Le soir où Johnny Ace est mort

Big Mama Thornton et lui faisaient une pause en coulisse quand c’est arrivé. Ça grouillait de Mexicains et de Noirs sur la piste de danse, un brouillard épais de cigarette et de marijuana au-dessus de leurs têtes dans la lumière des projecteurs. Les Blancs étaient perchés au balcon, pour la plupart des rouleurs de mécaniques en jean fuseau et bottes pointues, et des petites nanas qui, lorsqu’elles dansaient, savaient se trémousser de façon suggestive et vous mettre l’asperge en pilotage automatique tout en ayant l’air de s’ennuyer. Et là, on a entendu le coup de feu, rien qu’un, pan ! comme un petit pétard. La porte de la loge de Johnny était entrouverte et je jure que j’ai vu du sang gicler sur les murs, juste avant que tout le monde se mette à courir dans tous les sens.

Il paraît que, à ce moment-là, il faisait le mariole avec un revolver ; il faisait tourner le barillet, et actionnait la détente de l’arme censée être vide. Mais, à l’époque, dans le milieu du rhythm’n’blues et du rock’n’roll, il se passait des choses pas toujours très claires, si vous voyez ce que je veux dire. Les musiciens, noirs ou blancs, sortaient presque tous des champs de coton, des fidèles, pour beaucoup, de l’Église pentecôtiste des Assemblées de Dieu. Ce qui n’était le cas ni des promoteurs ni des responsables des maisons de disques. Et devinez quels noms on retrouvait sur la pochette, peu importe qui avait composé la chanson ?

Quoi qu’on en pense, le soir de Noël, en 1954, Johnny Ace a rejoint le chœur des anges, et Eddy Ray Holland et moi on a raté l’occasion de devenir le premier groupe de rockabilly à percer dans le monde du rhythm’n’blues. Johnny avait promis de nous laisser l’accompagner sur Pledging My Love ce soir-là. À l’époque, Houston n’était pas vraiment à la pointe du mouvement des droits civiques. C’était un coup à se faire lyncher, mais le jeu en valait la chandelle. Réécoutez Pledging My Love un de ces jours et osez me dire que vous ne seriez pas prêt à larguer votre baraque de banlieue et à pousser votre patron du haut d’un toit pour retrouver vos dix-sept ans et traîner à nouveau au drive-in.

1954, c’est aussi l’année où on a fait la connaissance du gars du Mississippi qu’Eddy Ray appelait le Gominé, à cause de sa banane comme arrosée d’huile 3-en-l. Quand il montait sur scène au Louisiana Hayride, les gamines devenaient dingues, elles poussaient des hurlements, lui jetaient leurs petites culottes, montaient sur le toit de sa Cadillac pour entrer par la fenêtre de sa chambre d’hôtel, se crêpaient le chignon pour en ressortir avec une de ses chaussettes. Je le plaignais. Quand elles en avaient terminé avec lui, on aurait dit un homme-canon à l’atterrissage.

— À mon avis, c’est un handicapé moteur, a déclaré Eddy Ray. Il fait pas semblant.

— Johnny Ray porte un sonotone sur scène, j’ai rétorqué. Le jour où la mère de Fats Domino a accouché, elle a dû croire qu’elle avait donné naissance à une boule de bowling. Jerry Lee Lewis a l’air de s’être fait coincer la tête dans une porte. Le Gominé, il a joué sur Beale Street avec Furry Lewis et Ike Turner. Un peu de respect, quand même.

— Ta gueule, R. B.

Je n’ai pas relevé. Je savais qu’Eddy Ray n’en voulait à personne, il n’était pas jaloux. Ça n’allait pas fort pour notre groupe, c’est tout. On n’était pas les seuls à se produire dans les bars, et les autres aussi, pour la plupart, ils avaient du talent. Ce n’était pourtant pas le fric qui nous motivait. En moyenne, on ne gagnait en tout et pour tout pas plus de cinquante dollars par soirée. Tous les membres du groupe dormaient généralement dans une ou deux voitures avec la batterie dans le coffre et le reste des instruments attachés sur le toit. On se nourrissait de saucisses de Francfort et de crackers salés, on buvait du Royal Crown Cola, et on se lavait dans les toilettes des stations-service.

Le gros atout de notre groupe, c’était Eddy Ray. Il jouait du boogie-woogie et du blues au piano, et chantait des ballades en s’accompagnant à la guitare acoustique, une Martin. Son interprétation de The Wild Side of Life tirait des larmes aux ouvriers des puits de pétrole.

Et il plaisait aux filles. Il avait une silhouette qui rappelait celles des statues de héros grecs : le torse plat, les abdominaux comme des rouleaux de pièces de monnaie, une peau douce jamais tatouée. Peu de gens savaient qu’Eddy Ray entendait encore sonner le clairon dans les montagnes au sud du Yalu. Moi aussi, je m’étais retrouvé embringué dans la bataille de Chosin, mais Eddy Ray, lui, il s’était fait choper par les Jaunes, et il avait passé deux ans en camp de prisonniers dans un endroit appelé « La Vallée sans nom ». Il a toujours soutenu que quatre cents de nos hommes avaient été déportés en Chine communiste, où ils avaient servi de cobayes pour des expériences médicales. Je savais quand il pensait à ça parce que la peau près de son œil gauche se contractait comme s’il s’attendait à ce qu’un bourdon l’attaque à cet endroit-là.

Alors, pourquoi un type plein de ressources comme Eddy Ray se sentait-il menacé par un gamin de Tupelo, dans le Mississippi ?

Vous savez, les petites nanas dont je vous ai parlé, celles qui savaient semer la panique dans votre caleçon comme si votre engin était déconnecté de votre cerveau ? Celle dont il est question, on la surnommait Gin Fizz Kitty de Texas City. Cheveux blond doré, rouge à lèvres cerise, et des yeux bleus qu’elle pouvait plonger dans les vôtres comme si vous étiez le seul garçon au monde. La première fois qu’on l’a vue, avec Eddy Ray, six mois avant notre rendez-vous manqué avec la gloire aux côtés de Johnny Ace, elle chantait dans un routier de Vinton, en Louisiane. Le Buster’s, ça s’appelait. Dehors, il commençait à faire plus frais ; à travers les stores, on apercevait un lac et, derrière, un massif de chênes verts transpercé par un soleil rouge. Installés au comptoir, on buvait de la Jax en bouteille et on mangeait des burgers au crabe, le visage rafraîchi par un gros ventilateur de fenêtre, mais Eddy Ray n’arrivait pas à se concentrer sur cette belle soirée ; la bouffe, la bière, il s’en foutait. Tout ce qui l’intéressait, c’était la fille au micro et la façon dont sa chemise de cow-boy gonflait, se froissait, chatoyait dans l’air soufflé par le ventilateur de la scène, ses yeux fermés quand elle ouvrait la bouche pour chanter, comme en prière.

— Quelle voix ! il s’est extasié. Je vais lui proposer de se joindre à nous.

— Il me semble que je l’ai déjà vue, Eddy Ray.

— Où ça ?

Je me suis tourné vers lui et, en voyant l’expression de son regard, sa sincérité, je me suis déballonné.

— Au supermarché de Beaumont.

— Merci, R. B. C’est une information précieuse.

Il l’a invitée à boire une bière avec nous pendant sa pause. Elle ne buvait pas de bière, nous a-t-elle expliqué. Elle buvait du gin-fizz. Et elle en a avalé plus en un quart d’heure que je n’ai jamais vu personne le faire de toute ma vie. Je me suis dit que ça allait nous coûter les yeux de la tête et qu’on allait se retrouver sur la paille jusqu’à la fin du mois prochain, mais elle a tout pris sur sa note, et j’en ai déduit qu’elle devait avoir des liens privilégiés avec le patron. Quand Eddy Ray est allé pisser, elle m’a souri gentiment et m’a demandé :

— Tu as une raison pour me dévisager comme ça, R. B. ? On s’est déjà vus quelque part ?

— Non, m’dame, je crois pas, j’ai répondu, aussi impassible qu’un mur de brique.

— Si tu te faisais couper les cheveux, que tu rentrais ta chemise et que tu remontais un peu ton pantalon, tu serais carrément beau garçon. Mais ne dévisage pas les gens. C’est impoli.

— Je le ferai plus, promis.

Je me suis demandé où ça allait nous mener, tout ça.

Je n’ai pas tardé à le savoir. Kitty Lamar Rochon avait une voix à convertir le diable au baptisme. Quand Eddy Ray et elle se sont mis à chanter ensemble, les gens ont arrêté de danser et ils se sont rassemblés autour de l’estrade comme si des anges étaient descendus parmi eux. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’Eddy Ray en vienne à éprouver une forte attirance pour Gin Fizz Kitty de Texas City. Non. Là, je suis très au-dessous de la réalité. C’était plutôt comme s’il s’était pris un train en pleine poire. Allez expliquer à votre meilleur ami qu’il s’est fait embobiner par la salope du coin. Non, « la salope du coin », par contre, c’est un peu exagéré.

Une chaîne de maisons closes jalonnait la côte du Texas et de la Louisiane, toutes tenues par deux familles du crime organisé italien, qui dirigeaient leurs affaires depuis Galveston et La Nouvelle-Orléans. Comment une fille aussi mignonne que Kitty Lamar avait-elle fini dans un bordel ? Croyez-le ou non, les filles de ces établissements étaient presque toutes jolies, il y en avait même de très belles. C’était l’époque qui voulait ça. Les pauvres n’avaient pas toujours les solutions qu’ils ont aujourd’hui. Ne me demandez pas comment je le sais.

Bref, je n’ai pas craché le morceau à Eddy Ray. Mais ça m’a travaillé, je peux vous le dire. Par exemple, une semaine après que Johnny Ace s’est fait exploser la cervelle (ou se l’est fait faire exploser par quelqu’un d’autre), on filait dans la caisse d’Eddy Ray, une Hudson de 49, à destination d’un nouvel endroit où on devait jouer, dans l’Arkansas ; un bled si minuscule qu’il aurait pu tenir entre deux panneaux de pub pour la crème à raser Burma Shave. Allongée sur la banquette arrière, Kitty Lamar aérait ses pieds nus à la fenêtre, les ongles peints en rouge. Elle faisait des bulles avec son chewing-gum et lisait un livre sur – je vous le donne en mille – l’existentialisme français, qu’elle nous commentait en tournant les pages. Et là, tout à coup, elle a baissé son bouquin et elle s’en est prise à moi :

— Faudrait voir à arrêter de me lorgner de ce drôle d’air, R. B.

–. Mille excuses !

— Qu’est-ce que vous avez, tous les deux ? a grommelé Eddy Ray, une main sur le volant, un paquet de Lucky Strike enroulé dans la manche de son tee-shirt.

La veille, au motel, j’avais entendu Kitty Lamar causer au téléphone avec le Gominé. Il était clair qu’ils se connaissaient tous les deux depuis un bail, bibliquement, je veux dire. Eddy Ray avait manifestement décidé de tirer un trait sur le passé, mais elle continuait de se comporter d’une manière que, personnellement, je trouvais vraiment très louche. Autre exemple : elle adorait les poboys, ces sandwichs qu’on sert en Louisiane, en particulier ceux aux huîtres et au poisson-chat grillés. Et là, alors qu’on allait jouer du côté de Memphis, elle refusait de toucher au moindre plat de poisson, de crevettes ou d’huîtres, comme si c’était du purin. En quoi c’est révélateur ? Le Gominé était célèbre pour interdire à sa nana du moment toute nourriture ayant une odeur de poisson. C’est pas tordu, ça ?

— Si on s’arrêtait dans ce petit restau de fruits de mer, là-bas, histoire de s’enfiler un ou deux sandwichs au poisson-chat grillé ? j’ai proposé. Je sais que Kitty Lamar ne serait pas contre.

Elle m’a jeté un regard qui aurait décollé la peinture d’un cuirassé.

— Vous faites comme vous voulez, elle a répondu, le nez à nouveau plongé dans son bouquin. Moi, je ne mange pas de fruits de mer si loin de la côte.

— Pourquoi ça, Kitty Lamar ? j’ai demandé en me retournant sur mon siège, l’air très intéressé.

— Parce que c’est comme ça qu’on chope une intoxication alimentaire. La plupart des gens qui ont dépassé l’école élémentaire le savent. Tu as déjà demandé une carte de bibliothèque, R. B. ? Quand on sera rentrés à Houston, je te montrerai comment remplir le formulaire.

— Y a que moi qui suis sain d’esprit dans cette bagnole ? a conclu Eddy Ray.

Le samedi soir, on a joué dans un dancing délabré du delta de l’Arkansas, juste en face de Memphis, de l’autre côté du Mississippi. La neige tombait en rafales et, tout ornée de guirlandes de Noël, la façade du bâtiment avait l’air d’un joyau multicolore au milieu de l’obscurité. Les tables, le comptoir et la piste de danse étaient pris d’assaut par des gens pour qui les concerts de musique country de Shreveport, de Nashville ou de Wheeling, en Virginie de l’Ouest, incarnaient un monde de magie, de célébrité et de richesse à peine concevable. Il n’en était sans doute pas un dans notre groupe qui n’ait passé son enfance à tailler les plants de coton et à s’arracher les tiques dans les réservoirs d’eau des éoliennes de pompage ; mais sur scène, ici, dans le delta, comme dans des tas d’autres trous paumés du même genre, on était comme saupoudrés de poussière d’étoile, on frisait l’immortalité.

Vous savez quel est le secret pour devenir une star du rockabilly ou de la country ? Il ne suffit pas de porter des fringues à paillettes et des bottes pointues, cirées jusqu’à ce qu’on s’y reflète comme dans un miroir. Il faut jouer avec ses tripes, que ce soit aussi bouleversant que le corps de Jésus sur la Croix. Quand les gens se rendent dans une église des Assemblées de Dieu et qu’ils lèvent les yeux vers cette Croix, la souffrance qu’ils y voient n’est pas celle de Jésus, c’est celle de leur propre vie. Je parle des sécheresses, des tempêtes de sable, des coups de grisou, de la maladie des poumons noirs, ou de récolter le coton ou le maïs jusqu’à ce qu’on ait le bout des doigts en sang. À l’école où je suis allé, certains gamins portaient des vêtements confectionnés avec la toile des sacs de grain pour le bétail. Eddy Ray était l’un d’eux. Ce que j’essaie d’expliquer, c’est qu’on vient d’un milieu où la misère est considérée comme une évidence. Que quelqu’un qui a un peu de succès vous traite avec respect, et vous êtes aux anges.

On avait tous le moral à zéro depuis la mort de Johnny, moi en particulier, sans que je sache trop pourquoi. C’était comme si notre innocence était morte avec lui. Rien que d’y penser, ça me rendait malade. Quand je me tournais vers Gin Fizz Kitty de Texas City et que j’entendais son accent de péquenaude du Sud, cette voix qui grinçait comme un bout de fil de fer à travers un petit trou dans une boîte de conserve, j’avais envie de me coucher en travers d’une voie rapide et d’attendre qu’un camion à bestiaux me passe dessus. Un groupe de nordistes du nom de Bill Haley et les Cornets passaient pour les pionniers du rock’n’roll, et nous, on jouait dans des villes où les familles en mal de distraction prenaient la voiture pour aller voir la nouvelle affiche Coca-Cola sur l’autoroute. Et Johnny était mort, peut-être pas accidentellement, et ses amis avaient continué leur petit bonhomme de chemin comme si de rien n’était.

Mais ce soir-là, dans le delta de l’Arkansas, avec les danseurs qui faisaient trembler toute la baraque, c’était comme si on était jeunes à nouveau, épargnés par la mort, la vie était belle, et l’avenir nous réservait à tous des choses formidables. On a joué non-stop pendant deux heures. Quand Eddy Ray s’est déchaîné au piano sur Swanee River Boogie d’Albert Ammons, la salle est devenue dingue. Alors on est passé en mi majeur et on a envoyé la grosse artillerie, Lovesick Blues de Hank Williams et Tennessee Saturday Night de Red Foley, Eddy Ray se partageant le chant avec Kitty Lamar. Je dois reconnaître que les voix de ces deux-là auraient pu lancer une nouvelle religion.

Il a cessé de neiger et une grosse lune rousse s’est levée au-dessus des collines, juste au moment où Devinez-qui est entré. Absolument. Le Gominé lui-même, en compagnie de Carl Perkins et de Jerry Lee, tous les trois sur leur trente et un, blousons sport, pompes bicolores et chemises imprimées à col ouvert flambant neuves, le pli du pantalon net comme une lame de rasoir. Ils se sont assis à une table du premier rang et ils ont commandé des bières en bouteille et des frites à la graisse de poulet. En moins de deux, la moitié des femmes présentes se tortillaient et se retournaient sur leur chaise comme si elles venaient d’avaler un laxatif pour chevaux.

— Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? s’est étonné Eddy Ray.

À ton avis, ai-je pensé. Mais je me suis contenté de répondre :

— Il devait passer par là avec Jerry Lee et Carl. Chouette soirée, non ?

À ce moment-là, Kitty Lamar est revenue des toilettes et, ses yeux bleus remplis d’innocence à l’état pur, comme si elle ne se doutait pas que le Gominé allait venir, elle a dit :

— Regardez, tous les gars de Sun Records sont là. Tu les présentes au public, Eddy Ray ?

Eddy Ray s’est tourné vers la fenêtre et a contemplé la lune. Les collines étincelaient sous la neige ; le ciel, noir, grouillait d’étoiles.

— Je sais pas trop, il a répondu. C’est peut-être toi qui devrais les présenter, Kitty Lamar. Vous pourriez improviser un duo. Ou même un truc à trois ou à quatre.

— Et que je t’en colle une, ça te plairait ? elle a rétorqué en mâchant son chewing-gum, les yeux exorbités.

Eddy Ray a décroché le micro, envoyant un méchant coup de larsen dans les haut-parleurs, comme un crissement d’ongles sur un tableau d’ardoise. Des taches irrégulières empourpraient ses joues, on aurait dit des flammes. Je ne lui avais jamais vu un regard aussi sombre. Il a demandé à Carl, à Jerry Lee et au Gominé de se lever, puis il s’est tu, comme s’il cherchait ses mots. Dans la salle régnait un silence d’église. J’ai senti des gouttes de sueur me picoter le front, car je savais quelle souffrance tourmentait Eddy Ray, je connaissais les souvenirs de guerre qui hantaient ses rêves, j’avais toujours eu le sentiment qu’il avait perdu une partie de lui-même dans ce camp de prisonniers au sud du Yalu. Pour moi, Eddy Ray avait une plaie ouverte au cœur, et s’il se sentait trahi par ceux qu’il aimait, il pouvait devenir dangereux, peut-être pas envers les autres, mais envers Eddy Ray, ça, c’était sûr. Ses liens avec Johnny Ace n’étaient pas le fruit du hasard.

Les projecteurs qui éclairaient la scène étaient recouverts de cellophane orange et jaune, mais leur lumière brûlante imprimait des ronds rouges dans mes yeux. Jerry Lee et Cari commençaient à avoir l’air mal à l’aise, ainsi, d’ailleurs, que toute la salle, qui semblait redouter le pire.

— Dis quelque chose ! a chuchoté Kitty Lamar.

Mais Eddy Ray a continué de regarder fixement le Gominé, comme s’il voyait là son passé, lui-même ou toute notre génération avant notre départ pour le front.

Le Gominé a jeté un regard de côté, s’est gratté sous l’œil, puis il a fait mine de se rasseoir.

— Ces gars-là ne sont pas seulement des musiciens hors pair, a commencé alors Eddy Ray. Vous avez là trois des personnes les plus formidables que j’aie jamais connues.

C’est un honneur de les avoir ici ce soir. C’est un honneur d’être leur ami. Ils me rendent fier d’être américain.

J’ai cru que les cris et les coups de poing sur les tables allaient faire exploser les vitres.

Le reste de la soirée aurait dû être formidable. Eh bien, non. Pas pour moi, en tout cas. Des gens, j’en ai connu de toutes sortes dans mon existence : balances, maquereaux, dealers, animateurs radio véreux, promoteurs qui se taillent à Vegas avec la caisse et, mes préférés, les prêtres tirés à quatre épingles qui prêchent la bonne parole le dimanche et le mercredi soir, et qui, le reste de la semaine, se tapent les petites jeunes de leur congrégation. Mais je n’ai jamais vu personne porter aux nues un ami qui lui avait planté un couteau dans le dos. Outre vous ôter toute foi en votre prochain, quelqu’un qui est capable d’une chose pareille vous donne du dégoût pour vous-même.

On a fait une pause vers onze heure et demie, en prévision d’une dernière série de morceaux avant de plier pour la nuit, et je me suis demandé où était passé le Gominé. Je l’avais perdu de vue depuis environ une heure. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre du fond, en direction d’un kiosque perché sur une petite butte au-dessus d’une aire de pique-nique. Je n’en ai pas cru mes yeux.

Éclairés à contre-jour par la lune, le Gominé et Kitty Lamar étaient debout, face à face, le Gominé penché vers elle de telle façon que leurs fronts se touchaient presque, les nichons de Kitty Lamar dressés sous sa chemise de cow-boy comme deux petits chiots truffe en l’air. J’avais envie de vomir. Non, pas de vomir. J’avais envie d’étriper le Gominé et de conduire personnellement Kitty Lamar à la gare routière pour la jeter, elle et ses chiots, dans le premier car pour Dallas et tout ce qu’il y a au sud.

Mais ce n’était rien à côté de la tâche qui, je le savais, m’attendait. J’avais tenu ma langue depuis notre rencontre avec Kitty Lamar au routier de Vinton. C’était moi, à présent, qui allais devoir enfoncer le clou dans le cœur d’Eddy Ray. C’était du moins ce que je me disais.

J’ai attendu qu’on soit seuls, au petit déjeuner, le lendemain, dans un restaurant avec de grandes fenêtres qui donnaient sur le Mississippi. Eddy Ray était en train de s’enfiler une énorme assiette, œufs au plat, gruau de maïs, toasts et confiture, et il tapait au cul de la bouteille de ketchup, l’air heureux et détendu.

— J’ai un truc à te dire.

— C’est pas la peine. Mange.

— Tu sais même pas de quoi je veux te parler.

— T’es inquiet à propos du Gominé. J’ai causé avec lui hier soir. Kitty Lamar et lui, ils sont amis, c’est tout.

— Ah ouais ?

— T’es sourd ou quoi ?

Par la fenêtre, on voyait un remorqueur aux prises avec une longue barge sur laquelle s’élevaient de gros tas d’argile. Emportée par le courant, la barge frottait contre les piliers du pont, déséquilibrée vers tribord. Des blocs de pâte grise glissaient à travers le bastingage, disparaissant sous l’eau aussi rapidement que du béton.

— Y a près de cinq ans, j’ai vu Kitty Lamar dans un bordel de Port Arthur.

Eddy Ray a observé la barge sur le fleuve en mâchant sa nourriture, les cheveux coupés de frais, la nuque bien dégagée.

— Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

— Moi aussi, j’ai mes défauts. Mais au moins, j’essaie pas de me faire passer pour ce que je suis pas.

— Elle m’a déjà parlé de tout ça. Alors arrête de te torturer l’esprit et de te faire des nœuds à l’estomac à propos des affaires des autres. Je te jure, R. B., c’est à se demander si t’as pas des actions dans une compagnie d’aspirine.

— Je l’ai entendue au téléphone avec lui, Eddy Ray. Ils te mènent en bateau. Et puis je les ai vus sous le kiosque hier soir. On aurait dit deux siamois attachés par le front.

Cette fois, il n’a pu esquiver le coup et j’ai vu ses yeux s’éteindre. Il a coupé un petit bout de jambon et l’a mis dans sa bouche.

— Ça change un peu la face des choses, il a dit. Je me suis senti terriblement coupable.

***

Pouvait-on tomber plus bas ? À notre retour au motel, la réceptionniste a informé Eddy Ray qu’il devait rappeler l’opératrice de l’interurbain.

— Personne n’a répondu dans ma chambre ? il a demandé.

— Non, monsieur, a répondu la réceptionniste.

Kitty Lamar aurait dû nous retrouver pour le petit-déj’, mais elle n’était pas venue. Manifestement, elle n’avait pas traîné au lit non plus. Eddy Ray a rappelé l’opératrice et elle l’a mis en relation avec notre agent à Houston, qui, sans doute par conviction chrétienne, avait calqué sa vie sur celle de Ponce Pilate.

L’agence nous avait fait engager pour une demi-douzaine de concerts dans le Tennessee, le Mississippi et la Louisiane, mais, à compter de ce matin-là, toutes nos dates étaient annulées.

— Qu’est-ce qui se passe, Léon ?

Debout près du lit, Eddy Ray tirait sur une Lucky en écoutant les explications de son interlocuteur, le dos courbé comme un point d’interrogation.

— Une enquête ? Pour savoir quoi ? Écoute, Léon, nous on a rien vu, on a rien fait, on sait rien. J’ai exactement trente-sept dollars quarante pour rentrer à Houston. On voit le jour à travers mes pneus. Tu entends ce que je te…

Il n’y avait plus personne au bout du fil. Eddy Ray a éloigné le combiné de son oreille et l’a regardé fixement, puis, le reposant sur son support, il a demandé :

— Il faut être chauve pour être représentant en produits d’entretien ?

— Léon nous a largués pour un autre groupe ?

— Il dit que des flics de Houston veulent nous interroger sur la mort de Johnny.

— Pourquoi nous ?

— Ils veulent savoir si on aurait pas vu un type en particulier dans la loge de Johnny.

Eddy Ray a alors prononcé le nom d’un manager tristement célèbre dans le milieu de la musique, un type maqué avec la Mafia, qui travaillait à la fois avec les Blancs et avec les Noirs et qui foutait aux deux une trouille pas possible.

J’ai senti ma bouche se dessécher et mon estomac se nouer ; le même genre de sensation que je ressentais quand j’entendais claquer les premiers tirs des armes portatives en Corée, comme l’explosion d’un chapelet de pétards.

— Allons en Californie. Tu sais ce qu’on dit : « Personne ne meurt à Santa Barbara. » C’est loin, Needles(2), de Santa Barbara ?

Mais ce n’était pas drôle. On était grillés, il le savait aussi bien que moi.

***

La musique était un milieu très corrompu à cette époque. Les animateurs des émissions musicales à la radio prenaient des pots-de-vin, et ceux qui arrivaient au sommet, soit roulaient pour la Mafia, soit signaient des contrats qui leur laissaient des clopinettes. Comme ce Noir de Jennings, en Louisiane, dont le disque de rhythm’n’blues s’était vendu à un million d’exemplaires et qui n’avait touché que vingt-cinq dollars. Même le Gominé reversait à son manager cinquante et un pour cent de ses gains.

Quand on se mettait à dos les mauvaises personnes, on n’avait plus qu’à jouer de la guitare dans la rue ou à se crever les yeux pour rejoindre les Five Blind Boys. Dans notre cas, la mauvaise personne était Cool Daddy Hopkins, un mulâtre de près de deux mètres, toujours en costume trois pièces et feutre jaune, qui grattait les allumettes sur l’ongle de son pouce pour allumer ses Picayune. Non seulement il se baladait armé d’un Derringer nickelé à crosse de nacre mais, avec, il avait tué un Blanc dans le Mississippi, et il n’avait été ni lynché ni même poursuivi en justice.

Les gens du Nord ont toujours cru que le Sud faisait régner la ségrégation. Faux. L’argent c’était l’argent, le cul c’était le cul, la musique c’était la musique, et la couleur n’avait rien à voir dans l’histoire. Certains ont avancé que Johnny Ace avait peut-être chié une fois de trop dans les bottes de Cool Daddy. Toujours est-il qu’à notre retour de l’Arkansas, la police de Houston nous a interrogés sur Johnny et ses relations avec Cool Daddy. Nos noms se sont retrouvés en première page de deux journaux de la ville. Dans le monde du rhythm’n’blues et du rockabilly, on a été universellement proclamés source d’emmerdes.

Kitty Lamar et Eddy Ray s’étaient quittés, tous les deux à contrecœur, ça se voyait. J’aurais voulu pouvoir accuser le Gominé de leur séparation, mais c’était moi qui avais dit à Eddy Ray que Kitty Lamar lui faisait sans doute des infidélités, et ça, je ne pouvais pas l’oublier.

Voilà comment j’avais remercié celui qui m’avait porté sur trois cents mètres à travers les sillons d’une rizière, tandis que les sulfateuses chinoises projetaient de la neige sur les lacets de ses bottes.

On a joué lors d’une fête à Conroe et dans un dancing de Bandera, mais on n’a pas gagné suffisamment pour payer l’essence, les hamburgers et la réparation du pneu qu’on a éclaté sur un bovistop. Les membres du groupe ont commencé à nous lâcher, un à un, pour rejoindre d’autres formations. Je ne pouvais pas leur en vouloir. On avait vraiment la poisse depuis la mort de Johnny. Du coup, avec Eddy Ray, on a fini par jeter l’éponge et on s’est fait embaucher comme ouvriers sur une plate-forme pétrolière au large de Galveston.

Il a écrit une chanson qu’il a appelée La Complainte du foreur. On l’a gravée pour quatre dollars sur un 45 tours, dans une cabine d’enregistrement de la vieille jetée de Galveston, là où sont rassemblées toutes ces attractions, avec Eddy Ray qui chante et moi qui l’accompagne à l’harmonica et à la Dobro. Ça faisait comme ça :

Dix jours dboulot, cinq de repos,

Cest plus du sang, cest du pétrole brut qui coule sous ma peau ;

Donnez jamais votcœur à une gin fizz kitty

Une ptite chatte des bas-fonds de Texas City,

Ou alors préparez-vous à broyer du noir

Et à chanter pour un bout de temps le blues du manard.

Il était question d’amour perdu, de trahison, de déesses des bordels et de grands voyages sur des autoroutes paumées menant à la prison au désespoir et à la mort. Même à moi, certains passages me faisaient froid dans le dos. Le soleil se couchait quand on a enregistré cette chanson, et le ciel était vert, les vagues déferlaient à travers les piliers de la jetée, l’air sentait le sel, les beignets de crevette, et la pluie dont les gouttes dessinaient des ronds sur l’eau. De nombreux chanteurs country feignent leur tristesse dans leurs chansons, mais quand Eddy Ray chantait celle-là, il était sincère et il me fendait le cœur.

— Qu’est-ce que t’es encore en train de ruminer ? il m’a demandé.

— Je t’ai cassé ton coup avec Kitty Lamar.

Il a fait tournoyer notre enregistrement à quatre dollars sur son index, le visage beau et serein dans le vent qui soufflait depuis le golfe.

— Kitty Lamar en pinçait pour un autre, il a dit. Elle y est pour rien. C’est comme ça, l’amour. C’est lui qui te choisit, pas l’inverse.

Le soleil était de ce rouge terne du fer quand il sort de la forge. La jetée craquait sous la force de la marée montante, et les planches exhalaient l’odeur âcre et saumâtre du sang de poisson, séché. J’ai observé le soleil qui se couchait à l’horizon et les nuages d’orage qui se rassemblaient au sud, et j’ai eu le sentiment, sans pouvoir l’expliquer, que l’époque dans laquelle on vivait, et qu’on avait toujours considérée comme une évidence, touchait à sa fin.

— R. B., toi et moi on a botté le cul de l’armée chinoise. Faut le temps qu’elle s’en rende compte, c’est tout. Y a pire que de bosser sur une plate-forme pétrolière. Moi, ça me va très bien, je t’assure.

***

Je vous ai dit qu’on avait la poisse ? Le lendemain matin, alors que notre dispositif de forage n’était équipé d’aucun obturateur de sécurité, notre trépan a crevé un gros gisement à une profondeur où personne ne s’attendait à trouver du pétrole. Sous des centaines de kilos de pression, le train de tiges a été éjecté du trou, secouant la superstructure avec un bruit hallucinant. Puis une étincelle a jailli d’une surface métallique, et un torrent de gaz et de pétrole en feu a envahi le derrick et a fait fondre toute la plate-forme. On aurait dit que les poutrelles étaient en réglisse.

À bord d’un canot de sauvetage, les cheveux roussis, les vêtements criblés de trous, Eddy et moi on a regardé le feu bouillonner sous l’eau.

— Cool Daddy Hopkins a toujours son bureau dans le Fifth Ward ? a lancé Eddy.

***

Le quartier noir de Houston était un monde à part. Même les flics qui y patrouillaient – on ne leur refilait que des voitures pourries, souvent toutes cabossées – étaient noirs. À presque tous les coins de rue, on trouvait des bars, des baraques de marchands de grillades et des stands de cireurs de chaussures. La musique était partout, elle sortait des radios, des juke-box, des églises, deux, trois vieux faisaient un bœuf sous un chêne. Rendez-vous compte : dans le quartier noir les magasins de disques n’existaient même pas. Pour acheter ses 78 et ses 45 tours, il fallait aller au salon de beauté ou chez le coiffeur. Les patrons de ces établissements accrochaient des haut-parleurs à leur devanture et passaient les derniers disques sortis, et, toute la journée, dans les rues, résonnaient les airs de Gatemouth Brown, de Lavern Baker et des Platters.

Installé dans l’arrière-boutique d’un coiffeur, Cool Daddy Hopkins était assis à son bureau avec, devant lui, un gros ventilateur, un hot-dog aux haricots rouges dégoulinant de fromage fondu et une bouteille de bière mexicaine. Il avait une peau dorée tachetée de grains de beauté, comme si une voiture l’avait éclaboussé en roulant dans une flaque de boue. Sa veste et son gilet étaient suspendus au dossier de son fauteuil, ainsi que son Derringer 8 mm, rangé dans un holster. Au niveau des dessous-de-bras, des auréoles de sueur s’étalaient sur sa chemise en soie argent.

Tout en continuant de manger et de siroter sa bière, sans jamais cligner des yeux, il a écouté Eddy Ray, puis a lancé :

— Alors comme ça, tu crois que c’est moi qui t’empêche de bosser ?

— J’accuse personne. Je veux juste que ça soit clair entre nous, Cool Daddy. Johnny était mon ami, mais je ne sais pas ce qui s’est passé dans cette loge. C’est ce qu’on a dit aux flics. Et maintenant on te le dit à toi. Y a aucune raison qu’on soit tricards dans tout le Sud.

— Désolé pour vous, les gars. Mais la vie est dure pour tout le monde, pas vrai ?

Cool Daddy a plongé la main à ses pieds dans une glacière remplie de glace pilée et il en a sorti une bière. Étranglant la bouteille entre le pouce et l’index, il a fait glisser et tomber sur le sol les morceaux de glace qui la recouvraient. Quelques verres étaient posés à bouchon sur une étagère au-dessus de sa tête, et j’ai cru qu’il allait nous proposer de partager sa bière, mais il a commencé à la boire au goulot sitôt après l’avoir décapsulée.

— Avec Johnny, on était tous les deux dans l’US Navy, au chargement des pièces, ça t’en bouche un coin, hein ? Tu sais qui chargeait juste à côté de moi ? Harry Belafonte. Ouais, mon pote.

Mais Eddy Ray n’écoutait pas.

— Notre agent dit qu’il veut pas d’emmerdes avec toi. Alors si c’est pas toi le problème, pourquoi il nous dit ça, Léon ?

Tout à coup, malgré le ventilateur, le soleil qui entrait par la fenêtre a semblé devenir plus chaud, plus agressif, l’air était étouffant et saturé de poussière, ça puait les lotions capillaires de la boutique d’à côté.

— Parce que Léon est comme beaucoup de ces petits Blancs du Sud, a répondu Cool Daddy. S’il a pas un Noir pour lui coller ses misères sur le dos, il est obligé de se regarder dans la glace et de s’en prendre à lui-même.

Eddy Ray s’est penché en avant sur son siège et, plantant une Lucky Strike entre ses lèvres, il a fouillé les poches de son jean à la recherche d’une allumette. Il avait les cheveux longs, mouillés et coiffés en arrière, bouclés sur la nuque.

— Retrouve-nous un endroit où jouer.

— T’es pas monté dans le train quand il est passé, mec. Je le regrette pour toi, mais c’est comme ça.

Eddy Ray a fini par trouver une pochette d’allumettes, mais, perturbé, il l’a rangée. Il a retiré la Lucky Strike de sa bouche et s’est frotté le nez du revers du poignet.

— Je vais te le demander autrement : si t’es pas foutu de nous filer un coup de main, vire au moins ton cul de notre bac à sable.

— Tu piges toujours pas, hein ? a répondu Cool Daddy, un petit sourire au coin des lèvres.

— Quoi ?

— C’est pas moi qui tire les ficelles dans ton affaire. À ton avis, qui t’a grillé, mon grand ? Qui a ce pouvoir-là ?

Eddy Ray a cligné des yeux, mais pas suffisamment vite pour cacher la petite lueur de compréhension qui a éclairé son regard.

— Eh ouais, a repris Daddy Cool. Il paraît que ta copine dit du mal de toi à certaines personnes de chez Sun Records. Il paraît qu’ils t’aiment pas, mon gars, en particulier un jeune type qui vient du Mississippi.

Il s’est massé les tempes, comme s’il faisait des efforts pour ne pas froisser les petits Blancs idiots qu’on était.

— Je vais être franc avec toi, mon grand. Je me suis demandé si elle lâchait pas des infos sur moi aux flics, alors j’ai engagé un détective pour éplucher ses relevés téléphoniques.

Il a alors balancé le nom d’un homme important que, d’après lui, Kitty Lamar avait appelé régulièrement chez Sun Records.

— Je sais pas ce que tu lui as fait, mais apparemment elle t’a pas loupé.

Dans la pièce, on n’a plus entendu que le ronflement du ventilateur électrique. Les yeux d’Eddy Ray étaient comme deux flaques de vase noire.

***

— Il a menti, ai-je affirmé, quand on s’est retrouvés dehors.

— C’est toi qui m’as dit que Kitty Lamar était un Judas. Faudrait savoir, R. B.

— Moi, je me tire vers l’ouest.

On était en voiture, on roulait en direction de chez Eddy Ray, dans les Heights, dans le nord de Houston. Les chênes défilaient le long de larges boulevards où des maisons du dix-neuvième aux balcons immenses, toutes grises et bouffées par les termites, se tenaient tapies dans l’ombre, comme écrasées par la chaleur. Je n’en revenais pas des paroles que je venais de prononcer et de ce qu’elles impliquaient pour mon amitié avec Eddy Ray. Il a fini par allumer la cigarette qu’il tripotait depuis qu’on était arrivés dans le bureau de Cool Daddy.

— Je suis invité ? il a demandé.

— Personne ne peut rien pour toi, Eddy Ray. Tu penses que t’aurais pas dû sortir vivant de la guerre, et je te soupçonne de vouloir m’entraîner avec toi au fond du trou.

— Ça me fait de la peine, ce que tu me dis là.

Il a jeté l’allumette éteinte au milieu des voitures.

Je suis descendu de l’Hudson au feu rouge et je suis entré dans le premier bar que j’ai trouvé. La Lone Star et la Jax peuvent paraître un piètre remède contre les carrières brisées et les amitiés perdues, mais il me semblait qu’en en buvant beaucoup, j’en retirerais sans doute un peu de consolation. Et c’est exactement ce que j’ai fait, avec application, pendant les six mois qui ont suivi.

J’ai également passé quelque temps à la prison municipale de Houston après ma troisième arrestation pour état d’ivresse sur la voie publique. J’ai ramassé les pastèques dans la vallée du Rio Grande, puis je suis monté dans un train de marchandises qui allait vers l’ouest et j’ai coupé les laitues à El Centro. J’ai fait la manche avec ma Dobro dans les bars de la 5e Rue Est à Los Angeles, j’ai suivi les moissons jusqu’à Saskatoon, au Canada, et j’ai atterri sur Larimer Street à Denver. Là, j’ai rencontré Cisco Houston, qui m’a invité à jouer dans son émission de radio, juste avant d’être mis sur la touche pendant la chasse aux sorcières.

J’ai vu la face cachée du pays. Il est possible que je me sois marié avec une Indienne de cent cinquante kilos dans la réservé des Utes du Sud, mais je n’en suis pas certain car, le temps que je retrouve mes esprits après tous les boutons de peyotl que j’avais avalés, j’entrais dans le Nouveau-Mexique en dévalant à cent trente kilomètres-heure la passe de Raton à bord d’un wagon de marchandises sans locomotive, avec des ouvriers agricoles en situation irrégulière, tous terrifiés. Voilà comment j’en suis arrivé à un de ces moments dans la vie où on finit par se rendre compte qu’il n’y a pas de réponse aux grands mystères : pourquoi les innocents souffrent, pourquoi la maladie et la guerre existent, etc. J’ai également compris que ce qu’on appelle le destin est généralement déterminé par deux ou trois décisions ordinaires qui, en apparence, ne semblent pas avoir plus d’importance que de cracher son chewing-gum à travers la grille d’une bouche d’égout.

Le ciel était encore noir et parsemé d’étoiles quand je me suis extirpé du wagon à Raton, en bas de la côte. Puis le soleil est apparu au sommet des montagnes et tout le paysage a semblé se gorger de sang, tandis que les arroyos restaient plongés dans l’ombre et que les anciens volcans dressaient dans le ciel leurs mornes et pâles silhouettes. Les odeurs se mélangeaient, les pins parasols, la sauge mouillée, le feu de bois, les bêtes dans les prés, les ruisseaux où coulait la neige fraîchement fondue. Je sentais le pays tel qu’il était sans doute quand il n’était encore qu’un rêve dans l’esprit de Dieu.

J’ai trouvé un bar près des voies mais je n’y suis pas entré. Je suis allé jusqu’à une gargote aux murs de stuc lézardés, où un groupe d’ouvriers des chemins de fer prenaient leur petit déjeuner. J’avais un dollar et sept cents en poche, de quoi me payer un café et des galettes de porc aux œufs brouillés et aux pommes de terre sautées, en laissant dix cents de pourboire.

Tandis que je sirotais mon café, j’ai feuilleté un journal d’Albuquerque datant de trois jours. À l’intérieur, il y avait un article sur – toujours lui – le Gominé. Des articles sur sa carrière, j’en avais lus suffisamment pour occuper toute une vie, mais le troisième paragraphe recelait une information qui m’a fait l’effet d’un coup de poignard. Selon le journaliste, le Gominé avait quitté Sun Records au moins un an plus tôt, et il avait pris pour manager officiel un ancien bateleur de foire.

— Ça va, mon chou ? m’a demandé la serveuse, une grosse rousse avec des avant-bras comme des jambons, et un parfum qui devait sentir jusqu’à Flagstaff.

— Moi ? Très bien. Sauf que je suis sans doute le type le plus con qui ait jamais mis les pieds dans votre restau.

— Non, ça c’est mon ex-mari. Y a des douches pour les routiers au fond. C’est la maison qui offre.

Avec un clin d’œil, elle a ajouté :

— Prends ton temps, cow-boy.

La face cachée de l’Amérique n’avait pas que du mauvais.

Cinq jours plus tard, je suis descendu de la cabine d’un semi-remorque et j’ai marché quatre cents mètres à travers un quartier miteux ombragé, jusque chez Eddy Ray. Il avait rassemblé des feuilles noires et des écales moisies de noix de pécan en tas dans son jardin, sur le côté de la maison, et il les brûlait dans un fût à huile. Ses yeux pleuraient à cause de la fumée.

J’ai laissé tomber mon sac marin sur la véranda, je me suis assis sur la balancelle et j’ai attendu qu’il me dise bonjour.

— C’est moi, au cas où t’aurais pas remarqué le type assis environ trois mètres derrière toi.

— J’ai bien reçu ta carte de la prison du comté de Big Horn, il a dit en s’éventant pour éloigner la fumée de son visage.

Je ne me rappelais pas lui avoir écrit de prison, ce qui n’avait rien d’étonnant étant donné les quantités d’additifs chimiques organiques dont je m’étais farci le cerveau.

— Tu te souviens quand je t’ai dit que Cool Daddy Hopkins avait menti à propos de Kitty Lamar ?

— Ouais.

— Tu sais pourquoi tu voulais pas me croire ?

— Ça m’intéresse pas.

— Moi aussi, Cool Daddy m’a roulé. Je pensais que Kitty Lamar nous avait savonné la planche. Tu sais pourquoi ?

Il s’est appuyé sur le manche de son râteau en fermant les yeux, peut-être avec l’espoir que je serais parti quand il les rouvrirait.

— Parce que je l’ai prise en grippe dès la première fois qu’on l’a entendue chanter, j’ai dit, répondant à ma propre question. Parce que j’avais peur qu’elle vienne foutre la merde entre nous.

Ça m’a fait un peu bizarre de dire ça, et j’ai regardé ailleurs. Il a pris un gros tas de feuilles bien compact et l’a jeté dans les flammes. D’épais rouleaux de fumée jaune sont montés dans les branches au-dessus de nous.

— Alors, qu’est-ce que ça change ?

— Quand Cool Daddy nous a dit que Kitty Lamar nous cassait du sucre sur le dos chez Sun Records, le Gominé était déjà parti de la boîte. Kitty Lamar ne connaissait personne d’autre là-bas. Et puis, pourquoi les gens de la maison de disques auraient voulu nous nuire ? Ils bossent pas comme ça, chez Sun.

— Tes sûr de ce que tu dis ?

— Je l’ai lu dans le journal. J’ai même appelé les Archives de la bibliothèque pour vérifier. Depuis un an, le Gominé est managé par une espèce de bateleur de foire, un montreur de monstres, un mec comme ça.

Eddy Ray s’est assis sur les marches, me tournant le dos. Il avait un côté du visage et les bras zébrés par le soleil qui passait à travers les branches des arbres. Il s’est frotté la nuque, comme si un affreux souvenir lui rongeait le cerveau.

— Qu’est-ce qu’y a ?

— Le Gominé m’a appelé pour me demander de lui envoyer une démo. Il se proposait de la faire écouter pour nous aux gens d’un studio d’enregistrement. Il m’a dit qu’il avait toujours pensé que ma voix était aussi bonne que celle de Johnny Ace.

— Qu’est-ce que t’as fait ?

— Je l’ai traité d’hypocrite et de menteur, et je lui ai dit de perdre mon numéro.

Au moins, je n’étais pas le seul dans le groupe à souffrir de dysfonctionnements psychiques sérieux.

— Tas revu Kitty Lamar ? j’ai demandé.

— J’ai entendu dire qu’elle chantait dans un bar de Victoria.

J’ai donné une impulsion à la balancelle ; les chaînes craquaient, les talons usés de mes bottes de cow-boy frottaient contre les planches.

— Je le ferai pas, il a dit en regardant droit devant lui.

— Tu feras pas quoi ?

— Ce que tu crois. Elle peut m’appeler ou passer si elle veut, mais j’irai pas lui courir après. Tu vas arrêter de jouer avec cette balancelle ? Tu me files la migraine.

— Tu l’as toujours, ce 45 tours qu’on a enregistré sur la jetée à Galveston ?

— Pourquoi ?

— J’ai payé la moitié des quatre dollars qu’on nous a pris pour le graver. Je compte emporter ma moitié à Victoria et la faire écouter à Kitty Lamar. Ensuite, je l’enverrai au Gominé.

J’ai dit ça pour bien l’énerver, c’était parfois le seul moyen de le tirer de ses pensées. Il est entré dans la maison et en est ressorti avec le 45 tours, emballé dans du papier de soie, les bords scotchés. J’ai compris qu’Eddy Ray n’avait pas laissé tomber la musique.

— Kitty Lamar se met toujours du vernis sur les ongles des pieds ? j’ai demandé.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai toujours adoré ça.

Il m’a dévisagé comme s’il me voyait pour la première fois.

Et c’est ainsi que notre groupe s’est reformé et que La Complainte du foreur est entrée dans les charts et y est restée pendant quatre mois. Mais Eddy Ray Holland et Gin Fizz Kitty de Texas City ne se sont jamais remis ensemble. Ça, c’est parce qu’elle a épousé R. B. Benoit, magicien de la Dobro, alias moi-même, dans une petite église des Assemblées de Dieu de Del Rio, au Texas. Juste en face de la station de radio mexicaine d’où, la nuit, par temps clair, les émissions de la Carter Family et de Wolfman Jack propulsaient leurs ondes au-dessus des champs de blé et des montagnes, jusqu’à la frontière canadienne, comme un arc-en-ciel qui n’a pas d’autre endroit où aller.

(Titre original : The Night Johnny Ace Died, 2007.)