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Chez moi tout était comme d'habitude : ma figure dans le hublot grossissant du miroir, cette pauvre crevure de Moby Dick errant dans son aquarium, l'air tiède acidifié par l'ozone, le panorama gris-bleu de la plaine à travers la vitre.

J'ai fait comme d'habitude, tske-tske-tske-tske à Moby, les futes en tas sur le lit avant de passer au nettoyeur, et la douche pour m'enlever toute la merde de la journée, et la cabine à ions négatifs pour me vider de l'intérieur, et mon do-in sur le tapis de relaxation. Après j'ai passé une robe de chambre. Ce n'était pas mon Brando, mais un truc chamarré avec un dragon ailé dans le dos, du genre de ce que porte Yul Brynner dans The King and I, de Walter Lang, qui n'a aucune parenté avec Fritz. Celle-là ne m'avait coûté la peau de rien, parce que le sapeur qui me l'avait vendue n'avait pas cherché à me faire avaler qu'elle avait véritablement appartenu à Brynner.

Mais on ne sait jamais.

J'ai tourné un moment autour du coin cuisine, mais je n'avais pas faim. Les machins Fauchon me restaient sur l'estomac, probable. Alors pour prendre de l'avance j'ai débarrassé le four aux journaux de toutes ses saloperies, que j'ai enfournées dans le recycleur avec l'aide de deux Kasawaki obligeants, et qui étaient obligés de l'être.

Ensuite j'ai commencé à démonter mes Frontiers, sur une page de journal étalée sur le lit. Sur la page, je pouvais lire :

 

ENCORE UNE VICTOIRE DU MINISTÈRE DE LA POP !

 

Les statistiques mortalité-santé du mois écoulé viennent d'être livrées par le CCH MULTIVAC du ministère. La courbe générale fait apparaître une fois encore 1/ une régression des causes de mortalité par maladies « classiques » aussi bien que par maladies dites « de l'environnement » ; 2/ le resserrement des inégalités devant la mort a) selon les sexes, b) selon les catégories sociales ; 3/ une progression continue et subséquente des espérances de vie dans la population.

C'est un succès spectaculaire d'un programme de santé finalisé, dont le fer de lance est la systématisation des contrôles de dépistage bi-annuels en cabines POLYMYCIN Thomson-Brandt. L'implantation dans tout l'hexagone des cabines POLYMYCIN, dès aujourd'hui réalisée grâce à l'augmentation de 8% du budget santé du ministère de la Pop, a été le coup décisif porté à la « crise létale » (un terme bien abusif !) des dernières années du siècle passé et des premières années de celui-ci.

Au seul titre des maladies les plus en pointe pour ce qui est de la morbidité, à savoir les maladies mentales, les maladies respiratoires et les maladies du système digestif (intoxication alimentaire), on note pour le mois écoulé une régression respective de 0,9%, 1,1% et 1,5%...

 

Je ne suis pas allé plus loin, parce que la suite, avec l'ensemble des statistiques et les chiffres au point près, se trouvait sur une des pages intérieures. Après coup, j'ai même trouvé étonnant d'en avoir tant lu. Je connais bien le baratin santé du ministère de la Pop, non pas parce qu'il m'emploie, mais parce que ledit baratin s'étale partout, sur des panneaux muraux, en audivi, et sur la totalité des canaux. J'attends simplement le moment où ils prétendront que plus personne ne meurt. De maladie, je veux dire. Mais à mon avis, en faisant le calcul, on s'apercevrait qu'il y a longtemps que ce moment est dépassé.

Quand j'ai eu fini les revolvers, j'ai encore tourné devant le coin cuisine. Mais je n'avais toujours pas faim, alors j'ai décidé de m'asseoir devant le visiphone. C'est rare quand j'écoute les messages en rentrant du boulot. Ce soir j'avais envie. On a bien le droit de changer d'avis. Et j'avais eu raison de changer, parce qu'à côté de deux ou trois bavasseux pro qui voulaient me fourguer leur merde, il y avait un message de Jos. Jos me disait :

– Je n'ai plus pensé que tu devais travailler aujourd'hui. Moi, je ne travaille pas. J'avais envie de te voir... On aurait pu aller se promener dans un parc. Ou alors aller dans un restaurant d'un Temps Libre. Ou dans un zoo... J'ai pensé à ça : un zoo. J'aimerais bien aller voir les bêtes, tu sais... Les grosses. Tu n'aimerais pas ça ? Enfin... je ne sais pas. C'est une idée que j'ai eue comme ça. Mais tu n'es pas là. Tant pis. Je ne rappellerai pas ce soir. Je ne passerai pas non plus te voir. Une copine m'a appelée tout à l'heure. Je t'ai parlé d'elle plusieurs fois. Accrassiah. Une fille des Antilles, tu sais. Elle est magnifique. Vraiment magnifique ! Il faudrait que tu la voies. Tu tomberais amoureux d'elle du premier coup. Accrassiah fait le même... le même métier que moi, tu vois. Elle était déprimée, aujourd'hui. Alors je lui ai dit que j'irais la voir et qu'on mangerait ensemble, ce soir, et qu'après on regarderait un film sur un canal. Ça sera peut-être un de ces films que tu aimes. On sera un peu ensemble comme ça, hein ? Et puis je passerai peut-être demain. Ou si tu veux m'appeler ? Je ne sais pas si je vais sortir, demain. On pourrait sortir ensemble. Mais c'est comme tu veux... Au fait, ce matin, je suis allée me faire examiner dans une cabine de diagnostic. J'avais une convocation. Tu es content ? La cabine m'a dit que je n'avais rien, rien du tout. Mais je le savais bien. Alors voilà, je vais éteindre. Je crois que je n'ai plus rien à dire... Je t'embrasse. A bientôt.

L'écran est redevenu gris verdâtre. J'ai attendu un moment, devant l'écran, en pensant à des trucs. D'ailleurs je devais déjà penser à des trucs en écoutant Jos, parce que je ne savais déjà plus très bien ce qu'elle m'avait dit. J'ai repassé le message. Jos m'a paru pâlotte. Elle portait une blouse bleu clair qui paraissait terne à côté de ses yeux. Dans le V du col de sa blouse, j'ai vu qu'elle portait une petite chaîne en or. Jos a souri, et ses incisives un peu de travers ont produit une brève irisation à la surface de l'écran. Elle a dit : Je n'ai plus pensé que tu devais travailler aujourd'hui. Moi, je ne travaille pas. (Elle a haussé les épaules, son regard s'est voilé, ses paupières ont battu. J'ai cru qu'elle allait être absente un moment. Mais non, parce qu'elle m'a encore regardé bien en face à travers l'écran, et elle a continué : ) J'avais envie de te voir... (Elle souriait à nouveau.) On aurait pu aller se promener dans un parc. Ou alors aller dans un restaurant d'un Temps Libre. Ou dans un zoo... (Elle souriait toujours, et puis son sourire est devenu sec, dur, figé. Cette fois elle s'absentait vraiment. Elle a baissé la tête, et j'ai compris que ses mains, que je ne pouvais pas voir sur l'écran, fouillaient dans son sac. Elles en ont ressorti une TCHANG, et le briquet en forme d'éléphant qui crache le feu par la trompe. Elle a porté la cigarette à sa bouche, elle l'a allumée, et dans le mouvement sa bague en forme de serpent Ourobouros a tracé une queue de comète brillante dans le granulé de l'écran. Elle a aspiré et rejeté trois bouffées de fumée, en même temps je la sentais qui revenait. Quand ses yeux ont retrouvé leur profondeur vibrante, avec le petit nuage gris en bas de son iris gauche, elle a dit : ) J'ai pensé à ça : un zoo. J'aimerais bien aller voir les bêtes, tu sais... Les grosses. En disant « les grosses », ses mains se sont écartées autour de son visage, et la fumée a tracé autour de son visage un mince ruban ovale et translucide. Ensuite elle a continué à parler, et je l'ai écoutée jusqu'au bout, et je regardais bouger ses lèvres juteuses, et je regardais sa main avec la bague qui allait et venait devant sa bouche. Je l'ai écoutée jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elle me dise, curieusement, je t'embrasse, comme elle le fait toujours dans ses messages visiphonés, et qu'elle me dise à bientôt.

Après j'ai regardé encore un moment la surface vide de l'écran, et puis j'ai éteint, et j'ai regardé si P.T. Télémat avait quelque chose pour moi, mais il n'y avait rien d'intéressant. La nuit était venue, et j'ai demandé à la fenêtre de faire le noir pour ne pas avoir à supporter toutes les lumières du dehors. J'ai commandé quelques trucs à bouffer, que le crachoir m'a crachés, et que j'ai bouffés en écoutant la bande de The Glenn Miller Story, un Anthony Mann de 1954, avec Jimmy Stewart dans le rôle du trompettiste. J'ai pris un film au hasard sur Canal 67, manque de bol c'était un Coppola de 91 et j'ai vraiment dégusté. Pour faire passer, je me suis sorti la bande de To have and to have not, de Howard Hawks, qui n'est pas toujours bon, mais là l'était, bon. C'est dans ce film que Lauren Bacall rencontre Humphrey Bogart, ou l'inverse. Les derniers mois de sa vie, Bogey était si faible et si maigre que Lauren le sortait de leur voiture et le portait dans ses bras jusqu'au court de tennis où Samuel Goldwyn faisait des parties.

Mais peut-être que ce n'est pas très malin de penser à des trucs pareils avant de s'endormir.

12

Le lendemain je ne bossais pas. J'ai fait la grasse en écoutant Elvis, j'ai appelé Jos une fois, ou deux, ou trois, mais elle n'était pas chez elle, j'ai regardé cinq fois Doughboys, le deuxième Keaton parlant rebaptisé en français Buster s'en va-t-en guerre, ce qui n'est pas con, et puis Little Big Horn de Charles Marquis Warren, Sound of Fury de Cy Enfield, et Tarzan à New- York, un Richard Thorpe superbe, avec ce vieux Weissmuller, superbe aussi.

La journée a coulé comme ça, piano piano.

Quand il n'y a plus eu une goutte de jus je me suis couché, et huit heures plus tard approximativement je me suis levé. Le terminal faisait OUINHOUINHOUINH..., c'était le ministère qui me sonnait. Je suis allé regarder les noms des gibiers du jour défiler sur l'écran. Il y en avait neuf. Le nom du neuvième m'a fait un peu tiquer, mais un peu seulement. Mon champ d'action, cette fois, c'était l'Aéroplage. En langue de tous les jours, l'Aéroplage, on appelle ça les quartiers intellectuels. C'est pas coton. J'ai parcouru une deuxième fois la liste des noms et des adresses, et je l'ai effacée. Jules avait tout enregistré, naturellement, mais les noms, je les connaissais quand même par cœur, je les avais mémorisés dès la première lecture. C'est le métier.

Je suis allé mater ma gueule dans le miroir, les piquants de ma barbe faisaient nettement sale. Je me suis vaporisé du dépilatoire P.U.K. et quand j'ai regardé le miroir une nouvelle fois, j'ai vu que ma gueule avait retrouvé son aspect habituel.

J'ai choisi une tenue et des armes, et je suis sorti.

13

Mon premier jouait de l'orgue de Barbarie à un carrefour, entre la rue Franz-Kafka et la rue Gaston-Couté. Je ne sais pas qui sont ces deux zigs et je m'en fous. C'était un vieux, avec une barbe et des vêtements merdeux, rouge et noir, genre Moyen Age ou je ne sais quoi. En jouant, il chantait :

 

Les bourgeois n' pensent plus qu'à la guerre

Pour liquider le stock des gens

Paraît qu'y a trop d'machines sur Terre

Trop d'ouvriers

Trop d'paysans

Trop d'fonctionnaires

Mais y' a jamais trop d'militaires !

 

Du moins je suppose que c'étaient bien des militaires qu'y avait en trop, parce que ma balle lui a traversé la gorge juste comme il prononçait milit... Après, il ne pouvait plus rien dire.

J'ai laissé les regards des clampins et des clampines qui l'écoutaient se poser sur moi longtemps. Je souriais, j'avais les jambes en équerre, et mon pistolet fumant au bout du bras. Il ne faisait pas vraiment beau, mais il y avait quand même assez de lumière dans le ciel pour m'envoyer une ombre pâle au bout des pieds et, je pense, m'auréoler d'un contre-jour esthétique. Mon pistolet, c'était un Nachita 357, un engin de la police japonaise, gros, noir, pas très précis, mais qui fait du bruit.

Quand j'ai jugé que j'avais fait suffisamment d'effet, j'ai tourné les talons pour reprendre mon petit bonhomme de chemin, comme on dit dans les bouquins, ou alors seulement dans les bulles des bédés.

Mon deuxième, je l'ai trouvé sur un tournage vidéomatic, et je l'ai étendu idem le premier, avec une autre 11,7 du Nachita, à part que lui c'est pas à la gorge que je l'ai visé, mais dans le bide, pour changer un peu, pour faire durer le plaisir. Le sien, je veux dire.

Quand je suis parti quelqu'un a crié : Fasciste ! Ça ne m'a pas fait rire, mais ça ne m'a pas mis en rogne non plus. Ça ne m'a rien fait, en quelque sorte. Ce qui m'avait mis en rogne, plutôt, c'est que le réalisateur vidéomachin que je venais d'effacer s'appelait Samuel H. Fuller. Il y a des coïncidences durailles, ou alors des types qui ont la grosse courge. Là, j'aurais plutôt parié pour la grosse courge. En plus, l'endroit où il tournait sa merde, Samuel H., s'appelait place Vincent-Price, il fallait le faire aussi.

Mon troisième, qui était une troisième, s'appelait Marian Velasquez, un nom qui me disait vaguement quelque chose, mais vaguement seulement. Elle faisait de la peinture quand je l'ai trouvée, sur le mur d'une école baptisée centre Ivan-Illich. Je ne sais pas qui c'est et je m'en tape. Marian Velasquez n'avait pas spécialement l'air d'un peintre, plutôt d'un travailleur coréen en train de décaper l'enceinte d'une caserne : elle était enveloppée dans une combiprotec jaune et portait de grosses lunettes, elle travaillait au gazographe lourd, elle était environnée d'un nuage de peinture rouge qui se déposait sur le mur en virgules chiasseuses annonçant un cancer du côlon-rectum avancé. Je n'avais pas envie de serrer de trop près ce gibier crachotant. Alors je lui ai fait le coup de l'arroseur arrosé, comme ça on restait dans le cinoche. Dans son dos, j'ai écrasé le tuyau du gazographe sous mon talon, en même temps que j'injectais une aiguille de pan-strychno dans le caoutchouc. Quand le jet a cessé de fuser, Velasquez a tourné l'embout de son projecteur contre sa paume gauche, en manœuvrant la gâchette. J'ai levé le pied, la peinture a recommencé à gicler, en même temps que l'aiguille de pan-strychno, qui s'est enfoncée dans sa main à travers son gant. Ou du moins, raisonnablement, c'est ce qui a dû se passer, parce que je suis parti à peine levé le pied du tuyau. Ciao, bambino.

Mon quatrième était encore une quatrième, elle faisait une conférence, ça veut dire qu'elle bavassait dans un micro, debout sur la scène d'une salle rectangulaire qui schlinguait la cigarette et la merguez de chien pourrie, devant une cinquantaine de ramollos effondrés sur des bancs. La quatrième s'appelait Zaza Foulquié, et sa conférence portait sur « Les structures référentielles d'analité chez Jean Genet ». Je ne sais pas qui c'est et je m'en pogne. Pour entrer dans la salle Vladimir-Boukovski, j'ai dû lâcher cinq nickels à une face de rat de sexe indéterminé qui m'a filé en retour un sale coup d'œil de taupe. Faut dire que pour venir accomplir mon devoir dans les quartiers intellectuels, j'avais mis un treillis camouflé genre para que seuls les nègres oseraient encore porter, et encore c'est pas sûr, avec une casquette commando et des rangers chinois, à clous. C'est ma tenue spécial intellectuels, qui fait chier les intellectuels, parce qu'ils n'aiment pas les militaires.

Je me suis avancé dans l'allée et je me suis arrêté à dix mètres de Zaza Foulquié. La Kalachnikov est partie à ce moment-là, mais ce n'était pas une éjaculation précoce, c'était moi qui avais décidé en mon âme et conscience de lâcher la purée sur la grosse. Les douze ou quinze balles de 7,62 ont giclé en moins de deux secondes vers la cible et l'ont toutes atteinte, à une ou deux unités près. C'était moins que les spermatos d'une décharge normale, mais ça a suffi pour faire monter Zaza au ciel, et tout de suite après la faire redescendre en enfer par le chemin le plus court. La Kalachnikov n'est peut-être pas ce qu'on fait de mieux comme fusil d'assaut, mais une arme qu'on fabrique depuis un siècle, c'est tout de même du bon matos. La rafale avait fait un bataclan terrible dans la salle Vladimir-Popov, et tous les intellos s'étaient levés en moins de deux, ou alors s'étaient couchés en moins d'une sous les bancs, les mains sur la nuque, comme on avait dû leur apprendre dans les cours d'autodéfense.

Quand je suis repassé devant la face de rat de l'entrée, je lui ai quand même donné ses cinq nickels, en précisant :

– Pour la couronne.

Ensuite j'ai mis Jules au piquet pour une heure, il était plus que temps que je fasse la pause-café. Les quartiers intellectuels sont plus petits que les autres quartiers, ils forment juste une espèce de virgule entre l'est de CENTRE et la partie la moins craignosse de la nécrozone. Les quartiers intellectuels ressemblent assez aux quartiers pauvres. On y trouve le même genre de rues étroites aux maisons basses, à demi croulantes, et rapiécées avec des bulles en fibres, en plastiverre, ou en mousse de carbone filée. Et il y a autant de monde dans les rues, même si on n'y voit pratiquement pas de flics ni de pubs tridi, parce que les intellectuels n'aiment ni les uns ni les autres.

La différence, c'est que dans les quartiers intellectuels il y a des tas d'endroits qui n'existent nulle part ailleurs, et qui sont la raison d'être des intellectuels : des librairies avec tous ces bouquins que je ne lis jamais, des galeries de peinture avec divers produits de l'imagination humaine, des cabarets ou théâtres où les spectacles ne sont pas des projections, mais sont réellement joués devant vous par des artistes en chair et en os qui font des gestes avec leurs bras et disent des mots avec leur bouche.

Une autre différence avec les quartiers pauvres, c'est que les quartiers intellectuels sont pleins d'intellectuels.

Les intellectuels sont chiants, chieurs, chieux. Les intellectuels sont laids, ils ont la peau râpée, le crâne chauve, les yeux chassieux, le nez qui coule, les dents qui branlent, les oreilles Dumbo. Les intellectuels ne se font pas retaper, ils se foutent de leur extérieur, chez eux tout se passe à l'intérieur, sauf quelques-uns, les tantouses ou les chaudes-queues, qui eux sont pommadés comme des... Les intellectuelles femelles c'est pire, c'est pomme ridée ou haridelle, c'est mamelles aux genoux ou manche à balai, c'est de l'os ou de la graisse à char d'assaut, c'est du détritus d'humanité, du tue-l'amour monté sur pattes. Ou alors, quand il y en a qui sont bien, elles sont vraiment bien, vraiment très bien, elles ont des joues comme des brugnons et des yeux comme les flammes des hauts fourneaux, elles rient avec soixante-quatre dents et leurs lèvres corail sont des rideaux de théâtre, leurs cheveux coulent comme le soleil quand il se couche derrière des falaises de grès rouge, et leurs seins libres sous le coton orange des tuniques indiennes sont comme des oranges d'Israël quand se lève le vent qui vient d'Orient. Oui, quand elles sont bien, elles sont vraiment très bien. Moi j'en ai connu une et...

Quand elles sont bien, elles sont vraiment très bien, et alors on peut se demander ce qu'elles foutent avec leurs singes, à part se faire foutre, naturellement. Mais ça, c'est pas mes oignons.

Je n'aime pas les pauvres. Je n'aime pas les riches. Mais ce n'est rien à côté des intellectuels. Les intellectuels, je les hais. C'est aussi simple que ça, je les hais, ça me part du fond des tripes et ça me remonte jusqu'à la racine des tifs, je n'y peux rien, c'est comme ça.

Le pire, c'est que je ne prends même pas un panard d'acier bleu en travaillant dans les quartiers intellectuels. Le pire, c'est que je trouve le boulot ici aussi glaireux que partout ailleurs, et que je n'ai qu'une idée, finir vite et me tirer schnellousse.

Mais j'avais faim et soif, et je suis entré au hasard Balthazar dans un bistrot bondé dont la façace peinte en beige portait ces mots :

CHEZ SIMONE DE BEAUVOIR

on peut boire

Ça m'allait parfaitement, mais il a fallu que je joue des coudes, du talon, de la crosse, pour arriver à me visser sur une chaise libre, à une table où cinq intellectuels parlaient de choses et d'autres que je me suis forcé à ne pas écouter. J'ai bien vu qu'ils regardaient avec insistance ma casquette avec l'insigne en bronze des commandos de choc de la marine d'intervention britannique, mon treillis nègre, mes rangers cirés et chinois, la Kalachnikov qui me pendait dans le dos, les grenades à fragmentation fixées sur la poitrine, le Nachita qui gonflait son étui et le Bowie fidèle attaché à ma cuisse, j'ai bien entendu une mocheté dire tout haut : « Vous avez vu ce qu'il trimbale, le gugusse ? », mais l'unique effort visant le contact humain auquel je me suis livré a été dirigé vers un serveur, à seule fin d'être servi, ce qui m'a pris facile une demi-heure car les intellectuels sont aussi doués pour l'efficacité manuelle que moi pour l'alexandrin. J'ai pu enfin avoir une assiettée de purée de soja, il n'y avait rien d'autre parce que c'était la journée d'aide à l'Afrique. Je l'ai fait passer avec deux Cuba Libre, infect mélange de Coca et de rhum, j'ai fini par un café ignoble et je suis parti. La puce s'est excitée rue Mircea-Eliade, je ne sais pas qui c'est et je m'en empapaoute, elle a fait tut-tut-tut, ça voulait dire que le gibier était dans sa turne, et sa turne c'était une grosse couille de métastyrène jaune à travers la paroi de laquelle on voyait bouger une ombre en transparence, le gibier. Elle était accolée, la couille, contre la paroi d'une maison XVIIIe salement amochée, au niveau du second étage. C'est comme ça que j'ai eu mon cinquième, en tirant une grenade incendiaire dans la couille. Elle s'est immédiatement enflammée, avec une intense lueur verte, et elle s'est mise à couler le long de la paroi, en laissant sur la pierre des traînées charbonneuses et fumantes. En arrivant au sol, elle n'était déjà plus qu'une pomme trop cuite et affaissée sur elle-même, couverte de grosses cloques noires laissant échapper des éruptions de pus orange. Ça avait peut-être crié à l'intérieur, mais maintenant ça se taisait. Et la puanteur nocive qui se dégageait de la chose provenait beaucoup plus du métastyrène fondu que de la chair cramée. Un bras caramélisé sortait à un endroit d'un furoncle ouvert et, à un autre endroit, un pied recroquevillé, de la couleur de ces canards laqués qu'on vous sert dans les restaurants chinois, les bons. Deux intellectuels se sont approchés, sapés en blanc, 1925, Costa Brava.

– Pas mal, comme ready-made, a dit l'un.

– Picabia ou Duchamp aurait pu le signer, a dit l'autre.

– Ou Borgnol, a continué le premier, si on veut bien considérer que c'est un ready-dead.

J'ai eu mon sixième dans un théâtre de l'avenue Gérard-Fromanger, je n'en sais pas plus sur lui que sur les autres et ça me fait le même effet. Mon sixième était acteur, il jouait un rôle en toge dans une pièce d'un nommé Canus, titrée Caligula. Je ne sais pas qui est Canus, mais au moins, Caligula, je sais qui c'est parce qu'on le voit dans plein de films, notamment les Gladiateurs (1954), de ce bon vieux Delmer Daves, avec ce bon vieux Victor Mature. Quand je suis arrivé en haut des gradins du théâtre Armand-Gatti, mon gibier hurlait : « Je suis encore vivant ! » Je l'ai ajusté à la lunette et je lui ai envoyé une giclée ni vu ni connu, comme un connard de snipeur.

Après, il ne l'était plus, vivant.

Ma septième, je l'ai eue près d'une petite placette dont j'ai oublié le nom. Une troupe genre cirque donnait un spectacle, avec cracheurs de feu, clowns, danseuses, écuyères sur chevaux de bois, et tous ces trucs. Je me suis glissé dans les premiers rangs, pour regarder. J'aime bien. Mais je n'étais pas là pour aimer bien, alors je me suis vite reculé, la tenue léopard qui me collait aux miches n'allait pas des masses avec les plumes, les paillettes, les fanfreluches, les fards, et la musique des cuivres et des tambourins. Moi, c'est une autre musique que j'allais jouer. Mon écran me désignait une femme qui passait, des cheveux rouges, un grand châle, une grande jupe volante, vieux rose, un bébé dans le dos, dans une espèce de hotte à l'Indienne Sioux. C'était une de ces intellectuelles qui entrent dans la catégorie des vraiment bien. Elle marchait vite, elle regardait droit devant elle. Il fallait que je me dépêche. Je me suis posé en équilibre sur mes jambes, j'ai sorti mon Nachita, j'ai tendu le bras droit en me menottant le poignet de la main gauche. La première balle a cueilli la femme en haut de la cage thoracique et a projeté des morceaux de côtes un peu partout, la deuxième l'a presque coupée en deux en lui traversant le bassin. Les six autres... je me demande bien pourquoi j'ai largué les six autres. J'ai extrait le chargeur vide, je l'ai laissé tomber sur le trottoir, j'ai enfilé à la place un chargeur plein. Le canon du Nachita était tiède sous mes doigts. De bonnes âmes avaient déjà ramassé le bébé, qui bien sûr n'avait rien, il était juste taché. Deux types se sont plantés en face de moi, un chauve avec une tête ronde et des lunettes (des lunettes !), un maigre avec le nez tordu et des cheveux blonds qui lui tombaient jusqu'à la taille.

– Pourquoi vous faites ça ? m'a dit les-lunettes.

– Laisse tomber ! a dit nez-tordu.

J'ai replacé le Nachita dans son holster.

– Hein ? Vous pouvez me dire pourquoi vous faites ça ? a répété les-lunettes. Vous n'allez pas me dire que c'est parce que vous croyez que c'est juste ?

– Laisse tomber ! a répété nez-tordu. De toute façon, si ce n'était pas lui, ce serait un autre...

J'ai bouclé le holster et j'ai tourné mes gros talons chinois à clous.

– Pourquoi vous répondez pas ? a crié dans mon dos les-lunettes. Mais pourquoi ils répondent jamais, ces enculés, ces chiens de garde, ces...

– Laisse tomber, a coupé nez-tordu. T'as rien à dire. Tout le monde est libre.

Il avait eu le mot de la fin, nez-tordu : tout le monde est libre.

J'ai eu mon huitième dans une cave. Il faisait du bruit musical avec une batterie de synthés Yamaha. Il composait, il enregistrait, ou alors il répétait, au choix. Tout le monde est libre. J'ai balancé une frag dans la cave, par le soupirail, grand style. Le bruit de la frag a terminé en point d'orgue le bruit des Yamaha, et ensuite il n'y a plus eu de bruit du tout.

Il m'en restait encore un, parce que j'en avais neuf sur ma liste. Mais j'avais beau pianoter sur la puce, rien ne venait.

C'était bizarre, parce que c'était précisément celui dont le nom m'avait tiré l'œil, ce matin. Et ce qu'il y avait de plus bizarre encore, dans l'histoire, c'est que Jules restait obstinément muet.

Je lui ai demandé :

– Qu'est-ce qui se passe, mon chou, c'est la grève ?

Jules est resté silencieux quelques secondes et m'a répondu d'un ton très impersonnel :

– Ton dernier gibier n'a pu être localisé. Tu peux rentrer...

C'est ce que j'ai fait, sans me faire prier, sans même discuter.

Le Jaune m'a taillé un chemin peinard jusqu'aux CENT ROSES, mon château de cartes, entrée 37. J'ai jeté mes filtres, c'était juste des absorbants normaux, l'air dans les quartiers intellos est raisonnablement craignosseux. J'ai sorti ma carte de résident, et je me suis avancé vers la fente. C'est à ce moment que j'ai vu qu'il y avait quelqu'un, quelqu'un de planqué, ou alors s'il ne se planquait pas il faisait drôlement bien semblant, dans l'angle de la bouche, là où il n'y a pas trop de lumière. Réflexe à la con, j'ai fait sauter le rabat de mon holster comme le type sortait du renfoncement et que son ombre désarticulée s'allongeait vers moi. Il a lancé un drôle de coup de sifflet étouffé, et a dit :

– Fais pas le con, c'est moi.

Quand il a été en pleine lumière, je l'ai reconnu.

C'était Mac Steranko.

14

– Alors, je lui ai dit, qu'est-ce que c'est que tout ce mélo ?

Mac Steranko marchait de long en large devant moi. Il avait toujours une sale gueule jaune, et toujours ses tics, l'œil droit qui clignait comme s'il avait chopé dedans une bille de pluto vitrifiée, la bouche qui se tordait, sa main droite qu'il passait sans arrêt dans ses cheveux gris jaunâtre clairsemés. Il portait une combiprotec anonyme, vert sombre, vaguement vigile, qui serait passée inaperçue aussi bien dans les quartiers pauvres que les quartiers intellectuels ou les quartiers ouvriers.

Il m'avait demandé de le faire entrer, ce que j'avais transmis vocalement à la bouche. La bouche n'avait pas fait de difficultés, puisqu'elle a mes empreintes vocales et qu'elle sait reconnaître quelqu'un qui parle sous une contrainte physique ou psychotrope. Je lui avais quand même dit :

– Tu sais que tu vas être enregistré ?

Et il m'avait répondu, avec une grimace à la Richard Widmark :

– T'occupe, c'est mon affaire.

Je ne sais pas qui avait écrit ses dialogues, mais ce n'était pas brillant.

Maintenant il était dans ma turne, je m'étais assis sur mon pieu après avoir fait tske-tske-tske à Moby Dick, à qui il manquait trois nouvelles écailles et qui avait encore pâli, après m'être débarrassé de la plus grande partie de mon barda, et après avoir donné l'ordre à la porte et au visiphone de me foutre la paix même en cas d'urgence.

– Tu es sûr qu'ils ne t'ont pas collé un œil et une oreille quelque part ? m'a dit Steranko.

Il a arrêté sa déambulation pour me fixer de ses yeux brun-vert, il a passé sa grande main maigre aux doigts poilus dans ses mèches filasseuses. A qui il ressemblait ? A John Ireland ? A Edgar Buchanan ? A un méchant des fifties, en tout cas.

– Où veux-tu qu'ils me les aient collés ? Dans le derche ? Pour la vue, ça serait pas du luxe, et pour l'oreille, ça laisserait à désirer. Il n'y a que pour l'odeur que...

J'ai avalé ma langue quand je me suis rendu compte que mes dialogues étaient encore plus mauvais que les siens. Mais j'ai quand même glissé :

– Tu peux parler tranquille. Je suis assermenté, ne l'oublie pas. Tu l'étais bien, toi, dans le temps...

Je pense que c'est cette allusion au « temps », celui qu'on appelle en général le « bon vieux », qui l'a fait rigoler. Il a tranché l'air de sa main, a haussé les épaules, et tous ses tics se sont déclenchés en même temps, plus quelques autres, qu'il ne m'avait pas encore servis.

– Ecoute, il a dit, cessons de déconner. Je suis venu parce que j'ai découvert quelque chose de grave. Bon... c'est pas moi qui l'ai découvert, c'est un camarade. (Cette expression de pauvre m'a surpris, mais je n'en ai rien laissé paraître.) Un type qui bosse aux statistiques, au ministère. Et bien placé, hein ! Chef de service à la direction Santé. Il s'appelle... je ne sais pas si je dois te dire son nom... Bon, puisque j'ai commencé, autant aller jusqu'au bout. Il s'appelle Mirosliv Ervan, retiens bien son nom... C'est un type ferré, côté technos. Eh bien, il a découvert qu'il y a une liaison directe entre l'intégration des résultats des dépistages en cabines POLYMYCIN, et Atropos !

Il a laissé passer plusieurs secondes, le doigt tendu vers moi. Et il a ajouté :

– Tu comprends ce que ça veut dire ?

J'ai aussi laissé passer plusieurs secondes pour ne pas être en reste côté suspens, et je lui ai avoué que non, je ne comprenais pas.

– Chiottes ! Tu es bien toujours le même... Tu fais ton boulot sans te poser de questions, pas vrai ? Du moment que la paye tombe et que tu as une turne peinasse ?

Il a secoué sa tête pleine de tics. Il commençait à me fatiguer, surtout que fatigué, je l'étais déjà, par une journée à la con et un boulot à la con. N'empêche que c'est vrai, la paye tombait et j'avais une turne passable.

– Bon, excuse-moi, a-t-il repris au bout d'un moment. Je m'énerve. Mais si je suis venu te voir, c'est quand même que tu es le seul qui... enfin. Et puis c'est tellement énorme, tu comprends ?

Je lui ai dit que je voulais bien essayer de comprendre, mais alors il fallait qu'il cesse de tourner autour du recycleur à merde.

– Bon, c'est simple : le soi-disant Contrôle Egalitaire de la Population chie à côté de son trou. Le soi-disant tirage au sort, c'est truqué ! Atropos est contrôlé en pédale suisse par le ministère de la Pop... On encule le popu depuis la mise en service des cabines POLYMYCIN ! Et si c'est pas depuis le début, c'est pareil : on nous encule ! Les belles déclarations sur l'égalité devant la stabilisation démographique, c'est de la merde premier choix, non retraitée. Tu comprends, camarade ? C'est truqué ! Ton boulot, il est truqué ! Les gibiers que tu effaces, ils sont pas tirés au sort par Atropos... ils sont choisis par le ministère. Tu comprends ? Tu comprends ? Le gouvernement se débarrasse de... de...

J'ai profité du moment où il commençait à s'emmêler les pédales, suisses ou pas, le camarade, pour lui offrir mon ricanement numéro trois.

– Steranko, tu débloques. Ton histoire, elle est vieille comme Atropos. Elle est vieille comme l'instauration du Contrôle Egalitaire... Tu le sais bien. Il y a toujours eu des gens ou des groupes pour n'être pas d'accord. C'est normal ! Personne a envie d'être tiré au sort pour l'effacement. N'empêche qu'en gros, ça marche. Tu le sais bien puisque tu as fait partie du truc. Ça marche parce que les gens, ils pensent c'est pas sur moi que ça va tomber, c'est sur mon frangin. Fatal ! Alors bon, de temps en temps on s'excite, dans les rangs. On dit c'est truqué ! On dit le Gouv se débarrasse de.... Mais de qui, hein ? Y' en a eu, des commissions qui contrôlaient le Contrôle... Des experts qui ont ausculté Atropos sur tous les poils du cul. On n'a jamais rien trouvé, jamais rien prouvé. Ça tient pas debout. Le Gouv ne truquerait jamais une institution comme le Contrôle. Pas seulement parce que ça lui retomberait dessus gros comme une deux-cents mégatonnes, mais bordel ! tout simplement parce que ça servirait à rien ! De qui veux-tu qu'il se débarrasse en Suisse, le Gouv ? De quels opposants ? Y' en a plus. Les Brigades, les Marcheurs, tous ces cloducs ? Ils ont disparu de la circulation depuis l'âge de pierre... La police fait bien son boulot, camarade. Faut pas tout confondre. Nous, on est là pour le Contrôle, un point c'est marre...

Moi aussi, j'en avais marre. Je n'avais même plus de souffle. Les doigts de mes mains et de mes pieds n'auraient pas suffi pour compter les semaines, et même les mois, depuis que j'avais parlé le quart autant que ça. Steranko m'a répondu avec ses tics, et tout de suite après avec sa voix sèche et précipitée qui me brassait les oreilles.

– Ben dis donc ! Belle tirade ! Tu as bien appris ta leçon... Tu dois pas rater un stage de recyclage psycho, hein ? Moi j'avais déjà mauvais esprit, dans le temps. C'est pour ça qu'on m'a prié de changer de talent. Tu sais que je travaille dans un canard de merde ? Faut bien gagner ses nickels, pas vrai ? Bon. Reprenons depuis le début. Mirosliv Ervan a découvert une liaison entre les dépistages en cabines automat et Atropos... Il y a bien une raison, non ? La raison, elle saute au paf ! Le tirage au sort est truqué. Les gibiers qui se retrouvent chaque jour sur la liste pour l'effaçage, Atropos les prend parmi les gens qui se sont soumis au dépistage obligatoire – obligatoire, tu me suis ! – bi-annuel... c'est pas de la poudre, ça !

Mon ricanement est descendu d'un cran.

– C'est peut-être bien de la poudre, mais aux yeux, Steranko... En admettant qu'il y ait une liaison, ça veut dire quoi ? Qu'Atropos intègre d'une manière ou d'une autre les gens qui passent au dépistage dans son recensement quotidien, rien de plus. Parce qu'à ton avis, il choisirait qui, dans les POLYMYCIN ?

A l'accélération des tics, j'ai bien vu que j'avais emmerdé Steranko. Il me l'a d'ailleurs avoué franco.

– Ben oui, ça, je ne sais pas. Il faudrait que Mirosliv fasse un gros boulot. Et il doit y aller mollo. Pour le moment, c'est vrai, on n'a rien trouvé. On n'a pas encore le dénominateur. Qui est choisi, parmi les gus qui passent par les cabines, et pourquoi ?... Je ne sais pas. Tu aurais pas une idée, toi qui es encore dans le boulot ?

Je lui ai dit que mon boulot ne consistait pas à avoir des idées, mais simplement à le faire, le boulot.

– Déconne pas, il m'a dit. C'est sérieux ! Tu vois le lièvre ? Si on trouve, c'est le méga-scandale ! Le Gouv saute... C'est la révolution, mec !

Cette fois, je lui ai fait mon ricanement 0,5. Il me fatiguait tellement que ça devenait même duraille d'écarter les lèvres d'un centimètre de chaque côté pour lui prouver mon attention et ma sympathie. En plus je ne voulais rien lui prouver. Je lui ai dit que son lièvre était si ratatinosse qu'il n'arriverait pas à courir un cent mètres avec des prothèses. J'ai quand même ajouté :

– Ce Mirosliv... comment ça se fait que tu sois collé avec lui ? J'ai cru entendre le mot révolution, tout à l'heure... Ou alors j'ai rêvé ? Tu vas pas me dire que vous faites partie d'un groupe de mords-moi-le-nœud, maintenant ?

Sa main a encore tranché l'air, et il a reniflé en clignant de l'œil. Il s'était remis à marcher de long en large devant moi. Pour ne pas le quitter des yeux, je devais tourner la tête d'un côté et de l'autre, comme un spectateur de match de tennis.

– Ça serait trop beau... Il n'y a pas de groupe. Il n'y a rien, pour l'instant. Juste Mirosliv et moi. Je l'ai connu quand je bossais encore au Contrôle-mon-cul. On est restés potes. Ça va te faire rire, Ducon, mais tu vois, on a des choses qu'on partage. Le sens de la justice, par exemple...

Il m'a regardé par en dessous, il s'était arrêté pendant deux ou trois secondes. Mais je n'ai pas ri, alors il a redémarré, son et image.

– Alors comme deux c'est pas beaucoup, pour agir, j'ai pensé à toi. On était potes aussi, dans le temps... hein ?

Il m'a encore regardé, alors j'ai cherché dans ma tête un souvenir qui aurait pu évoquer ce temps où on aurait été potes, mais rien n'est venu. J'étais fatigué, le temps passait, il fallait que je me décide.

– J'ai hésité, je te le cache pas. J'étais pas sûr de toi. Je le suis toujours pas. Mais qui ne risque rien n'a rien, pas vrai ? J'ai mis du temps à venir parce que... je ne sais pas. Je me méfie. J'ai peut-être trop fouiné, déjà. Je suis peut-être parano, mais j'ai eu plusieurs fois l'impression d'être suivi. Je suis peut-être déjà fixé. Je ne voulais pas te mouiller pour rien. Et puis aujourd'hui, Mirosliv a pu bloquer le biofeedback de ma fiche, à la banque Pop. Je ne peux plus être localisé par mon pou. J'en profite... ça va pas durer !

Dans tout ce que m'avait dit Steranko, il y avait au moins une chose que je venais de comprendre. Et il avait raison au moins sur un point : ça n'allait pas durer – moins encore qu'il le pensait.

Pendant qu'il était en train de me raconter sa vie, j'avais commencé à tripoter mon Nachita, que j'avais ramassé sur mon lit. Sans avoir l'air de rien, je jouais avec le chien et le cran de sécurité, clac, clic, clac, clic. Quand Steranko m'a jeté :

– Alors, qu'est-ce que tu vas faire ?

J'ai simplement répondu :

– Mon boulot.

Et d'un même mouvement j'ai débloqué le cran, j'ai levé le bras, j'ai rabattu le chien en arrière et j'ai pressé la queue de détente. Le pistolet a sauté dans ma main, la 11,7 est rentrée dans la poitrine de Steranko juste sous le sternum, comme on nous l'apprend à l'entraînement, et lui a fait éclater le cœur.

Steranko a bondi en arrière, il est venu heurter le mur contre le poster de Bogart, il avait l'air très étonné. Steranko, pas Bogart. Bogart ne s'étonne jamais de rien.

J'ai regardé Steranko glisser le long du mur et s'asseoir sur son cul. Après il a basculé vers la gauche, et puis il est venu s'aplatir le nez dans ma moquette. Sa bouche était restée ouverte sur son tic, son œil brun-jaune me regardait encore. Un peu de sang avait giclé de son dos quand la balle l'avait traversé avant de faire un trou dans le mur, et avait éclaboussé le veston noir de Bogey. Steranko m'aurait vraiment fait chier jusqu'au bout.

Mais il était parti au pays des grandes chasses sans connaître les réponses à ses questions. Il était parti avec une seule certitude : on n'échappe pas au Contrôle, pas plus que les poules n'échappent au furet.

Le neuvième nom de ma liste de ce matin, celui qui m'avait fait tiquer, c'était le sien.

15

Trois Multimate sont sortis de leurs trous pour venir renifler Steranko. Pour eux, le cadavre n'était qu'une grosse saloperie à évacuer au plus vite. C'était aussi ce que je pensais, mais Steranko, même s'il tenait moins de place mort que vivant, était néanmoins un trop gros morceau pour eux.

J'en ai vu un commencer à laper le sang avec sa trompe. Un autre tirait les cheveux du cadavre avec ses pinces, il croyait peut-être que c'était de la toile d'araignée. Le troisième ne faisait rien, il regardait ses deux copains, si ça se trouve il les encourageait avec des trains d'ondes revigorantes.

Je ne pouvais quand même pas les laisser faire. Je les ai renvoyés dans leurs trous, j'ai rebranché mes systèmes et j'ai appelé l'antenne de la Banque Nationale des Organes de la R.I. J'ai dit à l'antenne qu'il y avait chez moi un client encore chaud, mais qu'il fallait qu'on se dépêche si on voulait récupérer encore un litre ou deux de sang. J'ai ajouté qu'à ma connaissance tout le contenu du corps devait être bon pour la reprise individuelle, à part le cœur qui pouvait à la rigueur être donné au chat, si toutefois elle avait un chat, l'antenne.

Mais j'en doutais.

Dès que j'ai eu coupé la communication, le visi a sonné. C'était Jos. Elle n'avait pas l'air d'aller bien. En parlant elle souriait tout le temps, mais ce n'était pas son vrai sourire, et je connais le vrai sourire de Jos.

Jos m'a dit :

– J'ai déjà appelé plusieurs fois, mais tu étais coupé. J'aimerais... j'aimerais bien te voir un moment, si tu peux. Tu peux ? J'ai eu une journée... une journée fatigante. Je ne vais pas très bien. Je n'ai pas envie de bouger. Est-ce que tu ne pourrais pas venir un moment ? Juste un moment, tu sais... Le temps que tu veux. Mais ça me ferait plaisir. D'accord ? Tu viens ?

Je ne l'ai pas laissé parler toute seule, de temps en temps je répondais par un grognement, ou une syllabe, ou une consonne. Juste avant qu'elle coupe, je lui ai même dit toute une phrase qui signifiait en trois mots que je venais.

J'ai dit à la porte de laisser entrer l'équipe de la Banque des Organes qui viendrait emporter le client qui imbibait la moquette, j'ai dit à la moquette de ne pas s'en faire, on la nettoierait, et je suis sorti.

Jos a son espapt à l'autre extrémité de la R.I. J'ai parcouru des couloirs mobiles et d'autres qui ne l'étaient pas, j'ai pris des ascenseurs, j'ai été raisonnablement emmerdé en chemin par des pubs excitées et des groupes ludiques qui l'étaient tout autant, mais l'aventure en est restée à un stade anodin. Au bout du parcours, j'ai sonné à la porte de Jos, et la porte m'a fait entrer.

Jos était assise en lotus sur son lit, le buste droit, la nuque vaillante, les bras en décontraction, les métacarpes reposant sur les condyles fémorales. Elle n'était pas devenue subitement transparente, mais je sais bien comment fonctionne un corps, comment tous les trucs qu'on a sous la peau s'articulent et font qu'on est vivant, ou alors qu'on est mort.

Je me suis assis par terre, en face de Jos, et dans la même position approximativement. La pièce était embuée d'une fumée que les recycleurs atmosphériques étaient impuissants à purifier à mesure que Jos la produisait, la fumée. Elle avait un cendrier BLACK & DECKER à côté d'elle, mais il devait être naze parce que les mégots n'étaient pas broyés et débordaient. On aurait pu croire qu'elle avait invité un escadron de cow-boys MARLBORO à partager son lit, mais je savais bien qu'elle avait tout fumé elle-même. Pendant que je m'asseyais, elle avait planté un nouveau mégot dans le BLACK & DECKER et allumé une cinquante millième TCHANG.

Mais je n'ai rien dit. Je l'ai simplement regardée sourire, et cette fois c'était un vrai sourire, même si le bleu de ses yeux était bien pâle, et la tache grise bien grise. J'ai attendu qu'elle me parle, mais elle ne semblait pas pressée de parler. Je n'étais pas pressé non plus. J'ai attendu.

Au contraire de moi, qui ne touche jamais à l'organisation de ma piaule, Jos change tout, tout le temps. Là, elle avait transformé l'espapt en tente bédouine en plein désert, et c'était assez réussi. Tout le parterre était recouvert d'un granulé doux et doré, genre sable. Son lit était au centre d'une grande tente aplatie, orange vif, avec des pendeloques dorées. J'avais dû me baisser pour entrer dans là tente, qui était pleine de coussins de couleur. Il y avait aussi des miroirs ordinaires, quelques meubles bas en bois damasquiné, et des tas de boîtes rondes incrustées de nacre, de mica, de verre coloré. Les murs étaient masqués par un diorama tridi total, qui montrait des dunes avec leurs ombres violettes, des palmeraies qui tremblaient dans le vent et les mirages, des caravanes qui passaient et des chiens qui aboyaient. Au-dessus, le plafond était un dôme si bleu qu'il en paraissait noir. C'était beau. Jos a du goût. Je ne sais pas si elle construit ses décors pour elle ou pour son boulot. Et en plus je ne veux pas le savoir.

Elle ne disait toujours rien, elle fumait, elle y mettait beaucoup d'application. Sa bouche se pinçait sur le filtre de la cigarette, puis s'arrondissait quand elle recrachait la fumée. Son bras lisse, rond, rose, montait et descendait, et j'aimais la façon dont son poignet droit ployait quand elle le reposait sur son genou. Elle était habillée d'un immense truc blanc genre bédouin, une chéchia ou je ne sais pas comment on appelle ça, en tissu très léger mais absolument opaque.

Le temps passait, je la regardais, elle ne disait toujours rien. Je ne voulais pas parler le premier. Je n'avais rien de spécial à lui dire. Elle a fini par y aller quand même.

– J'ai eu encore une dure journée... Il y a des types qui sont vraiment complètement fous...

Je n'aime pas quand elle me parle de ça, alors je n'ai rien répondu, et je n'ai pas vraiment écouté ce qu'elle m'a encore dit sur le sujet. Elle a ajouté :

– Il y a eu une femme, quand même. Avec elle, c'était très bien. Heureusement, sinon j'aurais craqué. Elle était douce... J'aime bien les femmes. Je crois qu'il n'y a qu'avec elles que...

Elle s'est interrompue, elle m'a regardé d'abord en souriant, puis elle a ri vraiment, silencieusement mais longuement, comme si elle avait trouvé très drôle ce qu'elle venait de dire, ou les pensées qui nageaient sous les mots.

Moi, je n'ai pas trouvé à rire dans ce qu'elle a dit, alors je n'ai pas ri, ni souri. Elle a fini par se lever, elle était debout sur son lit, elle oscillait un peu, son grand truc blanc pendait jusqu'à ses pieds comme un drapeau pacifique un jour sans vent. Elle s'est étirée, j'ai entendu des tendons craquer quelque part à l'intérieur de son corps. Elle a sauté du lit, elle est venue près de moi et m'a regardé de haut, ni absente ni tout à fait là, une attitude que je ne reconnaissais pas. Elle m'a dit :

– Je suis contente que tu sois venu, tu sais ?

Je n'ai rien répondu. Elle a ajouté :

– Je ne t'ai pas dérangé ?

J'ai répondu que non, elle ne m'avait pas dérangé, pas du tout. Elle a dit :

– Je suis très fatiguée, tu sais. Je vais me coucher, maintenant...

J'ai compris ça comme une invite à partir et je me suis levé. Dans un des miroirs ovales de la tente, je me suis vu me lever, sombre, vert, long, à côté d'elle, petite, pâle, lumineuse. Debout près d'elle j'ai senti une bouffée de son parfum, ou alors seulement son eau de toilette, ou seulement son savon, une odeur d'herbe ou de fleurs poussées au soleil et broyées fraîches dans une coupe de grès.

Sa main, douce et légère, est venue cercler mon poignet.

– Tu restes ?

Je ne sais pas trop ce que je lui ai dit, ni même si je lui ai dit quelque chose. Sa main a fini par quitter mon poignet, mais je continuais à sentir le poids de ses doigts sur ma peau. Elle s'est reculée, elle a baissé les yeux, je sentais qu'elle allait s'absenter. Au loin dans la pièce les palmiers bougeaient, une caravane passait, des chiens la regardaient sans aboyer. Je n'avais pas envie que Jos s'absente à l'intérieur d'elle-même juste au moment où je partais. Très vite, je lui ai dit :

– Je suis fatigué, moi aussi. Une rude journée pour la reine. Mais le zoo... On pourrait y aller dimanche ?

Je regardais sa bouche, et sa bouche s'est mise à sourire de nouveau. Elle a relevé la tête, je regardais ses yeux, ils m'ont semblé à nouveau très bleus. Ses lèvres se sont écartées et j'ai regardé ses incisives qui se marchaient dessus. Elle m'a dit :

– Ho ! oui... S'il te plaît. Au zoo, dimanche... C'est une bonne idée. Je ne m'en souvenais même plus. Merci !

Elle a ri encore et m'a lancé :

– Tu es vraiment moche, avec cette combi militaire !

Elle riait. Je lui ai dit que c'était le boulot. Après j'étais parti, je ne me suis pas retourné dans le couloir, je n'ai pas su si elle était restée longtemps ou pas devant sa porte sur le désert, immobile dans sa grande robe blanche, avec le bleu du ciel sur ses épaules, comme un tournage devant l'écran du bluescreen.

La banque avait déjà enlevé Steranko quand je suis arrivé chez moi. Il y avait une fiche officielle magnétisée sur la porte, avec les indications habituelles, Sur la demande de... avons pris livraison de... Au feutre, un des banquiers corporels avait ajouté : Pas si impec que tu nous l'avais annoncé, ton client... A première écographie, il a un cancer primaire du foie.

J'ai froissé la feuille dans mes doigts. Sur la moquette, les Kasawaki finissaient de démoléculiser le sang et de bouffer la poudre sèche qui résultait de la manœuvre. Il restait juste les quelques taches sur Bogart, mais elles avaient séché, elles ne se voyaient presque plus sur le costume noir.

J'ai fait mes trucs et je me suis couché. Il était moyennement tard, mais l'araignée tic-tac, qui avait dû prendre ses renseignements auprès de mon moniteur bio-rythmique, me pressait de m'endormir sans attendre la venue du Messie.

De toute façon il ne vient jamais la nuit, et je n'avais pas envie de m'endormir. Je n'avais pas non plus envie de me faire une toile. Je brassais. Toutes ces histoires à la con me brassaient. Pourquoi est-ce que Steranko m'avait raconté son roman, avant de passer à l'effacement ? Il n'aurait pas pu la fermer et se laisser saigner en pensant à la patrie ? Et pourquoi est-ce que je l'avais écouté, au lieu de lui dire bonsoir tout de suite ? Le pas de bol, c'est qu'il se soit trouvé sur ma liste. C'était ça, le pas de bol. On est dans les quatre-vingts furets, dans la capitale. Et Steranko était tombé sur moi. Ou c'est moi qui étais tombé sur lui. Les surprises du boulot.

Subitement, j'avais des démangeaisons partout. Je me suis gratté la poitrine, l'aine, les couilles, et entre les doigts de pieds. Je me suis gratté l'aisselle gauche. Sous la peau, entre les poils, je sentais rouler la petite bille dure du pou. Qu'est-ce qu'il m'avait dit, cette enflure de Steranko ? Mirosliv a bloqué le biofeedback de ma fiche à la Banque Pop. Ça voulait dire qu'il n'était plus relié au Fichier Pop national. Son pou avait été shunté. Il n'était plus fixable. C'est pour ça que Jules avait été incapable de le repérer, c'est pour ça que Steranko ne craignait pas d'être tracé quand il était venu aux CENT ROSES. Alors comme ça, un haut responsable de la Section Santé s'amusait à faire joujou avec la Banque Pop. C'était du pas beau. Et Steranko parlait de justice ? Justice mon cul.

Je me le suis gratté. C'était doux et malléable. Et puis merde ! Qu'est-ce que ça pouvait bien me foutre, leurs histoires ? Pour l'instant il n'y a que Mirosliv et moi. Eh bien, maintenant que moi avait été effacé, il ne restait plus que le Mirosliv. Celui-là, s'il continuait à faire le con, il allait être viré presto et envoyé sur Vénus, pour terraformer dans la joie.

Mais qu'est-ce que ça pouvait me foutre, pluto ! Rien, rien et rien. Je me suis à nouveau gratté l'aisselle, mon pou dansait sous la peau granuleuse. On me l'avait greffé lorsque j'avais neuf ans. Maintenant on les greffe à la naissance. Tout le monde est relié en permanence à la Banque Pop. Tout le monde, sauf ceux qui se font shunter. C'est grâce au pou que les statistiques baignent. Pou : Polymodule Organique Unidirectionnel. Grâce au pou, le Ministère Pop peut fixer n'importe quel citoyen, où qu'il se trouve, à n'importe quel moment. Grâce au pou, la police peut fixer un asso dangereux. Grâce au pou, Jules me fixe mes gibiers. Grâce au pou, JE peux être fixé. Et alors ? Je ne suis pas un asso, et par dérogation spéciale les furets ne peuvent pas être tirés pour l'effacement.

L'effacement : Contrôle Egalitaire de la Population. 400 000 citoyens et citoyennes de notre beau pays, tirés au sort chaque année pour être effacés. Un peu plus de 4 000 personnes chaque jour. Tirés de la Banque Pop par Atropos, l'IBM 469 qui tient les ciseaux. Tirés au sort de manière rigoureusement démocratique, égalitaire, tout ce qu'on voudra, mille fois vérifiée par des commissions de spécialistes. Rien à dire : ça marche. Oui camarade, ça marche. On laisse les vioques peinards, on laisse les femmes faire des enfants si elles en ont envie, pour ne pas les stresser dans leurs pulsions maternelles. Mais au bout, il y a l'effacement, qui peut toucher n'importe qui. N'importe qui, sauf les effaceurs, les contrôleurs : les furets, comme on a fini par nous appeler. Moi, et quatre cents autres assermentés mâles ou femelles qui quadrillons le territoire, et suffisons à contrôler soixante millions de citoyens. 400 000 effacements chaque année (il y a sans doute une légère progression), et ça suffit pour que la population reste rigoureusement stable. Sans quoi ce serait l'effondrement économique.

C'est aussi simple que ça. Il n'y a pas besoin d'imaginer des truquages. On a trop schproumé, dans le temps, sur les truquages. Conneries. Pas de main dans l'ombre choisissant en Suisse les ennemis de l'Etat. L'Etat baigne. Il n'y a plus d'ennemis, de moins en moins d'assos durs, juste des dingues, comme le snipeur de l'autre jour. Et eux, les flics s'en chargent. Un furet ne fait pas un boulot de flic. Un furet contrôle.

Mon aisselle me démangeait de plus en plus. Le pou me bouffait la viande comme un véritable pou. Il allait peut-être me gicler de l'aisselle et se barrer sur ses petites pattes de silicium. Pourquoi est-ce que je brassais comme une ménopausée avant son injection de folliculine-C ?

Steranko avait été sur la liste. Sur ma liste. Et Steranko, si on voulait, pouvait être considéré comme un ennemi de l'Etat, avec ses conneries. Bon – c'est pour ça que je brassais ? Coïncidence. Coïncidence, et rien d'autre. Point à la ligne.

Steranko prétendait qu'Atropos choisissait les poulets à effacer. Il les choisissait parmi ceux qui passaient une visite en cabine POLYMYCIN. Ça ne tenait pas debout. Ça s'effondrait avant même de lever la queue. Les cabines POLYMYCIN servaient au dépistage automatique des maladies, point à la ligne.

Une cabine POLYMYCIN ne pouvait pas détecter ce qui se trouvait dans les méninges d'un ausculté. Point à la ligne.

Est-ce que Steranko était passé en cabine avant de se retrouver sur la liste de l'effacement ? Je n'en savais rien. Il ne me l'avait pas dit. Je ne lui avais pas demandé. Je m'en foutais. Je m'en fous toujours. Et de toute façon, même si je ne m'en foutais plus, une simple supposition, je ne pourrais pas le savoir, point à ligne.

Mon pou me démangeait toujours. Il ne se décidait pas à se barrer. Si, je pouvais peut-être le savoir. En allant le demander à Mirosliv Ervan, chef de service à la direction statistique de la Santé. Mais quelle que fût la réponse, au cas où j'en obtiendrais une, qu'est-ce que ça prouverait ? Rien. Mirosliv n'était pas fiable. C'était un asso mineur, un dingue du soupçon social.

Les cabines POLYMYCIN permettaient le diagnostic précoce des maladies. C'était le fer de lance de...

Et merde ! Je me suis gratté la poitrine, et je suis descendu vers l'estomac. Comme tout le monde, j'étais passé plusieurs fois en cabine POLYMYCIN. On y reste un quart d'heure, on subit une écoscopie, une thermoscopie, des numérations sanguines et cellulaires... Il n'y a rien d'anormal là-dedans. J'étais passé plusieurs fois en cabine. Je n'avais rien remarqué. Mon ventre s'est mis à me démanger d'une façon paranoïaque. Quelqu'un d'autre était passé en cabine il n'y avait pas longtemps. C'était hier. Ou avant-hier ? Mon ventre était en feu. J'ai regardé, j'ai vu qu'à force de me gratter j'avais déclenché des allergies. Mon ventre était tout rouge.

Je me suis levé, j'ai composé le code de Jos. Ça a sonné longtemps avant qu'elle réponde. Elle devait dormir. Il était plus d'une heure du mat, et l'araignée tic-tac me cognait sur le crâne, à l'intérieur. Je ne pouvais pas lui dire de cesser. Elle m'aurait envoyé chier.

Jos a enfin répondu. J'ai vu à sa figure que je l'avais réveillée. Elle a grogné :

– Oh merde !... C'est toi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Je dormais...

Jos est rarement grossière. Je l'avais réveillée. J'étais tapé, de l'avoir réveillée pour rien. Je ne savais plus quoi lui dire. Elle avait l'œil en berne et le cheveu balai. Elle était belle quand même. J'ai essayé de lui raconter un charre à propos des cabines. Qu'il y avait eu des accidents. Est-ce que pour elle ça s'était bien passé ? A travers l'écran, ses yeux m'ont regardé comme si j'étais un échappé des cuves.

– Quels accidents ? Qu'est-ce que tu veux dire ? Bien sûr, ça s'est bien passé. Pourquoi tu me demandes ça maintenant ?...

Je lui ai dit... Je ne sais pas ce que je lui ai dit. J'ai sans doute essayé de lui faire préciser ce qu'on lui avait fait, parce qu'elle m'a répondu :

– Mais comme d'habitude. Ecographie et... le reste. La prise de sang, le... Ecoute, j'ai sommeil. S'il te plaît !

– Tu n'as pas eu d'examen spécial ? Ou des questions qui... enfin, je ne sais pas.

– Des questions ? Depuis quand une cabine pose des questions ? Et je n'ai pas eu d'examen spécial. Je sais à quoi tu penses... Mon vieux truc. Mais c'est guéri depuis quatre ans, tu le sais bien. La cabine m'a dit que j'allais bien. Elle ne m'a pas envoyée chez un spécialiste, si tu veux savoir. Mais au nom du ciel, pourquoi tu me demandes tout ça à cette heure !

J'ai encore bredouillé quelque chose, je lui ai dit que je m'excusais, et je lui ai souhaité bonne nuit. Elle a souri, et l'écran s'est rempli de brouillard.

Je suis retourné me coucher. Sale connard de Mac Steranko. A cause de lui j'avais réveillé Jos pour rien, pour rien, pour des conneries.

Une dix-mégatonnes a explosé à côté des CENT ROSES, tout le château de cartes a vibré pendant dix minutes. Ou alors c'était juste le tonnerre. Ou alors le sang qui me montait au cerveau. Des conneries, quoi.

La vie n'est faite que de conneries, le plus souvent.

Foutue journée.

16

– Faut d'abord que tu le chopes, m'a dit Gourilevicz. Mais pas avec un magnétiseur ou rien... Non : faut que tu le chopes avec tes mains. Comme ça !

Il a eu un geste d'étrangleur et a ri grassement – comme on dit peut-être dans les bouquins.

– T'es sur une surface de mille mètres carrés. En gros cinquante mètres en profondeur sur vingt de large. Un paysage, tu vois : avec de l'herbe, des rochers, quelques arbres plastoc. On le lâche devant toi, par une trappe dans le mur. C'est à ce moment-là que tu dois l'attraper. Faut courir, tovarich !

Il a encore ri. Ce n'était pas tant son rire qui me gênait, que les postillons sur la gueule. Mais j'ai fait bonne figure. Alec Gourilevicz mesure deux mètres et pèse cent trente kilos. C'est du moins l'impression qu'il donne, et elle ne doit pas être loin de la vérité. Il ressemble à Rondo Hatton, un acteur américain qui a fait quelques métrages dans les années 40. La pub le présentait comme la seule star pouvant jouer les monstres sans maquillage. Il a tourné des trucs comme House of Horrors ou The Brute Man, des productions Universal qui n'ont pas fait date dans l'histoire de la peinture à l'huile.

– Alors j'ai couru ! a continué Gourilevicz dès qu'il a eu fini de m'arroser. Et j'ai fini par l'avoir, en plaqué, après m'être payé deux pelles... Mais c'est fou ce que ça peut gigoter, ces bestiaux ! Alors bon, je le prends de la main gauche par les oreilles... ça a des oreilles sacrément longues... et du tranchant de la main droite, je lui balance un shuto sur les vertèbres cervicales. Radical ! Le plus choucard, c'est qu'on appelle ça le coup du lapin. Le coup du lapin !...

Je me suis courbé sous l'averse. Après, Gourilevicz a dû se sentir à sec, parce qu'il s'est interrompu un moment pour faire le plein. A l'autobar du Stand, les distributeurs de boissons ont la forme de meufs étendues sur le dos, les pattes en l'air. On peut se servir dans un gobelet, ou alors faire directement minette. Mais il y a longtemps que ce genre de stimulation nous laisse de glace. Même Gourilevicz s'est servi dans un gobelet – un truc pétillant et alcoolisé qu'il a sifflé d'une traite.

Et c'est reparti.

– Tu vois, une fois que tu lui as fait craquer les vertèbres, tu le suspends tout de suite la tête en bas, en l'attachant à une branche par les pattes de derrière. Et avec un petit couteau pointu, tu lui enlèves un œil. Le sang pisse par là, jusqu'à ce que l'animal soit vidé. Bien sûr tu peux tout laisser pisser par terre, mais tu peux aussi récupérer le sang dans une cuvette. Après, tu le détaches et tu lui enlèves la peau. Alors ça, je peux te dire, c'est pas de la flanelle !... Y' a toujours des endroits où cette saloperie veut pas se décoller. Enfin bref, j'y arrive. Après, tu dois lui ouvrir le ventre pour enlever ce qui se bouffe pas : la rate, les boyaux où y' a plein de merde, tout ça... Là, pas de probloc ! Et après, les mecs, après...

Gourilevicz s'est tapé sur la panse. On aurait dit King Kong s'apprêtant à dévorer Fay Wray. Il était passé du singulier au pluriel parce que sa faconde avait attiré plusieurs autres furets qui s'étaient collés à nous. On formait une sacrée chouette bande de bons copains.

Gourilevicz a sifflé un autre gobelet de champagne kurde et a écarté les bras comme une diva.

– Après, tu te prépares ta bestiole comme tu veux. Un lapin, si t'as la main, tu peux faire des sauces... Moi, je l'ai juste fait rôtir en barbecue. Mais c'est comme ça, hein ! C'est comme ça !

Il a fait claquer ses doigts épais comme des jambons. Tab Muraccioli, qui avait pointé son grand nez avec retard, a froncé ses sourcils épais et noirs.

– Mais de quoi y cause, le gros tas ? Quelqu'un peut me mettre dedans ? De quoi tu causes, gros ?

Le gros lui a envoyé dans l'estomac un poing lourd comme une presse à blindage, que Muraccioli a évité avec une grâce de danseuse.

– C'est un nouveau truc, Ducon ! C'est ouvert depuis une quinzaine. Ça s'appelle le club Nemrod. C'est une Fondation RICARD. Le club Nemrod, ça dit sur ses pubs : « Chassez, tuez, apprêtez et mangez vous-même votre animal favori. » Pas besoin de faire un dessin, hein ! Tu choisis ta bestiole – une vraie, pas un simu ! – et on te lâche avec elle dans un enclos. A toi de te démerder à mains nues et avec tes guibolles. C'est le panard de cuivre rouge, c'est moi qui vous le dis !

– Mais y' a quoi, comme bestioles ? a fait Ann Belek. Pas de la grosse ? Pas des... des loups, ou des ours ?

– Ah ben dis ! Faut pas te toucher, ma chatte ! T'as du lapin, du rat, des taupes, des castors, des clebs, des bêtes comme ça, tu vois... Le plus gros, c'est un cochon. Mais un cochon, autant te dire, j'ai pas demandé le prix ! Rien qu'un lapin, ma chatte, c'est déjà un mois de salaire qui y passe !

Il y est allé encore un coup de son rire à écorner les montagnes et à arroser un désert de taille moyenne. Ça lui a redonné soif et il a pris un nouveau gobelet de champagne. Cette scène charmante de franche camaraderie et de grosse rigolade se passait au Stand d'entraînement de la corporation. Je ne me sentais pas particulièrement rouillé, mais j'avais décidé d'aller faire quelques cartons. C'était une idée qui m'était venue à mon réveil. Et je m'étais réveillé tôt.

Le Stand se trouve quelque part dans le périmètre des R.I., dans un petit bloc conique réservé aux furets, qu'on appelle le trou. Et on n'y tire pas sur des cartons, bien sûr, mais sur des simus tridi électroniques. On peut s'exercer à armes réelles – chaque furet retrouve au Stand les outils dont il se sert habituellement – ou alors avec des moniteurs intégrés qui permettent de calculer vos points au dix millième près. Mais qu'est-ce que ça peut foutre, le dix millième près ? Un gibier, on l'efface ou on le rate, c'est tout. Moi, je m'exerce toujours à armes réelles.

J'avais fait le tour – le Magnum 44, le Colt45, le Nachita, le gros Howitzer à guidage câblé, la Kalachnikov, la Winchester 93, l'Armalite Ar20, et quelques autres trucs. J'étais arrivé à un total de 94, 6. C'était correct. Je ne suis pas le meilleur pour tout, mais l'un dans l'autre... Et puis qu'est-ce que ça peut foutre ?

J'étais allé au bar, et Gourilevicz m'était tombé dessus. Chaque fois qu'on se trouve ensemble au Stand ou dans un autre endroit du trou, Gourilevicz me tombe dessus. Comme il est gros, je m'écrase. Je dois lui être sympathique, probable. Je me demande bien pourquoi. Je ne fais rien pour. Ni avec lui, ni avec personne. Mais c'est comme ça.

Quand je me suis tiré du bar, Gourilevicz m'a collé. Il m'a dit qu'il regagnait aussi son gourbi, où l'attendait un beau petit cul. Gourilevicz aime les beaux petits culs de petits garçons. Il ne doit pas leur faire du bien. On est descendus jusqu'à la station privée du Jaune, qui se trouve dans les sous-sols du trou. Pour une fois, ça ne me dérangeait pas de copiner. Même, ça m'arrangeait. Je n'aurais pas eu besoin du troisième degré pour me faire avouer que je n'étais pas venu au Stand spécialement pour tirer, mais plutôt pour humer l'atmosphère.

Je brassais encore. Ça me résinait les neurones, cette histoire. J'avais envie de tout envoyer chier, et pourtant il fallait que je creuse.

En attendant la rame, Gourilevicz a sorti d'un distributeur un sandwich aux algues. Il en a fait deux bouchées. Entre la première et la deuxième, il m'a demandé si ça ne me dirait pas de l'accompagner un de ces quatre au club Nemrod. Je lui ai fait mon sourire 234 bis pendant qu'il faisait un sort aux algues en engloutissant sa deuxième bouchée, et j'ai attaqué mine de rien sur Mac Steranko.

Parler boulot entre furets n'est pas spécialement ce qu'on appelle dans les bouquins un sujet tabou. Mais en règle générale, on la ferme. Pour une fois, je pouvais bien enculer le général. Gourilevicz m'a écouté en comprimant ses petits yeux bleu layette entre les saucisses pur cochon d'Inde qui lui servent de paupières. Je lui ai couché une version expurgée du drame, sans préciser que Steranko m'avait proposé de manger à son râtelier, et bien sûr sans nommer Mirosliv Ervan, qui était devenu une « source inconnue » jaillissant en plein désert de Gobi. Et j'ai terminé par un envoi du genre :

– Qu'est-ce que tu en dis, de ces embrouilles, toi ? Tu as rien entendu traîner, de ton côté, sur les cabines, ou sur un nouveau bruit de truquage ?

Gourilevicz m'a regardé de haut. Ça ne lui était pas difficile. J'ai remarqué que pour une fois il ne se marrait pas. Sa ressemblance avec Rondo Hatton en était drôlement accentuée.

– Tu veux que je te dise, ce que j'en dis ? J'en dis rien, voilà ce que j'en dis. Moi, je fais mon boulot, j'écoute pas les fouinards. Les fouinards du genre Mac Steranko. Tu vois comment ils finissent, les fouinards ? Attention ! Ne me fais pas dire ce que j'ai pas dit... Que Steranko ait été tiré pour l'effaçage, ça veut rien dire. Je dis seulement qu'il y a une justice, voilà tout. Mais supposons que Steranko soit pas sorti d'Atropos, supposons... Tu veux que je te dise ? S'il avait continué à fouiner et à répandre sa merde, ça aurait pas fait un pet qu'il lui serait arrivé un accident... qu'il ait rencontré du plomb, quoi. Comme Jack Fueron. T'as pas connu Jack Fueron ? Il était de la corporation. Mais il avait des idées... Il a si bien foutu sa merde qu'un jour il s'est trouvé éjecté. Pas seulement de la corporation, mais de ce monde, si tu vois ce que je veux dire...

Gourilevicz a fait tourner sa langue sur ses lèvres. C'était peut-être qu'il cherchait ses mots, ou alors il avait encore faim. Dans le tunnel carrelé de jaune, un grondement montait, une rame qui s'amenait. Mais Gourilevicz n'avait pas fini, pas encore.

– On a un bon boulot, tu sais. Peinard, une paye correcte, sans compter la défonce si t'aimes ça. Alors le boulot, on le fait et c'est marre. Ecoute les conseils .d'un vieux de la vieille... Fais ton boulot, et pense pas trop. Tiens ! voilà mon carrosse. Je monte. Le beau petit cul, tu sais... A la revoyure, tovarich !

Le Jaune a embarqué Gourilevicz et a pistonné le tunnel. La prochaine rame serait pour moi. J'étais debout près de la paroi jaune de la station. J'étais en face d'une rampe lumineuse, et les carreaux étaient tellement bien briqués que je voyais ma gueule s'y refléter, démultipliée, comme un fantôme dans l'œil d'un ivrogne. Mais autant que je pouvais m'en rendre compte, j'avais la même que d'habitude, de gueule.

Qu'est-ce qu'il m'avait déballé, Gourilevicz ? On a un bon boulot, une bonne paye, on est là pour bosser et pas pour penser. C'est marrant, un autre type avait dit les mêmes mots, il n'y avait pas vingt-quatre heures. Un type que je connais bien. Moi.

Je suis monté dans ma rame. Il fallait que je me retrouve peinard chez moi pour me décrasser le karma. Et il y avait une autre chose qu'il allait que je fasse dare-dare.

Contacter Mirosliv Ervan.

17

Mon boulot demande un certain nombre de facteurs psychiques. L'un d'eux est le manque d'imagination. Pourtant, je n'avais pu m'empêcher de fabriquer une image de Mirosliv Ervan. Je l'aurais bien vu en jeune excité au crâne rasé et au teint bilieux. Ou quelque chose comme ça.

Le type que j'avais devant moi ne correspondait pas du tout à cette image. C'était un homme de quarante-cinq-cinquante ans, long et mince, plus grand que moi, avec des cheveux blond cendré, des yeux bleu pâle, des grandes dents régulières, un menton qui avançait. Le total semblait naturel. La seule chose qui ne l'était pas, naturelle, était sa main gauche, une main bionique Unilever avec les exotendons plaqués sur la peau sans poil, qui passaient sous la chair au niveau des articulations.

Mirosliv Ervan était calme, il avait toujours l'air de chercher longtemps ses phrases. Il me faisait penser à Max von Sydow, un acteur suédois qui avait fait une bonne partie de sa carrière dans son pays enneigé, avec un réalisateur chieur dont j'ai oublié le nom, avant de passer à Hollywood à l'époque où Hollywood n'était déjà plus Hollywood, et de finir à Cinecitta, comme beaucoup, et en pire. Cette ressemblance ne me le rendait pas particulièrement sympathique, car je n'aime pas particulièrement Max von Sydow.

Maintenant, j'attendais qu'il crache, en bouffant avec précaution ma purée de krill que je faisais passer avec un blanc d'Alsace moyen.

J'avais sonné Mirosliv Ervan au ministère quelques minutes après être rentré chez moi. Je l'avais eu sans problème. Je lui avais dit qui j'étais, et que je voulais lui parler d'urgence. Dans un premier temps il n'avait pas eu l'air de comprendre, alors je lui avais dit que c'était en rapport avec Mac Steranko, qui entre parenthèses et entre-temps était mort par effaçage. Je lui précisais ce détail au cas où il l'ignorerait.

Ervan l'ignorait, mais je n'ai pas vu l'expression neutre de son visage changer notablement. Il a laissé passer quelques secondes et m'a dit que son travail prenait fin à 17 heures, il m'appellerait si je voulais bien lui communiquer mon code.

Tout baignait entre nous, car je voulais bien. Il a appelé, pour me dire qu'il était préférable de ne pas échanger ce genre de conversation depuis son bureau, où sa ligne était probablement surveillée. Il ne voulait pas non plus venir chez moi. Ça recommençait à sentir le complot de bédé. Nous nous sommes finalement mis d'accord pour un Temps Libre éloigné aussi bien des CENT ROSES que du Ministère Pop. Le rendez-vous était à 18 heures, et j'ai eu juste le temps de prendre un Jaune qui, dans son parcours de surface, traversait un sombre paysage de décombres industriels squatterisés par des pauvres encore plus pauvres que les pauvres ordinaires, qui obscurcissaient le ciel d'octobre par une multichiée de feux. Je me suis demandé s'ils brûlaient de la brique, ou s'ils se faisaient cuire entre eux pour bouffer. Assis en face de moi, deux miliciens en combi jaune chiasse avaient étalé leurs bottes boueuses autour de mes jambes. Ils puaient et communiquaient par ondes courtes, sans avoir enlevé leur casque terne où les lettres M U, peintes en noir, évoquaient un continent disparu.

Le Temps Libre APOLLON était coincé entre de gigantesques unités de production pas du tout décombrées, qui produisaient je ne sais quoi avec énormément de bruit et de fumée. APOLLON avait été construit pour ressembler à un temple grec, ou romain, ou égyptien, ce qui prouve bien qu'il ressemblait à n'importe quoi. Il était entouré de quelques parterres d'herbe où une horde de loquedus, parmi lesquels des abos et même un couple de kras, grouillaient en attendant l'hiver, ou alors le printemps.

L'intérieur de l'APOLLON était à peu près correctement insonorisé. On ne se croyait plus à bord d'un bombardier orbital en mauvais état, seulement d'un T-92 sur le chemin de la victoire. J'ai fait demander monsieur Ervan par le circuit contact, et comme monsieur Ervan était effectivement arrivé avant moi, il m'a fait répondre par le même circuit qu'il m'attendait au salon Parménide. J'ai atteint l'endroit en suivant des flèches roses qui se déplaçaient devant moi sur les murs marron. Mirosliv m'attendait à une table et s'est levé à mon arrivée. Il a même fait le geste de me tendre la main, mais il l'a ravalé, son geste, pas sa main, en constatant que je ne répondais pas. Nous sommes restés plus ou moins silencieux le temps qu'on commande un cass' et qu'on en mange avec difficulté la plus grande partie. Les restaurants des Temps Libres voudraient bien avoir la classe des restaurants des quartiers riches, mais c'est un combat gastronomique perdu d'avance, même s'ils emploient une foutritude de serveuses et de serveurs dont la seule utilité est de faire baisser le pourcentage des chômeurs dans les statistiques.

– Vous vouliez me parler de Mac Steranko, je crois ? a commencé Ervan en découpant son dessert (un melon d'eau à pâleur hydroponique) avec toute la précision de sa main bionique.

Je lui ai raconté la vérité non expurgée, qu'il a calmement écoutée en mâchant la pulpe corail du melon avec ses grandes dents.

– J'ai eu raison de ménager cette rencontre hors des yeux et des oreilles indiscrètes, a murmuré Ervan après sa pause réflexion. Mais puis-je vous demander ce que vous me voulez exactement ?

Ce que je lui voulais ? Si je l'avais su moi-même, j'aurais été foutrement content. Mais je ne le savais pas, et c'était cette ignorance qui me iodait les glandes.

– Ervan, arrêtez de jouer les chochottes. Un pote à vous vient me dire que vous avez découvert un truquage sur Atropos... Et précisément il se trouve sur la liste du jour. Et précisément c'est moi qui dois faire le boulot. Et précisément, ce pote à vous était autrefois un collègue de boulot à moi. Ça fait beaucoup, pour un homme aussi épris que moi de sa tranquillité... Vous croyez pas que vous devriez m'en dire un peu plus ? Juste pour que je me fasse une idée avant de...

Mirosliv Ervan a souri du bout des dents.

– Avant de quoi ?...

– Attention, Ervan ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je ne suis pas un flic. Je suis un Contrôleur de Population. Et je n'ai pas non plus l'âme d'un blaze. Vos histoires, je m'en tape. Je ne veux pas qu'elles m'éclaboussent, c'est tout. Si je veux en savoir plus, c'est pour me garer les miches. Juste avant de tout oublier. D'accord ?

– Très bien, a fait Ervan en rassemblant les pépins de son melon dans un coin de son assiette, du bout de son couteau. Alors laissez-moi rectifier quelques-unes de vos affirmations hâtives... Mac Steranko n'était pas... un pote. C'est quelqu'un que j'ai connu en difficulté, quand il a été renvoyé du Contrôle, et que j'ai essayé d'aider, sans toujours y réussir... J'ai sans doute eu le tort de lui faire part de mes soupçons. Et lui a eu le tort de vous en parler. Quant à Atropos, je ne prétends pas... (Il a eu un mouvement d'épaule) pas encore qu'il y a truquage. J'ai simplement découvert tout à fait par hasard, au cours d'un transfert technique, que les fiches d'une partie des consultants en cabines POLYMYCIN étaient versées à Atropos. Mais d'une part la dérivation est codée, et bien sûr je ne possède pas le code. Je ne sais donc pas qui fait l'objet de ce transfert illicite. D'autre part je n'ai pas accès, vous vous en doutez bien, à Atropos. Je ne peux donc pas savoir ce qu'elle fait des données soustraites à mon MULTIVAC... ni si elle en fait véritablement quelque chose. Vous pensez bien que le tirage quotidien est toujours surveillé par une commission dont les membres... Mais vous savez tout ça. Vous voyez, il n'y a pas grand-chose, en fait. Qu'est-ce que je pourrais vous apprendre de plus ?

– Ho ! mais des tas de choses, Ervan. Vous avez quand même bien une idée des renseignements transmis par les cabines à votre MULTIVAC ? Et puis...

A cet instant une nuée de serveurs, au moins deux ou trois, je n'ai pas compté, est venu bourdonner autour de notre table pour nous demander si on ne voulait pas un alcool, ou des cigares, ou des euphos, des oniros, des aphros, ou alors passer dans une salle qui... Ils faisaient du bruit, ils étaient vêtus de jupettes grecques ou égyptiennes, et ils ne portaient rien dessous, à part ce que la nature leur avait donné. D'après ce que j'en voyais, ils avaient été gâtés, ou alors c'étaient encore des prothèses bioniques. Je les ai envoyés chier, et ils y sont allés.

– Et puis vous n'allez pas prétendre que vous vous sentez blanc comme poudre... Parce que, sinon, pourquoi ce rendez-vous en Suisse ? Et si vous me parliez de la possibilité de shunter un pou ?

– Ha ? il vous a dit ça aussi... C'est vrai, on peut annuler le biofeedback de quelqu'un, si on a accès à sa fiche. Il suffit d'effacer son code. Mac Steranko était très nerveux... à la limite de la paranoïa. Il se croyait surveillé, filé. Il m'a demandé de le faire. Je l'ai fait. Mais vous savez... la société policière, c'est plus un mythe qu'une réalité. Il n'existe nulle part une carte Pop où soixante-dix millions de citoyens seraient tracés en permanence. C'est une sûreté, rien d'autre. Mais on rencontre toujours des gens, principalement parmi les asos, qui ont le stress du pou. Vous savez qu'il y en a qui se font charcuter, ou se charcutent eux-mêmes, pour l'exciser ? La plupart en meurent, inutile de le préciser... Pour ce qui est de ma situation, elle est telle que je vous l'ai annoncée : ma ligne au ministère est sous surveillance. Comme tout le monde, rien de plus, rien de moins... Je préférais vous rencontrer dans un lieu neutre. Sans faire de paranoïa, un fonctionnaire Pop est enserré dans un carcan de règles de prudence et de réserve. Mieux vaut ne pas en dire trop, n'est-ce pas ? La société où nous vivons est fragile. L'équilibre ressources-population est fragile. D'où la primauté des statistiques. Nous sommes des pions indispensables, mais comme on dit, un pion peut en chasser un autre...

– Il peut être chassé de la manière Steranko ? C'est ça, le fond de votre pensée ?

– Mais non... mais non. L'affaire Steranko, c'est un hasard, je vous assure. Ça peut tomber sur n'importe qui, n'est-ce pas ? Sur moi, sur...

Il s'est rendu compte à temps qu'il allait dire une bêtise. J'ai enchaîné :

– Mais les cabines ?

– Les cabines ne recueillent et ne

transmettent que des données strictement médicales, vous le savez bien. Ce ne sont pas des machines à lire dans les pensées. Les cabines sont là pour faire le tri entre la population en état de santé, et les malades à risque létal. Si une cabine détecte chez un sujet une maladie grave, le diagnostic est banquisé chez moi, et le malade est dirigé vers un hôpital ou un spécialiste...

– Une minute ! Savez-vous si Steranko est passé en cabine, avant d'être tiré pour l'effaçage ?

Un silence. Et puis il a lâché :

– Il y est passé, en effet. Il me l'avait dit. Mais ça ne prouve rien, je vous le répète : Je ne peux pas faire de statistiques à partir de données qui ne me sont pas accessibles. J'ai bien ma petite idée, mais...

– Mais quoi ?

Mirosliv Ervan a laissé ses yeux bleu pâle glisser à travers la salle qui se remplissait de fonctionnaires ou d'assistés venus terminer leur journée de boulot ou de glandage devant une assiette de pseudo-spécialité grecque ou égyptienne. Il y avait de tout, dans l'assistance. Des femmes plutôt belles et des femmes plutôt moches, des vigiles, des flics ou des miliciens qui n'avaient pas quitté leur combi, des ouvriers qui n'avaient pas quitté leur pneuma ni leur gueule fatiguée, des solitaires mornes et des groupes bruyants, des dragueurs et des dragueuses tarifés ou pas, des miards avec leurs parents, de la densité humaine suante et soufflante, des visages, des visages, des visages...

– L'équilibre de la société est fragile. Mais c'est quand même un équilibre. Il y a des pénuries, une division de classes qui est presque arrivée au point d'être une division en castes étanches – mais l'équilibre demeure, avec le minimum de troubles. Pourquoi ? Parce que la politique du gouvernement est dirigée tout entière sur la sécurité et la santé. On a éliminé ou presque la violence urbaine...

– Vous n'avez jamais mis les pieds dans la nécrozone, monsieur Ervan !

Le statisticien a eu son petit sourire ironique et a laissé passer quelques secondes, pas démonté.

– Je ne fais que vous résumer les points forts de l'action gouvernementale – ou sa propagande, comme vous voudrez. Je disais donc qu'on a éliminé la plus grande partie de la violence urbaine, les sources de pollution sont régulées, la prévention est le fer de lance de l'action médicale. La population se sent rassurée. Chacun se dit : je risque beaucoup moins de contracter une maladie grave que mes parents. Je ne risque pas de me faire assassiner à chaque coin de rue. Je fais mon travail dans des conditions sanitaires satisfaisantes. Pourquoi me poser des questions ? Pourquoi bouger ? Reste le Contrôle... Mais c'est passé dans les mœurs. C'est un arrêt du destin. Immuable... Immuable, vraiment ? Combien de personnes sont effacées, chaque année, à votre avis ?

– 400 000 ?

– Cette année, le chiffre se situera autour de 567 000.

Je crois avoir lâché un petit sifflement très bogartien.

– Ça grimpe, on dirait...

– Comme vous dites, ça grimpe. Et ça a grimpé en même temps que les cabines POLYMYCIN ont été mises en service sur tout le territoire.

J'avais l'impression que Mirosliv Ervan voulait me faire dire quelque chose, ou comprendre quelque chose, mais je n'arrivais pas à trouver quoi. Mon petit cerveau de furet était incapable de nouer les liens qu'il aurait fallu que je noue. J'étais dans le noir. Je n'arrivais pas à en sortir. Il y avait cette donnée : Atropos truquait le tirage à partir des cabines POLYMYCIN. Mais ce n'était même pas du béton. C'était de la dentelle, on y voyait à travers, tous les discours de ce bavasseux d'Ervan n'avaient pas réussi à accoucher d'un fait concret. Je n'aurais jamais dû le rencontrer. Je n'aurais jamais dû chercher à démêler cette pelote qui m'était tombée sur le râble. Je n'étais pas fait pour. Je suis fait pour mon boulot, et rideau.

Maintenant il se levait, Ervan, il m'envoyait son petit sourire à attraper les mouches, il me laissait dans la toile...

– Si je peux me permettre de vous donner un conseil, c'est d'ouvrir les yeux, dans votre... heu... travail. L'observation directe vaut parfois toutes les statistiques. Regardez qui vous effacez. Et, à l'occasion, nous pourrons en reparler, qui sait ? Je m'en vais, maintenant.

Sa grande silhouette en blouson démodé s'est glissée dans la foule. Il était parti. Bon vent, connard. Et que je n'entende plus jamais parler de toi. Je restais assis, je ne me décidais pas à me lever. J'étais en sueur. J'avais mis mon costume crème à la vanille avec mon panam, une chemise à rayures et une cravate saumon. A gerber. A se gerber dessus cinquante kilos de purée de krill. J'ai passé la main sous mon costard, j'ai tâté mon aisselle. Elle était gluante. Même à travers le polyamide, je sentais rouler la petite bille du pou. Est-ce qu'il n'allait pas se remettre à me démanger ? Le stress du pou. Crevure de Mirosliv Ervan. Lui et ses grandes phrases, son calme onctueux, ses théories à la lèche-moi-le-cul. Regardez qui vous effacez. Justement, on regarde pas, connard. On regarde pas, on efface. On efface, et on réfléchit pas. Il n'y a que les miroirs qui réfléchissent. Encore une phrase à bouquin.

Je me suis levé, je me suis tiré. Pendant que je traversais le hall d'entrée, quelqu'un d'autre a tiré, stonc-stonc. J'ai vu une femme partir à la renverse à dix mètres de moi en aspergeant ses voisins. Appuyé à une colonne, un type en noir m'a fait un signe de la main. Je ne savais pas son nom. La ressemblance : James Coburn, Our Man Flint. Je ne lui ai pas rendu son salut. La porte m'a craché, j'ai marché vers l'entrée de la station du Jaune. Un des kras a voulu me toucher, je l'ai évité en courant pendant une vingtaine de mètres. Les rires ne m'ont fait ni chaud ni froid. Quand je me suis retourné, un peu avant de descendre dans la station, j'ai vu que le furet en noir était sorti lui aussi du temple grec ou égyptien. Il était tourné vers moi. Il semblait me suivre des yeux. Ou alors c'était juste une idée que je me faisais. Le soir venait, la lumière était mauvaise, les nuages grouillaient. Un Titan LOOCKED les frôlait en silence. Des casques de géants, tout noirs et percés de hublots, pendaient sous son ventre argenté. Des dômes pour les cités sous-marines. Pendant que le Jaune me propulsait, j'essayais de me concentrer sur la pointe des seins gigantesques de la fille café-au-lait qui était assise en face de moi. Je n'y arrivais pas. Je pensais à Mirosliv Ervan, réfléchissez, regardez, je pensais à Jos qui avait subi une visite en cabine, je pensais au furet qui était sorti du Temps Libre pour me suivre des yeux. Il n'y avait aucun lien logique entre tout ça. Le seul lien logique, c'était moi.

De chez moi, j'ai appelé Jos pour savoir si elle allait bien. Elle allait bien. Je lui ai fixé un rendez-vous ferme pour le zoo, elle a dit oui oui, chouette, tu es un amour. Oui oui chouette tu es un amour.

Après je me suis enfilé quatre toiles.

Ça a porté quasiment au petit matin, l'araignée tic-tac en était folle.

J'étais crevé, mais en m'endormant je voyais encore James Coburn qui me regardait.

18

Dimanche est arrivé en douce, sur les onze coups de 11 heures que l'araignée tic-tac m'a frappés sur l'occiput, comme je le lui avais demandé avant de m'endormir. Mais ce n'étaient pas des coups bing bong bong, des coups boulot, c'étaient des coups gratt gratt gratt, des coups de plume, des coups de pattes d'araignée avec leurs longs poils noirs comme des plumes de corbeau, des coups du dimanche.

Je me suis levé en fredonnant Singing in the rain et je me suis mis en forme au mieux, extérieur et intérieur. C'était dimanche. Je voulais oublier la merde montante des jours précédents. C'était dimanche, et j'emmenais Jos au zoo. Une fois décrassé au-dedans comme au-dehors, j'ai regardé attentivement ma gueule dans le miroir à grossissement maxi. Hélas ! elle était comme d'habitude, ma gueule. J'ai cherché comment je pouvais bien me saper pour faire plaisir à Jos, mais j'ai eu beau tourner la question dans ma petite cervelle, je n'ai pas trouvé. J'ai pensé un moment à l'appeler pour lui demander comment elle se sapait, elle, afin d'être en harmonie, mais je n'ai pas osé, ça aurait eu l'air con, Jos se serait marrée, elle m'aurait lancé une vanne, elle aurait dit des trucs. Alors j'ai simplement passé un jean 1960 et une chemise à rayures même époque, James Dean. J'ai ajouté des boots basses. Le sapeur des CENT ROSES est un as. Je me suis encore regardé dans le miroir, mais il a une fois encore obstinément refusé de me dire que j'étais la plus belle.

Alors je suis allé prendre Jos avec ma gueule de tous les jours. Elle m'a dit que j'étais bien mais que j'avais une tête fatiguée. Je l'ai crue sur parole. Elle a avancé la main, et son doigt, son index droit, est venu se poser sur mon front, un peu au-dessus du creux entre les sourcils.

Elle a dit :

– Ta ride, là. Elle est plus creusée que les autres jours...

J'ai souri sans répondre. Je sais bien que j'ai une ride à cet endroit-là, au point In Do, le troisième œil. C'est le siège de l'âme, et c'est pour ça que les femmes hindoues l'ornent d'une tache de couleur. Si votre In Do est lisse et brillant, c'est que vous êtes fondamentalement en bonne santé. C'est ce qu'on dit. On dit aussi qu'au moment de la mort, le point réapparaît, comme une tache bien visible. C'est ce qu'on dit. Mais une balle à cet endroit-là fait un trou, bien visible aussi.

– On y va ? a dit Jos. Moi, je suis prête...

Elle l'était : elle avait mis ce jour-là, pour être plus à l'aise, cotillon simple, rose pâle, et souliers plats, ce qui la faisait paraître vraiment petite à côté de moi. Mais ces foutues boots à la James Dean avaient des talonnettes mexicaines.

Comme j'étais prêt aussi, on y est allé. Le zoo était loin, mais pour éviter de prendre le Jaune j'ai appelé un aéro, qui s'est posé gracieusement dans les dix minutes sur la terrasse sud des CENT ROSES, qui possède sa zone d'envol. L'aéro était une llible automat. Nous avons pris place sous la coupole, juste au-dessus des gros yeux rubis, et lorsque nous nous sommes assis ensemble, nous avons senti fléchir sous notre poids les pattes d'acier articulées de l'animal volant. Jos a ri. Elle m'a dit que j'avais les moyens. Je lui ai répondu que j'étais peu dépensier. Elle m'a dit que c'était bien vrai, à part mes films. Après elle n'a plus rien dit, ou presque, et quand je la regardais je voyais ses yeux bleus bouger sans arrêt, se posant sur les constructions qui défilaient sous nous dans la transparence laiteuse de la brume de chaleur engluant la perspective.

Le zoo était une aire rectangulaire et plate. La llible s'est posée, son voco nous a demandé si nous avions fait bon voyage et nous a remerciés de ne pas avoir sali les coussins. Jos a ri, mais pas moi. J'ai glissé ma carte dans son suce-pognon, et j'ai bien cru entendre un miam-miam significatif. Après nous sommes entrés dans le zoo, où il faisait frais, où il y avait du vent, où l'air était embaumé de parfums de fleurs violents, de feuilles grasses et d'herbe rôtie.

Jos voulait voir tout de suite les éléphants, parce que ce sont ses animaux favoris, avec les escargots. Je ne lui ai pas demandé si elle plaisantait ou non, et nous sommes allés voir les éléphants, en nous laissant guider par le pulsar orange du traceur qu'on avait récupéré à l'entrée. Les éléphants se trouvaient dans une immense savane d'herbe jaune et craquante, plantée d'arbres en bosquets dont les troncs étaient le plus souvent pelés comme des bananes, c'étaient les éléphants qui bouffaient l'écorce, on les voyait faire, leur grande bouche molle ouverte sous leur trompe roulée en coquille d'escargot.

Il y avait plusieurs groupes d'éléphants qui roulaient dans la savane, des grands rochers gris et ridés qui se déplaçaient en ondulant, avec une souplesse et une grâce surprenantes pour des bêtes aussi grosses et aussi lourdes. Au bout d'un moment un éléphant s'est approché de nous, ce devait être une femelle car un petit l'accompagnait, presque soudé à son flanc granitique. Il n'avait pas encore de défenses et il essayait de téter en marchant, avec sa trompe dont l'extrémité était encore rose.

L'éléphante s'est arrêtée à quatre ou cinq mètres de nous, elle nous a regardés successivement avec son œil droit, puis avec son œil gauche, deux pierres brillantes entourées de longs cils féminins, elle a levé la trompe et a barri, comme si elle voulait nous saluer. Je sentais les doigts fins de Jos autour de mon poignet. Ensuite l'éléphante a fait demi-tour pour aller rejoindre son groupe, sa parentèle, qui se composait d'un grand mâle, de trois autres adultes plus petits, et de cinq jeunes de tailles diverses.

Jos a dit :

– Dans un livre indien que j'ai lu autrefois, l'auteur comparait la démarche d'une jeune fille avec celle d'un éléphant, pour faire bien sentir combien elle était gracieuse.

Elle a ri, et plusieurs autres visiteurs qui regardaient les éléphants avec nous ont fait écho à son rire. J'ai regardé derrière moi, nous étions une douzaine devant les éléphants. Il n'y avait aucun enfant, les enfants ne s'intéressent pas aux animaux, ou alors seulement aux hologrammes de dinosaures, dans leurs foutus jeux électroniques. Je ne connaissais personne. Il n'y avait pas de raison que je connaisse quelqu'un ici, dans ce zoo. Nous sommes restés encore un long moment devant les éléphants, nous avons assisté à un combat entre deux mâles, avec les défenses qui faisaient un bruit de bois mort en se heurtant, et à la naissance d'un petit. Deux autres femelles aidaient la parturiente en l'épaulant pendant que, vacillante et accroupie, elle mettait bas, et en projetant de l'air sur son crâne et ses oreilles avec leur trompe, pour la rafraîchir. Le petit était maigre et haut sur pattes, tout plissé comme un vieillard. Pendant tout l'accouchement, la main de Jos est restée crispée sur mes doigts, et je savais pourquoi.

Sur toute la savane pesait un ciel d'un bleu féroce. Il faisait très chaud et je transpirais. J'ai passé la main sous ma chemise à rayures, j'ai senti la petite bille du pou sous mon aisselle. L'odeur des éléphants était prenante, lourde, avec des bouffées aigres. Je commençais à en avoir assez, des éléphants. Et j'avais soif. L'araignée tic-tac m'a appris qu'il était 2 heures et des poussières, il était plus que temps d'aller casser une petite croûte. J'ai dit à Jos qu'on pouvait aller manger un truc, si elle voulait, et qu'après on irait voir les escargots.

Elle a ri, mais j'ai bien senti qu'elle aurait voulu rester encore dans le périmètre aux éléphants. Et, tandis que nous nous laissions emporter par la rampe mobile qui conduisait à la cafette, sa main est restée agrippée à la mienne.

Nous nous sommes assis dans un box et nous avons commandé des trucs. Avant de m'asseoir, j'ai jeté un regard dans la cafette, mais je n'ai pu reconnaître personne parmi les dîneurs, et personne que j'aurais pu repérer déjà quand nous étions chez les éléphants.

– Tu es nerveux ? a demandé Jos en mâchant son soja en salade.

On pouvait bouffer à la cafette du zoo des prétendues spécialités des pays où vivaient les animaux. Jos avait pris un avocat, une salade de soja germé, de la purée de mangues, des beignets de bananes et un morceau de noix de coco. J'avais commandé comme elle, sauf les mangues, et avec du poisson en plus, de l'anguille. Je ne savais pas d'où provenaient toutes ces choses et je préférais garder mon ignorance bien au chaud sous ma casquette.

Nous avons terminé par un café Arabica passable et nous sommes repartis à l'aventure dans les couloirs du zoo. Jos voulait voir les crocodiles, et nous sommes allés voir les crocodiles. C'étaient des crocodiles marins, les plus gros de tous, ils peuvent atteindre huit mètres, et les plus dangereux de tous, les seuls qui attaquent l'homme, ou qui l'attaquaient. Ils étaient d'un vert presque noir et se prélassaient sur le sable, à demi cachés dans des roseaux. Ils m'ont fait penser aux vigiles des quartiers riches. Ils avaient comme eux des masques blindés et de grosses pattes courtes et griffues.

Il faisait chaud, là aussi, dans la resserre aux crocos. Je ne me sentais pas bien. Mais je résistais comme je pouvais, pour Jos. Je sentais des gens se presser dans mon dos, et je n'aimais pas ça, surtout que le périmètre réservé aux visiteurs était sombre, pour faire contraste avec l'intense luminosité de la côte méridionale des Philippines. J'ai dit à Jos :

– Partons...

Elle m'a dit :

– Attends : la mère crocodile va faire ses œufs, le traceur vient de l'annoncer.

Je n'avais même pas entendu. Mais j'ai regardé avec elle la mère croco pondre ses œufs, et les enterrer dans le sable, et rester là à les garder, chassant les varans et les chacals d'un seul claquement de ses mâchoires. Quand les petits crocodiles approchent du moment de l'éclosion, ils poussent des cris à l'intérieur de la coquille. Grâce à l'amplification, on entendait très bien les cris, et on a vu la mère déterrer les œufs, et aider ses petits à sortir des œufs, et les accompagner jusqu'à la mer, et les regarder d'un œil inquiet se faire rejeter sur le sable par les rouleaux, petites branches noirâtres miaulant sans bruit de toute leur gueule distendue aux dents de lait transparentes.

Quand nous sommes sortis de la resserre aux crocos, nous sentions l'iode et la vase. Nous sommes allés voir ensuite les loups courant en meutes d'une douzaine dans les steppes neigeuses, et Jos riait en voyant les louveteaux déraper sur la glace et se faire souffler dans le cou par leur mère. Nous sommes ressortis les lèvres gercées, mais nous avons retrouvé la chaleur dans la savane aux lions, qui ressemblait à celle des éléphants. Nous avons vu des hyènes tuer une antilope, puis être chassées par un groupe de lionnes qui ont laissé la place à un vieux mâle qui a mangé le meilleur, les viscères chauds, qui avaient une odeur écœurante, tandis que ses femelles attendaient...

Jos a ri et m'a lancé un coup de coude dans les côtes. Je me suis écarté pour esquiver, et en me tournant j'ai repéré un type debout à quelques pas derrière moi. Je dis repéré parce que je l'avais déjà remarqué à la cafette : ce n'était pas bien difficile, il avait les cheveux blancs et surtout une prothèse oculaire totale, un servochamp, qui lui faisait une sorte de visière d'acier en bas du front, avec juste une fente de quelques millimètres de hauteur au milieu, qui luisait dans la pénombre, rouge. Avec cet appareil, il était impossible de savoir dans quelle direction il regardait. Je me suis retourné plusieurs fois pour voir ce qu'il faisait. Je pensais aux six cents aiguilles de platine qui étaient plantées dans son cerveau, et je souhaitais que ça lui colle une migraine à le faire hurler la nuit.

– Tu veux qu'on s'en aille ? Tu en as assez ? m'a demandé Jos.

Je lui ai dit que oui, j'en avais assez de ces bouffeurs de charogne, mais qu'on pouvait aller voir d'autres bestioles, des araignées si, elle voulait, et elle a poussé un grand rire de fausse terreur, oh non ! pas les araignées.

Nous sommes passés devant le type au servochamp, mais il n'a pas fait un geste, ni bougé la tête, quand je l'ai frôlé exprès. En tout cas, il n'avait rien dans les mains, pas de micro directionnel ni d'œil télescopique. Mais je sais bien qu'il en existe de miniaturisés, avec orientation automatique, qui peuvent avoir l'apparence d'un grain de poussière métallique dans un pli de votre combi. La seule chose que j'ignorais jusqu'à présent, c'est qu'un furet équilibré pouvait devenir parano du jour au lendemain. Et je n'étais pas heureux de me rendre compte que ça m'arrivait à moi.

L'homme au servochamp n'était pas sous les arbres où nous avons regardé se balancer des paresseux.

– Si je ne me réincarne pas dans un éléphant, voilà dans quoi je voudrais me réincarner, a dit Jos.

Elle a ri, et une fille de son âge, avec une peau couleur bronze et des cheveux très rouges et très frisés, qui regardait les paresseux près de nous, a ri avec elle. C'était une belle nuche, avec de beaux seins retenus par un bustier métallique et de belles fesses moulées dans un sarong brillant. Je crois que je m'entends mieux avec les femmes, m'avait dit Jos il n'y avait pas si longtemps. Elle était sans doute prête à bien s'entendre avec cette pouffe homéoliftée des pieds à la tête.

– Tu sais comment s'appellent ces bestioles, de leur vrai nom ? a dit la fille à Jos.

Jos a répondu qu'elle ne savait pas. La fille l'a pincée légèrement au bras. Jos a fait : « Aïe ! » et la fille lui a dit :

– Elles s'appellent justement comme ça... et elle est partie en riant.

Jos souriait encore, en se frottant le bras, quand nous avons quitté le périmètre aux Aï. Je commençais à en avoir plus qu'assez du zoo. Le merdier était que Jos n'en avait pas encore assez. Et je lui avais promis, je la sortais. Haut les cœurs ! Nous avons encore fait du couloir et nous sommes allés voir les ours, et encore du couloir et nous sommes allés voir les hippopotames. Sur la berge de la rivière aux hippos, le type au servochamp était là, accoudé à la rambarde. Il n'a pas jeté un regard vers nous, mais allez savoir, avec son bidule. Mon pou me démangeait. J'avais envie de l'arracher avec mes ongles. La plupart du temps ils en crèvent, avait dit Ervan. Les hippos ouvraient des bouches grandes comme des entrées de Jaune. Ils puaient la pourriture et le végétal en décomposition. Ou alors ce n'étaient pas eux, c'était seulement ce marigot aux eaux jaunes de boue, qui cuisait sous un soleil féroce. On ne peut pas surveiller 60 millions de citoyens, avait dit Ervan. Sûrement. Mais on pouvait quand même en tracer quelques-uns. Je pouvais être au nombre de ces quelques-uns. Je pouvais avoir été tracé dès ce matin, quand j'étais sorti de mon espapt, et on m'avait envoyé un flic au derche, qui enregistrait ce que je disais à Jos. Des fois que je lui refilerais en douce des petits secrets compromettants sur Atropos. Et si j'étais œillé et oreillé depuis toujours ? Dans mon espapt ? Tu as pas connu Jack Fueron ? Il avait des idées. Il a foutu sa merde. Et il a fini par être éjecté. Pas seulement de la corporation, mais de ce monde..

Conneries... Je ne foutais pas la merde. Elle m'était juste tombée dessus à l'impro. Et je ne disais rien à Jos au sujet d'Atropos, rien de rien. Je ne lui avais jamais rien dit. Elle ne savait rien. Elle était hors du coup, totalement. Je n'avais pas de mouron à me faire pour elle. Elle ne risquait rien. Elle ne risquait rien.

– Connerie !

– Mais qu'est-ce que tu as ? Après qui ou quoi tu en as ?

– Rien... personne. Fatigué, c'est tout.

– Bon. On va voir les dauphins, et après on s'en va. Moi aussi j'en ai assez... Tout ce monde... tout ce monde !

Jos s'est absentée une minute, c'était la première fois que je la voyais s'en aller, aujourd'hui. Après elle a souri et nous sommes allés dans l'aquaplan aux dauphins. Le type au servochamp était invisible. Connerie. L'aquaplan aux dauphins était bourré de monde. J'avais des jambes dans les miennes, des coudes dans les couilles, des couilles dans les fesses. L'endroit était sombre, bleu. Il pouvait arriver n'importe quoi. Connerie. Ça sentait la mer, le varech, le sel, les grands fonds, et c'était étudié pour. Les dauphins attirent toujours beaucoup de popu. Mais ce n'est pas parce que ce sont des animaux qui ont une intelligence comparable à celle de l'homme (encore que ce ne soit pas flatteur pour les dauphins), ce n'est pas parce que ce sont des animaux vifs, gracieux, souriants, beaux comme des dieux aquatiques. C'est parce qu'on se sert d'eux pour les guerres et les missions d'espionnage, farcis de neuristors et de microprocesseurs, c'est parce que maintenant on les envoie sur Vénus, dans les cales des vaisseaux-mouroirs, avec 90% de perte, et que...

C'est pour ça que les gens se pressent dans l'aquaplan aux dauphins.

On y est restés vingt-quatre minutes, l'araignée tic-tac me mordait le cerveau avec ses chélicères d'iridium. Mais je n'ai pas vu l'homme au servochamp. Nous avons été les derniers à quitter l'aquaplan, je ne voulais pas voir en pleine lumière toutes ces têtes, toutes ces têtes, ces gueules, ces statistiques ambulantes. Jos m'a fixé. Elle m'a dit :

– Tu as tout à fait une sale bobine, maintenant. C'est encore à cause de ton travail, n'est-ce pas ?

– Tais-toi !

J'ai hurlé. Ou peut-être que je n'ai pas hurlé. Peut-être que j'ai juste murmuré, ou alors mes lèvres sont restées bouclées et j'ai juste crié à l'intérieur de mon crâne. Je ne sais pas. Ça n'a pas d'importance. Ce que j'ai fait, c'est appliquer ma main, très fort, sur la bouche de Jos. Ses yeux bleus, tout près des miens, se sont agrandis de surprise. Elle n'a pas l'habitude que je la touche. Mais elle n'a pas cherché à reculer ni à se dégager. Elle est restée immobile, bien droite, et puis j'ai senti sa bouche s'ouvrir contre ma paume et ses incisives se refermer contre ma chair, et mordre ma chair, dans la partie tendre, entre le pouce et l'index. Elle m'a fait mal. Peu à peu sa bouche s'est desserrée, et j'ai retiré la main.

Nous étions seuls dans l'aquaplan, les dauphins rôdaient autour de nous, fouettant l'eau bleue de leur queue et de leurs nageoires. L'un d'eux est passé tout près de moi, j'ai vu son œil presque humain cligner, j'ai vu sa bouche à l'expression presque humaine s'ouvrir dans un ricanement ironique, du genre : Tu as voulu faire ce boulot ? Démerde-toi, maintenant...

Le dauphin n'était qu'à deux ou trois mètres de moi quand sa forme a commencé à onduler, à se troubler, à se dissoudre. L'eau s'est éclaircie, s'est évaporée, l'aquaplan a repris en trois secondes sa réalité conne de cube aux parois d'acier, nettes et brillantes. L'odeur est restée un moment, et le bruit océanique, puis cela aussi a disparu, quand le dernier quartz du sensitron a cessé de vibrer dans sa gaine.

Nous n'avions plus rien à faire ici, nous sommes sortis du cube vide, nous sommes sortis du zoo.

La nuit était en train d'épaissir, mais haut dans le ciel le blanc d'œuf figé de quelques cumulus était encore illuminé, rose orangé dans le bain outremer. Un statoplane a décollé devant nous sur l'aire d'envol du zoo, dans le rugissement discordant et la fumée grasse de ses moteurs à gaz bio. Je n'ai vu nulle part l'homme au servochamp. L'horizon vers l'ouest était rose carminé, mais j'étais incapable de deviner s'il s'agissait du soleil couchant ou d'un incendie qui aurait transformé une R.I. en torchère cosmique. Il faisait frais et bon, un vent léger rasait la plaine et venait s'engouffrer sous la robe de Jos, la faisant danser avec des caprices moussus. Le tissu fin se plaquait aux courbes de son corps, ses seins ronds et menus, la coupe ronde de son ventre. Jos a les chevilles fines, le genou rond, les cuisses pleines. Je la regardais. Elle a sorti une cigarette de son petit panier d'osier et l'a allumée. Je me suis rendu compte seulement à ce moment-là que c'était la première fois qu'elle fumait depuis que j'étais venu la chercher. Elle m'a dit :

– On rentre ?

Je suis allé vers une borne et j'ai appelé un cybertaxi. Pendant tout le trajet, qui a duré près d'une heure, Jos s'est laissée aller contre moi, sa tête appuyée contre mon épaule. Elle n'a pas fumé d'autre cigarette, nous n'avons pas échangé un seul mot, et je crois bien qu'elle a dormi un peu. Deux fois j'ai demandé au cybertaxi si par hasard il n'aurait pas repéré un autre véhicule qui nous aurait suivis. Chaque fois le taxi m'a répondu d'une voix grave et exagérément cérémonieuse que je n'avais aucune crainte à me faire, son écoscope arrière était vierge.

Le véhicule nous a déposés devant mon entrée des CENT ROSES, qui dans la nuit m'a fait l'effet d'une monstrueuse termitière piquetée de lucioles vertes, roses, bleues et orange. J'ai regardé derrière moi avant d'être avalé par la bouche où j'avais poussé Jos, mais il n'y avait rien de spécial, il ne se passait rien, je n'avais pas de grelot dans la tête, tout allait bien.

J'ai raccompagné Jos jusque devant sa porte. Elle m'a demandé si je voulais entrer et manger quelque chose. Je lui ai dit non, je ne pouvais pas, je travaillais le lendemain. C'était vrai : je travaillais le lendemain. Jos a souri, elle me fixait droit dans les yeux, mais je la sentais au bord de l'absence. Je me suis dit que si je devais garder une image d'elle, ce serait celle-là : Jos debout devant sa porte, les jambes jointes, les bras serrés sous sa poitrine, Jos avec son petit panier d'osier contre son flanc, Jos vêtue légèrement de sa robe rose moulante, Jos la bouche entrouverte sur ses incisives irrégulières, Jos et ses mèches en épis, de tous les blonds possibles, Jos et ses yeux si grands et si bleus, avec la tache grise qui fonçait, qui s'élargissait.

Je me suis dit ça – voilà l'image que je pourrais garder d'elle. Et c'est bien celle-là que j'ai gardée, que je garderai toujours.

Après j'ai regagné mon espapt, et j'ai fait mes trucs.

Dans la nuit, j'ai rêvé à Jos.

19

Jos et moi, nous étions dans la caisse bringuebalante d'un wagon. Ce n'était pas le Jaune, c'était plutôt une sorte de tramway électrique antique, comme on en voit dans des tas de films des années 40, par exemple Sabotage d'Hitchcock. J'étais assis à côté de Jos sur la banquette. Jos avait les jambes repliées sous elle. Elle était vêtue d'une robe bleue que je ne lui connaissais pas. Elle fumait, elle était absente à l'intérieur d'elle-même, elle ne me regardait pas, son visage était obstinément baissé. J'avais quelque chose d'important et d'urgent à lui dire. Mais je ne pouvais pas, parce que tous les passagers du tramway avaient la tête tournée vers nous. Ils nous regardaient fixement, sans expression, pas menaçants, pas haineux, ils nous regardaient, simplement, les yeux fixes et morts. Il y avait des clampins ordinaires, des nuches, des vigiles, des cloducs, des kras, des skouilles, des n'importe quoi, tous confondus dans une même masse. Ils nous regardaient, et moi je n'arrivais pas à dire à Jos ce qui était si important que je lui dise. Et en fait, je ne savais même pas ce que j'avais à lui dire (ou alors je ne m'en suis pas souvenu au réveil), j'avais seulement ce sentiment d'urgence qui me pesait sur la poitrine à me faire mal, un sentiment qui peu à peu se transformait en terreur pure. Le tramway s'est arrêté, tous ses passagers se sont levés et sont passés devant nous en continuant à nous regarder. A les voir de plus près, j'ai constaté qu'ils avaient tous des têtes malades, des têtes pustuleuses ou cyanosées de gens à l'agonie. Soudain une idée m'est venue : c'étaient tous des gibiers. C'étaient tous des gibiers, et ma puce n'avait pas fonctionné, maintenant ils étaient en train de se barrer, ils allaient m'échapper. J'ai porté la main à mon holster de poitrine, mais je n'avais pas de holster de poitrine. J'ai porté la main à mon étui de hanche, mais je n'avais pas d'étui de hanche : je n'avais pas mon équipement boulot sur moi, les gibiers allaient m'échapper, ils m'échappaient, ils n'étaient déjà plus que des dos qui se délayaient dans le gris de la rue imprécise où le tram s'était immobilisé. J'ai voulu chercher du réconfort, un conseil peut-être, auprès de Jos, mais elle n'était plus sur la banquette. Elle n'était plus sur la banquette, elle était descendue du tram avec les gibiers, j'ai pu tout de même la repérer à travers les vitres sales, sa robe bleu vif qui dansait dans la pénombre, là-bas, près d'une porte où elle allait disparaître. Je me suis précipité hors du tram, j'ai crié Jos ! j'ai couru vers la porte où sa silhouette avait été bouffée. Je suis entré dans un corridor crasseux de maison pauvre, une maison de pauvres dans laquelle s'entassaient des caisses et des caisses de cochonneries indéfinissables que je devais contourner ou escalader en montant l'escalier étroit et branlant qu'avait pris Jos avant moi. J'ai enfin débouché dans une sorte de cuisine enfumée, qui baignait dans une lueur pâle, gris-jaune. Jos était là, à côté d'une grande et vieille femme maigre vêtue de haillons gris. La vieille soulevait une trappe dans le plancher, et disait à Jos : C'est par là... Jos, sans me regarder, commençait à passer les pieds, puis les jambes dans l'ouverture carrée. Jos descendait, elle était maintenant enfoncée dans l'ouverture jusqu'à la taille, jusqu'aux épaules. J'étais paralysé. Je savais, de manière certaine, que si Jos descendait jusqu'au fond de cette trappe, je ne la reverrais jamais. La paralysie m'a quitté, je me suis précipité sur le rebord de la fosse. Le trou était très sombre, et je ne pouvais presque plus distinguer Jos, qui était maintenant plusieurs mètres au-dessous du niveau du plancher. L'intérieur de la trappe était comme un puits circulaire, avec les marches d'un escalier en colimaçon. Je voyais juste la tache pâle du visage que Jos avait levé vers moi. Son visage était un peu comme le reflet de la lune dans une casserole d'eau, avec seulement ses yeux qui restaient d'une netteté extraordinaire. J'ai dit : Ne descends pas ! Il faut que je te dise... Mais je n'ai pu aller plus loin car je ne savais toujours pas ce qu'il fallait que je lui dise. Elle m'a répondu : Moi, je n'ai plus rien à te dire. J'ai crié : N'y va pas, sinon on ne se reverra plus ! Elle m'a dit : Mais il y a mille raisons pour qu'on ne se revoie plus... et la tache lunaire de son visage s'est effacée dans l'obscurité du puits. J'ai hurlé : Jos ! et c'est à ce moment que je me suis réveillé.

20

Je me suis réveillé. Le rêve que j'avais fait tenait encore tout l'intérieur de ma tête, comme une fumée tenace, lourde, grasse, qui ne veut pas évacuer une pièce non conditionnée. L'araignée tic-tac avait l'air affolé, j'avais l'impression qu'elle courait à toute allure entre ma nuque et mon occiput. Mon cœur faisait boum-boum sous mes côtes. Il était tôt, trop tôt, même pour un jour boulot.

Je me suis redressé sur mon lit, j'ai demandé à la fenêtre d'inverser sa polarité. Le ciel était encore noir. J'ai fait quelques exercices respiratoires, mon cœur a fini par se calmer. J'ai senti que l'araignée tic-tac bombardait d'ondes narcoleptiques mon Locus Cœruleus. Mais je n'avais pas envie de me rendormir. Je lui ai dit de cesser, à l'araignée, et elle a cessé.

Je me suis levé, sans faire la lumière. J'avais encore ce rêve qui me pesait sur le crâne. J'en voyais encore chaque image. J'avais envie d'appeler Jos, mais il était trop tôt. Je l'avais déjà bien assez emmerdée comme ça. Et puis je lui aurais dit quoi ? J'avais fait un rêve. Et alors ? Ce rêve ne signifiait rien, comme tous les rêves. Non, il ne signifiait rien, rien du tout.

J'ai fait mes exercices habituels, plus quelques autres qui ne l'étaient pas, pendant que le ciel tournait du noir au gris. Mais je ne suis pas arrivé à aligner mon karma à mon cycle circadien. Quelque chose n'allait pas, quelque chose de sombre et de dur, accroché quelque part dans mon futur, dans mon destin. C'était comme si je m'étais trouvé aux commandes d'une voiture de course, au moment de prendre un virage dangereux, pour m'apercevoir que le volant ne répondait pas.

Oui, c'était comme ça. Mais c'étaient aussi des impressions matinales, des conneries, des conneries.

Je suis allé voir Moby Dick, dont j'ai éclairé l'aquarium. Moby Dick était en partie caché sous la cale du bateau pirate, je voyais juste sa queue aux fines lamelles onduler dans l'absence de courant. Elle était maintenant transparente, sa queue. J'ai pensé que Moby Dick était transparent jusqu'à la tête, et qu'il n'allait plus tarder à crever. Tant pis. Tant mieux. Ça me ferait des dépenses en moins, je pourrais acheter une bande rare et chère que je n'avais pas encore, par exemple le Samson et Dalila de Cecil Blount De Mille (1946), avec Hedy Lamarr et Victor Mature, ou même le Signe de la croix, du même (1932), avec Frederic March et Claudette Colbert, les De Mille sont aussi rares que le pétrole.

Je me suis habillé en ordinaire, Superfecto, cosmoboots, Bogart, Borsa. Et je me suis équipé efficace, mon 44 Sauer & Sohn avec des frags, mon Howitzer de 66 sans recul avec un assortiment de clusters 837 BLU-OI, et quelques grenades méchantes. J'avais réceptionné, dix minutes avant, la liste des gibiers du jour, que Jules avait enregistrée : j'étais à nouveau en service dans la nécrozone, il fallait que je sois blindé, je n'avais pas l'intention de faire de cadeaux, j'avais pris des projectiles sales, pour faire un boulot propre.

Je me suis enfilé mes filtres dans les naseaux et dans la gorge, et j'ai gagné les quartiers pauvres par le moyen le plus banal : le Jaune.

Dans les quartiers pauvres il pleuvait, ça puait, et les clodards y étaient plus nombreux et plus mochedus que jamais.

J'ai dit à Jules :

– Allons-y, Alonzo.

Il m'a répondu :

– Alonzo, mais bistro.

Le premier gibier était effectivement dans un bistrot, un buve-in COKE AND SMOKE dans la façade duquel étaient encore encastrés les restes d'un char à gaz qui l'avait percutée avant d'exploser et de cramer. Le décor était planté, et moi j'ai planté au Bowie mon premier gibier. Après j'ai bu un coke, c'est-à-dire une gorgée de coke, mais c'était tellement dégueu que j'ai donné le reste à un cloduc ravi.

Après j'ai continué le boulot, en passant d'une arme à l'autre pour varier les plaisirs, à part que c'était pas du plaisir, seulement le boulot.

Je me suis arrêté au sixième pour manger de la merde dans un brique-fast et j'ai enchaîné sur le septième, qui était une septième. Il pleuvait toujours mais je ne prenais même pas la peine de m'essorer. Ça puait toujours mais je n'ai même pas changé mes filtres. Je voulais seulement finir presto et me tirer. Et puis il y a eu le neuvième. La puce a fait tut... tut... tut... : gibier au gîte. Je me suis glissé dans un boyau de kevlar orange sale aussi tordu qu'un intestin replié dans son sac péritonique, et aussi plein de matières puantes. Je me suis dit que le citoyen Alphan Shomberg allait me rembourser cette reptation en dégorgeant ses intestins à lui. J'ai tiré le Bowie de ma botte. Le boyau était si étroit (la structure était enfouie sous les décombres d'un immeuble détruit par la vieillesse) qu'il m'a fallu au bout d'un moment prendre le couteau entre mes dents. Mais je n'ai pas pensé « si ma pauvre mère me voyait », parce que je n'ai jamais connu ma pauvre mère. J'ai enfin débouché du tuyau, dans la grande ventouse qui servait de crèche à Alphan Shomberg. C'était tout orange là aussi, à cause d'une lanterne au sodium détournée. Un écran placé en face de moi faisait une tache lumineuse bleue plus vive que le sodium. Alphan Shomberg était debout au milieu de sa ventouse. On aurait dit qu'il m'attendait, le con. C'était un type grand et maigre, chauve. Il portait une combi violette. J'ai vu qu'il y avait un badge électronique sur sa combi, sous son épaule gauche. Je me suis redressé en décoinçant le Bowie de mes dents serrées, en réussissant à ne pas arracher une dent avec. Mais ce n'était qu'une connerie de plus, je m'en suis rendu compte au moment où je la faisais, la connerie.

A trois mètres de moi, le citoyen Shomberg me braquait avec un engin offensif du type arme à feu, qu'il tenait à bout de bras, des deux mains, comme au cinoche, ou comme moi des fois. J'ai quand même dit :

– En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le ministère de la Population, j'ai le regret de devoir vous avertir que vous avez été tiré au sort pour...

Mais je me rendais bien compte que ma voix baissait d'intensité à mesure que je débitais les tranches de mon baratin. Je n'ai même pas terminé. Je voyais distinctement l'index du gibier se courber sur la queue de détente de son joujou, lentement, lentement, comme au ciné encore. Avec mon Bowie à la main, j'avais tout à fait la mine de l'emploi : second couteau, celui qui se fait plomber au bout de treize minutes de film.

L'index est arrivé en bout de course, j'ai entendu distinctement la queue de détente heurter l'envers du pontet et, un dixième de seconde plus tard, la pointe du percuteur percuter l'amorce de la cartouche. C'était un chef-d'œuvre d'écoute, parce qu'en même temps, le gibier Shomberg, qui s'était pris pour un fauve, disait méchamment :

– Crève, furet de mes deux !

Je me suis dit en l'espace d'une nanoseconde, d'accord, je crève, tout en me demandant de ses deux quoi il pouvait bien vouloir parler. Mais rien ne s'est produit, l'amorce n'a pas pété, le contenu de la chambre de combustion ne s'est pas embrasé, aucune pointe d'acier, de plomb ou de cuivre brûlant n'a jailli du canon de son engin merdeux pour venir s'enfoncer dans mon ventricule gauche, ou droit, au choix.

Shomberg a secoué son truc en relevant le chien. Il gueulait :

– Saloperie de camelote !

Il m'a braqué à nouveau, il a à nouveau appuyé sur la détente, et à nouveau il ne s'est rien passé. Il a encore gueulé :

– Saloperie de merde de camelote japonaise !

Je me suis avancé d'un pas. Il a encore tripoté sa camelote, j'avais avancé d'un autre pas, le canon de son engin merdeux me touchait la poitrine. Le percuteur a cogné à vide une troisième fois.

– MERDE ! a hurlé Alphan Shomberg.

Il avait une haleine à sécher un escadron de corbeaux. Il n'a rien ajouté, et il n'a pas non plus fermé la bouche. Au contraire, il l'a ouverte plus grand, et ça a schlingué encore plus. Je venais de lui prendre délicatement la taille de mon bras gauche, en lui plantant le Bowie au-dessus du pubis. J'ai remonté le bras sans trop forcer, je sentais la lame tailler dans la barbaque comme dans du pâté au soja. Je suis arrivé sur l'appendice xiphoïde du sternum, j'ai retiré la lame et j'ai achevé la croix en ouvrant le gibier de gauche à droite entre les deux épines iliaques, de la pure routine. Il avait voulu me plomber avec une arme japonaise, la justice immanente demandait à ce qu'il reçoive une mort nippone.

Il s'est courbé en arrière pendant qu'il commençait à se vider, je l'ai lâché et j'ai reculé. C'était trop tard, j'avais déjà ramassé plein de sang, de glaires, de merde et autres matières intestinales sur le devant de mon Bogart, mais pour une fois tant pis, la trouille qu'il m'avait collée pendant dix secondes valait bien un nettoyage.

Il s'est couché sur le dos en remuant les jambes, il avait les avant-bras levés, les mains qui tremblaient, doigts étendus, comme si pour rien au monde il n'avait voulu toucher les kilos d'ordures graisseuses qui lui sortaient du ventre. Sa bouche était toujours distendue, il essayait encore d'articuler quelque chose, une phrase, ou alors un seul mot, sans doute non... non, un adverbe d'usage courant, qu'on emploie souvent quand on vous force à faire quelque chose qu'on ne veut pas faire, ou quand on ne veut pas aller quelque part et que pourtant on y va. Lui, il allait très vite où il ne voulait pas aller. Entre les tortillons noirs de ses boyaux débordants, un jet de sang sombre giclait par saccades de son artère fémorale. Sa belle combi violette était entièrement constellée de gouttelettes, et ses mains aussi, et même sa figure, blanche comme un écran avant la projection d'un Minelli de bonne cuvée.

Son badge fonctionnait toujours. Je me suis penché, l'inscription clignotante proclamait :

 

NON

au soi-disant Contrôle

Egalitaire

de la Population

 

Ça prouvait au moins qu'un badge, même si c'est le commencement de la révolte, ne sert pas à grand-chose. J'ai ramassé son revolver, c'était un truc incroyable, en plastique, avec juste quelques ressorts essentiels qui se voyaient en transparence dans la coque blanchâtre moulée d'un seul bloc. Je n'avais jamais rien vu de pareil. J'ai essayé de lire la marque, mais il y avait juste sur la crosse un idéogramme en relief, incompréhensible pour moi. Saloperie de camelote japonaise ! Et dire que ces faces de raves arrivent à écouler de la marchandise aussi vérolée... Pas étonnant que je sois encore vivant. Connard de Shomberg. Tu remues encore ? Non, il ne remuait plus. Il avait dégorgé tout son sang, qui s'étalait comme une pieuvre à travers le sol de sa bulle orange. L'écran pulsait, le citoyen Shomberg avait choisi un canal d'information, des statistiques défilaient sur fond sonore de Stromboletti. J'aurais déjà dû me tirer depuis longtemps. Je ne le faisais pas. Je ne pouvais pas me tirer. Des nœuds cosmiques étaient en passe de se nouer, là, dans cette bulle orange, entre l'écran qui bavassait, le gibier qui refroidissait, l'ombre du sieur Mirosliv Ervan qui rôdait, et mon rêve de la nuit dernière qui était revenu en traître me titiller les glandes...

J'avais failli me faire descendre par un gibier qui aurait voulu muter chasseur. Ce n'était pas un fait sans précédent. C'était rare, d'accord, c'était peut-être même exceptionnel qu'un citoyen tiré par Atropos essaye de faire usage de la force pour se débarrasser de son furet – mais enfin ça s'était vu, j'en avais entendu causer par les collègues. Il y avait eu quelques morts en service commandé, quelques furets saignés par des poules à qui il avait subito poussé des dents.

J'avais failli y tâter. Hasard ? Qu'est-ce qui était arrivé à Jack Fueron, éjecté dans l'autre monde, comme m'avait dit poétiquement Alec Gourilevicz ? Est-ce que son éjection n'avait pas pris la forme d'un accident en service ? Je n'en savais rien. C'était simplement une idée qui me venait. Et l'autre idée, qui suivait, elle était toute simple, elle aussi : est-ce que le Ministère Pop ne m'avait pas envoyé délibérément sur un gibier dangereux, un gibier déjà fixé comme élément aso capable de jouer du pétard contre un Contrôleur ?

Une manière velours de m'éliminer, pas de doute... A part qu'il y avait un doute, précisément. Je me faisais peut-être du cinéma. Mais peut-être pas. Au royaume des paranos, les paranos et demi sont rois. Et je préférais être quarante paranos à moi tout seul que me faire avoir à la confiance... Si le Ministère avait vraiment voulu me faire éliminer, c'est qu'effectivement j'en savais trop, ou qu'il le croyait. Ça voulait dire que Steranko était dans le vrai, qu'il avait mis le nez dans quelque chose de vraiment pas propre. Mais quoi ?

Je me suis à nouveau penché sur le corps de Shomberg. D'habitude on ne regarde jamais ses gibiers. Ce sont des ombres à effacer, c'est tout. Regardez qui vous effacez, m'avait dit Ervan. Sans le vouloir, j'avais déjà commencé à regarder. Pas seulement dans le présent, mais aussi dans le passé récent : même une ombre, ça laisse des traces dans le cerveau, et on peut les retrouver si on se donne la peine de chercher. Et c'est vrai qu'il y avait un dénominateur commun. C'est le rêve qui me l'avait gentiment fourni, inconscient pas con, ce rêve où j'avais catalogué gibiers tous ces passagers du bus au visage cyanosé, pustuleux. Toutes ces têtes de malades. Toutes ces têtes de malades, comme la grosse Italienne que j'avais fait cramer dans sa graisse, la fille atteinte de dermite précancéreuse devant le Gagnant-du-Jour, le chomedu intoxiqué par son thermostère, le type rabougri que j'avais coincé alors qu'il sortait de sa tour, la nana squelettique dans son patio... et Steranko, avec son cancer primaire du foie. Des malades. Tous des malades.

Et Alphan Shomberg ? Alphan Shomberg puait comme l'ouverture d'un déversoir d'ordures au bord de ce qui reste de la Méditerranée. J'avais déjà failli tomber raide quand il avait ouvert la bouche. Maintenant qu'il était raide à son tour avec le ventre ouvert, c'était la symphonie olfactive gerbante à la puissance dix, du pur Van Olbeck. Mais un intestin, ce n'est rien d'autre qu'un sac à merde. Un homme tout entier, ce n'est rien d'autre qu'un sac à merde. Nous ne sommes tous que des sacs à merde montés sur patte, et on marche, et on court, et on croit conquérir le monde, total on ne court qu'après son trou du cul.

Fin de l'envolée métaphysique. Pour ce qui était du sac à merde de Shomberg, je me suis aperçu qu'il n'était pas en très bon état. En plein milieu du déballage, il y avait une grosse masse grise que je n'avais pas remarquée, une masse à la fois spongieuse et dure, accrochée au gros intestin par des centaines de petits filaments qui pénétraient dans la paroi. Ma lame l'avait entaillée, révélant une structure filamenteuse compacte. Mon client avait un bon gros cancer du côlon – rectum pas loin de sa phase terminale. Le peu qu'il devait bouffer se transformait en merde sans pouvoir être évacué. Son ventre devait contenir des semaines ou des mois de merde. C'est pour ça qu'il puait tant.

Je me suis redressé. L'écran bavassait toujours, le canal info envoyait sa propagande dans l'œil et l'encéphale des téléphages. J'ai lu, en belles lettres cursives qui changeaient de couleur toutes les secondes :

 

L'ÉTAT PREND SOIN

DE VOTRE SANTÉ

 

VOTRE SANTÉ

NOUS INTÉRESSE

 

PRENEZ-EN SOIN

POUR NOUS AIDER

 

Ensuite il y a eu des statistiques. Je suis allé éteindre l'écran. Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai compris. C'était à la fois énorme et dérisoire. C'était à la fois tellement machiavélique et tellement débile que je doutais encore de ma découverte. Mais pourquoi pas ? Qui nous gouverne, si ce n'est un ramassis de débiles machiavéliques ? J'ai enjambé Alphan Shomberg et son cancer, je me suis courbé pour m'enfiler dans le boyau. Dehors, il pleuvait toujours, une pluie fine, tenace, grasse, qui laissait des traînées noires sur mon Bogart. Avec le rouge qui s'y trouvait déjà, je me transformais en drapeau anarcho-syndicaliste. Mais je ne suis ni l'un ni l'autre, et Jules était en train de me sonner :

– Huitième gibier à dix heures, captain !

Huitième gibier à dix heures ! Ce connard se croyait dans une escadrille de Tigres Volants ayant repéré des Mustang P. 51 déguisés en Messerschmitt, comme dans Fighter Squadron, de Raoul Walsh, 1948. J'y suis quand même allé, à 10 heures. Et je me suis fait mon huitième gibier, sans problème. Il faut dire que j'ai tiré à cinquante mètres avec mon Howitzer, ce qui ne lui laissait pas sa chance, au cas où il aurait voulu la tenter. A parano, parano et demi. J'ai eu aussi sans problème mes neuvième, dixième et onzième gibiers. Après c'était fini, ma journée était terminée. Je n'aurais jamais su si un autre gus de ma liste était un aso dangereux choisi exprès pour me flinguer. Je savais seulement, au choix, que j'étais fou ou qu'il fallait que je fasse extrêmement gaffe à ma peau de furet. J'avais brusquement l'impression qu'elle avait muté en peau de mouton, et c'était une impression plus que désagréable, une impression à vous foutre la méfiance de tous et de tout, à vous pousser à tirer le premier sur un seul regard pas catholique.

J'ai pu quitter la nécrozone en cybertaxi sans être arrivé à cette extrémité regrettable. En traversant les quartiers administratifs, je me suis fait arrêter près d'une cabine et j'ai appelé Mirosliv Ervan chez lui. Ça n'a pas répondu, il n'y avait pas de message enregistré pour annoncer une absence ou un retour, seulement la sonnerie qui stridulait dans le vide et l'écran qui restait gris.

J'ai à nouveau appelé Ervan deux heures plus tard, des CENT ROSES, pas de chez moi bien sûr, mais d'un poste situé dans un couloir à l'autre bout de la R.I. Même résultat. J'ai commencé à ressentir des picotements dans les épaules. J'ai bu un coup à un distributeur couplé à un audivi porno, j'ai attendu une demi-heure et j'ai appelé une troisième fois.

Il n'y avait toujours personne. Ça ne prouvait rien, le fonctionnaire était peut-être parti en vacances. Il était peut-être parti en vacances, mais les picotements ont redoublé. C'était comme si j'avais hérité d'une colonie de fourmis affamées qui jouaient de la mandibule sur ma peau pour savoir qui en boufferait le plus, et le plus vite.

J'ai retraversé les couloirs sur les rampes mobiles, une saloperie de boule volante à projection tridi m'a suivi un bon moment, en m'enveloppant de bouches géantes qui mâchaient une horrible purée verte, et en me hurlant aux oreilles : SPEED-MAC ! UN MÉLANGE D'ALGUES SÉLECTIONNÉES DES MERS DU SUD ADDITIONNÉ DE KRILL DE PREMIÈRE QUALITÉ ! 4% DE LIPIDES, 9% DE PROTIDES. 11% DE GLUCIDES ! SPEED-MAC POUR TOUS LES ESTOMACS. SPEED-MAC POUR TOUS LES COMPTES !

Quand j'ai refermé dans mon dos la porte de mon espapt, les fourmis s'étaient rassemblées en un endroit que je connaissais bien désormais : mon aisselle gauche. J'ai espéré qu'elles pourraient peut-être décortiquer mon pou. Mais non, elles l'excitaient seulement, les salopes, et mon pou me démangeait plus que jamais.

Il fallait que je m'y fasse. Je n'avais plus rien à faire ce soir. Il n'y avait aucun message intéressant, rien de Jos, rien d'Ervan. J'aurais voulu appeler Jos pour lui raconter le rêve. Mais je ne l'ai pas fait.

Finalement, je ne tenais pas tellement à lui raconter ce foutu rêve.

Je me suis passé deux bandes, des polars, pour dire de me remettre dans le coup (rires). Je me suis passé Underworld U.S.A., de Sam Fuller, et Panic in the Street, de Kazan, avec Widmark et le grand Jack (Palance). Mais on ne peut pas dire que ça ait fait cesser les démangeaisons, ni même remonter mon moral au-dessus de la ligne de flottaison.

Je crois n'avoir pas beaucoup dormi.

Dans la matinée, j'ai essayé à nouveau d'avoir Ervan, d'abord chez lui, où sa ligne était toujours muette, ensuite au Ministère, où l'hologramme de service m'a annoncé sans autre précision que monsieur Mirosliv Ervan était absent pour la journée, mais qu'on serait heureux de m'aiguiller sur quelqu'un d'autre qui...

Ce n'était plus seulement que ça puait, ça en devenait carrément suffocant.

J'aurais pu avoir des détails de chez moi, en utilisant mon code pro. Mais bien sûr il n'était pas question que j'appelle de chez moi.

Je suis resté un moment dans la cabine du couloir, sans savoir que faire. Le pire, ce n'était pas que je ne savais pas quoi faire. Le pire, c'était la conscience que j'avais de ne pas savoir que faire. Il n'y a rien de plus merdeux que la conscience de soi. Ou alors il faut la prendre dans le sens du poil. Je me suis installé en lotus au milieu du couloir, et j'ai fait mes exercices de décontraction et de recentrage au milieu des locataires qui passaient.

Une fille aux seins nus m'a demandé :

– Tu veux pas que je t'aide ?

Et deux pédés m'ont dit :

– Tu veux un coup de main ?

C'est fou ce que les gens ont de l'imagination. N'empêche qu'ensuite je me suis senti mieux. J'ai même décidé d'aller au Stand. J'ai pris le Jaune, parce qu'après réflexion, il me semblait que même si on en voulait vraiment à ma peau, on hésiterait à foutre une bombe de gros calibre sur le Jaune, alors qu'un cybertaxi est beaucoup plus vulnérable.

Malgré tout, je n'ai pas été tranquille pendant tout le trajet. Il fallait que je résiste comme le Dernier des Mohicans pour ne pas me lacérer l'aisselle gauche avec mes griffes. J'imaginais une petite lumière verte circulant sur un immense plan de la ville, quelque part à l'intérieur du Ministère Pop, ou du Ministère Pol. Cette petite lumière verte, c'était moi. Et j'entendais une voix qui disait : Tu vois, ce point vert ? C'est ce connard de furet aux oreilles trop grandes. Va falloir me l'éteindre... Une autre voix répondait : On y va, boss, et il est pas prêt de se rallumer. Suivait un ricanement de cinquième catégorie.

Mais il faut croire que je vois trop de toiles, parce que je suis arrivé au Stand sans anicroches. Je suis allé prendre une douche parce que je suais comme un mineur en poste sur la mauvaise face de Mercure.

J'ai cherché Alec Gourilevicz, mais il n'était nulle part. J'ai fait une cinquantaine de cibles, je suis allé bouffer, je suis revenu au centre de tir. Gourilevicz n'était toujours pas là. Il ne viendrait pas aujourd'hui. Ce n'était pas que je me pâmais d'amour pour cette grosse masse de bidoche, mais il n'y avait personne d'autre ici à qui je me voyais demander des tuyaux sur l'élimination des furets trop curieux, genre Jack Fueron ou moi.

J'ai fini par descendre aux cabines des terminaux. Ici, je n'avais pas besoin d'employer mon code personnel, puisque seuls des assermentés peuvent pénétrer dans le Stand. Je me suis enfermé dans une cabine, j'ai demandé au Ministère Pop la liste des effacés de la veille.

Les noms ont commencé à défiler sur l'écran :

Georg Aaton

Aïcha Aba

Pierre Abab

Malvina Abalone

Bien sûr ce n'était pas ça qui m'intéressait. J'ai arrêté le défilement des noms, et j'ai demandé à l'I.B.M. 469 de me communiquer tous les renseignements disponibles au sujet du premier de la liste.

Le nom de Georg Aaton est revenu au centre de l'écran, suivi de quelques lignes.

S = M

Nat = Fr

Nais = 11.03.  2009/38040/Saint-Martin-d'Hères

Hab = Ceinture zone 27 sud, traverse Menahem-Begin 3 B

Prof = S n-As

No SSS = 1 1 11 03 2009 38040 73 432 678 910865  45 6789 CRD 45677 03 567 

Il n'y avait rien d'autre. Ça ne me suffisait pas non plus. J'ai un peu hésité, puis j'ai demandé :

« Antécédents médicaux ».

L'écran s'est brouillé, les quelques lignes ont été remplacées par l'inscription :

CONFIDENTIEL – NON COM

Je m'en doutais, mais j'ai encore essayé, avec Alphan Shomberg cette fois. Même résultat. Toujours pour Alphan Shomberg, j'ai demandé :

« Antécédents Pol ».

C'était aussi CONFIDENTIEL. Je me mordais la queue. Ça ne me faisait même pas mal. Il y avait pourtant une dernière chose que je pouvais essayer de savoir. J'ai demandé la direction du personnel du département statistiques santé. J'ai eu un répondant chair et os, un beau minet aux cheveux mauves. Je lui ai dit que je cherchais à rencontrer le chef de service Mirosliv Ervan, mais qu'il semblait pour l'instant absent de son poste. Pourrais-je savoir où le trouver ?

Le minet aux cheveux mauves m'a répondu avec un grand sourire nickelé que l'actuel chef de service des statistiques santé était Christelle Lang. Mirosliv Ervan avait été envoyé en mission à l'étranger. Si je voulais bien donner mon nom et les raisons de mon appel, on se ferait un plaisir de me mettre en communication avec Christelle Lang. J'ai décliné l'invitation avec un sourire pareil, même s'il n'était pas nickelé.

J'ai retraversé le trou en hauteur et en largeur. Parfois un furet me faisait un signe, et je répondais machinalement. Alec était toujours invisible. Je me sentais baisé. Pire : je sentais qu'on allait me baiser encore plus fort, avec une bite encore plus dure, et que cette fois ça allait vraiment faire mal.

Mais je ne pouvais pas encore deviner à quel point.

Je suis sorti du Stand, il était vers les 17 heures, le ciel était gris, le vent était mou, l'atmosphère fade, avec des relents chlorés. Je me suis baladé un moment sur le terre-plein, les mains dans les poches. Je pensais à l'écho vert de mes biorythmes sur l'écran géant. Je pensais que je faisais une belle cible. Mais je commençais à m'en foutre. J'ai suivi des yeux un corbeau, ou une corneille, qui tournait au-dessus d'un bosquet d'arbres pelés. Un éclair d'acier a jailli perpendiculairement à son vol, la double virgule noire est devenue une pelote chiffonnée perdant ses plumes entre des serres de métal. L'éclair d'acier est reparti en sifflant dans la direction d'où il était venu. Les riches trouvent toujours le moyen de s'amuser.

Je suis rentré chez moi en cybertaxi. Il n'a pas sauté, et je ne me suis pas fait plomber.

Je n'avais pas de message, et des heures plus tard, alors que l'araignée tic-tac essayait de m'anesthésier le cerveau, je n'en avais toujours pas. Le lendemain, je bossais. Malgré les efforts de l'araignée tic-tac, je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit. Je me demandais quel tour de cochon on allait bien pouvoir me jouer, cette fois.

Je l'ai su par l'écran qui me communiquait la liste de mes gibiers de la journée.

Pour ce qui était du lieu d'élimination, je n'avais pas à me poser de problèmes géographiques : c'était la R.I. des CENT ROSES.

Il y avait douze noms sur la liste. Mais je n'en voyais qu'un. Josyane Monchamp.

Jos.

21

Il s'est passé peut-être cinq minutes, ou dix, pendant lesquelles j'ai regardé l'écran avec les noms, avec le nom. Ensuite j'ai éteint l'écran et j'ai fait le code de Jos.

Il s'est passé peut-être cinq secondes, ou dix, avant qu'elle réponde, que l'écran s'éclaire et que son visage s'y dessine, un peu flou dans une lumière orangée. Jos avait un visage fatigué. Elle avait un visage fatigué, un visage du matin. J'ai regardé longtemps son visage, dont les trous d'ombre et les aplats de lumière vibraient dans la scintillation cathodique, comme ces films d'animation composés directement sur computeur. Je crois qu'elle m'interrogeait depuis longtemps quand sa voix m'est enfin parvenue clairement. Elle disait :

– Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui te prend ? Tu sais l'heure qu'il est ? Mais réponds, à la fin ! Il y a quelque chose qui ne va pas ? Si tu voyais ta tête !

Je ne voyais pas ma tête. Je voyais juste la sienne, la sienne, encore ensommeillée, et barbouillée de couleurs qui bavaient jusque dans le bleu de ses yeux.

Je suis quand même parvenu à parler. J'ai demandé à Jos si elle travaillait, aujourd'hui. Elle m'a répondu qu'elle ne travaillait pas, et que précisément elle aurait bien voulu en profiter pour faire la grasse, avec beaucoup d'huile. Je lui ai dit... je lui ai dit :

– Ecoute, Jos. C'est important. Ce n'est pas grave, mais important. Il faut que tu me promettes de ne pas bouger de ton espapt, sous quelque prétexte que ce soit. Tu ne bouges pas de chez toi, et tu n'ouvres à personne. A personne, tu m'entends ? A personne, sauf à moi, et quand je viendrai je t'appellerai avant. D'accord ? Tu me promets ? Tu me le jures ?

Jos a secoué la tête. Elle souriait vaguement. Elle ressemblait plus que jamais à Jean Seberg, dans une bande mal repiquée d'un de ses films des années 60 trafiqué couleur.

– Mais tu es fou ! Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? Pourquoi il faudrait...

Je l'ai coupée. Je lui ai raconté n'importe quoi, une histoire à propos d'une bande d'asos dangereux qui se seraient introduits dans la R.I. Je pense qu'elle m'a cru. Elle n'était pas bien réveillée. Elle m'a cru, j'ai vu ses épaules se soulever alors qu'elle aspirait après avoir soupiré. Elle m'a dit :

– D'accord, d'accord... Je reste bouclée chez moi. Je n'avais pas l'intention de sortir, de toute façon. Mais tu m'appelleras ? Vers midi, par exemple ? Et on pourrait...

Je l'ai encore interrompue pour lui promettre tout ce qu'elle voulait, j'ai encore regardé cette image baveuse qui me fixait avec une sorte d'indifférence lasse, et j'ai interrompu la communication.

Avant de prendre connaissance de la liste, j'avais déjà commencé à m'équiper. Jules grésillait contre mon épaule. Je l'ai arraché et ai jeté le mince boîtier noir sur mon lit. Je me suis aussi débarrassé de la puce.

J'ai encore attendu que plusieurs minutes passent, ou alors c'était beaucoup plus que quelques minutes, mais je ne savais pas, j'avais bloqué le décompte de l'araignée tic-tac.

Ensuite j'ai appelé la Direction du Contrôle Egalitaire de la Population, avec mon code pro. J'ai eu tout de suite un répondant chair et os, un des secrétaires personnels de Philip O'Neil. Je ne connaissais pas son nom, mais je savais qui c'était, et lui savait qui j'étais. Mais je n'ai pu déceler sur son visage le moindre étonnement, la moindre gêne. C'était un jeune homme au visage lisse et au crâne rasé. Il m'a souri et m'a demandé ce que je désirais. Je lui ai dit que je voulais une communication personnelle et urgente avec Philip O'Neil. Le jeune homme a élargi son sourire. Il avait des dents petites et nacrées, toutes cubiques, toutes pareilles. Il m'a dit qu'il était délicat de déranger M. O'Neil à cette heure. Je n'ai rien répondu, je me suis contenté de fixer un point situé à la base de son nez. En même temps, j'avais déclenché le blocage de la ligne. Si ce petit con ne me passait pas O'Neil, il ne pourrait pas se défaire si facilement de ma gueule. O'Neil est le deuxième secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Population et de la Santé, pour les questions relevant du Contrôle Egalitaire. Le deuxième secrétaire d'Etat auprès du P.S. est responsable du fonctionnement démocratique d'Atropos. Il est responsable du fonctionnement démocratique du Contrôle Égalitaire, et de sa bonne marche. Philip O'Neil est le chef direct des furets.

Ce n'est pas un personnage public. Il n'apparaît jamais sur les canaux, ni nulle part. On dit même qu'il ne quitte jamais le ministère, où il a ses appartements. C'est pour ça que j'étais sûr de le trouver, de le coincer, de le faire cracher.

Je l'ai rencontré cinq ou six fois depuis que je suis contrôleur. Mais je suis sûr qu'il connaît mon fichier par cœur.

– Je vais voir ce que je peux faire... a murmuré le petit con de secrétaire.

Il a disparu de l'écran. A sa place, la bande habituelle de propagande du ministère s'est mise à défiler, avec le commentaire habituel à la con, et la musique dégoulinante de Charles Mingozzi. J'ai attendu. J'ai fini d'attendre quand la face couleur brique d'O'Neil est apparue sur l'écran.

Il avait l'air ennuyé, mais ça ne voulait rien dire : Philip O'Neil a toujours l'air ennuyé ; en quelque circonstance que ce soit, le deuxième secrétaire a l'air d'être entre deux plaques. Mais ce n'est qu'une façade. O'Neil occupe son poste depuis l'établissement du Contrôle. S'il n'était pas d'une redoutable efficacité sous ses airs de gros matou castré qui dort, il n'aurait pas tenu le centième de son temps.

Philip O'Neil a soulevé une paupière. Son sourcil fourni et noir s'est soulevé en même temps.

– Oh ! C'est vous... a-t-il fait d'un ton languissant.

C'était une belle découverte. J'étais sûr que ce bellâtre qui ne doit pas être loin du siècle d'âge avait eu communication de mon appel dans les dix secondes.

Comme je n'avais rien répondu, il a repris :

– Eh bien... Eh bien. Qu'est-ce que vous voulez, hein ?

Philip O'Neil a exactement la voix de Jean Tissier. Je l'aurais très bien vu en étrangleur dans l'Assassin habite au 21, de Clouzot. Mais il n'étranglait jamais lui-même. Et je ne savais pas s'il faisait exprès d'avoir cette voix-là, ou si c'était naturel. Ce devait être naturel. Comment aurait-il pu connaître Jean Tissier, ce petit bureaucrate merdeux ? Ou alors le bionicien qui lui avait greffe un voco après lui avoir enlevé son larynx bouffé par le cancer le connaissait, lui, Jean Tissier. Et il avait trouvé que cette voix mollassonne et faux-jeton irait bien au personnage. Dans ce cas, bravo !

– Oh ! Ecoutez... Vous me dites ce que vous avez à me dire ou vous libérez la ligne... Je n'ai pas que ça à faire, moi.

Jean Tissier s'énervait. Je me suis décidé à lui répondre.

– Premièrement, je voudrais être libéré de mon service aujourd'hui. Deuxièmement, je voudrais qu'un de mes gibiers soit... soit mis en attente. Troisièmement, je voudrais discuter de tout ça avec vous maintenant, au Ministère, et pas par visi.

O'Neil a eu une belle mimique d'étonnement. Cette fois, il a poussé l'art jusqu'à soulever ses deux paupières et ses deux sourcils. Ses yeux, d'un magnifique vert émeraude, m'ont contemplé avec une insondable perplexité, qui lui aurait valu les félicitations de Lee Strasberg. Tout est faux, chez O'Neil. Ses cheveux noirs, partagés par trois mèches argentées et coiffés en arrière, la peau de sa figure couleur j'ai-passé-un-mois-aux-îles, ses iris gros-minet, ses dents, ses oreilles, qui paraît-il sont tombées comme des fruits blets lors d'un reskining où l'irradiation a été un peu trop poussée, et qui ont été remplacées par des appendices pointus genre M. Spock.

– Oh la la !... a fait le monstre. Sa main grasse a voltigé devant sa figure, aussi blanche qu'est bronzée sa courge. Qu'est-ce que vous me racontez ? Si vous êtes malade, faites-vous déclarer pâle, mon vieux, et vous serez remplacé... Mais un gibier mis en attente, vous savez bien que ce n'est pas possible, allons ! Où irions-nous si... Hein ? Non, non, non. Cette demande m'étonne de vous, mon vieux. Vous êtes un bon – un très bon élément. Alors oubliez tout ça, et faites votre boulot, ou alors reposez-vous. Et puis nous discuterons un autre jour. J'ai à faire, vous savez.

Il a passé sa langue sur ses lèvres. Mais il n'est pas allé jusqu'à se passer la patte derrière les oreilles.

– Je pense que c'est avec moi que vous avez à faire, monsieur O'Neil. Nous pourrions parler de Mac Steranko, par exemple...

– Mac Steranko ? Ah oui ? vraiment... a-t-il grogné avec un ennui indicible. Celui-là...

– Et parler de Mirosliv Ervan.

– Mirosliv Ervan ?... Oui... oui, Mirosliv Ervan. Mais qu'est-ce que vous lui voulez à Mirosliv Ervan ? Il est aux Indes, mon vieux.

Les yeux verts de Philip O'Neil étaient devenus deux fentes. Il avait dû se tasser dans sa prothèse bionique, et sa grosse figure laquée avait commencé à s'enfoncer dans ses épaules massives moulées de Nevar arc-en-ciel.

– Et parler de cette liaison entre le CCH MULTIVAC et Atropos...

Les fentes vertes se sont détournées de l'écran. O'Neil ne me présentait plus que son profil de matou, coiffé Dracula.

– Vous me fatiguez, mon vieux... vous me fatiguez. Vous ne pensez pas que vous allez un peu trop loin ? Bon, d'accord, venez me voir. Je vous attends. Je vous décharge de votre service pour aujourd'hui. Allez, venez, vous me raconterez vos salades en détail. Mais faites vite, hein ?

J'ai laissé passer quelques secondes. Je sentais mon cœur qui cognait, qui cognait, qui n'arrêtait pas de cogner.

– Il y a aussi ce... ce gibier à mettre en attente. Jusqu'à ce que nous ayons parlé.

Un silence. Les fentes vertes se sont brièvement posées sur moi. Nouveau geste de je-m'en-foutisme prononcé.

– Et... qui c'est, ce... gibier ?

Silence.

– La citoyenne Josyane Monchamp.

Silence.

– Oui... Josyane Monchamp. Mais qu'est-ce que... Enfin, bon, d'accord, d'accord. Je vais mettre son nom en suspens. Mais vous me foutez dans la panade mon vieux ! Vous ne vous rendez pas compte. C'est totalement irrégulier. C'est du favoritisme. On ne peut pas toucher au tirage au sort, vous le savez aussi bien que moi... Il va falloir que je... Enfin, bon, n'y revenons pas. Je vous attends. Mais vous me foutez dans la merde, avec vos histoires...

Les fentes vertes se sont à nouveau tournées vers moi. Elles s'étaient un peu élargies. Et puis l'image matoise de Philip O'Neil a brutalement été remplacée par la bande de propagande. J'ai attendu encore une minute ou deux. J'étais en sueur, mon pou me dévorait l'aisselle. J'ai coupé, je me suis levé.

J'avais gagné. J'avais gagné pour le moment. J'avais gagné une heure ou deux de sursis pour Jos. Je n'en revenais pas. Est-ce que le peu que je savais était si dangereux pour O'Neil ? Est-ce qu'il croyait pouvoir m'endormir ? Ou m'acheter ? Je n'en savais rien. Je n'avais rien à vendre, et je n'étais pas près de me rendormir, malgré ma nuit blanche.

J'ai défait ma ceinture à grenades, j'ai retiré mon 44 du holster intégré au Superfecto. Quand un furet n'est pas en service, il n'a pas le droit de porter une arme. Un furet n'est pas un flic. Un furet est un connard, un pauvre petit mecton qui croit être à l'abri, et qui se fait coincer comme le premier nécrozonard venu quand son heure est arrivée.

J'avais failli oublier mon Bowie. Je l'ai retiré de ma texane gauche et je suis sorti.

J'ai pris le Jaune à la station de la R.I. Il n'y avait qu'un changement pour le Ministère, je m'étais dit que j'y serais plus rapidement qu'avec un cyber. Et puis je me méfiais encore des cybers. O'Neil semblait d'accord pour me parler avant de me faire truffer, mais est-ce qu'on peut savoir ?

Lui en tout cas, grâce à mon pou, il pouvait savoir mètre par mètre où je me trouvais, s'il en avait l'envie. C'est à ça que je pensais en regardant les gogos avachis sur les banquettes de la rame qui limait le tunnel à 180 km/h. Si j'avais pu contacter Ervan à temps, si Ervan n'avait pas disparu dans les replis du pouvoir bureaucratique, j'aurais pu lui demander de shunter mon empreinte, au moins pendant quelques heures. Ou d'essayer. Mais il ne servait à rien de rêver.

Je suis parvenu à la station où je devais changer pour prendre la direction Melina-Mercouri sans que la petite vieille qui égrenait son chapelet en face de moi ne m'étrangle avec, sans que le cloduc puant la vinasse qui s'appuyait sur mon flanc droit ne m'asphyxie d'un rot gerbeux, sans que le couple de rasdeps qui se pelotaient à ma gauche ne sortent de leur coquille des bites en acier chromé et m'épinglent contre mon dossier.

En marchant dans la foule le long du quai, je me disais que j'étais bon, que j'étais bon. Je me trompais simplement d'une consonne.

Je n'ai évidemment pas entendu le coup de feu, selon l'adage chaque fois vérifié qu'on n'entend jamais la balle qui vous tuera.

J'ai seulement ressenti une gigantesque poussée entre les omoplates, un coup précis de pic à glace entre ma troisième et ma quatrième dorsale, et j'ai vu le sol carrelé plein de mégots, de papiers, de capotes et d'emballages vides se précipiter sur mon nez dans un atterrissage en catastrophe.