Mauvaises intentions

Il disait à tous les jeunes de l’appeler Frank. Il avait épousé l’héritière d’une grosse fortune de l’industrie du pétrole, une femme sourde comme un pot habitant le vieux quartier Mémorial, du côté de Rice University. Lorsqu’elle était morte, il avait pris un studio dans un immeuble avec piscine, non loin du parc municipal où Nick Hauser et moi allions traîner pendant l’été 49. Frank avait une Chevrolet décapotable vert métallisé à capote blanche, avec des sièges en cuir surpiqué et un tableau de bord en noyer verni. En fin d’après-midi, il se garait à l’ombre des arbres et regardait les jeunes jouer sur le mini-terrain de base-ball, soulever les haltères retenus par des chaînes ou boxer le sac de frappe à l’abri de la maison du parc.

Parfois, un sac de golf rempli de clubs était appuyé contre le dossier de sa banquette arrière. C’était un homme bien bâti et athlétique, la quarantaine, bronzé, cheveux bruns clairsemés et ramenés en arrière. Il fumait des cigarettes à filtre doré, qu’il allumait à l’aide d’un tout petit briquet dans un étui en cuir. Un jour il nous a montré ce briquet à Mary Jo Scarlotti et à moi, et à deux autres filles ; le short des filles était retroussé haut sur les cuisses, presque jusqu’aux fesses. Quand le briquet est arrivé à moi, Frank me l’a enlevé de la main et l’a donné à Mary Jo.

— Je l’ai pris à un Jap, un colonel à Saipan.

— Tu l’as tué, Frank ? a demandé une des autres filles en ébauchant un sourire.

— Pas personnellement. Moi, j’étais dans les Renseignements.

Réponse qu’il a ponctuée d’un clin d’œil derrière ses lunettes de soleil.

Puis il a emmené les deux autres filles faire un tour en voiture et il nous a laissés, Mary Jo et moi, sur le trottoir.

— Je suis content que tu ne sois pas allée avec lui, ai-je dit.

Mary Jo avait des doudounes devant lesquelles ma trachée se resserrait quand je les regardais trop longtemps.

— Moi, je le trouve chouette.

Le lendemain, une nouvelle directrice est arrivée à la maison du parc. Elle s’appelait Terry Anne et c’était une magicienne du ping-pong, du volley et de tout ce qui exigeait de l’adresse. Avec ses épais cheveux châtains, elle n’avait pas besoin de se maquiller pour être jolie. Elle venait travailler en jean et en baskets, et sentait le shampooing à la fraise quand la température montait dans son bureau l’après-midi. J’utilisais tous les prétextes pour aller dans le bureau de Terry Anne.

La première fois qu’elle a vu Frank déposer trois collégiennes sur le trottoir, elle a traversé la pelouse et foncé droit vers sa voiture. Nous l’avons vue le menacer du doigt, le dos raidi par la colère, ses lèvres remuant rapidement. Puis elle a regagné la maison du parc d’un pas digne, en jetant des coups d’œil derrière elle pour s’assurer qu’il était bien parti.

Le lendemain après-midi, je suis tombé sur Frank qui fumait une cigarette à l’ombre chaude des arbres, non loin du sac de frappe sur lequel Nick était en train de s’entraîner.

— Où est Terry Anne ? m’a-t-il demandé.

— Dans la maison du parc.

— Tu l’as vue me gueuler dessus hier ?

J’ai haussé les épaules, les yeux baissés.

— Tu t’appelles bien Charlie, c’est ça ?

Il avait un sourire en coin.

— Oui, monsieur.

— Je ne suis pas un « monsieur ». Écoute, Charlie. Terry Anne est une gouine. J’ai essayé de la faire virer de bord mais sans succès, tu vois ce que je veux dire ? C’est pour ça qu’elle m’a dans le nez. Comment il s’appelle, ton copain, celui qui est au sac ?

— Nick.

— Dis-lui de se mettre sur la pointe des pieds. Pour que les coups soient efficaces, il faut que le poids du corps soit déjà vers l’avant. Tu fais de la boxe ?

— Un peu. J’ai eu des rhumatismes articulaires quand j’avais six ans.

Il s’est débarrassé de sa cigarette d’une chiquenaude et s’est recoiffé, les yeux fixés sur Nick.

Plus tard, j’ai répété à Nick ce que Frank m’avait expliqué à propos de l’efficacité des coups.

— Il doit savoir de quoi il parle, a-t-il dit. Il sponsorise les Golden Gloves (8)

— C’est quoi, une gouine ?

— Un mec qui a à la fois des organes masculins et féminins. Enfin, je crois.

— Méfie-toi de ce type.

— Tu t’inquiètes pour rien.

Il a souri jusqu’aux oreilles, la sueur hérissant les mèches châtaines de sa coupe en brosse, des colliers de crasse autour du cou.

Nick n’avait peur de rien.

***

Le parc était une île, un terrain neutre pris en sandwich entre un quartier respectable aux maisons en brique à étage ombragées d’arbres et, à trois rues de là, un autre quartier où les maisons étaient en bois, les peintures écaillées, les jardins nus, et où le soleil matinal avait des allures de jaune d’œuf voilé de poussière. Ma mère et moi habitions le quartier aux jardins nus. Nos voisins s’enorgueillissaient de leur manque d’instruction, élevaient leurs enfants comme du bétail et tiraient sur les chats et les chiens errants avec des carabines à air comprimé. Sitôt ma distribution de journaux terminée, je filais toujours directement au parc.

Le parc était doté non seulement d’un mini-terrain de base ball et de gradins en bois à l’ombre de chênes verts, mais également d’une fontaine avec une pataugeoire en béton, de jeux de tetherball(9) de tables de pique-nique et d’espaces barbecue. La camionnette du marchand de glaces arrivait tous les après-midi à trois heures, annoncée par une petite musique et, le lundi soir, on projetait gratuitement un film en plein air.

Pour Nick et moi, les frontières verdoyantes du parc étaient celles de l’Éden, et aucune incarnation du mal n’aurait dû être capable de les franchir. Mais j’entendais parler de choses qui s’y passaient, une fois les lampadaires éteints et froids, quand des Noirs ou des Mexicains, munis de chaînes de vélo, de couteaux à cran d’arrêt, voire parfois d’armes à feu artisanales, venaient s’y battre contre de jeunes Blancs. Un matin, j’ai trouvé Terry Anne à genoux, essayant de faire disparaître avec du savon et de l’eau de Javel une gerbe de petits points rouges sur le mur de stuc de la maison du parc.

— Qu’est-ce que tu fais, Terry Anne ? ai-je demandé.

— Ne vous avisez pas de traîner dans le parc après la fermeture, toi et Nick.

Il y avait de la colère et des reproches dans sa voix.

— On le fait pas.

Elle a laissé tomber sa brosse dans un seau. Un pain gris de savon industriel Lava est remonté à la surface, en moussant. Lorsqu’elle a levé les yeux vers moi, elle avait les joues en feu.

— J’ai vu Nick monter dans la voiture de Frank Wallace hier. Je veux vous voir tous les deux dans mon bureau, toi et Nick, avant midi.

— Pourquoi t’es si en colère ?

Mais elle s’est remise à frotter le mur en écrasant les poils de la brosse contre le stuc, la mâchoire serrée.

Trois heures plus tard, dans son bureau, elle nous a sermonnés. Nick est resté indifférent, il regardait d’un air innocent le haut des murs, le plafond, les étagères où Terry Anne rangeait tous ses jeux de société et ses outils pour travailler le cuir.

— Nick, tu m’écoutes ?

— Je vais boxer aux Gloves, a-t-il répondu. Je vais affronter Angel Morales.

— Angel Morales va te massacrer.

— Je peux lui mettre une raclée. C’est Frank qui le dit.

Terry Anne était livide, les lèvres pincées, les poings serrés sur son sous-main.

— Frank Wallace ne fait rien pour personne s’il n’y a pas quelque chose à gagner pour Frank Wallace. Mais il faut peut-être que tu t’en rendes compte par toi-même.

— Ça veut dire quoi, « faire virer de bord quelqu’un » ? ai-je demandé.

— Quoi ? Je te demande pardon ?

Dehors, Nick m’a donné un coup de poing dans le bras.

— Tes malade ? Pourquoi tu lui as demandé ça ?

— Frank dit qu’il a essayé de la faire virer de bord. Je savais pas ce que ça voulait dire.

— Tu le sais maintenant.

Il a secoué la tête et a souri.

— Tes un naïf, Charlie. Faudra toujours que je t’aie à l’œil.

— Qu’est-ce que tu es allé faire avec Frank ?

— Je vais participer aux Gloves. Frank est comme il est. Faut pas exagérer. Laisse courir, d’accord ?

***

Le père d’Angel Morales était gardien à l’école catholique que j’avais fréquentée en primaire. Angel s’y rendait avec lui en bus, son déjeuner emballé dans un sac en papier sur lequel s’étalait immanquablement une tache de gras. Ses cheveux étaient noir de jais, à l’exception d’une mèche blanche due à la malnutrition. Il ne prenait jamais part à nos jeux à la récréation, ne parlait jamais en classe à moins d’y être invité et ne laissait jamais transparaître la moindre réaction aux commentaires racistes que l’on faisait derrière son dos. À notre entrée au collège, Angel et trois autres jeunes Mexicains avaient braqué une épicerie dont ils avaient abattu le patron. Angel avait passé les trois années suivantes dans la maison de correction fédérale du Texas.

À sa sortie, il arborait une croix de pachuco tatouée au dos de chaque pouce et un cœur violet à l’intérieur de l’avant-bras droit. Certains disaient que le cœur violet était là pour cacher les marques laissées par la dope qu’il s’injectait dans les veines. Mais quiconque avait mis les gants avec Angel savait que ce n’était pas un junkie. Son crochet du droit fendait les lèvres ; son direct du gauche était capable d’enfoncer un œil non protégé dans son orbite. Il n’était pas méchant ; il ne faisait pas de cadeau, c’est tout.

Ce dimanche après-midi-là, j’avais invité Mary Jo Scarlotti au cinéma à l’Alabama Theater. Dans le noir, j’ai posé ma main sur son poignet gauche. Son regard est resté rivé à l’écran et elle ne m’a donné aucune indication qui me permette de savoir si elle approuvait ou désapprouvait mon geste. Puis je l’ai vue suivre des yeux une silhouette traversant la salle entre l’écran et le premier rang, une silhouette qui mangeait du pop-corn, le dos voûté en forme de point d’interrogation, cette posture affectée par les voyous dans le nord de la ville. Elle a retiré sa main et tourné légèrement la tête pour voir l’individu en question passer dans l’allée.

— C’est Angel Morales, ai-je observé.

— Les Mexicains aussi, ils ont le droit d’aller au cinéma.

— J’ai jamais dit le contraire.

— Je vais chercher du pop-corn. Tas cinquante cents ?

Ses fesses ont effleuré mon visage tandis qu’elle se faufilait pour gagner l’allée.

***

Tôt le dimanche matin, je distribuais mes journaux sur Waugh Drive quand j’ai vu Angel Morales dans une vieille guimbarde remplie de jeunes Mexicains. Ils se sont rangés au coin de la rue sur le parking d’une station-service fermée et se sont attaqués à un distributeur de boissons fraîches, soulevant la trappe de distribution à l’aide d’un cintre pour pouvoir faire sortir les canettes une à une sans payer. La rue était complètement déserte, la douceur matinale entamée par le relent des poubelles dans les allées.

Angel a allumé une cigarette sur le trottoir, soufflé la fumée vers le haut et m’a fait signe d’arrêter mon vélo. Il portait une chemise bordeaux à manches courtes, déboutonnée sur la poitrine, le col remonté sur la nuque, et des chaussures noires pointues que nous appelions des « stomps » ; ses cheveux étaient coupés court, légèrement irisés d’huile.

— Tu veux un soda ? m’a-t-il demandé.

— Non, merci.

— Ton pote Nick raconte partout qu’il va me mettre une raclée.

— C’est peut-être ce qui va se passer, ai-je répliqué, regrettant aussitôt mes paroles.

Mais Angel a simplement souri et détourné les yeux. Puis il m’a regardé à nouveau, le sourire encore aux lèvres.

— Ça, c’est de la loyauté. Tes sûr que tu veux pas un soda ?

— Non.

— Dis à Nick que je regrette de devoir l’amocher. Mais c’est comme ça. C’était toi avec Mary Jo Scarlotti au cinéma hier ?

— Peut-être.

— Il paraît qu’elle est chaude.

— Va te faire foutre, Angel.

— Pousse pas le bouchon trop loin.

***

Le père de Nick était un homme pieux et sévère, issu d’une famille de boxeurs à Mobile. Il avait offert à son fils une paire de gants Everlast de seize onces quand Nick n’avait que dix ans, mais il travaillait six jours par semaine dans une laverie pour faire vivre chichement sa femme et ses trois enfants, et il était trop fatigué pour passer beaucoup de temps avec Nick. Voilà comment la directrice de notre parc, Terry Anne, est devenue l’entraîneur de Nick et moi son soigneur, même si je n’arrivais pas à oublier qu’il avait suivi Frank un jour et qu’il avait peut-être signé un pacte avec le diable.

Quand l’après-midi commençait à fraîchir et que les ombres s’allongeaient sur le terrain de base-ball, Terry Anne dépliait une chaise métallique au milieu des haltères et donnait des instructions à Nick tandis qu’il cognait sur le sac de frappe, faisant tinter sa chaîne, des gouttes de sueur s’échappant de ses cheveux et éclaboussant le cuir.

— Non, non, non, plus groupé, le menton rentré, la tête baissée, a-t-elle dit ce jour-là en se levant de sa chaise pour immobiliser le sac. S’il te bloque dans un corps-à-corps, tu vas prendre un coup de tête ou un pouce dans l’œil. Quand tu es sous sa garde, tu le frappes juste au-dessous du cœur. Plusieurs fois. Et ensuite, de toutes tes forces, tu enchaînes par un crochet à la face. Il va cracher son sang sur toi.

— Comment tu sais tout ça, Terry Anne ? ai-je demandé.

— Félix Baker « la Gauche », ça te dit quelque chose ?

— Le meilleur boxeur de Houston.

— Il n’a pas appris à boxer chez les baptistes.

Quelqu’un de plus âgé que moi aurait sans doute compris ce qu’elle entendait par là, mais le mystère contribuait à la beauté de Terry Anne, et qui étais-je pour exiger de comprendre ce qu’elle disait ou qu’elle soit un meilleur mentor qu’elle ne l’était déjà ? Une fois Nick épuisé, elle lui a drapé une serviette autour des épaules, puis, comme prise de remords, lui a épongé les yeux avec.

— Tu sais, lui a-t-elle dit, il se pourrait bien que tu surprennes pas mal de gens.

***

Cet été là, la côte du golfe fut à la fois frappée par la sécheresse et par de soudains orages électriques ; une masse inattendue d’air froid pouvait remplir le parc pendant une partie de base-ball, des bourrasques de vent chargées de gouttes de pluie propulsaient des panaches de poussière dans les airs. C’est à la même époque que nous avons appris que les Russes disposaient de l’arme atomique. Tandis que des éclairs muets zébraient le ciel du soir, des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, vêtus de chemises hawaïennes, buvaient des bouteilles de bière glacée dans les gradins et parlaient de la guerre nucléaire. Ils parlaient de villes fondues, transformées en verre liquide. J’avais envie de me boucher les oreilles.

Mary Jo Scarlotti s’était mise à porter des shorts aux ourlets cousus de dentelle, ainsi qu’une chaîne en or au cou avec une croix qui tombait dans le creux de ses seins. Elle nouait son chemisier sous sa poitrine lorsqu’elle jouait au volley et sautait sur place après un smash dans le visage d’un adversaire. Le 4 juillet, grimpée dans un arbre pour remettre un oiseau dans son nid, elle a fait une chute de trois mètres, les bras en croix, comme crucifiée en plein vol. Le choc de l’atterrissage lui a coupé le souffle.

Je l’ai secouée pour la réveiller en m’efforçant de ne pas regarder le bouton arraché en haut de son chemisier. Ses yeux se sont ouverts d’un coup, comme ceux d’une poupée.

— J’ai cru que t’étais morte.

— Mais non. Tiens, écoute mon cœur.

— Quoi ?

— Idiot, a-t-elle dit avant d’appuyer ma joue contre ses seins.

Elle m’a caressé les cheveux pendant que j’écoutais ronronner l’intérieur de sa poitrine. Sa sueur sentait le talc et les fleurs. Du coin de l’œil, j’ai vu un enfant lever une batte de base-ball jaune devant lui et envoyer une balle dans l’herbe.

Le lendemain après-midi, j’ai offert à Mary Jo un banana split chez le glacier près de la vieille caserne de pompiers sur Westheimer Street. Alors que nous repartions à pied en direction du parc pour jouer au ping-pong, la décapotable de Frank s’est rangée à notre hauteur, le pot d’échappement à double sortie vibrant doucement au ras de l’asphalte, les curb feelers(10) raclant contre le bord du trottoir. Angel Morales était assis, voûté, sur le siège passager, souriant dans le vague, un paquet de Lucky enroulé dans la manche de son tee-shirt.

— Grimpez, a dit Frank. Je fais un barbecue au bord de la piscine.

— On va au parc, ai-je répondu.

— J’ai faim, moi, a dit Mary Jo. J’ai pas dîné.

Frank lui a ouvert la portière. Elle s’est glissée derrière lui sur la banquette arrière, le haut de ses seins débordant de son décolleté.

— J’ai un maillot de bain pile à ta taille, lui a-t-il dit.

Je les ai regardés s’éloigner dans cette longue rue bordée d’arbres, de pelouses bien tondues, et de maisons en brique qui avaient viré au mauve dans le coucher de soleil. Mary Jo s’est retournée vers moi, le visage comme un gros ballon blanc. Puis elle a disparu.

Je suis retourné au parc pour aller trouver Nick, mais il était rentré chez lui. J’ai pris mon vélo, un vélo avec de gros pneus et des sacoches en toile encastrées dans des casiers en bois au-dessus du garde-boue arrière, et je me suis rendu à la résidence de Frank. Je sentais une odeur de viande en train de cuire au gril et j’entendais le bruit des plongeons et les voix de Frank et de Mary Jo derrière un mur en brique.

Par un escalier de service, j’ai accédé à une coursive, au premier étage, qui donnait sur la partie la moins profonde de la piscine. Frank montrait à Mary Jo comment nager sur le dos. Il lui maintenait la nuque d’une main, l’autre allant et venant entre le bas de la colonne vertébrale et l’arrière des cuisses, comme s’il pouvait l’empêcher de couler uniquement en la touchant. Les projecteurs intérieurs étaient allumés, et les cheveux de Mary Jo s’étalaient à la surface comme de l’encre noire tandis qu’elle gloussait en crachant de l’eau.

Derrière moi, j’ai entendu le pschitt d’une canette qu’on ouvrait.

— Je crois qu’il marche à voile et à vapeur, a dit Angel Morales. Mary Jo n’est pas forcément en danger.

Il a renversé la tête en arrière et a vidé sa canette de Grand Prize en me regardant par-dessous. Son slip de bain jaune mouillé lui moulait les parties génitales. La mousse de la bière lui a dessiné des moustaches.

— C’est quoi, marcher à voile et à vapeur ?

— Ça veut dire que t’évites de te mettre à côté de Frank dans les pissotières. Qu’est-ce qui t’amène, Charlie ?

J’ai commencé à répondre, puis je me suis aperçu que j’ignorais pourquoi j’étais là. Au début, j’avais cru que je m’inquiétais pour Mary Jo. Ou du moins pour Nick. Mais ce n’était pas ça.

— Frank n’a rien à faire au parc. C’est un endroit pour les enfants. On est censés y être en sécurité.

— Va y jeter un coup d’œil après minuit, on en reparlera.

— Tu laisses Frank t’utiliser comme appât, Angel.

Il regardait dans le vague, les yeux brillants, tellement perdu dans ses pensées que l’expression de son visage était impossible à déchiffrer. Il s’est tapoté la joue avec quatre doigts et a posé sa bière en équilibre sur la balustrade. En bas, plongeant sous l’eau, Mary Jo est passée comme un poisson géant entre les jambes de Frank. Angel est venu tout près de moi, je sentais son souffle sur mes lèvres.

— Réveille-toi, Charlie. La famille de Mary Jo Scarlotti tient des bordels à Galveston. La nana qui gère le parc, comment, déjà, Terry Anne, c’était la poule de Frank. Rien n’est gratuit en ce bas monde. Maintenant, dégage.

***

Le lendemain matin, au lieu d’aller au parc, j’ai bêché les plates-bandes de ma mère. À midi, Nick est venu me trouver, son gant de base-ball à la ceinture. Le soleil était blanc, l’air collait à la peau comme du coton humide, la poussière volait dans la rue. Notre pelouse était jaune et sans un centimètre carré d’ombre.

— Tes puni ou quoi ?

— Pas vraiment, ai-je dit en enfonçant la bêche profondément dans la terre, près des fondations de la maison.

— Le combat a lieu samedi matin. T’y seras, hein ?

— Frank t’a fait quelque chose, Nick ?

Il y a eu un long silence.

— T’essaies de me miner le moral ? m’a-t-il demandé.

— Alors c’est vrai ?

— Je vais étendre Angel Morales au premier round. Ensuite, je vais tenter ma chance aux Régionaux. Mais t’es pas obligé d’être là, Charlie. Ni samedi, ni jamais.

Il s’est éloigné dans la rue en retirant son tee-shirt, le faisant claquer comme un fouet pour le dépoussiérer, son gant de base-ball lui battant la hanche.

***

Comme j’habitais plus près du parc que Nick, Terry Anne m’avait donné rendez-vous là-bas à huit heures le samedi matin, après quoi nous devions aller le chercher en voiture et nous rendre tous ensemble à la salle de boxe dans le nord de la ville. Pourtant, bien que réveillé ce matin-là aux premières lueurs du jour, je me suis débrouillé pour ne pas regarder la pendule, de telle sorte que huit heures arrive et passe sans que j’aie à prendre la décision délibérée d’abandonner mon meilleur ami.

Mais à huit heures et demie, n’y tenant plus, j’ai foncé au parc. Terry Anne était partie. Dans son placard à balais, j’ai trouvé le seau dont elle s’était servie pour laver le sang sur le mur de la maison du parc, après une bagarre entre deux bandes du quartier. Le pain de Lava était collé au fond et la javel, en s’évaporant, avait formé une croûte sur les parois métalliques. J’ai rassemblé un rouleau de sparadrap, une boîte de cotons-tiges, un flacon de teinture d’iode et un autre d’alcool à 90°, et, avec deux serviettes propres, j’ai mis le tout dans le seau. Puis j’ai rempli une bouteille d’eau du robinet, l’ai fermée avec un bouchon, et j’ai pris le bus sur Westheimer Street.

Dans le centre-ville, j’ai changé de bus et suis arrivé dans une zone caractérisée par une abondance de garages, de terrains vagues où s’amoncelaient les gravats, de stations-service vandalisées et de maisons en bois du dix-neuvième. L’air tremblait au-dessus de la tôle brûlante des toits.

Les vitres de la salle de boxe étaient barbouillées de peinture blanche, on devinait encore le nom d’une marque de pneus sur un mur. En ouvrant la porte, j’ai découvert un ring au milieu d’une salle en parpaings nus qui ressemblait à une cave. Les gens installés sur les sièges pliants étaient très différents des spectateurs habituels des Golden Gloves.

— Où tu vas, fiston ? m’a demandé un homme à la porte.

Vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon de toile, on aurait dit un énorme ballon de rugby en position verticale.

— Je fais partie du coin de Nick Hauser, ai-je répondu.

— Et ce seau, c’est ton crachoir ?

— Oui. Avec mon matériel médical. Je suis le soigneur.

Il a souri à un autre homme, puis s’est tourné à nouveau vers moi.

— Alors au boulot, soigneur. Ton gars et Angel Morales sont les prochains.

La salle puait le cigare, la gomina, la moisissure de douche et les tenues d’entraînement mouillées de sueur. Une ardoise sur un mur indiquait la cote des joueurs, et un type au teint gris portant un feutre, un maillot de corps à bretelles et un pantalon de costume démesurément large, retenu par une ceinture serrée au-dessus du nombril, prenait les paris à un comptoir de planches. Les bras et les épaules rayés de poils, il avançait la bouche en une moue méditative lorsqu’il notait un pari sur son carnet, avant d’arracher la page pour la donner au parieur.

Deux boxeurs, tous deux âgés d’environ dix-sept ans, sans casque ni l’un ni l’autre, sont descendus du ring et sont sortis par le couloir qui menait aux vestiaires. L’un d’eux avait le nez en sang, et une bosse à un œil, aussi grosse qu’un œuf de cane. J’ai repéré Terry Anne sur un siège près du ring ; elle se mordait le coin de la lèvre et ne cessait de se retourner vers les vestiaires, guettant la sortie de Nick. Elle m’a alors vu qui avançais vers elle, et j’ai compris à la façon dont elle regardait derrière moi, en direction de l’entrée, qu’elle espérait que le père de Nick m’accompagnait.

— Pourquoi tu n’étais pas à la maison du parc ? Tu nous as mis en retard.

— Nick voulait pas que je vienne.

— Ben voyons.

Je savais qu’elle déversait sur moi sa frustration et sa colère, n’ayant pas d’autre moyen de se défouler, mais je ne lui en voulais pas. Elle était la seule femme dans la salle, et les hommes assis autour de nous me faisaient penser à des piranhas se cognant le nez contre la paroi d’un bocal.

— On n’est pas aux Gloves, ici, ai-je fait remarquer.

— Va à la cabine au coin de la rue et appelle chez Nick. Dis à sa mère que son fils a de la merde à la place du cerveau et qu’elle ferait bien de mettre la main sur son père.

Elle a sorti une pièce de cinq cents de son sac et me l’a fourrée dans la main.

— Fais ce que je te dis, Charlie.

— Nick ne nous le pardonnerait jamais, ni à l’un ni à l’autre.

Elle a poussé un soupir et n’a pas insisté. Avec son maquillage et ses boucles d’oreilles, elle était d’une beauté insolite dans la grisaille de la salle, comme si elle était la seule personne présente au teint coloré, à la bouche rouge et aux cheveux naturels et remplis de petites lumières. Puis je l’ai vue déglutir, et j’ai compris que même quelqu’un d’aussi courageux que Terry Anne avait ses limites et pouvait perdre ses moyens face à certaines forces qui parfois nous submergent.

— Nick n’a pas peur. Nous non plus, on ne doit pas avoir peur, Terry Anne.

— Nick est là pour servir de chair à canon. Alors tais-toi, Charlie.

Elle avait raison. Frank Wallace était assis au fond de la salle en compagnie de trois hommes aux allures de truands. Quand Nick et Angel sont sortis des vestiaires, il s’est levé de son siège comme pour aller les saluer tous les deux. Mais, ignorant Nick, il a pris Angel par le bras, les doigts enroulés autour de son biceps, et il lui a glissé quelques mots à l’oreille pendant que Nick montait sur le ring. Puis, après une tape sur les fesses d’Angel, il est retourné s’asseoir.

Nick sautillait dans son coin, simulait des directs en soufflant bruyamment par le nez.

— Je savais que tu serais là, m’a-t-il dit.

— Je suis ton soigneur.

— Un peu, oui.

Dès l’instant où le gong a retenti, il s’est fait démolir. Un spectacle horrible. Angel lui a pilonné les reins dans les corps-à-corps, et quand une coupure est apparue au-dessus de son œil droit, Angel l’a agrandie d’un coup de tête, ouvrant l’arcade sur toute sa longueur. Au troisième round, Nick a reçu un crochet qui a projeté son protège-dents sur les spectateurs, puis il s’est retrouvé bloqué dans les cordes et les coups se sont abattus les uns après les autres sur son visage qu’il ne protégeait plus, des gouttes de sueur giclant de ses cheveux comme une pluie de diamants.

— Arrêtez le combat ! s’est écriée Terry Anne.

— Pas question ! Pas question ! a protesté Nick.

Avant le début du quatrième round, j’ai essuyé Nick et tenté de soigner son arcade, puis je l’ai éventé avec la serviette. Il avait l’œil pratiquement fermé et les gencives en sang quand j’ai remis son protège-dents en place entre ses lèvres.

— Il faut que tu descendes au-dessous de sa garde, ai-je dit.

— J’ai l’air d’un pygmée ? a-t-il rétorqué en essayant de sourire.

J’ai eu beaucoup de mal à regarder tout ce qu’il a encaissé au round suivant.

Au fond de la salle, tandis que Nick se faisait mettre en pièces, Frank discutait avec ses amis truands en fumant une cigarette à filtre doré, les jambes croisées, et tous riaient simultanément à ce qu’il racontait.

Avant la fin du round, je me suis penché au-dessus du crachoir, l’air de verser de l’eau sur une nouvelle serviette. En réalité, j’ai arrosé les bords du seau afin d’entraîner les résidus de Javel séchée vers le fond, où se trouvait le pain de Lava, collé au métal. Alors j’ai laissé tomber la serviette dans l’eau, l’imbibant de Javel et de savon.

Lorsque le gong a annoncé la fin du round, je me suis faufilé entre les cordes avec le tabouret en bois, le seau et la serviette. J’ai fait boire Nick au goulot, lui ai tendu le seau pour qu’il y crache, puis lui ai essuyé le torse, les avant-bras et les gants.

— Frappe-le dans les yeux. Frotte-lui tes gants dans les yeux. Tu m’entends ?

Je doutais que Nick ait compris ce que j’avais fait mais, au son du gong, il est sorti hardiment de son coin et, après avoir esquivé le premier coup d’Angel et bloqué le deuxième avec l’épaule, il a décoché un crochet du droit qui a percuté de plein fouet le nez d’Angel.

Angel a reculé en clignant des yeux, comme ébloui par le flash d’un appareil photo. Nick a enchaîné par un direct du gauche, puis il s’est baissé comme s’il s’apprêtait à lancer une attaque au corps. Instinctivement, Angel a rentré les coudes, se protégeant le ventre, et c’est là que Nick l’a cueilli au visage avec un crochet meurtrier qui lui a rempli les yeux d’eau de Javel et de savon.

Angel titubait, incapable de voir arriver les coups qui pleuvaient à présent sur lui. Il n’a pas fallu longtemps au public et à l’arbitre pour comprendre ce qui s’était passé. Des huées ont commencé à fuser, et une avalanche de gobelets de bière et de hot-dogs à moitié mangés s’est abattue sur le ring. L’arbitre a arrêté le combat, et Frank et ses amis se sont dirigés vers notre coin. Mon lynchage était imminent, j’en étais convaincu.

Dans mon esprit, je me suis vu leur tenir tête, j’humiliais Frank Wallace en lui montrant quel dégénéré il était, je sauvais Terry Anne et Nick de la foule. Mais la réalité a été tout autre : j’ai fait basculer d’un coup de pied le seau et la serviette par-dessus le bord du ring et j’ai pris mes jambes à mon cou.

Terry Anne et Nick m’ont rattrapé en voiture, sept rues plus loin. Nick était toujours en short, le visage tuméfié, le corps puant.

— On leur a tous baisé la gueule ! a-t-il triomphé lorsque je suis monté. C’était magnifique ! On va devenir des légendes ! Qui a besoin des Gloves ?

Mais je voyais Terry Anne qui jetait des regards inquiets dans son rétroviseur, et je savais que tout n’était pas terminé.

***

Ce soir-là, au parc, tandis que les enfants jouaient au base-ball sous les projecteurs et que carillonnait la camionnette du marchand de glaces, je suis allé à la cabine téléphonique et j’ai appelé le restaurant italien tenu par la famille de Mary Jo. J’ai parlé en serrant un crayon entre mes dents.

— Vous êtes le père de Mary Jo Scarlotti ?

— Je suis son oncle. Qui est à l’appareil ?

— Un homme du nom de Frank Wallace importune les enfants au parc. Il donne à Mary Jo des leçons de natation dans sa résidence. Ouvrez les yeux, faites quelque chose.

Et j’ai raccroché, le cœur battant.

Un an plus tard, les communistes franchiraient le trente-huitième parallèle en Corée et le sénateur Joseph McCarthy et ses amis nous apprendraient à avoir peur les uns des autres. Terry Anne épouserait un acteur de westerns de série B et ouvrirait un ranch-hôtel à la sortie de Reno, dans le Nevada. Et l’année d’après, le corps de Frank Wallace serait retrouvé dans une bétonnière près de la route de Galveston.

Peut-être est-ce mon coup de téléphone qui a causé ce qui lui est arrivé. Peut-être pas. Moi, je m’en fichais. Frank était mort et c’est Mary Jo Scarlotti qui a prononcé le discours d’adieu de notre promotion au lycée. Le parc est toujours là, peu différent de ce qu’il était il y a cinquante-cinq ans. L’autre jour, je suis passé en voiture devant le terrain de base-ball. Des gamins étaient rassemblés autour de la camionnette d’un marchand de glaces. Ils léchaient leurs cônes et leurs esquimaux, convaincus que le monde est un endroit formidable, rempli d’arcs-en-ciel et de jardins fleuris, et à l’intérieur duquel un satyre n’est là que pour les faire rire.

(Titre original : The Molester, 2005.)