Une saison de regret
Albert Hollister aime le poids de l’arme, le froid de l’acier, la façon dont sa main s’ajuste à l’intérieur du levier de sous-garde. Bien que cette Winchester soit neuve, tout juste déballée du carton de chez Wal-Mart, il dépose un chapelet de gouttelettes d’huile 3-en-l sur tous les éléments mobiles, actionne le chien à plusieurs reprises et passe un chiffon propre sur le métal, le fût et la crosse. Le mode d’emploi l’invite, avant même la première utilisation, à lubrifier le canon à l’aide d’un écouvillon. Cette opération terminée, il glisse un bout de papier blanc à l’arrière de la culasse et colle son œil au bout du canon. La spirale de lumière huileuse qui se dirige vers lui à travers l’âme rayée de la carabine a quelque chose d’irréel.
Avec le pouce, il introduit une demi-douzaine de cartouches 30-30 dans le magasin tubulaire, puis les éjecte une à une sur le dessus-de-lit. Sa femme est descendue en ville, conduite par l’aide-soignante, pour son rendez-vous chez le médecin ; la maison est silencieuse. Les sapins et les pins ponderosas sur le flanc de la montagne sont remplis de vent, et de leurs cimes s’élève un nuage de poussière jaune, qui se rabat sur l’écurie et sur le pré. Albert ramasse les cartouches, les remet dans leur boîte, puis il range la carabine et les munitions dans son placard, les y enferme et va boire un verre de thé glacé sur la véranda.
Au-delà du cañon, il aperçoit la longue chaîne des Bitterroot Mountains, tandis que la lune est encore visible dans le bleu pâle du ciel, pareille à de la neige carbonique. Il termine son verre et se sent submergé par une terrible sensation de fatigue et d’impuissance. Si la sagesse vient avec l’âge, il désespère d’en faire lui-même l’expérience un jour. De l’autre côté de l’allée, dans le pré nord, une grosse bosse d’un brun rougeâtre se dresse au milieu des touffes d’herbe. Un couple de pies s’y pose et s’attelle à coups de bec à sa tâche sanguinaire. Albert observe ce spectacle, le visage marqué par une immense tristesse, va chercher une pioche et une pelle au garage et descend dans le pré. Un labrador jaune le suit en bondissant.
— Rentre à la maison, Buddy, ordonne Albert.
Le bruit du vent dans l’herbe évoque celui de l’eau.
***
La première fois qu’Albert a vu les bikers ne remonte qu’à la semaine dernière, quand les trois hommes, au mépris du panneau VOIE PRIVÉE cloué sur la clôture à l’entrée du pré en bas, ont gravi le chemin de terre qui divise son ranch en deux. Bloqués par le cul-de-sac deux cents mètres après l’écurie, ils ont fait demi-tour et ont retraversé la propriété d’Albert pour rattraper la route goudronnée.
C’étaient des types costauds, les manches de leurs vestes en jean découpées aux ciseaux au niveau des aisselles, leur peau recouverte de tatouages. Ils se tenaient sur leurs motos comme s’ils absorbaient la puissance contenue du moteur à travers les cuisses et les avant-bras. L’homme en tête de la bande avait les cheveux roux, une barbe hirsute et des taches de transpiration sous les bras. Albert a cru le voir hocher la tête en réponse à son salut de la main.
Il a relevé le numéro d’immatriculation de la moto du rouquin sur un bout de papier, qu’il a rangé dans son portefeuille.
Il les a revus une demi-heure plus tard, cette fois devant l’épicerie de Lolo, la petite ville à trois kilomètres en aval de son ranch. Ils avaient fait le plein de provisions de camping, conserves, canettes de bière humides en packs de six, dont ils chargeaient les sacoches de leurs motos. Il est passé à moins d’un mètre d’eux, suffisamment près pour sentir l’odeur de cuir, de cheveux sales, de graisse de moteur et de feu de bois que dégageaient leurs vêtements. L’un d’eux s’est rincé bruyamment la gorge avec sa bière avant de l’avaler, puis il a adressé à Albert un grand sourire. Il portait des lunettes noires, genre lunettes de soudeur. Trois larmes bleues étaient tatouées au coin de son œil gauche.
— Quoi de neuf, l’ancien ? a-t-il demandé.
— Pas grand-chose, a répondu Albert. Une déchéance générale de la société, je dirais.
Le biker l’a regardé de travers.
Cinq jours plus tard, Albert a déposé son pick-up au centre auto et s’est promené à pied en direction de l’intersection en attendant que le véhicule soit prêt. Le soleil se couchait et le ciel était d’un vert chimique, avec en toile de fond la silhouette mauve des Bitterroot. La température baissait rapidement, et Albert sentait l’odeur glacée du torrent qui serpentait sous la grand-route. C’était une belle soirée, on s’amusait en famille au Dairy Queen, des ouvriers dînaient au restaurant mexicain, un semi-remorque rétrogradait pour attaquer la longue côte du col du Lolo. Un instant parfait, que sont venues salir des voix, entendues par Albert en bordure de son champ de vision : les trois bikers, qui avaient emprunté sans permission son chemin privé, importunaient à présent une jeune femme alors qu’elle sortait de sa voiture, devant le seul bar de la ville.
Cette voiture était un tas de ferraille rongé par la rouille, un morceau de carton, maintenu avec du scotch, en guise de vitre du côté passager, les pneus lisses, une peluche d’enfant posée sur le siège arrière. La femme avait des cheveux blond platine coupés court, à la garçonne, pattes effilées, la nuque dégagée. Son jean repassé laissait deviner des hanches étroites aux os saillants, son tee-shirt moulant, des seins fermes. Elle était coincée entre sa voiture et les trois bikers, qui se comportaient comme s’ils venaient de rencontrer une vieille amie à qui ils voulaient seulement payer une bière. Mais ils étaient manifestement déterminés à ne pas bouger d’un pouce, du moins tant qu’ils n’auraient pas obtenu un trophée avec lequel repartir. Lui pincer les fesses ou l’intérieur de la cuisse leur aurait sans doute suffi.
Elle a allumé une cigarette et soufflé la fumée vers le haut, sans répondre, en attendant qu’ils se lassent.
— Ça te dit, un steak, quand t’auras terminé ton service ? a demandé le rouquin barbu.
— Je regrette, il faut que je rentre laver les slips de mon mari.
— Ton mari, hein ? C’est bizarre qu’il ne t’ait pas payé d’alliance.
N’obtenant pas d’explication, le rouquin est revenu à la charge :
— Tes gymnaste ? Parce que t’as l’air d’une gymnaste. En dehors de cette magnifique paire de nibards, t’es gaulée comme un mec. Et c’est un compliment.
Ne te mêle pas de ça, s’est dit Albert. Ce ne sont pas tes affaires.
— Bonsoir messieurs, a-t-il lancé.
Les bikers se sont retournés vers lui, comme surpris par une ampoule électrique qui vient de griller.
— Je crois qu’elle va être en retard à son travail, a ajouté Albert.
— Elle t’en a informé par message codé ? a dit le rouquin en souriant.
Albert a regardé dans le vague.
— Vous vous rendez à Sturgis (5) ?
L’un des deux autres bikers, qui, jusque-là, n’avait rien dit, a pris une cigarette sans filtre et l’a allumée à l’aide d’un Zippo dont la flamme a illuminé son visage. La lumière du soir lui donnait un teint terreux, de longues mèches de cheveux bruns lui tombaient sur les joues.
— C’est ta fille ? a-t-il demandé. Ta femme ? Ton petit coup occasionnel ?
Puis, après avoir scruté Albert :
— Non, je vois que c’est probablement pas le cas. Alors t’as rien à voir là-dedans. Va donc te payer un tamale chez le Mexicain. Un bien gras, avec plein de sauce qui dégouline.
Simultanément, les bikers ont affiché un sourire rêveur, comme si cette image avait un sens caché qu’eux seuls comprenaient.
Laisse tomber, a insisté la voix dans la tête d’Albert.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez vous, les gars ? s’est-il entendu lâcher.
— Hein ? a fait le rouquin.
— Vous êtes obligés de vous en prendre à une jeune femme pour savoir qui vous êtes ? C’est quoi, votre problème ?
Les trois hommes se sont regardés, puis ils ont éclaté de rire.
— Je me souviens où je t’ai vu, a dit le rouquin. Dans le ranch, là-haut, à deux, trois kilomètres. Tu descends souvent de ta montagne pour venir expliquer aux gens ce qu’ils ont à faire ?
La jeune femme a jeté sa cigarette par terre et a profité de la diversion pour se faufiler entre les bikers et gagner la terrasse en bois du bar.
— Eh, reviens, ma jolie, l’a rappelée celui aux lunettes noires. Tas un bobo quelque part ? J’vais te faire un bisou dessus, ça ira mieux.
Elle a répondu par un doigt d’honneur, sans se retourner.
— Le spectacle est fini, a déclaré le rouquin.
— Sans rancune, a dit Albert.
— Y a une église dans le coin ? s’est enquis le type aux lunettes noires.
— Il y en a deux un peu plus loin, a répondu Albert.
Les trois bikers se sont regardés à nouveau, amusés, en secouant la tête.
— Tes vraiment lent à la comprenette, toi, a dit le rouquin. Si tu vas dans une de ces églises dimanche, mets donc un petit quelque chose en plus dans la corbeille. Histoire de remercier le mec, là-haut, de veiller sur toi comme ça.
Avec un clin d’œil, il a conclu :
— C’est la moindre des choses.
Mais la soirée n’était pas terminée. Un quart d’heure plus tard, après avoir récupéré son pick-up au centre auto, Albert est repassé devant le bar et il a vu les trois hommes près de la voiture de la jeune femme. Ils avaient retiré le morceau de carton de la fenêtre du côté passager et ouvert la portière. Jambes écartées et légèrement fléchies, son énorme phallus à la main, le rouquin urinait partout sur le tableau de bord et sur le siège.
Albert a continué de rouler sur la grand-route en direction de l’intersection d’où partait le chemin de terre qui desservait son ranch. Les montagnes étaient vert foncé dans le couchant, le Lolo dressait son pic bien dessiné et coiffé de neige, les arbres jetaient des ombres sur le torrent qui coulait le long de la route. Albert a freiné, fait demi-tour et enfoncé l’accélérateur, le levier de vitesses vibrant dans sa main. Le mot qu’il a laissé sous l’essuie-glace de la jeune femme était simple : Le numéro d’immatriculation de l’Idaho du rouquin qui a vandalisé votre voiture est le… Ayant recopié le numéro inscrit sur le bout de papier qu’il avait placé dans son portefeuille le jour où les bikers avaient traversé sa propriété, il concluait ainsi : Je suis navré de ce qui vous est arrivé. Vous n’avez rien fait pour mériter ça.
Puis, se demandant, en regagnant son pick-up, si l’anonymat de ce mot n’était pas en soi une forme de faillite morale, il est retourné ajouter son nom et son numéro de téléphone au bas de la page.
Il est rentré ballotté par le vent qui saupoudrait la route d’aiguilles de pin et soulevait des geysers de flammèches d’un feu d’abattis dans un champ. Au loin, il a vu un éclair isolé frapper la ligne de faîte et éclairer le ciel de sa lumière blanche tremblotante. L’air sentait l’ozone et la pluie, mais rien ne soulageait Albert du sentiment d’appréhension qui lui comprimait la poitrine. Il avait un goût amer dans la bouche, un goût de cuivre, un goût de sang, un goût qui lui rappelait sa jeunesse dissolue.
***
Il lui faudra presque tout l’après-midi pour creuser un trou où enterrer sa jument alezane. Le sac-poubelle à liens coulissants que quelqu’un a enfilé sur la tête de l’animal et lui a serré autour du cou traîne à côté, dans l’herbe, froissé, taché de traces de salive et de mucosités séchées. Le sous-shérif, Joe Bim Higgins, regarde Albert jeter des pelletées de terre sur le flanc, le ventre et la queue de la jument.
— Je me suis renseigné sur tes lascars, dit Joe Bim. C’est un sacré trio que tu t’es trouvé là.
— Ce n’est pas moi qui les ai choisis, rétorque Albert.
— Ça, on peut en douter.
Albert s’essuie le front du revers de l’avant-bras. Le vent fait frissonner l’herbe et courbe les sapins disséminés le long des pentes qui encadrent le ranch. Un soleil vif éclaire les collines, l’ombre d’une buse court sur le pré et se brise sur la clôture.
— Pardon ?
— L’année dernière, tu as porté plainte contre des gamins qui avaient tiré des fusées à eau sur ta propriété. Tu as cherché des noises aux promoteurs qui essaient de construire un lotissement plus bas près du torrent. Tu as accusé par écrit le président d’être un crétin qui s’était planqué pour éviter le Viêt Nam. On peut penser que tu as l’esprit querelleur.
Albert réfléchit.
— Oui, tu as raison, Joe Bim, il est clair que j’ai l’esprit querelleur. Surtout quand un représentant de la loi me regarde enterrer mon cheval et m’explique que c’est moi le problème, et non les enfoirés qui me l’ont tué.
Mais Joe Bim n’est pas un mauvais bougre. Il sort une pelle de sa voiture de flic et donne un coup de main à Albert, le souffle asthmatique, la chemise tendue sur son ventre gonflé comme un ballon de baudruche.
— Les trois ont fait de la taule, dit-il. Celui qui a pissé dans la voiture de la fille, c’est quelque chose. On leur a retiré leur bébé à lui et à sa femme pour protéger l’enfant.
Joe Bim raconte à Albert ce que le biker ou sa femme ou les deux ont fait vivre à un bébé de quatre mois. Le regard d’Albert se voile. Il se racle la gorge et crache dans l’herbe.
— Pourquoi ils ne sont pas en prison ?
— Pourquoi on a du crack et de la meth dans les écoles ? À cause des tribunaux, tiens. Mais c’est pas toi, en rentrant dans le lard d’une bande de psychopathes, qui vas changer les choses.
Albert tasse la terre sur son cheval et pose dessus une rangée de grosses pierres plates. Il ne peut se débarrasser des images que le récit de Joe Bim a fait naître dans son esprit. Joe Bim l’observe longuement, puis :
— Comment va ta femme ?
— Parkinson, c’est Parkinson. Il y a des jours meilleurs que d’autres.
— T’es un brave type. Te mêle pas d’histoires comme ça. Je vais me débrouiller pour qu’ils quittent la ville. C’est coopératif, les anciens taulards. C’est conscient de ce que ça risque.
Toi, tu ne sais pas du tout de quoi tu parles, pense Albert.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien. Merci d’être venu. Tu entends un peu ce vent ?
***
Avant de prendre sa retraite, Albert enseignait à l’université d’État de Missoula, sans avoir de doctorat, mais ayant par ailleurs écrit plusieurs romans qui ont connu un certain succès commercial. Il a compris très tôt que, pour survivre parmi les universitaires, le secret est de ne jamais montrer le moindre signe d’irrespect envers leur travail. À vrai dire, cela ne lui a jamais posé de problème. Non seulement il avait un respect sincère pour ses collègues, mais il les jugeait plus qualifiés et mieux formés que lui. Son humilité, ses manières du Sud et ses romans lui ont permis de devenir professeur titulaire et lui ont curieusement donné une forme d’invisibilité. À la sortie des réunions les plus houleuses, personne ne se souvenait si Albert avait été présent ou non.
Au fond, ni ses anciens collègues ni ses amis actuels, y compris Joe Bim Higgins, ne le connaissent vraiment.
Il ne parle jamais de la peine de travaux forcés qu’il a purgée adolescent, ni de ses nuits passées dans les prisons et les bordels des villes pétrolières, de Mobile à Corpus Christi. Il considère d’ailleurs que cette période de sa vie a peu d’importance.
Exception faite d’un événement qui l’a marqué à jamais, en lui révélant les ténèbres qu’un homme peut renfermer en lui.
C’était l’été 1955, il avait été condamné à sept jours de détention dans une prison de paroisse après une bagarre sanglante, à la frontière entre le Texas et la Louisiane, qui s’était terminée par un nez cassé. L’unité de confinement pour hommes consistait en un énorme caisson métallique, percé d’ouvertures carrées, au troisième étage du bâtiment. En dehors d’une poignée de criminels endurcis qui attendaient d’être transférés vers le pénitencier fédéral d’Angola, la plupart des détenus étaient là pour des délits mineurs : chèques falsifiés, état d’ivresse sur la voie publique, violences conjugales. On les faisait sortir du caisson chaque matin, à sept heures, et ils pouvaient profiter de la promenade et de la douche jusqu’à cinq heures de l’après-midi, après quoi ils retournaient en confinement jusqu’au lendemain. Dès six heures, le caisson était une étuve, la fumée de cigarette s’accumulait contre le plafond, et les toilettes, souvent bouchées, puaient.
Le traitement des détenus n’était pas délibérément cruel. Les plus dignes de confiance servaient les repas ; café, gruau de maïs, saucisses et pain de mie pour le petit-déjeuner, spaghettis à midi. C’était le genre de taule où on purgeait sa peine en suivant les règles de base : éviter d’aller à la douche quand certains y étaient, ne jamais accepter une faveur de la part d’un autre détenu et ne jamais, sous aucun prétexte, se montrer insolent envers un gardien. Pour Albert, ces sept jours auraient dû être une promenade de santé. Il n’en a rien été.
À son quatrième jour, un semi-remorque, deux énormes générateurs arrimés sur son plateau, s’est arrêté dans un couinement de freins devant la prison, puis s’y est garé.
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Albert.
— On est en Louisiane, mon pote. Le bourreau officie depuis le trottoir, sans supplément, a répondu un détenu en s’essuyant les dessous de bras avec une serviette en lambeaux.
Il s’appelait Deek. Sa peau était blanche comme un ventre de grenouille, il purgeait consécutivement deux peines d’un an pour vol de voiture et évasion.
Mais, regardant fixement à travers les barreaux de la fenêtre, Albert ne prêtait pas attention aux explications de Deek. Il s’intéressait à un type sur le trottoir, un grand échalas en tenue de cow-boy, chapeau mou à larges bords, les os de ses épaules saillant sous sa chemise à pressions, occupé à superviser le déchargement d’un lourd objet rectangulaire emballé dans un sac de toile.
— Tu peux répéter ? a demandé Albert.
— Ils s’apprêtent à faire griller ce pauvre type de l’autre côté du couloir.
À l’ouest, les nuages au-dessus des vastes marécages tiraient sur le rouge, frémissants d’électricité. Albert sentait flotter dans l’air une odeur de poisson mort.
— C’est le temps idéal, pas vrai ? a souligné Deek.
Cet après-midi-là, sans aucune explication, on les a fait rentrer une heure plus tôt. La chaleur et la puanteur à l’intérieur étaient à la limite du supportable. Albert a cru entendre un homme pleurer de l’autre côté du couloir. À huit heures du soir, les générateurs sur le semi-remorque ont commencé à faire entendre un bourdonnement oscillatoire, qui, de plus en plus rapide et puissant, a fini par noyer les bruits de la rue, ceux de la boîte de blues à l’angle, et même l’orage électrique en train d’éclater au-dessus des marécages, dans une sorte de hurlement de sirène si perçant qu’Albert s’est bouché les oreilles.
Il lui a semblé – il en aurait juré – voir un éclair jaillir des barreaux de la fenêtre. Puis le bruit des générateurs est retombé ; Albert sentait l’odeur de la pluie rabattue par le vent, il entendait un juke-box jouer dans un bar sur le trottoir d’en face.
Le lendemain matin, afin de fouiller le caisson et d’y vaporiser de l’anti-poux, on a réparti les détenus dans le couloir et dans la pièce où le condamné avait été exécuté.
La porte du box métallique à deux couchettes où il avait passé sa dernière soirée sur terre était ouverte, la chaise électrique déjà redescendue et chargée sur le plateau du camion. Quand Albert a touché la surface de béton du rebord de la fenêtre, il lui a semblé sentir des résidus de caoutchouc laissés par les câbles électriques qu’on avait tendus à travers les barreaux. Il y avait également une odeur, comme de la nourriture tombée sous une poêle pendant la cuisson.
C’est alors qu’il a vu l’homme en tenue de cow-boy sortir d’un café de l’autre côté de la rue, en compagnie d’une femme d’allure masculine et de deux adjoints du shérif en uniforme. Ils riaient – suite à une plaisanterie, peut-être, ou à un incident qui venait de se produire au café. L’homme en tenue de cow-boy a levé la tête, on aurait dit qu’il regardait droit vers Albert. Son visage était maigre, la peau toute ridée, les yeux petits et brillants comme ceux d’un serpent.
— Tu dis bonjour aux gens en liberté ? a fait un gardien.
Un type très bronzé, mince et musclé, il avait été surveillant à cheval à Angola avant de devenir adjoint du shérif et gardien à la prison de la paroisse. Malgré la fraîcheur matinale, sa chemise était maculée de taches de sueur, comme si sa chaleur corporelle créait son propre environnement.
— Non, monsieur.
— Alors éloigne-toi de la fenêtre.
— Oui, monsieur.
Puis la question qui tenaillait Albert est montée du plus profond de sa poitrine et a franchi ses lèvres avant qu’il ne puisse se refréner :
— Il pleurait, le type, hier soir ?
Le gardien a relevé le menton, une moue au coin de la bouche.
— Ça te regarde pas, ce qu’il faisait.
Albert a hoché la tête et s’en est tenu là.
— Le chariot des repas est arrivé, a ajouté le gardien. Va prendre ton petit déjeuner.
— Je sais pas si je peux encore avaler du gruau, patron. Je vous donne ma part si vous voulez.
Le gardien a tendu encore sa chemise en rentrant le pouce dans son pantalon, l’air songeur, les épaules droites comme celles d’un sergent instructeur. Il a inspiré profondément par le nez.
— On va aller faire un tour au deuxième, tous les deux, on va t’installer un peu mieux. Belle matinée, tu trouves pas ?
Albert n’a jamais parlé à personne de ce qui s’est passé ensuite, une fois seul avec le gardien. Mais il lui arrive de sentir son odeur dans son sommeil, un mélange de tabac à chiquer, de lotion capillaire et de testostérone, incrusté dans son uniforme amidonné. Dans ce rêve, il voit également le bourreau, la tête levée, sous le soleil, ses amis encore amusés par ce qu’ils se sont dit au café. Albert a toujours voulu croire que ce moment symbolique de sa vie était lié uniquement à un contexte régional, le résultat de l’ignorance, de la peur et de la cruauté du Sud rural, voire celui de sa propre témérité, mais il sait qu’il n’en est rien.
Albert a appris que certaines blessures sont profondément enracinées dans l’âme, à la manière d’un durillon, et que le temps ne les guérit pas. Il sait que la créature simiesque qui se cachait sous les traits du gardien et du bourreau est née en lui il y a de nombreuses années. Il sait que, le cas échéant, Albert Hollister est capable d’actes qu’on n’attendrait jamais de la part de celui qui animait des ateliers d’écriture à l’université et dont la présence lors des réunions des professeurs était si discrète que personne ne s’en souvenait.
***
À l’est, la brume, lourde et blanche, s’étire en longues écharpes sur les collines qui bordent le ranch d’Albert. Lorsque le soleil levant se hisse au-dessus des crêtes, il se déverse au milieu des arbres comme un diamant rouge volant en éclats. Par la fenêtre de la cuisine, où il boit du café en contemplant la longue pente de son pré sud, il aperçoit une voiture rouillée gravissant le chemin, ses phares perçant l’obscurité qui règne encore dans la vallée. Un phare est déréglé et scintille d’une drôle de manière, comme l’œil d’un homme blessé lors d’une bagarre. Du carton et du scotch d’emballage argenté recouvrent la fenêtre du côté passager.
La fille du bar frappe à la porte, vêtue d’un jean décoloré et d’une veste en velours bleu marine. Elle est coiffée d’une jolie casquette et ses joues sont rougies par le vent. Elle est manifestement impressionnée par les dimensions de sa maison, les quantités de pierre de taille supportant les deux niveaux supérieurs, les poutres énormes qui pourraient sans doute absorber un tir d’obus. À travers la vitre arrière de la voiture, il entrevoit un petit garçon harnaché dans un siège auto.
— Je voulais m’excuser pour ce qui est arrivé à votre cheval, dit-elle.
— Vous n’y êtes pour rien, répond Albert.
Elle détourne les yeux, puis le regarde à nouveau. Il croit déceler une odeur de feuilles d’automne brûlées s’échappant de ses vêtements et de ses cheveux. Il entend sa femme l’appeler depuis la chambre.
— Entrez, dit-il à la fille. Il faut que je m’occupe de Mme Hollister. Elle est malade depuis un certain temps.
Il se demande pourquoi il lui parle de sa vie personnelle.
— On part dans l’Idaho. Je voulais juste vous remercier et m’excuser.
— C’est aimable à vous. Mais ce n’était pas nécessaire.
Elle se tourne vers l’écurie au toit couvert de givre, regarde les touffes d’herbes agitées par le vent. Elle inspire en creusant les joues, comme si sa bouche était devenue sèche.
— C’est par moi qu’ils ont eu votre nom, pas par le sous-shérif.
Dans le silence, il entend sa femme se lever du lit et se diriger, seule, vers la salle de bains. Il se sent déchiré entre la nécessité de s’occuper d’elle et l’envie d’écouter la fille du bar.
— Vous voulez bien m’expliquer ça ?
— L’un d’eux était dans la même cellule que mon ex mari à Deer Lodge. Ils ont voulu savoir votre nom et si c’était vous qui aviez appelé la police. Ils font partie de l’A. B. C’est pour ça que je pars dans l’Idaho. Je ne porte pas plainte.
— L’Aryan Brotherhood (6) ?
Elle enfonce ses mains dans les poches de sa veste et serre les poings, les yeux baissés. Albert comprend alors qu’elle n’est pas venue chez lui uniquement pour s’excuser. Il comprend également que l’odeur de fumée qui se dégage de ses vêtements et de sa personne ne provient pas d’un feu de feuilles mortes.
— Mon patron va m’envoyer un chèque d’ici deux semaines. Enfin, c’est ce qu’il dit. Mon petit ami essaie de se faire embaucher sur les chantiers de rénovation de la FEMA à La Nouvelle-Orléans. Mais son contrôleur judiciaire refuse de le laisser quitter l’État. J’ai assez d’argent pour l’essence jusqu’à l’Idaho, monsieur Hollister, mais pas pour payer une chambre dans un motel.
— Je vois, répond-il en se demandant comment un homme de son âge a pu être aussi stupide. Cinquante dollars, ça vous aiderait ? Parce que c’est tout ce que j’ai sur moi.
Elle semble réfléchir à la question.
— Ce serait déjà ça, dit-elle.
Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule en direction du petit garçon dans son siège auto. Ses ongles paraissent rongés, son regard est ouvertement calculateur, elle ne cherche pas à masquer le caractère égoïste de sa démarche.
— Le bar ouvre à dix heures.
— Je ne vous suis pas, dit-il.
— Je peux prendre un chèque. Au bar, ils me l’échangeront contre du liquide.
Il laisse les mots de la fille glisser sur lui sans réagir. Lorsqu’il sort les billets de son portefeuille et les lui met dans le creux de la main, elle lui agrippe les doigts.
— Vous êtes un homme bien.
— Ils vont venir quand ?
— Pardon ?
Il secoue la tête pour indiquer qu’il s’est retiré de la conversation et referme la porte, puis il gagne le bout du couloir et reconduit sa femme jusqu’à son lit.
— C’était quelqu’un de l’église ? demande-t-elle.
***
Dans la nuit, il entend la grêle sur le toit, puis des vents violents qui font chuinter les arbres sur les hauteurs, comme des bruits d’eau jaillissante. Il rêve d’un endroit dans le sud du Texas où il péchait au bouchon avec son père, une chaîne d’étangs creusés par les morceaux de tôle froissée qui sont tombés du ciel en tournoyant comme des hélices d’hélicoptère en avril 1947, quand Texas City a explosé(7). Dans ce rêve, le vent souffle à travers une forêt de pins bordant un bras de mer écrasé de lumière. Son père lui parle, mais sa voix est couverte par le vent, Albert ne distingue pas les mots ni ne parvient à déchiffrer leur sens.
Au loin, il entend des véhicules motorisés gravir péniblement une côte, ils décélèrent, accélèrent à nouveau, s’élèvent petit à petit sur le flanc de la montagne, avec le même bruit acharné que celui d’une tronçonneuse.
Il se réveille et s’assoit dans le lit, non pas à cause des moteurs mais parce que leur bruit a cessé – quelque part au-dessus de chez lui, au milieu des arbres, peut-être sur la ligne de faîte, là où un vieux chemin de rondins longe le bord du cañon.
Il prend la carabine dans le placard et la charge. Ayant libéré le cran de sûreté, il sort sur la véranda, dans le clair de lune où scintille le givre accroché à l’herbe. Il a froid aux mains, à la tête et aux pieds ; il est tête et pieds nus. Il amène une cartouche dans la culasse en actionnant le levier de sous-garde, mais relâche le chien avec le pouce pour éviter qu’il ne percute accidentellement la douille et ne provoque un tir involontaire. Obscurcis par la montagne, les arbres sont noirs, l’arroyo derrière la maison est à sec. L’air est pur et sent les pins, ainsi que la neige fondant sur les rochers et la fumée sortie de la cheminée d’un voisin, plus bas dans le cañon. En écoutant le murmure du vent à travers les arbres, Albert voudrait croire que les moteurs qu’il a entendus dans son rêve ne sont que cela : du domaine du rêve. En haut de la montagne, une bouteille en verre se brise contre une pierre et une moto démarre en rugissant.
Au milieu des arbres les plus élevés, trois feux distincts s’allument et remplissent les bois d’ombres. Les moteurs de moto se multiplient, et trois boules de feu descendent de la montagne dans des directions différentes. Tandis que, revenu à l’intérieur, Albert appelle les Secours, il aperçoit, par la fenêtre de derrière, la silhouette d’un motard traînant derrière lui une boule de feu qui rebondit dans le sous-bois, égrenant des foyers que le vent attise dans le sens de la pente.
— Quelle est la nature de votre urgence ? demande la personne au standard.
— Je suis Albert Hollister, j’habite en haut de Sleeman Gulch. Il y a au moins trois hommes à moto qui allument des incendies au-dessus de chez moi.
— Ils vont dans quelle direction ?
— Qu’est-ce que ça peut faire, dans quelle direction ils vont ? Le vent vient du sud-ouest. Dans une demi-heure, les braises vont commencer à pleuvoir sur mon toit. Alors magnez-vous, bon Dieu, et envoyez-moi des camions avec des lances à eau.
— Restez correct, je vous prie.
— Ces hommes sont des criminels. Ils sont en train de brûler ma terre.
— Vous pouvez répéter ? Je ne comprends pas ce que vous dites.
Sa voix a réveillé et effrayé sa femme. Il la rassure dans son lit, puis ressort et regarde un rougeoiement s’étendre en haut du vallon. L’été a été sec, et le feu déferle sur le tapis d’herbe au pied des arbres et surchauffe l’air piégé sous le feuillage. Frappé par une bourrasque de vent froid s’engouffrant entre les troncs, il redouble comme sous un afflux d’oxygène pur. Des rouleaux de flammes s’élèvent des cimes et, en quelques secondes, transforment les sapins en silhouettes calcinées dégoulinantes de braises. Il entend des chevreuils courir au milieu des rochers et voit des centaines de chauves-souris aller et venir dans un nuage de la couleur du soufre qui s’est formé au-dessus des flammes. Il branche un tuyau au robinet derrière la maison et arrose la bande d’herbe verte au bas de la pente, le cœur battant, la bouche desséchée par la peur.
***
À midi, le lendemain, le vent est tombé, et derrière l’odeur de cendre on en devine une autre, une odeur qui rappelle à Albert la petite pièce au troisième étage de la prison de paroisse où un homme est mort grillé, attaché sur une chaise en bois, électrocuté par des milliers de volts. À côté d’Albert, dans le pré sud, tourné vers le flanc de la montagne, Joe Bim Higgins contemple les rochers noircis et les vastes massifs de sapins à présent tout roux, comme frappés par la maladie.
Il se mouche, et crache dans l’herbe.
— On a retrouvé une laie et son petit, brûlés au milieu d’un tas de branches. Ils ont dû se faire encercler par les flammes avant de pouvoir s’enfuir.
— Où sont-ils, Joe Bim ? demande Albert.
— Là-haut, là où on voit la roche.
Joe Bim essaie de faire croire qu’il a réellement mal compris la question d’Albert, puis abandonne :
— Je les ai mis tous les trois en cellule à sept heures ce matin. Mais ils ont un alibi. Deux personnes du camping où ils sont installés disent qu’ils y sont restés toute la nuit.
— Tu les as relâchés ?
Joe Bim n’est pas un homme faible et il n’est pas du genre à fuir ses responsabilités. Il était à la bataille de Crèvecœur en Corée, il a gardé sur un côté du visage les marques de la chaleur intense libérée par un obus au phosphore qui a explosé à trois mètres de son abri.
— Je ne peux pas traîner ces mecs-là au bout d’une chaîne à travers les Blackfoot parce que tu ne les aimes pas. Écoute, j’ai deux adjoints qui les surveillent en permanence. Qu’il y en ait un qui jette un mégot sur le trottoir…
— Rentre, va.
— Tu devrais te demander qui sont tes vrais amis.
— Eh bien, il y a ma femme et mon labrador jaune, Buddy. J’aurais pu compter ma jument, mais on l’a enterrée tous les deux.
— Tes comme moi, Albert. Tu es vieux et tu n’acceptes pas le fait que tout ne soit pas comme tu veux. Grandis un peu, arrête de te compliquer la vie et de la compliquer aux autres.
Albert tourne les talons sans aucun commentaire. Plus tard, il répand de la chaux sur les carcasses des sangliers qui ont péri dans l’incendie et essaie de ne pas penser aux choses auxquelles il pense.
***
Ce soir-là, Albert confie sa femme à l’aide-soignante et, sous un terrible orage électrique, sa Winchester ballottant derrière sa tête sur le râtelier de son pick-up, se rend au seul camping public ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre au bord de la Blackfoot, dans le comté de Missoula. Il n’a aucun mal à localiser les trois bikers. Leur tente en polyéthylène bleu ciel est gigantesque, une lumière vive en éclaire l’intérieur, un auvent soutenu par des piquets abrite leurs motos. Des éclairs zèbrent la montagne sur l’autre rive, soulignant le contour des arbres, noircissant davantage encore l’eau de la rivière. L’odeur d’ozone qui flotte dans l’air rappelle à Albert la côte du golfe du Mexique, sa jeunesse et le parfum de la pluie lorsque, en automne, le vent balayait les marécages. Il pense à son père, mort en rentrant d’un camp de chasse au canard à Anahuac, au Texas, laissant Albert se débrouiller tout seul. Il se demande si c’est ainsi que la folie et la mort finissent par s’insinuer dans l’âme d’un homme.
Il se gare dans un bosquet de sapins de Douglas aux troncs couverts de mousse et commence à grimper au milieu des rochers, qui ressemblent à des carapaces de tortues grises géantes. Il monte jusqu’à ce qu’il domine le camping. Au second plan, la rivière est comme du satin noir, le grondement des hautes eaux et le tonnerre résonnent dans le cañon. La porte de la tente des bikers est ouverte et Albert distingue les trois hommes à l’intérieur, qui mangent dans des gamelles de surplus militaire, une bouteille d’alcool, fermée par un bouchon, posée contre un sac de couchage roulé. On dirait des ouvriers en vacances profitant d’un repas ensemble, discutant éventuellement des poissons qu’ils ont péchés pendant la journée. Mais Albert sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences, que leur comportement n’a rien à voir avec qui ils sont vraiment.
Ils pourraient tout aussi bien porter un uniforme amidonné que leurs tatouages de taulard. Leur identité est définie par leur misogynie, leur violence, leur cruauté envers les animaux et les enfants, et non par leurs larmes bleues au coin des yeux, leur jean crasseux ou le nuage de testostérone et de sueur de bière séchée qui baigne leur corps. Ce sont des hommes comme ceux-là qui ont tenu les salles de torture de Robespierre. Les voilà, les destructeurs de la bibliothèque d’Alexandrie, les chemises brunes qui ont ouvert les vannes dans les chambres à gaz. Ils s’abritent derrière des religions et des drapeaux pour effacer des civilisations entières de la surface de la terre. Il n’y a pas de différence, se dit Albert, entre ces hommes et ce gardien, dans cette prison de paroisse à la frontière entre la Louisiane et le Texas, qui, un jour, conduisit un gamin enchaîné dans une cellule d’isolement, le fit tomber à genoux et referma la porte sur le monde extérieur.
La pluie fait comme un rideau de verre filé devant la porte ouverte de la tente. Le biker à la barbe rousse sort, remplit ses poumons d’air et va inspecter sa moto. Il frotte le cadre et le guidon avec un chiffon propre et admire la perfection de sa machine. Albert actionne le levier de sous-garde et cale sa carabine sur le sommet d’un gros rocher. Le guidon de visée passe sur la bouche et la gorge de l’homme, franchit sa large poitrine, où des poils abondants s’échappent de la chemise, puis descend le long de son ventre jusqu’à son entrejambe, et à son jean, raidi par la crasse de la route, la graisse de moteur et les fluides corporels.
Dans son esprit, Albert visualise toutes les années de sa jeunesse réduites à quelques lignes tapées à la machine sur une feuille de papier de mauvaise qualité. Un trou s’y agrandit, percé par une lumière blanche brûlante, et, en se consumant, le papier se recroqueville sur les mots, libérant des images dont Albert croyait à tort avoir fait le tour depuis longtemps. Au milieu de la fumée et des flammes, il voit une portion de route noire battue par la pluie, et la voiture de son père encastrée sous le châssis d’un semi-remorque ; il voit les cuisses nues et poilues d’un ancien surveillant d’Angola plantées devant lui ; il voit le visage en lame de couteau d’un bourreau d’État qui, en mordillant un cure-dent, le regarde avec curiosité comme si c’était lui qui n’était pas en phase avec le monde et non celui qui serre les sangles de cuir autour des poignets et des mollets du condamné. Albert remet en joue la poitrine du rouquin et, juste au moment où la foudre coupe en deux un immense pin ponderosa, il presse la détente.
Une flamme jaillit du canon dans l’obscurité et Albert imagine déjà la balle en chemin vers la poitrine du rouquin. C’est une balle chemisée, enveloppée d’un blindage de cuivre, et à tête molle ; au contact du sternum, le nez de l’ogive s’écrasera et s’inclinera légèrement avant d’évider les poumons, laissant un orifice de sortie gros comme le pouce d’Albert.
Mon Dieu, qu’a-t-il fait ?
Il se lève de derrière son rocher et regarde fixement en bas de la pente. Le rouquin a sorti une barre chocolatée de sa poche et la mange en regardant la pluie tomber dans la lumière de la tente.
Albert a manqué sa cible, grâce à Dieu ou à la sensation de crispation dans sa poitrine qui aura fait sursauter sa main, ou tout simplement au fait qu’il n’est pas taillé dans la même étoffe que l’homme qu’il a voulu tuer.
Il saisit la carabine par le canon et l’abat contre un rocher ; la crosse perd son tampon, des vis sont arrachées du fut. Il frappe une deuxième fois, plus fort, sans parvenir à infliger de dégât plus conséquent à la monture ou au corps métallique de l’arme. Il jette alors la carabine dans le noir en la faisant tournoyer comme un moulin de fête foraine, le guidon de visée au bout du canon lui écorchant la paume de la main.
Il est sidéré par la façon dont les événements s’enchaînent ensuite. Rebondissant crosse en l’air sur le toit d’un 4x4 qui passe, la carabine, animée d’une nouvelle vie, décrit un deuxième arc de cercle et atterrit juste devant la tente des bikers.
Albert remonte dans son pick-up et poursuit sa route sur le chemin de terre, s’éloignant du camping tous feux éteints, ses pneus projetant des pierres dans le ravin.
De retour chez lui, il ôte ses vêtements trempés et reste assis sous la douche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau chaude dans le cumulus. Impossible de faire cesser le tremblement de ses mains.
***
Au printemps suivant, les pluies sont très abondantes. Le mois de mai venu, l’herbe dans les prés d’Albert est haute et verte, aussi épaisse que les blés du Kansas, et les collines sont parsemées de fleurs sauvages. Le soir, cerfs et chevreuils sortent timidement du bois pour venir paître au bord du canal d’irrigation qu’il a creusé à partir d’une source au pied de la zone brûlée derrière chez lui. Il aimerait se convaincre que la terre va continuer à se réparer, qu’un homme bon n’a rien à craindre du monde et qu’il a tourné la page sur le mal que lui ont fait les bikers. Mais il a fini par apprendre que se mentir à soi-même est une offense pour laquelle les êtres humains s’accordent rarement l’absolution.
Il en vient à croire qu’on ne peut mieux se consoler qu’en acceptant que l’âme renferme un dépotoir dont on ne doit pas parler aux autres, et, paradoxalement, cette idée l’apaise. C’est avec ce genre de pensées qu’il rentre chez lui après l’enterrement de sa femme en juin. Joe Bim Higgins est assis sur les marches de la véranda, son pantalon de costume rentré dans ses bottes de cow-boy, un Stetson en équilibre sur le genou, un bout de cigarette coincé entre deux doigts. Il porte encore un ruban de deuil à la boutonnière.
— Ma femme veut que tu dînes avec nous ce soir, dit-il.
— C’est gentil, répond Albert.
— Tas jamais plus entendu parler des bikers, pas vrai ?
— Pourquoi ?
Joe Bim pince le bout de son mégot, le dépiaute et regarde le tabac s’envoler, emporté par le vent.
— J’ai reçu un coup de fil de Sand Point il y a deux jours. Le rouquin barbu a tué les deux autres, et aussi une Indienne pour faire bonne mesure. Ils étaient tous les trois ivres et ils se disputaient la femme.
— Ça ne m’intéresse pas.
— Le meurtre a été commis avec une Winchester modèle 1894. Devine à quel nom elle est enregistrée. Comment ta carabine s’est-elle retrouvée entre leurs mains, Albert ?
— Ils l’ont peut-être trouvée quelque part.
— À mon avis, ils ont dû la voler chez toi et tu ne t’en es pas aperçu. Voilà pourquoi tu ne l’as pas déclarée volée.
Joe Bim croise les mains et contemple la colline de l’autre côté du chemin et les fleurs sauvages agitées par le vent.
— Ils ont tué une innocente avec ? demande Albert.
— Si elle traînait avec ces trois-là, elle l’a bien cherché. Montre un peu d’humilité pour une fois. C’est pas toi qui as inventé le péché originel.
Albert commence alors à raconter toute l’histoire à Joe Bim – sa tentative d’assassiner le biker, l’acte auquel l’adjoint du shérif s’est livré sur lui quand il avait dix-huit ans, la mort accidentelle de son père, la colère qu’il a gardée enfouie en lui tout au long de sa vie d’adulte –, mais ses mots se brisent dans sa gorge avant qu’il n’ait pu les prononcer. Dans le silence, il entend le vent balayer les arbres et l’herbe, comme un bruit d’eau, et il se demande s’il souffle dans le cañon où il vit ou dans son âme. Il se demande si sa réticence à se confier à Joe Bim ne constitue pas finalement ce moment d’absolution qui lui a toujours échappé. Il attend que Joe Bim reprenne la parole mais il s’aperçoit que le sourire en coin de son ami est un sourire de perplexité, pas d’omniscience ; que les plis sur le côté de son visage sont là pour le rappeler : tous les braves gens du monde ont chacun leur fardeau.
Albert donne à manger à son chien et dit une prière pour sa femme. Puis il redescend le chemin de terre avec Joe Bim, dans un coucher de soleil qui lui évoque l’or des pollens flottant au-dessus des champs.
(Titre original : A Season of Regret, 2006.)