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APPARTENANT AUX ARCHIVES DE LA COMPAGNIE IMPÉRIALE

RAPPORT N° 56

… Uran est mort cette nuit. Les cérémonies funéraires se multiplient. Deux nouveaux débarquements ont eu lieu ce matin. Quarante-cinq Mectons régressés au total lâchés parmi leurs frères transformés en concombres. Ils se mélangent sans problème, les nouveaux poussant de petits cris de joie enfantine. Je ne parviens pas à m’accoutumer à ce spectacle. Comment les hommes peuvent-ils envoyer ainsi d’autres hommes à une mort certaine avec une telle indifférence ? Il y a plus incompréhensible encore. Les Mectons qui sont affectés aux mines coloniales savent fort bien qu’ils n’échapperont pas à la maladie et qu’ils finiront irrémédiablement ici, dévorés par la moisissure verte. Et pas une récrimination, pas une protestation, pas une révolte. Comment peuvent-ils accepter cela ?

L’une des navettes m’a amené enfin les colis que j’attendais depuis trois mois. Les technocrates des Compagnies ne sont pas pressés de répondre favorablement à mes sollicitations. Ils n’ajoutent aucune sorte de commentaire aux rapports que je leur envoie régulièrement. J’ignore quel intérêt ils portent à mes travaux et le personnel des navettes ne sait absolument rien. J’ai parfois l’impression que si je cessais de leur communiquer le résultat de mes recherches, ils finiraient par m’oublier complètement. Les Humains n’ont jamais beaucoup aimé s’attarder dans les endroits où finissent leurs déchets. Clown est une poubelle idéale. Une poubelle sans fond. Une poubelle qui n’est jamais pleine. Tout le monde y trouve son compte. Même les ordures sont contentes d’atterrir ici… Dans ces conditions, il m’arrive de me demander à quoi diable peut bien servir mon acharnement. Je crois qu’il s’agit là d’un réflexe plus puéril que scientifique. J’ai toujours cassé mes jouets pour découvrir ce qu’ils avaient dans le ventre. Je ne peux pas voir un secret sans chercher à le percer.

J’ai ouvert les caisses dès que les navettes furent reparties. Dans la cour du laboratoire, dont le sol, sur ma demande, n’avait pas été cimenté, j’avais construit six enclos et une dizaine de clapiers. J’y ai placé les trois poules, le coq, le porcelet, les quatre lapines et leur mâle et j’ai gardé le chien avec moi. C’était un chien sympa, marron et blanc, avec une oreille cassée, et un regard perpétuellement inquiet à la vue de ma combinaison qui l’empêchait de sentir mon odeur. Je m’étais habitué à la compagnie d’Uran, même s’il avait pris ses distances au cours des derniers jours. Le chien le remplacerait et, du moins l’espérais-je, serait un cobaye plus docile. N’ayant jamais eu beaucoup d’imagination en ce domaine, je le baptisai « le Chien ». Je devais m’apercevoir rapidement qu’il était d’ailleurs tout à fait inutile de le rappeler. Dès que je sortais du labo, il ne quittait plus mes talons, me faisant parfois même trébucher. Le chien avait une peur bleue des hommes verts.

RAPPORT N° 57

… Cela fait maintenant dix jours que mes animaux sont installés dans la cour du labo. C’est à peu près, en moyenne, la durée de la période d’incubation avant que les premières taches de moisissure n’apparaissent chez les Mectons. Je pensais, j’espérais devrais-je dire, que cette période se trouvait raccourcie chez les animaux. Or, il n’en est rien. Ma petite basse-cour improvisée se porte à merveille, à présent tout à fait habituée à ses nouveaux locaux. Aucune trace de la maladie, ni chez les poules, ni chez les lapins, ni même sur le chien. En ce qui concerne le porcelet, il s’est produit un incident troublant. Je n’avais pas prévu, en le plaçant dans la cour avec les autres, qu’il trouverait le sol de Clown à son goût. J’ignore quelle quantité de la surface de cette planète il a pu ingurgiter, mais il en est mort. Dès le deuxième jour. J’ai aussitôt pratiqué une autopsie. Le foie de l’animal était hypertrophié. Il présentait en outre un taux anormal de graisse dans le sang. Le pancréas était atteint. Toutes ces analyses me laissaient songeur.

Apparemment, le porcelet était capable de transformer la poudre schisteuse qui composait en majeure partie le sol de Clown en graisse. Ce phénomène me paraissait complètement invraisemblable. Au rythme où il mangeait, l’animal était, de toute façon, condamné, mais ce n’est malgré tout pas de sa gourmandise qu’il est mort. Une lamelle de schiste durci, acérée comme un poignard, lui avait perforé l’estomac. Il y avait là encore une énigme à multiples facettes. D’abord, la lésion mortelle était nettement plus importante que l’objet qui l’avait provoquée. Les contractions stomacales auraient provoqué une déchirure en dentelles. Or, le trou était net, pratiquement rond, exactement comme si la paroi avait été percée d’un seul et unique coup par un objet de la taille d’un épieu. Le morceau de schiste était bel et bien le responsable. Il se transforma d’ailleurs régulièrement en sable dès que je l’eus extrait de l’abdomen du malheureux porcelet. Quelle substance avait provoqué ce durcissement ? Les sucs gastriques de l’animal ? Et, question plus inquiétante, quelle série de coïncidences avait permis pareille sculpture assassine ? Je mis le corps du porcelet dans la chambre de congélation, en vue d’analyses ultérieures.

D’autres soucis, contrariant mes recherches, vinrent se greffer sur mes déjà trop nombreux problèmes. Une navette se posa en fin d’après-midi, larguant sur Clown une nouvelle douzaine de Mectons qui partirent aussitôt rejoindre leurs congénères en sautillant gaiement. Le pilote m’apportait un message du Central de Contrôle. Je m’attendais à quelques commentaires sur mes derniers rapports. Il ne s’agissait, hélas, pas de cela. Le Central me demandait de tirer les conclusions de mes études et de préparer mon retour sur la base mobile de la Compagnie Impériale. J’étais effondré. Le pilote me demanda s’il y avait une réponse. Je n’en avais qu’une à lui donner. Devant lui, j’enlevai ma combinaison, minutieusement. Strip-tease suicidaire.

Le pilote de la navette semblait positivement terrifié. Au-delà de son incompréhension, je pouvais voir derrière son hublot ses traits de batracien se déformer sous l’effet de la peur la plus profonde…