arriver une fois tous les dix ans, elle ne mouftait pas. J'ai murmuré que c'était précisément ce qui m'était arrivé, je m'étais fait cogner par deux connards qui à l'heure qu'il était prenaient leur petit quatre-heures chez les anges. Je n'étais pas si éloigné que ça de la vérité.

Mon index s'est recourbé sur la queue de détente. Elle m'a dit :

– Mais qu'est-ce que tu fous ici ?

Je lui ai répondu que c'était là que j'habitais.

Elle a eu une moue approbatrice. Un peu de liquide jaune coulait sur son menton osseux. Elle a levé la tête, a regardé le décor du hall et les gens qui buvaient ou qui passaient, et les couples qui se pelotaient, et les pubs tridi qui se chamaillaient en se disputant leurs victimes. Elle a dit que c'était pas mal du tout et que j'étais un gars verni. Elle, elle créchait...

Je n'écoutais plus. Mon index pressait lentement la queue de détente. Le bout du canon du Magnum ne devait pas être à plus de vingt centimètres de son ventre. La balle calibre 44 frapperait juste au-dessus de la boucle de sa ceinture cartouchière, ferait un trou net et rond dans le tissu de son pantalon rouge, un autre trou net et rond dans l'épiderme blême de son ventre maigre, continuerait son chemin en tournoyant à travers le péritoine, réduirait en bouillie plusieurs centimètres carrés du côlon transverse, couperait en deux l'artère iliaque juste avant qu'elle se divise en deux troncs, et terminerait sa course dans la première lombaire qu'elle réduirait en pulpe.

– ... n'étais même pas de service aujourd'hui, disait maintenant Mariaka. Et puis O'Neil m'a appelée pour me dire qu'il y avait un boulot de remplacement ici. Tu parles d'un panard ! J'avais prévu une journée tranquille. Je voulais aller dans un Temps Libre et danser l'awak. Je m'étais sapée pour. Et tu vois, on n'a jamais la paix... C'est vraiment un boulot à la con, des fois... Et quand je dis des fois, je me comprends. Il y a vraiment des jours où je voudrais tout plaquer. Comme aujourd'hui, tiens !...

Est-ce qu'elle n'allait pas finir par se taire ? Est-ce qu'elle n'allait pas finir par la boucler ? Elle avait commandé un autre verre de liquide jaune et gazeux, entre chaque phrase elle en aspirait une gorgée avec un grand flurp. Ses yeux gris-beige se noyaient en même temps qu'elle. Une des mèches de ses cheveux filasses trempait dans son verre, elle ne s'en apercevait même pas.

Mon index tremblait sur la queue de détente arrêtée par la butée de sécurité. Ma main tremblait. Il fallait qu'elle se taise. Il fallait que je la fasse taire. La 44 la projetterait en arrière, la ferait gicler de sa banquette, et elle basculerait sur le dos au milieu de la moquette jaune safran de l'autobar. Ses yeux s'ouvriraient tout grand, d'étonnement. Elle se demanderait pendant une seconde quel tremblement de terre l'avait fichue au sol. Et puis elle ferait une grimace quand elle commencerait à sentir la petite douleur de la piqûre d'épingle au milieu de son ventre. Elle grimacerait plus fort quand la piqûre d'épingle enflerait, enflerait, lui ferait l'effet d'une barre de fer rougie la traversant de part en part. Alors elle baisserait les yeux sur son ventre, et par le petit trou net et rond au milieu de son pantalon rouge, elle verrait son sang artériel rouge pulser par longues saccades. Sa bouche s'ouvrirait en grand, et elle commencerait à hurler de douleur et de terreur. Tout ça ne durerait pas plus de trois ou quatre secondes. Et elle ne mettrait pas plus de trois ou quatre minutes pour crever.

Sous le boyau ovale de l'autobar, ma main tremblait sur la crosse du Magnum. Elle continuait à parler.

– ... aujourd'hui c'était particulièrement craignosse. Ça t'arrive pas, à toi, d'arriver sur un gibier, et te dire merde ! celui-là, je lui laisse sa chance, je le laisse filer, ni vu ni connu ? Moi, j'ai l'impression que ça m'arrive de plus en plus souvent. Surtout... surtout quand c'est une nénette. Ma dernière, tout à l'heure... Merde ! J'ai pas envie d'en parler...

Elle n'aurait pas l'occasion d'en parler. Elle était déjà morte, déjà morte. L'explosion de la poudre à l'intérieur de la cartouche avait fait un bruit étourdissant, ma main tremblait toujours, ma main tremblait toujours, crispée sur la queue de détente, Mariaka Elkabache se tordait sur la moquette safran comme un chat qu'une bagnole a fauché, lui cassant les reins, Mariaka... Mariaka parlait, parlait.

– ... et je me dis qu'est-ce que tu peux faire d'autre, hein, ma vieille ? Je me marre. Je pourrais même pas faire pute, avec ma gueule et mes talents. Alors j'y vais au pluto, comme Mossad sur les champs pétrolières du Golfe. Cette petite, elle aurait pu être ma fille, si j'en avais eu une. Elle aurait pu être ma fille... Au moins, je l'ai faite en douceur. Mais tu sais... tu sais...

Mariaka parlait, elle avait rentré sa tête dans ses épaules, et ses épaules tressautaient. Ma parole, elle pleurait. Elle pleurait, la ruine. Elle était paf, complètement paf, et elle pleurait. Ma main ne sentait même plus la crosse du 44, tellement je la serrais fort. En face de moi, Mariaka Elkabache pleurait. Un furet pleurait, rempli d'alcool jusqu'aux trous de nez.

J'ai ramené mon bras sur mes cuisses. Il était sérieusement ankylosé. Je me suis massé le poignet de la main gauche, et j'ai passé le revolver sous ma ceinture, derrière mon dos.

Mariaka ne s'était aperçue de rien, elle sirotait et elle pleurait.

Je me suis levé, j'ai tendu la main comme pour lui tapoter l'épaule, mais mon geste n'est pas allé jusqu'au bout de mes intentions. J'ai dit à Mariaka que je me tirais.

Je crois qu'elle ne m'a même pas entendu.

25

Ma porte s'est ouverte quand je lui ai chanté l'idiote petite ritournelle du roi Richard.

J'ai balancé mon Superfecto en loques sur la moquette. Un Kasawaki est sorti de son trou pour venir le renifler, mais c'était une trop grosse proie pour lui. Je suis allé direct à mon placard à armes. J'ai sorti la Kalachnikov, quatre chargeurs, et le lance-flammes BLACK & DECKER. Je me suis mis tout ça sur le dos, par-dessus la carapace cabossée.

Je n'avais pas le temps de prendre une douche, ni rien. Il fallait que j'encule O'Neil. J'ai bouclé ma ceinture cartouchière autour de ma taille et j'ai glissé dans l'étui mon Sauer&Sohn qui traînait sur le lit. J'ai ramassé le Bowie et je l'ai enfilé dans ma botte droite qu'un autre Kasawaki était en train de lécher pour tâcher d'enlever la boue. J'ai pris aussi ma sacoche à grenades, que j'ai fixée sur le devant de ma carapace par les attaches magnétiques.

Jules grésillait comme une mouche à merde, abandonné sur le lit.

– Et moi, alors ? Et moi alors ? On me laisse choir ?

Je ne lui ai rien répondu.

Il est 17 heures, tu n'as rien mangé depuis 21 heures ! chuchotait l'araignée tic-tac. Il est urgent que tu absorbes un minimum de 3500 calories...

Je n'ai pas répondu non plus, j'ai juste bu un peu d'eau-qui-pue au robinet, et je suis sorti. J'ai pris l'ascenseur, et pour être tranquille j'ai bloqué sa mémoire avec mon shunteur Itashi, une bricole qui rend des services.

L'ascenseur se traînait. Il y a quarante-trois étages jusqu'au sous-sol correspondant aux voies express et au garage abritant les quelques véhicules grande vitesse que possèdent encore la dizaine de privilégiés de la R.I. Je me demandais toujours quand les flics ou d'autres nervis d'O'Neil se décideraient à me coincer, et comment. Ce manque de réaction à la mort de Gourilevicz et de l'autre connard était invraisemblable. Mon empreinte devait toujours se balader sur l'écran qui me pistait. Mais au moins, ça faisait un bon moment que je ne sentais plus mon pou. Le stress du pou, ça va ça vient, probable.

J'ai cessé de me poser des questions quand je suis arrivé au sous-sol et que la porte de l'ascenseur s'est ouverte.

J'ai cessé parce que j'avais la réponse : en face de l'ascenseur, deux flics me braquaient avec des engins à fléchettes. De sous un des casques noirs et sphériques, une grosse voix bourdonnante a fait :

– Levez les mains et déposez vos armes...

Je me suis jeté à terre en roulant sur le côté, j'ai dégainé mon 44 et j'ai tiré six fois, trois balles sur le flic de droite, trois sur le flic de gauche. Une giclée de fléchettes mortelles ou seulement paralysantes a percuté le mur derrière moi, mais j'avais mis mes six balles au but.

J'ai encore fait deux tours complets sur le sol, mon barda me gênait aux entournures et faisait un boucan désagréable, je suis passé sous le ventre d'une bagnole en stationnement en sortant une incendiaire de ma sacoche. A dix mètres, un I.B.M. faisait pivoter vers moi sa tourelle mixte. J'ai jeté la grenade vers la portière avant de l'I.B.M. La portière était ouverte, la grenade a atterri aux pieds du troisième flic resté au volant. Elle a explosé juste comme les armes de la tourelle commençaient à cracher. La cabine de l'I.B.M. est devenue un soleil orange et palpitant, la bagnole a été sciée par le travers par les mitrailleuses, et les lasers ont foutu le feu à ce qui restait.

Mais je n'étais déjà plus dessous. J'ai couru vers une turbo qui était en train de démarrer à l'autre bout du garage. L'incendie me chauffait le cul, je voyais devant moi mon ombre gesticulante se détacher sur le sol rouge. La turbo allait virer pour gagner la rampe de sortie. C'était une Varga brésilienne SATANIK, bleu turquoise avec les dents de requins peintes sur le devant, comme les bons vieux Curtiss Warhawk de la Seconde Guerre mondiale.

J'ai lâché une courte rafale de Kalachnikov devant son museau. Le conducteur a pilé. En cinq secondes, j'étais accroché à sa portière gauche, qu'il a obligeamment ouverte pour me laisser monter à sa place. Il a dû dire quelque chose, mais je n'ai pas écouté, ni répondu. J'ai bouclé le harnais de sécurité sur ma poitrine et j'ai fait siffler le turbo à double injection. La SATANIK a bondi en avant. Dans le rétro, je voyais le bonhomme, un petit gros en vert, écarter les bras dans le papillonnement de l'incendie.

La rampe m'a jeté sur la voie express 65. Une Tsung noire qui venait en sens inverse en débordant un peu trop s'est brutalement déportée vers sa droite. Je l'avais déjà croisée quand j'ai entendu l'explosion.

La 65 est longtemps souterraine. Et bien sûr il n'y a pas beaucoup de circulation parce que les véhicules à grande vitesse ne courent pas les routes, de nos jours. J'ai pu maintenir le compteur à 220/230 presque tout le temps. Quand la voie a continué à l'air libre après le carrefour Marcel-Dassault, j'ai vite repéré l'hélico qui plafonnait bas. C'était un petit Renault 34 d'intervention. Il m'a survolé un moment pendant que je fonçais au milieu de la radiale 147, puis il a commencé à piquer. Son renifleur avait dû accrocher le code voco de la Varga, parce qu'une voix est brutalement sortie du tableau de bord, qui disait : « Premier avertissement au véhicule 456 785 34 VRD 075 ! Le conducteur doit... »

Je n'aurai jamais su ce que devait faire le conducteur. Je venais de faire taire le voco d'un coup de crosse bien placé. Une minute plus tard, la route a fumé devant moi sous l'impact d'une longue rafale de 16. C'était sans doute le deuxième avertissement, pour moi en tout cas. Mais pour le chauffeur du camion solaire qui a pris plein de 16 perdus dans sa cabine, c'était le bon. Le camion a zigzagué devant moi, a quitté la radiale pour aller emboutir la roulante d'un marchand de merguez, et tout s'est mis à flamber.

J'arrivais à un nouveau carrefour. J'ai commencé par serrer à gauche, et au dernier moment j'ai obliqué à droite, en passant sous le tablier d'un pont. L'hélico a hésité, le pilote a voulu trop tard passer au-dessus du pont et a encastré son engin sur la tranche du tablier. Les débris sont tombés sur la route, en plein sur une Kremlin 17 qui roulait derrière moi.

J'ai roulé tranquille un bon moment, le moulin rugissait, la route était droite, j'ai pu atteindre le 260  pendant plusieurs kilomètres, et puis j'ai enfin vu l'ensemble de blocs carrés et gris du ministère de la Population naître à l'horizon et se précipiter sur moi, au centre des lignes de fuite en V qui giclaient continuellement vers mon arrière. J'ai pensé : O'Neil, je vais t'enculer, et j'ai viré sec au moment où un intercepteur long, bas, noir et racé arrivait sur moi par une dérivation sur ma droite.

J'avais viré sur la gauche, à un endroit où il n'y a pas de route sur la gauche. La SATANIK a ronflé en escaladant le remblai à 40% et elle a tenu le coup jusqu'en haut. Dans le canyon de la route, l'intercepteur s'est planté dans quelque chose avec un bruit réconfortant de blindage froissé.

J'ai roulé à travers le terre-plein herbeux qui entoure le ministère. Ça cahotait un peu mais la SATANIK continuait à bien se comporter. Je voyais des piétons innocents tricoter pour s'écarter de ma ligne de course, et j'ai pulvérisé au passage plusieurs énormes audivis de propagande dont les couples de centenaires en parfait état de santé radieuse s'évaporaient à mesure en fumée.

Sur le parvis de l'entrée principale du ministère, auquel on accède par un monumental escalier d'une cinquantaine de marches, encore plus impressionnant que celui d'Odessa, je voyais des uniformes noirs s'aligner. J'ai commencé à virer sur la droite, et j'ai abordé sagement, dans un petit 140, la piste qui fait le tour des bâtiments pour s'enfiler par-derrière dans le cul des parkings souterrains. Un I.B.M. qui attendait au pied de l'escalier a démarré. Il roulait perpendiculairement à moi, dans le but évident de m'interdire l'accès au tunnel du parking.

Au dernier moment j'ai quitté la piste et, sur un double dérapage, j'ai entamé la grimpette des escaliers. Je pensais : O'Neil, je vais t'enculer. La SATANIK sautait sur les marches, mais elle tenait toujours bon et mon harnais de sécurité tenait bon aussi. J'étais à peu près à mi-chemin quand les flics alignés en haut des marches sont sortis de leur torpeur et ont commencé à tirer. Je me suis enfoncé sous le tableau de bord, je voyais les traits de feu des lasers encadrer les déflecteurs et, par-dessus le ronflement aigu du turbo, j'entendais le crépitement sec des fusils d'assaut. Des balles ont commencé à toucher la bagnole et à perforer le coffre. Mais l'intérêt d'une turbo, c'est qu'évidemment son moulin est à l'arrière. On sautait toujours sur les marches, la turbo et moi, quand le pare-brise a pris sa giclée dans le buffet. J'ai fermé les yeux en recevant la pluie des grêlons sécurit sur la gueule, et quand je les ai rouverts, j'étais en haut des marches. La carrosserie sonnait comme un carillon de Noël, elle était percée comme une cible 3-D, je voyais des morceaux de flics en mouvement à travers les trous qu'ils faisaient à la bagnole. J'ai senti deux ou trois projectiles rebondir sur ma carapace, mais elle aussi tenait toujours bon et je n'avais toujours pas l'impression d'avoir pris autre chose que des éclats de verre ou de carrosserie sur les bras et la figure. Quand je suis passé au milieu des flics j'ai arrosé tout ce qui se trouvait à ma gauche avec la Kalachnikov que je tenais à bout de bras à travers le déflecteur brisé, et tout ce qui se trouvait à ma droite avec le lance-flammes que je tenais de l'autre main. Je ne tenais pas le volant. Quand je suis passé à travers les portes vitrées donnant accès au hall, ma moyenne était tombée à un tout petit 90 minus, et j'entendais le flash-flash-flash que faisaient les quatre pneus crevés. J'ai viré à gauche vers les ascenseurs en tournant le volant avec mes dents. Les Varga ont une direction extra-sensible. J'ai pilé devant les ascenseurs, j'ai boulé hors de la bagnole sans cesser d'arroser autour de moi des silhouettes indistinctes qui prenaient feu ou se pliaient en deux, au petit bonheur la chance. La SATANIK a explosé. J'étais derrière un pilier, j'ai seulement vu passer les éclats de carrosserie rougis qui sont allés valdinguer sur le dallage, les murs, les cabines automat, les escalators, les bulles des hôtesses, les panneaux, les audivis et les humains qui cavalaient encore autour de moi. J'ai profité de la barrière de feu pour pénétrer dans un ascenseur. Je l'ai programmé pour le vingt-septième étage et j'ai shunté sa mémoire avec mon boîtier Itashi. C'est au vingt-septième étage que se trouve l'antre d'O'Neil. J'allais enculer O'Neil. Je me suis débarrassé du lance-flammes qui était pratiquement vide, j'ai changé le chargeur de la Kalachnikov, et j'ai regarni le barillet du Sauer & Sohn. Quand j'ai eu fait tout ça, l'ascenseur s'est arrêté, j'étais à l'étage d'O'Neil, que j'allais enculer.

Je suis sorti de l'ascenseur. La porte de la cabine mitoyenne coulissait. J'ai lancé une frag par l'ouverture, j'ai couru droit devant moi dans le couloir blanc. J'ai entendu le crépitement des billes de plastique sur les parois de la cage d'ascenseur, et le bruit feutré et écœurant d'autres billes entrant dans de la chair. Des portes se sont ouvertes à mon passage, des têtes se sont montrées pour aussitôt s'éclipser. Le couloir faisait un angle sur la gauche. Après, au fond, il y avait les appartements qu'O'Neil ne quitte jamais. Je me suis laissé glisser au sol en prenant le coude du couloir. En même temps je pressais la détente de la Kalach, cadence tir ultra-rapide. Les quarante-huit balles ont été éjectées en trois secondes. Les deux types qui se trouvaient devant la porte de chez O'Neil ont été agités pendant trois secondes de mouvements stroboscopiques, puis ils ont glissé lentement à terre, devant la porte d'O'Neil. Ils étaient entièrement rouges et gluants des couilles aux cheveux. J'en ai quand même reconnu un, celui aux tifs blancs et à la prothèse oculaire. Ils tenaient tous les deux un gros colt Supermagnum. Ils n'avaient pas tiré un seul coup. 18 h 53, a chuchoté abruptement l'araignée tic-tac. Et, avec un bel à-propos, elle a ajouté : Encule-le. Je lui ai promis que j'allais le faire. J'étais devant la porte d'O'Neil, j'ai enjambé les deux corps visqueux, j'ai sorti une soufflante pour faire sauter la porte blindée. Juste avant d'appliquer la soufflante sur le battant, j'ai poussé avec le plat de la main, un réflexe, pour voir. La porte s'est doucement ouverte devant moi. Je suis entré dans la pièce. A l'autre bout de la pièce, O'Neil m'attendait, assis derrière son bureau de réception. Il souriait vaguement, les coudes sur le dessus du bureau entièrement vide, les mains jointes devant son menton. Son expression était ironique et agacée, il tapotait sans cesse les bouts de ses doigts les uns contre les autres.

J'ai laissé tomber la Kalach et la soufflante, j'ai sorti le 44 de son étui et je me suis avancé vers O'Neil.

Je lui ai dit :

– O'Neil, je vais t'enculer.

26

Il a passé sa langue sur ses grosses lèvres, il a hoché la tête, il a haussé les épaules.

Il m'a dit :

– Vous avez pas fait du joli-joli, hein... Et en plus vous n'êtes même pas poli.

Je lui ai répondu :

– Pas de baratin, O'Neil. Je vais vous enculer...

Il a dit :

– Vous avez de la suite dans les idées, mon vieux...

J'ai repris :

– Je vais vous enculer, O'Neil. Avec neuf balles calibre 44 dans le trou du cul. Mais avant vous allez causer. Et sans me promener. Et sans m'endormir.

Il m'a dit :

– Vous êtes pas beau à voir, mon vieux, mais vous n'avez pas l'air facile à endormir... J'ai suivi votre petite balade sans en perdre une miette, vous savez. Vous étiez presque constamment filmé. Vous connaissez le nombre de véhicules civils et de police que vous avez bousillés ? Vous savez combien de vies humaines vous avez effacées ? Vous voyez un peu la merde que vous avez semée et le fric que vous allez coûter à l'Etat ?

Il se penchait en avant sur la surface vernie de son bureau vide. Sa voix était plus Jean Tissier que jamais. Il ressemblait plus que jamais à un gros matou castré qu'on empêche de dormir en le titillant avec une baguette. Il était à gerber l'intégralité de son intérieur. Je lui ai dit :

– Changez pas de sujet, O'Neil. Votre fric, vous pouvez vous le foutre au cul. Je vous avais demandé de surseoir à l'effacement d'un... de quelqu'un. Vous m'aviez promis. Vous m'avez mené en barque. Vous avez envoyé un autre furet faire le travail à ma place. Et vous m'avez envoyé deux sbires au cul... Ça vous a pas réussi, et pas non plus à eux. (Il a eu un mouvement enchaîné des mains, du menton, des épaules, comme pour me faire comprendre que le sort de ses sbires le laissait de glace ; il était très convaincant dans le genre sobre.) Mais vous m'avez assez fait perdre de temps. Si vous voulez gagner trois minutes de votre vie pourrie, causez !

– Oh la la !... si vous saviez comme vous pouvez me casser les pieds, à la fin ! Mais qu'est-ce que vous voulez savoir, bon Dieu ?

Il commençait vraiment à en faire plus que trop. Mais je me sentais empli d'une patience d'ange. Je lui ai dit :

– La dérivation entre les POLYMYCIN et Atropos... Le trucage des statistiques santé... Tout le merdier.

Il a passé sa main grasse et blanche dans ses faux cheveux noirs, il a lissé en arrière ses trois mèches argentées. Sa grosse langue baveuse a sinué sur ses lèvres comme un serpent obèse qui vient faire du body-body à un biftèque véreux.

– Vous faites pas plus con que vous ne l'êtes pas, mon vieux... Poser les bonnes questions, c'est déjà y répondre. On ne vous a pas appris ça, à l'école ? Bien sûr, il y a une dérivation entre les POLYMYCIN et Atropos. Et alors ? Tous ces types, toutes ces femmes qui vont crever de leur cancer, de leur intoxication alimentaire, de leur leucémie, de leur polybacillose dans les six mois, dans les deux ans, vous croyez que ça ferait bien, dans les statistiques santé ? Tandis que maintenant... Atropos crache leur nom et hop ! Liquidés, et on baigne...

J'ai raffermi ma prise sur le 44. Je m'endormais debout. C'était mauvais. Il fallait que je liquide cette vieille peau avant de piquer du nez. Je sentais le roussi, mes mains, mes bras, ma figure commençaient à me faire un mal de chien. Quelque chose me coulait sur l'œil gauche, du sang, probable. Il fallait vite que j'encule O'Neil, pour Jos, pour Jos.

– Ça a commencé comment, cette merde ? C'est vous, qui avez eu l'idée ?

– Ça a commencé vous étiez pas né, et moi non plus, mon pauvre ami ! Vous croyez peut-être que les gouvernements jouissent d'avouer que leurs citoyens sont mal protégés ? Vous avez entendu parler de la catastrophe nucléaire d'Oural, en 1958 ? Il y a eu plusieurs milliers de morts. Vous croyez qu'un seul Russe en a entendu parler ? Et Seveso, Italie, 1977, ça vous dit quelque chose ? Quelques autres milliers de personnes qui ont bouffé de la dioxine et qui ont crevé de leur cancer du foie dix ou vingt ans après... Les journaux en ont parlé pendant six mois et ensuite, motus. Et Three Mile Island, Etats-Unis, 1980 ? Mais je pourrais continuer longtemps en remontant jusqu'à aujourd'hui...

» On parle pas de ces trucs, mon vieux. On n'en parle pas ! Alors bon, chez nous, le vrai départ, ça a été la soupe de krill MARÉE BLEUE, l'aliment d'Etat pour toutes les bourses, distribué par les centres de nutrition. Vous vous souvenez ? Sûrement pas, c'était il y a vingt ans. Le grand matraquage sur l'Océan source de toute vie... Manque de bol, la soupe au krill contenait un méchant virus. Les consommateurs ont commencé à tomber comme des mouches. Alors bon... c'est là que j'ai décidé, en accord avec notre cher ministre – ah oui ! c'était pas le même qu'aujourd'hui, hein !... C'est là que j'ai décidé de faire faire des heures supplémentaires aux Contrôleurs et de liquider quelques dizaines de milliers de personnes intoxiquées, avant qu'elles crèvent de leur hépatite. Bien sûr c'était encore de l'amateurisme. On ne touchait pas encore à la légalité du tirage au sort. L'établissement du Contrôle Egalitaire était encore trop récent, et les commissions trop pointilleuses... Mais un accident par-ci, un attentat par-là... Vous voyez ? Les statistiques étaient sauves. Par la suite, on a creusé l'idée et...

– Dégueulasses ! Vous êtes tous de beaux dégueulasses !

– Hein ? Quoi ? Dites, soyez poli, mon vieux... Vous faites la fine bouche, quand vous effacez vos dix gibiers par séance ? Je dois vous rappeler sur quoi repose la stabilité de l'Etat ? Sur la notion de sécurité des citoyens. Sé-cu-ri-té. Mais vous avez compris, bien sûr... Notre cher Mirosliv Ervan vous a ouvert les yeux, n'est-ce pas ?

– Vous savez tout, pas vrai, O'Neil ? J'ai tout le temps été pisté, écouté, surveillé ! Mac Steranko avait raison : vous m'avez foutu un mouchard dans mon espapt...

O'Neil a eu un geste de ses mains molles et blanches et a soulevé ses épais sourcils noirs. Ça voulait dire : précaution élémentaire, mon cher Watson.

J'ai ricané.

– Alors votre combine à la Dracula, c'est rien d'autre que ça. On repère les malades grâce aux visites obligatoires dans les cabines, et on les efface avant qu'ils crèvent de leur belle mort... Contrôle Egalitaire mon cul ! Et en avant pour les statistiques triomphalistes ! C'est vraiment à gerber...

– Mais qu'est-ce qui vous prend, mon vieux ? Revenez un peu sur terre, hein ! Vous avez jamais entendu dire que la société occidentale traverse la plus grave crise de son histoire ? Que la planète traverse la plus grave crise de son histoire ? Surpopulation, famine, épuisement des ressources, ça vous dit rien ? Encore heureux qu'on soit pas transformés en atomes... Alors il faut choisir. On nourrit les gens à peu près bien, on les distrait, on les loge. Le reste... Il faut pas chercher la petite bête. Les énergies douces, les industries non polluantes, hein ! Ça coûte, mon vieux, ça coûte ! Alors s'il y a un peu trop de nitrates dans l'eau, un peu trop de bioxyde de soufre dans l'atmosphère, un peu trop de radiations partout... Qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse ? On laisse les bons citoyens croire qu'ils ont toutes les chances de leur côté de mourir vieux et en bonne santé. Et on liquide sous le manteau ceux qui font pencher les statistiques du mauvais côté. C'est simple comme bonjour. Il suffisait d'y penser. La sentimentalité n'a rien à faire là-dedans. La justice non plus. La justice ! Vous me faites rire, mon vieux... Réfléchissez : Qu'est-ce que ça peut bien faire si cinq cent mille personnes chaque année meurent flinguées au lieu de crever un ou deux ans plus tard de leur cancer ou d'une bonne multibacillose ? Nous sommes d'accord ? Bien ! Alors écoutez-moi encore cinq minutes et posez cet outil. Vous êtes en pleine illégalité, mon vieux...

Je l'étais... Mais je n'ai pas posé mon outil. Je l'ai levé, j'ai ajusté O'Neil entre les deux yeux. Toutes ses phrases se brouillaient dans ma tête. J'avais sommeil, sommeil... Je l'ai visé entre les deux yeux. Il me regardait, vaguement souriant, vaguement agacé, vaguement interloqué. Qu'est-ce que ça pouvait me foutre, ses histoires ? Qu'est-ce que j'en avais à foutre, de cinq cent mille clampins crevés comme ci ou crevés comme ça ? Je voyais seulement Jos, Jos virgule bleu sombre sur la moquette blanche de sa chambre. Le liquide poisseux qui me coulait du front avait entièrement obstrué mon œil gauche. Je n'avais pas besoin de le fermer pour viser. J'avais réglé le Sauer & Sohn en double action. J'ai appuyé sur la détente, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois, huit fois, neuf fois. Les neuf balles ont traversé O'Neil, du front au diaphragme, chacune à cinq centimètres en dessous de la précédente.

Mon barillet était vide, la forte odeur de cordite m'a fait tousser. O'Neil me regardait toujours, vaguement souriant, vaguement agacé, vaguement interloqué.

C'est à ce moment que j'ai reçu un coup de bidule derrière la nuque. La décharge alpha m'a électrisé de la tête au pied, j'ai senti mon corps s'arquer, une douleur intolérable a parcouru chaque cellule de mon corps.

Après, tout a été noir et je ne me suis même pas vu tomber.

27

– Alors, on se réveille ?

Je ne me réveillais pas, j'étais en plein cauchemar. La gueule chafouine d'O'Neil flottait au-dessus de ma tête, comme un ballon rouge brique, tout mou, qui se baladait contre un ciel blanc-bleu en se déformant constamment.

J'ai fermé les yeux. Je les ai rouverts. Mon œil gauche me faisait mal et j'avais l'impression qu'il ne s'ouvrait pas complètement. J'ai essayé de me redresser, pour que la gueule d'O'Neil cesse de me surplomber. Je n'avais pas envie que sa gueule tombe sur la mienne.

J'ai respiré un bon coup, j'ai pris appui sur mes coudes et j'ai fait porter tous mes efforts sur mes reins. En même temps que je me redressais, une gerbe d'étincelles brûlante a remonté ma colonne vertébrale en partant du coccyx, pour venir exploser sous mon crâne comme un feu d'artifice multicolore dont les fusées ont rejailli par mes oreilles, mes yeux, ma bouche, mes trous de nez.

Ça a tourné encore un bon moment. J'avais mal partout. Les bidules neuro sont une sacrée saloperie, même à faible amplitude. Mais le monde a fini par cesser de tourner. Il faut bien que ça arrive un jour. Et la sale gueule de matou trop bien nourri qui ricanait devant ma pauvre gueule brûlante a cessé de tourner du même coup.

Je me suis assis sur la table où j'avais été allongé. J'avais tout l'air d'être dans une infirmerie. Ces messieurs étaient bien bons. J'ai regardé mes mains, mes bras. L'ensemble était presque entièrement recouvert de glu cicatrisante. Mes membres ressemblaient à des branches d'arbre dont l'écorce est atteinte de dégénérescence, ou alors aux pattes d'un vieux reptile en pleine mue. J'ai porté mes mains à ma figure. Ça collait. Je devais aussi avoir la gueule pleine de glu. En baissant les yeux, j'ai vu que j'en avais également sur la poitrine. Ils m'avaient repeint des pieds à la tête, ou presque. Ils étaient plus que bons.

Un type en vert pâle, avec une toque de même couleur sur le crâne, m'a dit que je n'avais que des blessures superficielles, causées en majorité par des éclats de verre qui s'étaient incrustés dans mon cuir. Il avait fallu m'extraire une cinquantaine de ces éclats. Je souffrais en outre de quelques brûlures de simple premier degré, j'avais une estafilade de douze centimètres entre le cuir chevelu et la paupière gauche, et les paumes de mes mains étaient en charpie, mais ça je le savais. La glu se détacherait d'elle-même dans deux jours, et il faudrait que je laisse la cicatrisation suivre son cours.

J'ai remercié le médecin pour ses explications rassurantes. Il m'a fait un signe de tête, et il a quitté l'infirmerie, suivi par une aide-soignante à gros derrière dont je n'avais même pas remarqué la figure.

Dans la pièce, il y avait deux autres types en combi noire. Eux sont restés. Ils avaient les mains sur les hanches, et tous deux portaient au côté droit un holster garni d'un Supermagnum. S'il leur avait pris la fantaisie de dégainer, j'aurais pu parier qu'ils ne m'auraient pas raté. L'un était immense et blond, avec une banane, et des épaules de lutteur. Il portait une matraque neuro au poignet. C'est lui qui m'avait sonné. L'autre était le furet ressemblant à James Coburn que j'avais repéré au Temps Libre où j'avais rencontré Mirosliv Ervan. Je lui ai lancé un clin d'œil, qu'il m'a rendu.

Le troisième personnage qui restait dans la petite pièce blanche était Philip O'Neil. O'Neil, on ne le voit en général qu'en plan américain, sur un écran ou assis derrière son bureau. Les rares fois où on le voit debout, ça fait toujours un choc. Parce qu'en réalité, O'Neil ne se tient pas debout. Le corps de Philip O'Neil s'arrête un peu au-dessous de son nombril. O'Neil n'a pas de bas-ventre, il n'a ni couilles ni bite, il n'a pas de jambes. La moitié inférieure d'O'Neil a été emportée par une explosion, au cours d'un attentat, quelque chose comme trente ans dans le passé.

O'Neil n'a pas de trou du cul. Même si j'avais eu dans l'idée de l'enculer véritablement, et c'est une idée que de toute façon je n'aurais pas eue, ça aurait été impossible.

La moitié supérieure d'O'Neil est montée sur un tripode bionique General Electric. Avec son buste qui sort du gros cylindre brillant et boudiné qui lui enserre la taille, il fait penser à un répugnant insecte mou qui aurait le look 1925, en train de se hisser hors de sa carapace métallique au cours d'une mue particulièrement difficile. Quand le tripode se met en mouvement, avec une souplesse et une agilité remarquables, ça fait ta-ca-clac, ta-ca-clac, ta-ca-clac sur le sol. On ne pense plus du tout à un chat, quand on voit O'Neil sur sa prothèse. On pense à un de ces Martiens de l'Invasion de la Terre, le film que George Lucas a produit en 1991.

– Bon, on peut parler, oui...? a fait O'Neil.

Il était à un mètre de moi. J'aurais pu lui sauter à la gorge et lui serrer le cou avec mes mains couvertes de glu. Mais je ne l'ai pas fait. J'aurais été neutralisé par les deux furets avant de pouvoir l'étrangler complètement.

O'Neil m'avait bien eu. Une fois de plus il m'avait eu jusqu'à la moelle. J'avais voulu l'enculer, il m'avait baisé comme un débutant. J'avais vidé mes neuf balles sur lui, sans me rendre compte que je tirais sur un hologramme. Je devais être bien fatigué, à ce moment-là. Et je l'étais toujours. L'araignée tic-tac devait l'être aussi, ou alors elle avait été sérieusement touchée par la décharge alpha, parce qu'elle ne me donnait plus l'heure, elle faisait seulement pouët-pouët ! à l'intérieur de mon crâne, et ça s'ajoutait à la tétanie fourmillante qui me raidissait encore le système nerveux. Je n'étais pas vraiment bien.

J'ai dû quand même tenter un sourire qui a étiré la glu aux deux coins de ma bouche. J'ai fait :

– Je vous écoute, monsieur O'Neil...

J'avais appuyé sur le monsieur. Comme humour au second degré, ça ne pissait pas loin. Comme marque de mépris au troisième, non plus. Mais j'étais fatigué, fatigué.

– Voilà. Je vous propose un truc. On efface tout. Ce que je vous ai raconté tout à l'heure, et que vous saviez déjà en partie, ça sort pas de votre bouche. Les autres... heu... personnes gênantes, Mac Steranko, Mirosliv Ervan et votre... heu... amie, ne sont plus dans la course. On n'en parle plus, hein ?

Je n'ai pas pipé mot. J'étais avec Jos. J'étais avec Jos.

– Vous... vous m'avez impressionné. Sincèrement ! D'accord, ce matin, j'ai voulu vous faire taire vous aussi. Je m'étais dit... boh ! Tout le monde peut se tromper, hein ? Quand j'ai su que vous aviez effacé Krantz et Gourilevicz, j'ai pensé que vous étiez un bon élément, après tout. Oui : un sacré bon élément, mon vieux. Le meilleur. Le meilleur... Effacer Krantz et Gourilevicz sans armes, il fallait. Et j'ai eu une autre idée. Vous êtes quand même un Contrôleur, hein ? Vous n'avez eu jusqu'à présent que de bons états de service... Pas une bavure, pas un manquement à la discipline, à la discrétion... J'ai dit à notre cher ministre, qui suivait bien entendu l'affaire : ce gars-là, on se le garde. Et même... mais attendez !

O'Neil a passé sa grosse langue sur ses grosses lèvres. J'attendais. Je ne pouvais rien faire d'autre. Il a continué.

– Quand le mouchard placé chez vous nous a montré que vous sortiez avec votre artillerie, on a compris que vous alliez faire une connerie... Alors forcément il était préférable d'envoyer la police vous cueillir. Seulement vous avez cru bon de liquider aussi la patrouille. Remarquez... ça prouve bien que vous êtes le meilleur, hein ! Mais à partir de là je ne pouvais plus rien faire... seulement passer la main au Ministère Pol. Résultat... Mais bon, passons. Quant à votre tentative de meurtre sur ma personne, je ferme les yeux aussi. J'ai l'habitude... Il a eu un rire plus Jean Tissier que celui du vrai en désignant du menton sa carcasse prothétique perchée sur le tripode. Les deux furets qui ne me quittaient pas des yeux ont osé une grimace servile. Il voulait en venir où, au juste ? Je n'allais pas tarder à le savoir et je m'en torchais avec délices. Non : avec indifférence. Mais ça m'avançait à quoi ? Et Jos, ça l'avançait à quoi ?

– Pendant que vous étiez... inconscient, j'ai pu arranger les choses avec le Ministère Pol. Oui, nous avons fermé les yeux sur beaucoup de choses... beaucoup de choses, mon vieux ! Parce qu'attention ! Et là je ne rigole plus ! Pour vous, ça pouvait être le procès grandiose suivi de la chambre ! Ou l'envoi comme volontaire sur Vénus ! Ou l'effacement discret ici !... Mais je vous propose autre chose... Le Contrôle possède sa propre police. Son service de sécurité, si vous voulez. Rien d'officiel, hein ! Seulement un petit groupe de furets, les plus loyaux, les plus efficaces, qui ont pour charge de mettre de l'huile là où ça grince, si vous comprenez ce que je veux dire. Krantz et Gourilevicz en faisaient naturellement partie. Calvino...

(Il a désigné de son gros pouce le type ressemblant à James Coburn, qui a souri.)

– ... et Gilson...

(Il a désigné du même pouce le géant blond au bidule, dont la face est restée aussi neutre que si elle avait été de cire.)

– ... en font partie aussi. Je vous offre de les rejoindre. Cet... honneur s'accompagnera naturellement d'une rallonge financière. Qu'est-ce que vous en dites ?

J'étais fatigué. J'avais envie de rentrer chez moi. J'ai dit à O'Neil que je l'enculais. J'avais dû parler trop bas, parce qu'il m'a fait :

– Plaît-il ?

J'ai répété, plus fort :

– O'Neil, je vous encule.

Il a levé les bras. Son estomac protubérant, qui tendait sa chemise bleu pâle, a failli en jaillir hors du caisson bionique.

– C'est une obsession, on dirait... Vous avez des problèmes sexuels, vous, hein ? Si j'en crois votre dossier, vous n'êtes pas très actif, de ce côté-là... Mais ça ne me regarde pas. Je préfère oublier vos grossièretés. Je préfère considérer que vous êtes choqué par tout ce qui vous est arrivé. Reposez-vous, mon vieux. Rentrez chez vous et reposez-vous. Soignez-vous, dormez. Considérez-vous comme en congé exceptionnel. Prenez une semaine, quinze jours, le temps qu'il vous faudra pour vous remettre. Et quand ça ira, appelez-moi. Calvino... raccompagnez-le en bas, mettez-le dans un cyber, tenez-le par la main jusque chez lui s'il le faut, mais qu'on me débarrasse le plancher de cet obsédé.

Calvino s'est avancé vers moi. Je lui ai fait un geste pour lui montrer que ça irait bien comme ça, et je me suis mis debout. O'Neil avait reculé jusqu'à l'autre bout de la pièce, ta-ca-clac, ta-ca-clac, ta-ca-clac, pour se mettre à l'abri de la carrure du blond au bidule.

J'ai secoué les épaules et j'ai plié les jambes. Ça irait. Ça irait. On m'avait extrait de ma carapace et on m'avait enlevé ma chemise, mais quelqu'un avait eu la gentillesse de me passer sur le dos une tunique en toile blanche qui protégeait ma poitrine engluée. Calvino m'a désigné la porte. J'y suis allé, il me collait aux talons. Avant que je passe le seuil, la voix languissante de Philip O'Neil s'est à nouveau fait entendre.

– Vous êtes un élément de valeur, mon vieux. Vous êtes le meilleur. Je vous veux. Je vous aurai. J'ai besoin de types comme vous. Vous n'avez pas le choix...

Sans me retourner, j'ai lancé :

– O'Neil, je vous...

Il a dit :

– Je sais, je sais...

Mais j'avais déjà passé la porte. Calvino marchait maintenant à côté de moi. Il souriait, et son sourire faisait des tas de plis imbriqués de chaque côté de sa bouche. Il était plutôt sympathique – au cas où la sympathie m'aurait touché. On a pris l'ascenseur. Calvino m'a dit :

– Je crois que tu déconnes... C'est vrai que t'as pas le choix. Et puis qu'est-ce que ça change ? Sans compter que t'as sérieusement tranché dans la masse. Krantz, Gouri, Falkenberg, Larbi...

L'ascenseur descendait. Je lui ai demandé :

– Qui c'est, Falkenberg et Larbi ?

Il m'a dit :

– Ceux que tu as réduits en passoire devant la porte...

J'ai vaguement hoché la tête. Ces deux-là, je les avais complètement oubliés. On était arrivés au rez-de-chaussée. On a pris un couloir, qui débouchait dans le grand hall. Tout était impec, on avait enlevé la carcasse de la SATANIK, les corps, les débris, on avait remplacé les cabines automat esquintées, on avait reverni les murs. La seule chose signalant encore mon passage hâtif était le gros manipulateur Unimation Puma-5000 qui s'affairait à replacer les panneaux vitrés que j'avais pulvérisés.

En haut des marches, il n'y avait pas le moindre flic brandissant le glaive de la justice, ou celui de la vengeance. O'Neil n'avait peut-être plus de jambes, mais il avait le bras long.

Des citoyens paisibles montaient et descendaient les escaliers, le soir était doux, le ciel bleu foncé avec des coulées roses vers l'ouest. Il ne s'était rien passé, rien du tout. En bas des escaliers, un cybertaxi RENAULT-11  tout jaune attendait dans les lueurs du soir. Il était pour moi.

– Tu veux que je te fasse un bout de chemin ? m'a demandé Calvino.

– C'est pour le boulot ? je lui ai fait.

Il a secoué négativement la tête en souriant.

– Alors merci, non.

Il a encore souri.

– Tu as l'air sérieusement en pétard... C'est à cause de cette fille ?

J'ai dû lui lancer un drôle de regard. Il n'a pas insisté. Je lui en ai su gré. Il m'a seulement fait un clin d'œil, que je lui ai à nouveau rendu.

Un peu plus d'une heure après, j'étais chez moi.

28

J'étais chez moi, mais je ne me sentais pas chez moi. Je n'étais pas chez moi. Quelque part dans mon espapt, il y avait un mouchard. Dans un angle du mur, ou sous un des appareils électroniques, ou n'importe où, un plombier avait foutu un œil et une oreille. J'allais coller mon nez à la baie, O'Neil pouvait me voir. J'allais chier, O'Neil me regardait chier. Je me grattais les couilles, O'Neil entendait crrrr... crrr... crrr... et se marrait.

Quand Steranko était venu me raconter sa fable, O'Neil était à côté de nous. Quand...

Quand Jos venait me voir, quand elle s'asseyait par terre, ou sur mon lit, ou quand elle se promenait de long en large dans l'espapt en fumant ses saloperies de TCHANG, O'Neil la regardait, O'Neil l'écoutait parler, O'Neil la voyait sourire, et voyait son sourire s'absenter quand Jos s'absentait.

O'Neil savait tout sur Jos. O'Neil savait forcément que Jos ne savait rien, ne soupçonnait rien. O'Neil savait que je n'avais jamais rien dit à Jos, jamais. O'Neil avait quand même fait tuer Jos. O'Neil, cet enculé, cette crevure, ce...

J'ai pressé mes tempes avec le bout de mes doigts. J'avais subitement très mal à la tête. L'ensemble de mon espapt était curieusement flou. J'ai titubé jusqu'au tapis de relaxation, je m'y suis laissé tomber à genoux, je me suis allongé sur le dos, j'ai fait quelques exercices respiratoires. Ensuite j'ai passé au shiatsu, en m'occupant d'abord de mon Tai Yo, pour faire cesser mes maux de tête et mes vertiges. Puis je me suis occupé du Ten Den pour me revivifier. Je n'arrivais pas à être concentré à cent pour cent. Mais j'ai réussi à me remettre sur pied. Il aurait peut-être aussi fallu que je mange, mais je n'avais pas faim. Je sentais toujours les yeux d'O'Neil sur moi. Sur moi et sur Jos.

J'ai dit :

– Tu m'écoutes, O'Neil ? Tu me mates ? Je t'encule...

Je suis allé chercher Jules, qui bourdonnait faiblement. Je l'ai pris dans ma main. Il m'avait tant servi, depuis des années. Qui sait, il pourrait peut-être m'aider encore. Je lui ai dit :

– Jules, je ne sais pas à quand ça remonte, mais des plombiers ont foutu un œil et une oreille quelque part, ici. C'est un coup d'O'Neil. Tu ne saurais pas où ça se trouve, ces machins ?

Jules a transformé son bourdonnement en sifflement. Il a fini par cracher d'un ton lamentable :

– Mais je n'en sais rien, moi... je n'en sais rien ! On ne me dit jamais rien. Je me demande bien à quoi je sers... Je ne suis qu'un pauvre vieux, ouais, un pauvre vieux...

J'avais dû le laisser activé trop longtemps. Ses batteries s'épuisaient. Il n'avait plus du tout la voix de Jules Berry, même quand il est pété, mais carrément celle de Michel Simon. Il ne me servirait à rien. Je l'ai laissé tomber, j'ai shooté dedans avant qu'il ne touche terre, il est allé rebondir sur le mur avant de s'enfouir dans la moquette, où il a continué à grogner.

– Y'a plus de respect pour rien, nom de Dieu ! Plus de respect pour rien ! Ni pour personne... Moi, un vieux pote, qui ai été de tous tes coups... Voilà comment on me traite, nom de Dieu !

Et autres conneries.

J'ai regardé un moment avec suspicion (Hitchcock, 1941) le bracelet de la puce à mon poignet. Mais non. Je ne peux pas le quitter, et je n'imaginais pas les plombiers venant le farcir pendant que je dormais... Mon placard à armes, maintenant entièrement vide, ne présentait rien de suspect non plus. J'ai tenté ma chance auprès du guincheur de la porte.

– Et toi, puisque tu laisses rentrer n'importe qui, tu pourrais pas me dire où sont allés poser leur crotte les plombiers que tu as fait entrer ?

– Les plombiers ? Quels plombiers, patron ? Je n'ai pas fait rentrer de plombier, moi, patron...

Elle avait subitement pris une grosse voix de serviteur nègre, comme on en entend dans les films d'avant 1960.

– Tu te fous de ma gueule ? je lui ai répliqué.

Elle a pleurniché :

– Je n'oserais pas, moi, pauvre porte, patron... Mais vous savez bien que je n'ai aucune mémoire !

Elle avait raison : la porte ne possède pas de banque mémoire, elle ne pouvait se souvenir de rien. Par acquit de conscience, j'ai reniflé le guincheur sur toutes ses faces, mais il m'a paru propre de toute manipulation. Alors je suis allé ouvrir la réserve à outils, sous la tablette du terminal. Elle n'avait pas été visitée. J'en ai retiré tout ce que je possède, pas grand-chose, une multipince, un tournevis à pile, un emboîteur, un marteau, quelques autres trucs. J'ai déposé le tout sur mon lit. L'objet le plus précieux était un microviseur OPTICA. Je me le suis ajusté sur le front et j'ai commencé à inspecter les points les plus éloignés de l'espapt, le haut des murs, les angles du plafond, en réglant à mesure la molette de visée.

Le microcosme s'est précipité vers moi. J'ai suivi en longs travellings latéraux la jonction des panneaux, avec leurs failles géologiques, leurs imperceptibles prairies de moisissure, les brèches causées par la chute de quelque météore de poussière. Le plafond m'a présenté sa plaine infinie de fibroverre, sur laquelle une larve, ou plusieurs, avaient tracé un cheminement de concrétions argileuses séchées. En transparence, je voyais les fils incandescents noyés dans la masse, comme des câbles déposés à l'envers à l'intérieur d'une banquise. L'écran était une autre plaine, verticale celle-là, percée de puits coniques à l'intérieur desquels brillaient les têtes de la multistéréo. J'ai sondé le papier plastifié de mes deux posters, où j'ai pu repérer facilement, sur les revers du veston de Bogey, les fondrières de sang séché de Mac Steranko. Je n'ai rien décelé. J'ai repoussé le microviseur en haut de mon front. Je suis allé boire un coup de flotte-qui-pue. L'œil et l'oreille étaient peut-être dissimulés quelque part dans le coin cuisine. Je suis allé chercher la multipince et le tournevis, et j'ai commencé à dévisser le capot du crachoir. La voix graillonneuse du coin cuisine s'est élevée.

– Je fais partie de l'aménagement intégré de l'espapt. Vous n'avez pas le droit d'apporter des modifications à mon mécanisme. Je fais partie de l'aménagement intégré de l'espapt, vous n'avez pas le droit...

Le voco piailleur était dissimulé au fond du crachoir. Je suis allé le cueillir avec la mâchoire de serpent de la multipince, je l'ai arraché comme une amygdale et je l'ai écrasé d'un coup de talon. Sur l'écran, la liste des spécialités du jour avait commencé à défiler à toute blinde, comme saisie de l'urgence d'avoir à me proposer des mets succulents qui auraient mis fin à mon travail de salubrité personnel. Entrecôte marchand de vin – Onglet aux échalotes – Poulet à la vénusienne – Dinde farcie au boudin – Longe braisée façon Monsieur Charles – Biftèque de baleine sauce algues bleues et krill vert – Lézards des sables en cocotte – Noix de kangourou aux ignames – Palette de...

L'écran a fulguré et s'est tu quand je l'ai arraché du mur. Derrière, il y avait un fouillis de câbles épais comme des cheveux, que j'ai inspectés un à un avec le microviseur. Je n'ai rien trouvé. Du crachoir qui n'était plus qu'une ouverture béante plongeant vers la fosse à bouffe de la R.I., un gargouillement est venu, suivi par une projection de matière flasque et marron qui m'a manqué de peu. La matière est venue s'étaler sur la moquette. Ça puait le poisson pourri. C'était le dernier glaviot du crachoir.

Après, je me suis attaqué au coin toilette. Une inspection minutieuse du microviseur n'avait rien donné. J'ai commencé par dévisser le pommeau de la douche. Ça a suffi pour que la douche se mette à gueuler avec la voix geignarde de Peter Lorre :

– Eh bien alors ! Moi aussi, je fais partie de l'aménagement intégré de l'espapt ! Je vous signale en outre qu'avec la pose, je coûte 2765 euros, T.V.A. et taxe d'habitation comprises...

J'étais en train de sortir le tuyau de son logement. Des éclats de plâtre venaient percuter ma figure et s'enfonçaient dans la glu, parce qu'il fallait que je tape avec le marteau pour faire sauter les rivets. La voix de Peter Lorre accélérait son débit :

– Mais que faites-vous ? Que faites-vous ? Ne vous ai-je pas rendu jusqu'à présent tous les services que vous pouviez attendre de moi ? Ne vous ai-je pas avec ponctualité débarrassé de votre couche de crasse urbaine quotidienne ? Remarquez bien que je n'en tire aucune fierté : je suis faite pour ça... Mais considérez la perte irréparable que vous allez subir par suite d'un geste hâtif que, j'en suis certaine, vous regretterez sitôt accompli...

Et autres conneries. La douche avait toujours été particulièrement bavarde. Elle me disait :

– Mon eau n'a peut-être pas toujours la pureté chimique et microbienne désirée, mais est-ce ma faute ? Je suis approvisionnée par le réseau commun à tout le périmètre résidentiel sud-ouest. Je fais ce que je peux. Mes filtres ne sont-ils...

Les appendices rétractiles de l'emboîteur ont détaché le bloc mémoire de la douche. Pouët pouët ! a fait l'araignée tic-tac dans ma tête. Elle était toujours naze. Et je n'avais toujours pas trouvé d'œil ni d'oreille. J'ai démonté entièrement le cylindre à ions négatifs, le four à homéojournaux, le nettoyeur, le recycleur. Les pièces métalloplastiques se répandaient à mesure dans la chambre. L'armada complète des Multimate Kasawaki était sortie des terriers et tournait autour des débris. Il y en avait beaucoup trop pour eux. Ils poussaient des gémissements à fendre une âme moyenne, mais pas la mienne. Il fallait que je trouve le système mouchardier installé par les plombiers d'O'Neil. Il le fallait.

J'ai soufflé un peu, j'ai dit à haute voix : « O'Neil, je vous encule ! » et je me suis remis au boulot. J'ai sorti toutes les cassettes de mes étagères pour les empiler sur le lit. Mais ni sur les montants des étagères ni derrière ne se trouvait quelque chose ressemblant à un œil ou une oreille, le microviseur en faisait foi. Je me suis alors attaqué à mon computeur digital et à tous ses accessoires. Ça me faisait mal. Ça me faisait mal, mais j'y allais. Peut-être pas gaiement, mais j'y allais. Je désossais le computeur, je déposais sur la tablette tous les neuristors, tous les câbles, tous les tubes, tous les cristaux, toutes les mémoires. Je me disais à mesure : c'est la rate d'O'Neil, c'est le ventricule gauche d'O'Neil, c'est le sternum d'O'Neil, c'est la couille droite d'O'Neil.

Mais O'Neil n'a pas de couille droite. Ni gauche. Quand je l'ai eu entièrement désossé et réduit en chair à saucisse, je n'avais toujours pas trouvé d'œil ni d'oreille. La glu commençait à m'étirer la peau sur la figure et sur les bras. Sous la glu, ça me démangeait. Mais je n'avais pas fini. J'ai réglé l'emboîteur, qui a arraché d'un seul coup de son socle le bloc du terminal P.T. Télémat. Un grelot aigre a retenti dans l'espapt. Une voix aux accents strictement fonctionnels s'est élevée :

– Il ne s'agit plus maintenant des aménagements propres à la Résidence et relevant du Syndicat de l'habitat fonctionnariel, mais d'un matériel appartenant à l'Etat, sous tutelle du ministère de la Communication. Ceci est une infraction punie par la loi. Je vous somme de mettre fin immédiatement aux déprédations dont je suis l'objet, sinon je me verrai dans l'obligation de...

J'ai coupé le câble du voco et la voix s'est tue. Mais quand j'ai eu fini de démonter le terminal, je n'avais encore rien trouvé. Mon espapt ressemblait à une échoppe de ferrailleur ayant servi de champ de bataille à deux bandes rivales de bunz. Qu'est-ce que je n'avais pas inspecté ? La moquette ! L'œil et l'oreille étaient peut-être dissimulés dans la moquette, ou sous la moquette. Je me suis agenouillé à l'angle de la pièce situé à gauche de la porte, et j'ai commencé à décoller la moquette de la dalle de fibro sur laquelle elle est fixée. C'était un travail long et difficile, pour lequel l'emboîteur ne m'aidait que modérément. J'y laissais mes ongles les uns après les autres et les Kasawaki me gênaient en tournant autour de moi. Chaque fois que je parvenais à arracher un bout de moquette, je la réduisais en petits morceaux de la taille d'un timbre-poste d'antan avec le sécateur de la multipince.

J'ai mis au moins un siècle à arracher la moquette de l'ensemble de l'espapt. Il n'y avait pas de mouchard dans la moquette, ni sur la dalle de fibro.

Il était bien quelque part... Il était bien quelque part, pourtant, ce morpion. Mais il restait quoi ? J'ai fait un nouveau tour d'horizon. Il ne restait que l'aquarium de Moby Dick. Pas là, quand même. Et pourquoi pas ? Les plombiers sont des pros avisés. C'est là qu'ils avaient collé leur saloperie. Là, dans l'aquarium de Moby Dick : la planque idéale, l'endroit dont ils étaient sûrs qu'il ne recevrait pas ma visite. Non ? Eh bien j'allais me gêner. Ha ! ha ! j'allais me gêner ! Moby Dick tournait lentement, lentement dans son eau verte. Moby Dick n'était plus rouge, il était partout rose fané, il avait perdu la moitié de ses écailles, même son œil noir avait pâli. J'ai frappé de l'index la paroi de l'aquarium. J'ai fait tske-tske-tske, mais il n'a pas réagi davantage que d'ordinaire. Pauvre Moby. Pauvre Moby. Le mouchard était peut-être dans le système de purification d'eau, ou dans le distributeur de nourriture, ou, qui sait ? – dans le bateau pirate en plastique, ou même à l'intérieur du minuscule scaphandrier.

Je ne pouvais pas inspecter tout ça en détail. J'étais plus que crevé. J'étais en décomposition avancée. Shiatsu ou pas, je ne tiendrais pas debout longtemps encore. J'ai fait :

– Salut, Moby !

Et j'ai défoncé la paroi de l'aquarium d'un grand coup de multipince. Le verre s'est brisé, un jaillissement d'eau verte m'a arrosé les jambes en cataracte. Toute l'eau s'est déversée sur la dalle nue, Moby Dick s'est tortillé longtemps, longtemps sur le sol, sa queue battant inutilement l'air, ses nageoires pareilles à de longs cils de femme ramant inutilement sur le fibro. Quand il a eu fini de bouger, j'ai

minutieusement inspecté les appareillages à sec de l'aquarium avec le microviseur réglé au grossissement maxi, mais je n'ai rien repéré pouvant ressembler à un œil ou à une oreille.

J'ai lancé la multipince sur la baie vitrée, mais elle a rebondi sans même fêler le verre.

Pouët pouët ! a fait l'araignée tic-tac dans ma tête.

– Quel désastre... quel désastre... a mugi une grosse voix sourde qui a décru comme une dynamo disjonc tée, avant de s'éteindre dans un sanglot.

C'était la voix de l'espapt, relayée par le guincheur de la porte qui, de sa situation élevée, devait avoir une vision désolante des ravages que j'avais effectués.

Je ne pouvais plus rien faire. J'avais cherché partout, je n'avais rien trouvé, et je ne pouvais plus rien faire. J'étais debout au milieu de la pièce dévastée, et la pièce recommençait à tourner doucement autour de moi. De l'autre côté de la baie, le ciel était mauve. Le jour se levait. Il y avait quarante-huit heures que je n'avais pas dormi.

J'ai dit à la baie d'inverser sa polarité, et la nuit s'est faite sur l'extérieur. J'ai débarrassé le lit de toutes les cassettes dont j'ai fait une montagne à côté de moi, et je me suis assis sur le lit. J'ai quitté ma tunique, mes texanes, mon pantalon, mon slip. Je me suis allongé sur le lit. J'ai demandé au plafond de s'éteindre. Le plafond ne s'est pas éteint. Tant pis. J'ai fermé les yeux sous la lumière laiteuse du plafond. Mon corps était parcouru d'élancements, de fourmillements, de petites douleurs électriques qui me traversaient aux endroits les plus imprévus, comme des particules infra-atomiques baladeuses. Je ne parvenais pas à m'endormir. Mes doigts battaient la charge sur le drap. J'ai remonté mon bras droit sur ma poitrine, je me suis gratté la glu qui me couvrait la poitrine, et ma main est descendue le long de mon estomac et de mon bas-ventre.

J'ai posé la paume de ma main sur mon sexe, sur mon petit instrument, mon petit machin qui reposait dans son nid de broussaille. Mon petit instrument a frémi, j'ai senti qu'il bougeait sous ma paume, qu'il gonflait sous ma paume. Je l'ai pris entre mon pouce et mon index. Il a encore grossi, il s'est redressé, il se penchait en arrière en se redressant. Bientôt il a été tout raide, tout gros, il a fallu que je referme ma main entière dessus pour bien le tenir. C'était comme si j'avais tenu un morceau de bois, lisse, et tiède, et souple, qui aurait été enraciné sur mon ventre, avec des racines qui se prolongeaient jusqu'à mes reins. J'ai commencé à faire mouvoir mon poignet d'avant en arrière, d'avant en arrière, d'avant en arrière, doucement, doucement, contre mon ventre. Les racines dans mes reins se tendaient et se rétractaient, on aurait dit qu'elles voulaient s'échapper de mon ventre, ou remonter à l'intérieur de mon sexe. J'ai cessé de le faire aller et venir contre mon ventre, j'ai juste appuyé le bout de mon index à la base de mon gland, et j'ai remué la peau, avec le bout de mon index, sur quelques millimètres. C'est la partie la plus sensible, là, à l'endroit où la peau du prépuce s'attache à la base du gland par une mince languette de peau triangulaire. Vous le saviez, mesdames ? Vous le savez, maintenant. Je me suis tendu des talons aux épaules, j'ai senti une explosion de chaleur au centre de mon ventre, qui a désagrégé les racines fourmillantes. C'est parti en quatre ou cinq giclées contre mon estomac. Quatre ou cinq giclées, et c'était déjà fini, le plaisir était déjà passé. C'est si court, si rapide, et on en fait une telle histoire, une telle histoire ! Le sperme est à la température du corps, je ne le sentais même pas sur ma peau. J'étais vidé, mon petit instrument s'est racorni en plusieurs saccades entre mes doigts. J'ai fini par le lâcher, il est retombé en avant, tout petit, ratatiné, misérable, dans son nid de poils. Le liquide a refroidi sur mon ventre, ça faisait une petite flaque fluide où j'ai un moment fait tremper mes doigts. J'ai porté mes doigts à ma bouche, je me suis léché. C'est un peu salé, un peu fade, avec des relents chlorés, ce n'est pas désagréable, ni le goût ni l'odeur. Ça a encore refroidi, une rigole glacée est descendue contre ma hanche, une autre entre mes cuisses. Je me suis essuyé avec un coin du drap. J'étais mal, j'étais bien, je ne savais pas.

J'ai rouvert les yeux quelques secondes. Le plafond me regardait. J'ai dit :

– O'Neil, je t'encule.

Ensuite je me suis très vite endormi.

29

J'ai dû dormir vingt-quatre heures. Je ne sais pas : l'araignée tic-tac ne tictaquait plus, elle faisait juste pouët pouët dans ma tête. Quand je me suis réveillé, elle a fait pouët pouët, joyeusement. Je me suis levé, j'ai fait le jour à la fenêtre, la lumière était celle d'un matin pâle, le matin d'un jour où il ne fera ni beau ni mauvais. L'espapt ressemblait à un champ de bataille après le passage d'un Killdozer. La grande tache laissée par l'eau de l'aquarium formait encore une auréole humide sur le sol de fibro. Les Kasawaki erraient toujours lamentablement dans les débris. Je ne me souvenais pas d'avoir fait un tel chambard, pour rien. Fugitivement, ça m'a rappelé l'Afrique, et des souvenirs épars, désagréables.

Je me suis dit : je vais appeler Jos.

J'avais oublié. Ou alors j'avais fait semblant d'oublier, une seconde ou deux. Je ne sais pas. Mais c'est vrai, j'aurais pu l'appeler. Le visi aurait sonné longtemps, et puis il se serait éclairé sur un brouillard vert, et l'image de Jos se serait dessinée à sa surface, un tableau pointilliste, un million de points lancés à travers l'espace, capturés par le tube, et réassemblés sur l'écran ovale en forme du visage de Jos, un visage ensommeillé et boudeur, des lèvres gonflées, des yeux dont le bleu n'aurait été encore qu'imparfaitement coloré, des cheveux en épis...

Ç'aurait pu être comme ça, oui.

Mais je n'ai pas appelé Jos. J'avais démonté mon visi, et Jos n'était plus là. Jos n'était plus là. Il fallait que je m'habitue : Jos n'est plus là. Il fallait que je m'habitue.

J'ai ramassé le cadavre de Moby Dick et je suis allé le fourrer dans le gouffre du recycleur. Jos n'est plus là. Je suis allé regarder ma gueule dans le miroir qui ne grossissait plus et ne s'éclairait plus de l'intérieur. Ma gueule n'était pas comme d'habitude. Elle était couverte de glu marron et translucide, sous la glu on voyait les traces roses des blessures en voie de cicatrisation, et entre les balafres, sur mes joues et mon menton, la barbe qui poussait. Jos n'est plus là. J'ai bricolé comme j'ai pu le tuyau de la douche et j'ai raccordé la pomme au bout du tuyau. J'ai pu faire venir l'eau par pompage manuel, mais elle était froide et puait encore plus que d'ordinaire. Je me suis douché longtemps, j'ai réussi à faire partir toute la glu en me frottant avec mon gant de crin. Jos n'est plus là. Il n'était pas question de commander un petit déjeuner au crachoir. Je commençais pourtant à avoir faim. Je me suis habillé avec n'importe quoi, une combi noire qui a collé à ma peau à vif, et je suis sorti.

Jos n'est plus là.

Je suis sorti, je ne pouvais pas rester dans cet espapt qui ressemblait à Dresde le 14 février 1945 au matin. Je ne sais pas vraiment où je suis allé, ce jour-là. Ni le jour suivant, d'ailleurs. J'ai erré. Je n'avais nulle part où aller. Mais je ne pouvais pas non plus rester sur place, ni rester en place. Alors j'ai erré, d'une R.I. à l'autre, d'un Temps Libre à l'autre. J'ai erré à travers les terrains vagues qui enserrent les R.I. et les Temps Libres, là où la savane pousse sauvagement entre les voies de circulation, où des carnassiers bizarres laissent dans l'herbe des traces sinueuses, où naissent des favelas miniatures faites avec des bidons et des emballages, des carcasses de bagnoles et des fragments de bulles rapiécés, et dont les habitants loqueteux vous regardent passer avec des yeux durs en refermant leurs poings sur le manche de leur couteau ou la hampe de leur arc.

A intervalles irréguliers je mangeais quelque chose, n'importe quoi, n'importe où. Je tournais en rond, et une ombre marchait avec moi, me collait à la tête et au corps. Je ne m'habituais pas. Est-ce qu'on s'habitue ?

J'ai pensé une ou deux fois à appeler cette fille, Accrassiah, pour lui demander... Mais lui demander quoi ? Elle s'était sûrement bien occupée de Jos, sûrement. Le reste n'avait aucune importance. J'allais d'un coin à l'autre du monde, et le monde était pareil où que j'y pose mes pieds. L'ombre était là, qui me bouchait le regard.

Une fois, aux abords des quartiers ouvriers je crois, j'ai donné des coups de pied et des coups de poing contre une cabine POLYMYCIN. Ce sont de beaux édicules lisses, aux arêtes arrondies, tout laqués de blanc, avec le sigle de la Santé peint sur les flancs : deux silhouettes stylisées se tenant par la main, au milieu des anneaux verts du serpent d'Esculape. J'ai donné des coups de poing et des coups de pied sur la paroi. Une fille blonde qui passait sa visite est apparue derrière la porte à glissière. J'ai crié :

– Tirez-vous de là ! C'est une arnaque ! C'est dirigé sur Atropos ! Vous allez passer au Contrôle !...

Et autres conneries.

Des travailleurs à gueule de travailleurs, maussades et soupçonneux, s'approchaient de moi. Plus loin, je voyais deux vigiles de l'usine la plus proche, en tenue jaune citron, déambuler dans la direction de l'attroupement dont j'étais le centre, en balançant leur bidule.

Je me suis tiré. Je devenais dingue. Il fallait que je fasse quelque chose avant qu'on m'enferme, qu'on m'abatte, qu'on lâche les chiens. Mais faire quoi ? Enculer O'Neil, c'était hors de question. Je pouvais faire comme au ciné, bien sûr. Comme Redford dans les Hommes du Président ou les Trois Jours du Condor : aller cafter aux journaux. Ce n'était peut-être pas une idée aussi débile qu'elle en avait l'air. Le soir, dans les décombres de mon espapt, j'y ai réfléchi. Si O'Neil avait mis sur sa liste Steranko et les autres, c'était bien pour qu'ils ne parlent pas, qu'ils ne dévoilent pas sa combine minable. C'était donc ce qu'il craignait. Alors pourquoi ne pas essayer ? Les journaux... mais quels journaux ? Et qu'est-ce que ça voulait dire, les journaux ? On n'était plus dans la deuxième moitié du siècle passé, où la presse écrite représentait encore une force... Enfin, c'était dans les films, qu'on prétendait que la presse représentait une force. Je ne sais même pas si c'était vrai, dans les faits. J'avais simplement vu cinquante films où le journaliste courageux dénonçait le complot au risque de sa vie.

Aujourd'hui, les journaux ne représentent plus rien. Ce ne sont que des kilos et des kilomètres de papier, tellement recyclé qu'il est presque noir, qui sont directement imprimés à domicile, dans le four, et que personne ne lit, ou seulement pour les petites annonces. L'information, c'est sur les écrans qu'elle passe. Et les écrans, c'est l'État, c'est O'Neil.

Si je voulais manger le morceau, il fallait que je passe par un journal. Mais lequel ? Il y avait cinquante titres rien que sur la capitale. Il fallait que ce soit un journal d'opposition. Seulement l'opposition n'existait plus. Un journal satirique, alors ? Il y en avait bien un. Parfois j'en regardais les dessins. Il s'appelait le Canard. C'était une feuille qui avait été créée au moins cent cinquante ans auparavant. Elle tenait encore le coup. Mais qu'est-ce qu'elle valait ? Ça ne me coûtait rien d'essayer. Je me trompais.

Le lendemain matin, j'ai visiphoné au Canard depuis une cabine des CENT ROSES. Un type qui ressemblait à Groucho Marx m'a écouté en fumant un marqueur. Il a eu l'air intéressé. Il m'a dit de passer.

J'ai pris le Jaune et je suis passé aux locaux du journal, qui se trouvent bien entendu dans les quartiers intellos. On a commencé par me faire attendre, et puis un type qui n'était pas celui que j'avais eu au visi m'a fait entrer dans un petit bureau tout vert. Les locaux du journal étaient tristes et silencieux. Ça ne ressemblait pas à ce que j'avais pu voir dans Bas les masques, de Richard Brooks. Mais bien sûr, les journaux ne sont plus imprimés sur linotypes. On n'y retrouve pas l'animation fébrile des films de jadis. Les locaux des journaux sont des bureaux comme les autres, avec des types assis dans des petites pièces silencieuses, devant l'écran de leur correcteur de texte. Celui qui m'a reçu ressemblait à Harpo (Marx). Mais ses yeux bleus ne pétillaient pas quand il m'a dit, sans se servir d'un cornet, qu'on lui avait transmis mes offres de renseignements, que c'était un gage de confiance que je me sois adressé au Canard, et qu'il appréciait, mais que parler du Contrôle Egalitaire était un sujet trop grave et trop tabou pour que... je comprenais, n'est-ce pas ?

J'avais déjà compris avant même qu'il commence à m'envelopper. Je lui ai dit de ne pas se fatiguer, et je suis parti. Je n'avais même pas envie de me demander si la feuille de chou faisait son autocensure, ou si O'Neil était intervenu entre le moment où j'avais appelé et celui où j'avais été reçu. Qu'est-ce que ça pouvait bien foutre ? Une fois de plus, j'avais été baisé.

Je n'ai compris à quelle profondeur que lorsque je suis retourné chez moi, et que j'ai glogloté devant ma porte : Mon cœur est à Lion et je vais chantant ma peine...

Ma peine, je commençais seulement à entrevoir comment elle allait être grosse. Parce que la porte ne m'a pas répondu, et ne s'est pas ouverte. J'ai chanté encore une fois, mais Sésame a fait celle qui n'entendait pas. Pour me punir d'avoir voulu cafter aux journaux, O'Neil avait fait changer mon code. Je ne pouvais plus entrer chez moi. J'étais baisé, baisé, baisé. Ça m'apprendrait à jouer au héros. Je ne pouvais plus entrer chez moi. Il y avait bien un système d'ouverture manuelle, mais comme un con j'avais laissé la clé à l'intérieur. Plus personne ne se sert d'une clé. Quant à essayer de défoncer la porte...

Sous mon aisselle, mon pou s'est mis à me sucer vicieusement le sang. Ça faisait longtemps que je l'avais oublié, celui-là. Mais il ne m'avait jamais quitté. Il restait à l'affût dans ma viande, et quand O'Neil ne pouvait ni me voir ni m'entendre, au moins il savait où j'allais.

Précisément, où est-ce que je pouvais aller ? Je ne me voyais pas rester devant ma porte, en attendant le miracle des grandes ouvertures. La nuit tomberait sous peu. Je pouvais toujours trouver un hôtel, et réfléchir. Mais réfléchir, depuis quelque temps, ça ne me menait pas loin, ça avait plutôt tendance à me faire faire marche arrière.

Je suis descendu à la station du Jaune au sous-sol de la R.I., je suis allé au Centre OLYMPIA, l'Hôtel des dieux où l'on est servi comme des dieux. A la réception, j'ai été accueilli comme un dieu jusqu'au moment où j'ai dû enfiler ma carte C.N.M. dans la fente suceuse. Une petite lumière rouge s'est allumée, puis des lettres de même couleur sont apparues, qui disaient sans contestation possible : Compte non approvisionné.

Le réceptionniste, bon chic bon genre, m'a fait un geste de regret. J'ai gagné une cabine visi dans le hall de l'OLYMPIA, et pour un nickel, j'ai obtenu la communication avec mon agence de la CHAÎNE NATIONALE MULTICRÉDIT, qui fait transiter ma fortune personnelle vers toutes les bouches qui l'engloutissent. Un hologramme d'une exquise politesse a bien voulu répondre à ma légitime question : mon compte venait d'être bloqué sur ordre exprès du ministère des Finances, en attente d'étude d'une irrégularité me concernant.

J'ai dit à l'hologramme de saluer tout le monde chez lui, je suis sorti de la cabine, de l'hôtel, et je suis allé regarder les étoiles s'allumer faiblement dans la nuit brouillasseuse. Le spectacle ne m'a pas reconforté. J'avais voulu enculer O'Neil, c'est lui qui m'enculait. Pas brutalement, pas avec du plomb chaud, mais doucement, doucement, et à répétition. Du grand art, quasiment le Kâma sûtra.

Je voyais son sourire de chat du Sheshire flotter sur sa gueule recuite. Qu'est-ce qu'il m'avait dit ? Il m'avait dit : Je vous veux, je vous aurai, ou quelque chose dans ce goût-là. Il ne m'avait pas encore. Mais je sentais sa patte de velours écarter ses griffes capotées au-dessus de ma nuque. J'ai frissonné. Une petite bruine s'est mise à tomber, noyant les rares étoiles naufragées. Dans notre société policée, un type qui n'a ni logement ni compte crédité n'est peut-être pas un homme mort, mais il se trouve debout, en équilibre, sur la marche juste au-dessus de la tombe. Ou de la Banque d'Organes.

J'ai résisté à la tentation de me dire : Qu'est-ce que je peux faire ? Ou peut-être bien que je me le suis dit quand même. De toute façon ça ne changeait rien, je n'avais pas de réponse. Si j'avais eu un ami... Mais je ne connaissais personne, personne, juste quelques furets. Il y avait cette fille, Accrassiah. Accrassiah ? J'étais naze, ou quoi ? Pour qu'elle soit effacée, comme Jos ?

La bruine menaçait de se transformer en pluie. J'ai couru jusqu'à l'entrée du Jaune, je me suis installé sur une banquette d'un quai. Je virais déjà cloduc. J'ai fouillé mes poches, j'avais encore deux tickets de Jaune à cinq nickels l'un, quarante-sept nickels en pièces détachées, et un rectangle de vingt euros. Avec ça, je ne pouvais même pas me payer en liquide un hôtel de dixième zone pour la nuit.

J'ai remis ce gigantesque paquet de blé dans la poche intérieure de ma combi. Un gros type vêtu d'une pneuma orange entièrement dégonflée m'avait regardé faire avec attention. Maintenant il se rapprochait de moi en glissant son gros derrière sur la banquette. Son odeur se rapprochait en même temps. J'ai préféré me lever avant d'avoir à me colbaquer avec les deux, et je suis allé consulter un terminal à deux euros, un peu plus loin sur le quai. J'ai fini par trouver l'adresse d'un centre d'hébergement à la nuit pour chômeurs assistés. Je n'étais pas vraiment chômeur, et encore moins assisté, mais je pouvais bien tenter ma chance. J'ai repéré le parcours sur le plan du Jaune et je suis monté dans la rame adéquate. Le centre Indira-Gandhi créchait rue la même bonne femme. C'était dans la ceinture ouest, la nécrozone, les quartiers pauvres. Je connaissais. Sauf que d'habitude, je n'y vais pas pour dormir au milieu de mes frères de misère.

J'ai fini par trouver le centre après avoir pas mal tourné dans des ruelles sombres, en évitant un grand nombre de mains tendues vers moi, dont quelques-unes étaient prolongées par des instruments pointus et tranchants. Il pleuvait toujours, je ruisselais, ça sentait la pauvreté, la misère crasse, qui mérite bien son nom, et je n'avais pas pris mes filtres.

Il y avait la queue devant Indira-Gandhi, qui n'était rien d'autre qu'une grosse bulle vert sombre en forme de citrouille. Il devait être plus de minuit, le carrosse s'était déjà transformé, salut, Walt Disney. Je me suis mis en bout de queue. Elle comptait bien une cinquantaine de clodards des deux sexes. Ça avançait lentement, avec des bousculades, des coups de gueule, des coups de poing. A mi-chemin de la porte, il y avait autant de monde dans mon dos que devant moi. Je m'efforçais de ne penser à rien de spécial, et j'y arrivais assez bien. Le pou ne me dévorait plus que du bout des mandibules, et l'ombre aux yeux bleus s'était faite discrète. Est-ce que par hasard ce serait vrai, qu'on s'habitue ? Je n'y croyais pas absolument. Quand ça a été mon tour de passer l'entrée derrière laquelle s'empilaient des formes humaines soudées par une forte odeur de gerbe et de pisse, un kapo épais coiffé d'une casquette rigide de shupo, serré dans une combiprotec verte comme la bulle, et tenant à la main l'éternel bidule, m'a arrêté du plat de son autre battoir.

– Carte ! il m'a fait.

Il devait avoir l'œil, car j'avais bien remarqué qu'il ne demandait rien à ceux qui m'avaient précédé dans l'antre. Ou alors c'était à cause de mes sapes, pas encore assez cradingues. J'ai dit avec assurance que je l'avais laissée chez ma grand-mère en revenant de lui porter son petit panier avec la galette au beurre, mais il n'a pas eu l'air d'apprécier ma culture cartoon. Pour éviter la décharge alpha que son œil porcin me promettait si j'insistais, j'ai décarré. Je n'étais pas à l'aise dans mes petits souliers. Je ne me voyais pas passer la nuit à la belle en pleine nécrozone. Il pleuvait toujours, je m'imbibais, je commençais à tousser.

– Si c'est qu'tu veux entrer, y'aurait p'têt'ben un moyen... a fait une voix derrière moi.

C'était un clodard anonyme qui avait dans la nuit une gueule de clodard anonyme. Mais ça me suffisait.

– Combien ? j'ai demandé.

– Ho !... combien, combien... C'est à voir. Combien que t'aurais, sur toi, mon camarade ?

Je n'allais pas me laisser prendre à un piège aussi grossier. J'ai fait mine de me fouiller, j'ai ramené quelques pièces que j'ai comptées dans le creux de ma main.

– Il me reste juste vingt-sept nicks, camarade...

Pour le clodard, ce n'était pas beaucoup. On a un peu discuté le bout de gras, il a fini par ramasser mes vingt-sept nickels, m'a fait faire le tour de la bulle et m'a fait entrer par une découpure qui se trouvait sur l'autre face, gardée par un patibulaire. J'ai remercié, je me suis infiltré sous la bulle, au milieu de mes frères de misère. Il y avait des matelas partout sur le sol, qu'il fallait enjamber pour se déplacer. La plupart étaient déjà occupés, par des qui roupillaient ou des qui pas encore, par des esseulés ou des couples pédaleux, hétéros ou gouinesques en pleine action, ou qui n'avaient pas encore commencé, ou qui s'étaient déjà finis, ou alors c'étaient seulement des compagnons d'infortune, ou ils étaient trop fatigués pour. Il y avait aussi les inévitables fourgueurs de came pas fiable, à faire crever un cheval dans les cinq secondes ou à ne pas donner la plus petite secousse à un nouveau-né, et quelques mineurs qui essayaient de se trouver des clients pour une pipe à dix nickels.

L'ensemble ne sentait pas la rose, mais au moins, ici, il ne pleuvait pas. Je me suis dirigé vers un endroit où la verticalité des présents suggérait qu'on y donnait à grailler. Au passage, j'ai écrasé des poitrines creuses et des ventres mous qui lâchaient des pets. Je récoltais des injures, je m'excusais chaque fois. Dans le maigre éclairage bleu-vert des lumignons au gaz, on n'y voyait pas trop.

J'ai pu m'infiltrer dans la cohue, et récolter une assiettée de brouet noirâtre qui sentait l'égout, accompagnée d'un gobelet de bière qui sentait pareil. J'ai essayé le solide et le liquide, mais je n'ai pas pu aller plus loin qu'une cuillerée du premier et une gorgée du second. C'était pire que l'air que ça avait et l'odeur que ça dégageait. Ça m'est remonté dans la gorge, j'ai failli gerber.

– C'est quoi ? j'ai demandé à la bonne âme qui servait.

Il m'a répondu qu'il n'en savait rien, et tout compte fait je préférais ne pas savoir. Mais au moins, ça m'avait coupé l'appétit. Je suis allé pisser dans un seau à pisse, et après une recherche aventureuse pleine d'aléas et d'imprévus pittoresques, j'ai pu trouver un matelas libre. Je m'y suis allongé en chassant le plus gros des bestioles pleines de pattes qui couraient dessus. Le coin était plutôt sombre, il n'y avait aucune lampe à gaz dans les proches environs. Une blonde maigrichonne à plat ventre sur un matelas voisin du mien m'a fait un clin d'œil. Sa robe était remontée jusqu'à la taille, ses fesses maigrichonnes s'abaissaient et se relevaient. Son bras gauche était plié dans son dos, sa main s'activait dans la raie de ses fesses. Son autre bras, le droit, remuait sous son ventre. Je lui ai fait un clin d'œil en retour et je me suis tourné sur le côté, le nez pas loin d'une autre paire de fesses, nettement plus volumineuses, et celles-là culottées, heureusement.

Peut-être que je pourrais dormir un peu. Ou peut-être pas. J'ai fermé les yeux. Dans le noir, j'ai souri à Jos. Jos m'a souri. Je lui ai dit : Tu es belle. Est-ce que je lui avais dit une seule fois, une seule, qu'elle était belle ? Encore une question à laquelle je préférais ne pas répondre. Jos a avancé le bras, elle m'a touché la poitrine, elle m'a caressé la poitrine. C'était doux. J'ai relevé le bras, ma main s'est posée sur la main qui me caressait la poitrine. La main a eu un mouvement de recul. Mes doigts se sont refermés sur un gros poignet velu. J'ai ouvert les yeux. Je m'étais endormi. Deux types étaient agenouillés de chaque côté de moi, ils avaient ouvert ma combi jusqu'à la taille, ils étaient en train de me faire les poches.

– Hé ! Vous gênez pas ! j'ai crié.

C'était un peu faible. J'ai à peine vu un bras se lever, j'ai pris une beigne terrible entre la joue et la tempe. J'ai essayé de me redresser, le deuxième type m'a agrippé par les jambes, je suis retombé en arrière. Je me suis tordu, j'ai pu dégager une jambe, j'ai envoyé un méchant coup de talon dans la gueule du type qui me tenait. Il a crié, mais le coup n'avait pas été aussi méchant que j'aurais cru : les deux mecs m'avaient piqué mes bottes. Le premier type a recommencé à me beigner. Je me suis tordu en arrière, j'ai pu lui coincer le bras, il a hurlé. J'ai accentué ma prise, ça a craqué quelque part dans son bras, il a hurlé encore plus fort. Mais le deuxième type m'est tombé sur la poitrine et m'a envoyé un sale coup de crâne sous le menton. J'en ai vu des étincelles, exactement comme dans les bédés. J'ai essayé de me dégager. J'ai repoussé le type, j'ai pu me mettre sur un genou, je me suis redressé, je me suis relevé. Le type fonçait sur moi, tête baissée. Son crâne était couvert par une calotte métallique, une prothèse, ou un simple casque, je ne sais pas. J'ai pu parer sa charge et j'ai envoyé valdinguer tête-de-fer sur les matelas derrière moi. Ça commençait à râler et à bouger, mais personne n'intervenait. Tête-de-fer s'est relevé, il a à nouveau joué les rhinocéros. J'aurais pu l'éviter encore, mais bras-cassé m'a cogné derrière l'oreille avec un bâton, ou c'était peut-être une barre de fer. J'ai encore vu des étincelles, je me suis dit que c'était la fracture parce que j'avais entendu craquer des os derrière mon oreille. Au même moment je prenais le crâne de fer dans l'estomac. Il m'a semblé que le crâne passait à travers mon corps et me ressortait des reins en emmenant la moitié de ma bidoche. Je suis tombé. J'ai reçu encore des coups de barre et des coups de tête, je ne sais pas combien. Je n'ai pas compté, et à partir de la douzaine je n'étais même plus là pour le faire.

Je suis revenu par petits morceaux séparés. J'étais des morceaux séparés. J'étais des miettes. Un morceau de moi reprenait conscience dans la douleur, puis il sombrait, et un autre morceau émergeait, tout aussi douloureux. La douleur campait dans ma tête, dans ma nuque, dans ma poitrine et mon ventre. Il y avait à la fois une vaste marée de douleur lourde, sourde, profonde, qui stagnait dans mes intérieurs, et une multitude de points mobiles de douleurs grinçantes et piquantes qui couraient à la surface de ma peau. Le mélange des deux était comme la rencontre de la glace et de la lave dans un film-catastrophe.

Je devais gémir tout haut, peut-être pleurer, et je me suis gerbé dessus. Mais à partir d'un moment, je ne suis plus retombé dans le noir, et même j'ai pu rassembler mes miettes, ou plutôt elles se sont rassemblées toutes seules, comme des grandes. J'ai commencé par m'asseoir. Tout tournait, mais maintenant j'avais l'habitude. Je me suis tâté, j'étais à moitié gluant de sang qui coulait encore et à moitié encroûté de sang séché. Mon estomac se contractait régulièrement, j'avais un goût salé dans la bouche. Mais je n'avais rien de cassé. Je devais seulement être fêlé partout. J'ai réussi à me mettre debout. Pouët pouët ! a lancé joyeusement l'araignée tic-tac.

L'intérieur de la bulle s'était déjà à moitié vidé de sa densité humaine. Je n'ai même pas pensé une seconde à rechercher mes agresseurs. Par l'ouverture de la bulle, la clarté grise d'une aube pluvieuse avançait ses pattes molles. Je me suis traîné vers ce cercle de clarté. Le shupo se baladait entre les matelas, bidule en main. Il criait :

– C'est l'heure, c'est l'heure ! Videz, videz !

Je n'avais pas l'intention de me faire prier. Chaque pas remuait dans ma chair ou sur ma chair la lave ou les icebergs. Parfois une silhouette lasse me frôlait, me touchait, et je criais de douleur. Je haïssais tous ces débris ambulants. Je les haïssais. Je ne voulais pas qu'ils me touchent Je ne voulais plus les voir, je voulais oublier leur existence, les envoyer au diable, les rendre au néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir.

Quand je travaille dans les quartiers pauvres, je n'aime déjà pas les pauvres. Aujourd'hui, je n'y travaillais pas. J'y vivais. J'y avais vécu une nuit. C'était plus que suffisant pour me faire haïr les pauvres le restant de ma vie. Salauds de pauvres. Crevures de pauvres. J'aurais voulu une liste. Une liste que Jules m'aurait détaillée nom après nom. La liste de tous les pauvres de cette bulle de merde. J'aurais voulu avoir mon 44 en main, et effacer les uns après les autres tous les pauvres qui avaient dormi dans la bulle.

– Aïe !

Un pauvre m'avait heurté la nuque avec une planche. Etincelles, tournis. J'ai porté la main à ma nuque et j'ai regardé le bout de mes doigts. Ça recommençait à saigner. Je suis sorti. J'ai reçu la pluie en plein sur la gueule, en plein partout. C'était une pluie raide, pesante, verticale. Une pluie impitoyable, une pluie sans espoir qui puait le chlore et le monoxyde de carbone. Je me suis rabattu contre une des tranches de la citrouille. Des pauvres passaient, sans me regarder. En face, dans la rue noyée, l'enseigne rouge d'un buve-in PEPSI clignotait. J'avais soif. Je me suis fouillé. Mes agresseurs m'avaient non seulement piqué mon billet de vingt euros, mais aussi mes derniers nickels et mon dernier ticket de Jaune. Qu'est-ce que je croyais ?

Je me suis décollé de la bulle, j'ai commencé à marcher dans la ruelle Indira-Gandhi. Je courbais la tête, je voyais mes pieds nus écraser les flaques d'eau, je voyais les rigoles d'eau boueuse me passer entre les orteils, je piétinais des mégots, des cotons détrempés, des emballages de médicament, des fragments de journaux merdeux, des crottes de rat, des tessons de verre, des étangs délayés de dégueulis, des dents cariées, des slips jetables tachés de sang, tout un puzzle de plastique, de vinyle, de kevlar – le limon du monde.

Je suis passé devant une surface de verre réfléchissante. J'ai regardé ma gueule. Non seulement je n'avais pas la même que d'habitude, mais je n'avais plus de gueule du tout.

J'ai dû rester un moment debout sous la pluie, immobile, et puis j'ai repris ma marche, et puis je me suis adossé à une cabine visi. A partir de là, à partir de ce moment, de ce matin sous la pluie, une tout autre histoire aurait pu commencer. L'histoire d'un furet lourdé pour son honnêteté, et qui va préparer sa vengeance, comme Jean Valjean. Un furet qui passe dans la clandestinité, qui se réfugie, se fond dans la nécrozone, où les flics ne le retrouveront jamais. Il contacte un médic fugitif, il se fait extraire son pou, il en réchappe, il devient invisible. Il commence par faire des petits casses, il réunit autour de lui une bande, qui devient de semaine en semaine plus nombreuse. Au départ ce sont des truands. Mais peu à peu, grâce à l'ancien furet, la conscience gagne la bande. Ce ne sont plus des truands, mais des hors-la-loi. La nécrozone devient la forêt de Sherwood, le furet est Robin des Bois, Tarzan, Zorro. Tremblez, messieurs les grands ! L'ère d'Atropos va se clore par un bain de sang révolutionnaire...

Ç'aurait été une belle histoire, sûr. Une histoire comme au cinoche, une histoire avec une morale, une histoire qui se termine bien. Mais la vie, ce n'est pas du cinoche. La vie, c'est la vie. Et la vie, pour moi, ce n'est rien d'autre que ma vie. Je n'en ai qu'une. L'aventure est loin. La jeunesse aussi. J'avais envie d'être chez moi, au sec, de regarder un film d'aventures et de jeunesse, un film avec une morale, et qui se termine bien. J'avais envie de boire chaud et de bouffer bon. J'avais envie de ne plus avoir mal partout.

C'était aussi simple.

Qu'est-ce qu'il m'avait dit, déjà, O'Neil ? Un type en pneuma passait devant moi sur le trottoir. J'ai tendu la main, je lui ai dit :

– Tu peux pas me filer un nickel, camarade ?

Le type est passé sans me regarder. Alors j'ai demandé à un autre type, qui a ricané, et à une fille, qui a haussé les épaules, et à un vieux, qui m'a souri tristement. Je m'enhardissais. Je me mettais en travers de la route des gens qui passaient. Je disais :

– Je voudrais un nickel. Juste un nickel. C'est pour un appel d'urgence, quelqu'un qui doit me dépanner...

Mais les passants s'écartaient, ils m'évitaient. Je gueulais :

– Allez, quoi ! Un nickel, merde ! Bande de crevures, ça vous fermera pas le trou du cul !

J'ai demandé à cinquante personnes, à cent. Quand j'en ai eu vraiment marre, j'ai alpagué un type que j'avais choisi petit, maigre et vieux. Je lui ai dit :

– Toi, tu vas me le filer, ce nickel !

J'ai fouillé ses poches, j'en ai retiré quelques pièces. J'ai pris le nickel, j'ai remis les autres pièces dans sa poche. Il n'avait rien dit, rien fait. Je devais avoir une gueule terrible, et puis il était petit, maigre, et vieux.

– Merci, camarade, j'ai fait.

Qu'est-ce qu'il m'avait dit, O'Neil ? Il m'avait dit : Je vous veux. Je vous aurai.

Tu vois, O'Neil, ça n'a pas été très difficile.

J'ai serré le nickel dans mon poing, je suis entré dans la cabine visi, et j'ai appelé O'Neil.

30

J'ai sorti mon 44 du placard à armes.

Il était là, à sa place, dans l'étui fixe intégré à la face intérieure de la porte du placard. Mon 44.

J'ai refermé mon pouce, mon majeur, mon annulaire et mon auriculaire autour de la crosse en bois noir, j'ai passé mon index dans le pontet et j'ai doucement posé le bout de ma dernière phalange sur la queue de détente. J'ai appuyé, la queue de détente a reculé d'un demi-centimètre, jusqu'à la butée de la première sécurité.

J'ai refermé le placard, le canon nickelé du 44  brillait dans la lumière douce et rosée que m'envoyait le plafond.

Il fallait que je le démonte, que je le nettoie, que je l'ausculte, que je le remonte.

Dans l'après-midi, j'avais vu deux films : A matter of Life and Death, de Michael Powell, qui reste rigolo, et Tchapaïev, de Sergueï et Gueorguy Vassiliev, une stalinerie de 1934 qui l'était beaucoup moins, rigolote. Il faudra que je shunte une partie de mes listes préférentielles. Il arrive un moment où il faut choisir.

Un peu plus tard, Accrassiah était venue. Elle est restée deux heures, ou quelque chose comme ça. Et puis elle est repartie. Accrassiah est un peu froide, mais elle est douce et silencieuse. Elle est silencieuse. J'aime ça. Elle vient parfois, et comme elle est douce et silencieuse, ses visites ne me gênent pas. Ses visites me font plaisir. Je ne parle pas beaucoup moi non plus. Nous n'évoquons jamais...

Oui, Accrassiah a pris l'habitude de venir, de rester un moment, une heure ou deux, et puis elle repart. Je ne voudrais pas qu'elle reste plus longtemps, et elle l'a bien compris.

Accrassiah est très belle, très belle.

Je suis revenu m'asseoir sur le bord de mon lit. Mon lit est recouvert d'une couverture en lama, beige clair. Pour y démonter mon 44, j'ai ouvert sur la couverture plusieurs pages de journaux tout juste sortis du four. Il n'y a jamais rien d'intéressant, dans les journaux. Les nouvelles des guerres extérieures en première page, les statistiques sur la santé au milieu, et à la fin les pages culturelles et les petites annonces avec les demandes des échangistes, et des ultra-gouines, et des amateurs de Snuff Sex, qui trouvent toujours.

Non, il n'y a rien d'intéressant, dans les journaux. Que des conneries. Que des conneries.

Je me sens bien, dans mon espapt. Il est exactement comme avant, exactement. On dirait qu'il n'a jamais changé : on a tout remis en place, exactement comme avant. Quand j'y suis revenu, quand j'ai pu à nouveau y entrer, avec la porte qui répondait à nouveau à ma petite chanson, j'ai tout retrouvé comme avant, le coin cuisine, le coin toilette avec sa cabine à ions négatifs, et sa douche, et le grand miroir ovale, l'écran géant avec mon computeur digital, et le terminal, et le four à homéojournaux, et le lit, et mon placard à armement avec toutes mes armes, toutes, en parfait état.

Oui, tout est exactement comme avant. Et comme avant, il y a probablement un œil et une oreille planqués quelque part, deux grenailles métalliques bourrées de relais microscopiques, qui me surveillent.

Mais qu'est-ce que ça peut faire ? Je n'ai plus rien à cacher. Je n'ai que mon boulot à faire, et je le ferai. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Rien. Je ne pourrais rien faire d'autre, je le sais bien, et O'Neil le savait bien. Je ne peux rien faire d'autre. Seulement continuer. Je fais maintenant partie de la Section spéciale du Contrôle des Contrôleurs, les furets des furets. Si quelqu'un déconne, c'est à moi qu'il aura affaire, désormais.

Pour le reste, ce sera comme avant. Et ça recommence demain. Cet après-midi, pour la première fois depuis onze jours, depuis que j'ai appelé O'Neil et que j'ai réintégré ma piaule, le ministère m'a appelé pour me signaler que je serais de service demain.

Demain matin, j'aurai une liste de citoyens à contrôler, tirés au sort démocratiquement par Atropos. Qu'est-ce que ça peut bien faire ? O'Neil a raison : Qu'est-ce que ça peut bien faire si 500 000 personnes chaque année meurent flinguées au lieu de crever un ou deux ans plus tard de leur cancer ou d'une bonne multibacillose ?

Il a raison, O'Neil : ça n'a aucune importance, aucune.

J'ai entièrement démonté le 44. Toutes les pièces sont disposées les unes à côté des autres sur les feuilles de journaux.

Je me suis levé, j'ai marché jusqu'à la fenêtre. Là-bas, de l'autre côté du verre, la nuit palpite, avec dans le ciel ses galaxies d'étoiles et, en dessous, grouillant dans les trous des termitières géantes, les galaxies de lumières humaines.

Je me détourne de la fenêtre, je m'arrête un moment devant l'aquarium de Moby Dick. Même l'aquarium, je l'ai retrouvé. Même Moby Dick, je l'ai retrouvé. Bien sûr ce n'est pas le même. Mais qu'est-ce que ça peut faire ? Tous les poissons combattants du Siam se ressemblent, et celui-là ça n'en fait qu'un de plus, une bête à sang froid, stupide et lente, avec son gros œil noir qui n'a pas plus d'expression que celui de Gregory Peck, une bête à sang froid qui rame avec ses grandes nageoires transparentes, qui rame, qui rame, butant de son museau le verre de l'aquarium, reculant, butant, reculant, butant, sans rien comprendre, sans rien comprendre.

Je fais tske-tske-tske et je frappe de l'index la paroi de l'aquarium, mais Moby Dick ne comprend rien, il ne doit pas même être conscient de ma présence, il finit par faire volte-face pour aller tourner autour du bateau pirate échoué.

Je reviens vers le lit, je capte au passage mon reflet dans le miroir ovale grossissant, mais je ne trouve rien d'anormal à ce reflet, mon visage a son apparence habituelle, les plaies se sont parfaitement cicatrisées. Et à l'intérieur de mon crâne, l'araignée tic-tac ne fait plus pouët pouët !, elle a recommencé à me donner l'heure et les indications biorythmiques de mon corps.

Je me rassieds sur le lit. Il y a quand même une chose qui a changé, dans ma chambre. Je n'ai pas remis au mur les portraits de Bogey et de Buster Keaton, j'en avais marre, j'en avais les glandes de les trouver toujours là en face de moi, à mon coucher, à mon lever, l'un avec son regard dur et sournois, l'autre avec sa face lunaire et vide.

A la place, j'ai mis un unique portrait de Jean Seberg. C'est un très grand portrait, 1,90m sur 1,20m. Il m'a coûté la peau des ongles ; il a fallu que je le fasse tirer spécialement pour moi. C'est une photo de Lilith, le film que Robert Rossen a tourné en 1964, son dernier.

C'est une très belle photo, pâle, grise mais lumineuse. Jean lève les yeux au ciel, son regard est pur, un peu absent. Ses cheveux blonds volettent en mèches folles autour de son visage aux pommettes bien marquées. Sa bouche est légèrement entrouverte, on dirait qu'elle va dire quelque chose, et probablement allait-elle dire quelque chose au moment où le cliché a été pris, là-bas, en Californie, il y a cent ans.

C'est une très belle photo. Je la regarde souvent.

Toutes les pièces du Sauer&Sohn sont étalées sur les feuilles de journaux. Chacune a sa personnalité propre. Sur le papier du journal, on dirait des mollusques caparaçonnés, des arthropodes vicieux, des insectes chitineux en sommeil : le barillet comme une coquille d'escargot, la queue de détente comme un ver arqué, le chien comme une mante religieuse dressée, la tigelle d'axe, les goupilles, les vis, les écrous, le ressort de gâchette : des débris provenant d'une mue, le pontet : une chenille arpenteuse, le canon : la coque tronquée d'un nautile, les deux plaques de crosse, deux gros scarabées antagonistes...

Montée ou démontée, une arme est toujours belle, dans son ensemble comme dans ses composantes. Une arme a quelque chose d'essentiel. Une arme est un outil essentiel, un objet dont l'essence a précédé l'existence, comme on dit dans les bouquins, puisqu'une main, c'est déjà une arme.

Une arme est aussi belle qu'une main, comme une main une arme ne possède rien qui ne soit essentiel, utile, efficace.

Je vais nettoyer toutes les pièces du 44, bien qu'elles n'en aient nul besoin. Après je le remonterai aussi vite que je peux.

Je ne me suis pas encore décidé à aller voir...

Je ne me suis pas encore décidé à aller voir Jos, qui dort dans son bain d'hydrogène liquide, au funérarium SAINT-GOBAIN FRAMATOME.

C'est une idée d'Accrassiah. C'est ce qu'elle a fait, finalement : choisir pour Jos le sommeil de glace, le caisson cryogénique.

A part le poison qui l'avait tuée, Jos n'avait rien, bien sûr : son cancer de l'utérus n'était pas revenu, et ses cigarettes ne lui avaient pas encore collé un cancer du poumon. Elle n'avait rien, O'Neil l'avait fait effacer froidement, pour le service. Je l'avais toujours su.

Cette absence de maladie pathologique avait été le grand argument d'Accrassiah, pour la cryogénie. Elle m'avait dit qu'il n'était peut-être pas trop tard, et dans l'avenir, qui sait...

Mais je n'y crois pas. Je n'y crois pas.

La cryogénie, c'est un vieux rêve impossible. C'est une vieille escroquerie. Mais depuis cent ans, elle trouve toujours des gogos. La preuve : je paye. Et je payerai jusqu'à ce que je crève ou que...

Mais non, je n'y crois pas.

N'empêche, pour pouvoir payer, la rallonge versée par le Ministère au titre de mes nouvelles fonctions n'est pas de trop. Un caisson cryogénique, ça coûte la peau du ventre. Un jour, peut-être, je me déciderai. J'irai voir Jos dans son caisson, son cercueil de glace. Jos, Belle au bois dormant. Mais peut-être aussi que je n'irai jamais. Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Pour le moment, l'araignée tic-tac me chuchote qu'il est tard et qu'il faut que je pense à aller me coucher.

C'est ça. C'est ce que je vais faire : aller me coucher. Je vais remonter mon 44 en chronométrant, et puis je me coucherai.

Il faut que je sois en forme.

Demain : boulot.