CHAPITRE II

Poska Dehli et Val Dundee sortirent ensemble de la salle des Vérifs. Devant la tenue de Poska, de couleur pourpre, et celle de Val, jaune, les combinaisons réglementaires des castes supérieures, il y eut un mouvement de reflux dans la foule des Mectons. Il y avait dans leurs yeux un curieux mélange d’appréhension, d’admiration et d’envie. Devant cette attitude, s’il n’y avait eu, dans toute l’histoire de l’humanité, ne serait-ce qu’une seule et misérable révolte de Mectons, Poska aurait pris ses jambes à son cou. Cette foule frémissante lui flanquait les jetons. Mais les Mectons semblaient tout à fait satisfaits du sort qui leur était réservé. Ils se contentaient de briguer des postes plus importants qu’ils n’obtiendraient probablement jamais.

Les compagnies d’extraction n’avaient jamais connu de problèmes avec eux. Elles avaient leurs secrets pour dominer à la perfection leurs ouvriers et leur faire oublier leurs effroyables conditions de vie. Elles n’avaient, depuis fort longtemps, plus aucun compte à rendre à la Bulle. Elles employaient, produisaient, pressaient chaque satellite comme un vulgaire citron, extirpaient des sols lointains jusqu’à la plus petite étincelle d’énergie, le plus minuscule minerai, et repartaient plus loin, toujours plus loin, vers les terres vierges et riches, broyant l’univers avec la sûreté mécanique d’un bulldozer géant. Les compagnies existaient au nombre de trois. Il y avait, en fait, beaucoup plus de sociétés d’exploitation privées, mais elles ne formaient que des filiales des trois autres.

La Bulle possédait d’importants intérêts et actions sur ces Compagnies, mais elle ne contrôlait aucune d’elles. Cet équilibre pouvait, aux yeux du profane, paraître précaire, mais c’était d’évidence sans compter avec les ressources du cosmos. Elles étaient infinies. Et plus les antennes des Compagnies s’éloignaient, plus l’énergie était nécessaire, à l’extraction, aux transports des minerais, à leur utilisation sur d’autres satellites comme sur la Terre et ses bases orbitales, jusqu’au transfert des Mectons usagés qui devenait de plus en plus difficile au fur et à mesure qu’on s’éloignait de Clown, leur décharge commune. Jamais la petite planète bleue n’avait connu un tel essor, une telle magnificence.

Val Dundee s’immobilisa et se planta les poings sur les hanches.

— Regarde-moi cette bande de débiles ! tonna-t-il. On dirait qu’ils ont la trouille ! Quand je pense que c’est ça, nos fameux pionniers de l’espace ! Les conquérants de l’infini !

Plus il criait et plus les Mectons reculaient, sans un bruit. L’interminable file des amateurs de tests s’était scindée en deux tronçons distincts, ceux qui étaient au-delà de Dundee et les autres, qui se trouvaient en deçà. Chacun cherchant, dans la mesure de la place disponible, à s’éloigner le plus possible du Vérif.

— Les héros du cosmos ! Ouais ! Une bande de levrons tremblants, voilà c’que vous êtes ! De vraies merdes flasques ! Vous n’êtes que des…

Poska saisit le bras du Vérif.

— Arrête ça, Val ! grogna-t-il. Qu’est-ce qui te prend ?

Dundee avait le regard fou, injecté. Il se tourna, plein de haine, vers Poska, s’ébroua comme un chien mouillé et parut sortir d’un cauchemar. Il se frotta vigoureusement la nuque et hocha doucement la tête.

— O.K. ! murmura-t-il. Excuse-moi. Je ne sais pas ce qui m’arrive. C’est de les voir, tous, comme ça…

La masse des Mectons avait cessé de refluer. Elle semblait à présent écouter religieusement les propos des deux habitants de la Bulle. Val Dundee regarda autour de lui et grimaça.

— Tirons-nous d’ici ! souffla-t-il en entraînant Poska. J’en ai ma claque de tout ce cirque.

Poska suivit le Vérif tout en songeant que ce n’était peut-être pas une mauvaise chose, finalement, que Dundee quitte la Bulle. Son originalité tournait à la névrose.

 

Jaïs Negra avait les cheveux coupés très court. Ils étaient d’une teinte gris violacé, comme une décoloration inachevée. Ses yeux immenses, d’un bleu très pur, lui mangeaient le visage et lui donnaient un peu l’aspect de ces petits singes nocturnes qui paraissent toujours souffrir du froid. Elle était, en outre, effroyablement pâle et maigre. Mais peut-être cette impression était-elle due à la longue robe jaune sans forme qu’elle portait en permanence… Jaïs était en fait ce genre de femme dont il était difficile d’affirmer si elle était belle ou non. Elle fascinait. Elle hypnotisait. Et sa résistance aux avances masculines augmentait encore le nombre de ses courtisans.

Elle jeta un coup d’œil sur le chronomètre, observa une nouvelle fois le Mecton qui s’agitait sur sa chaise, derrière le miroir sans tain, et goba sa première pilule rose de la journée. Elle referma la petite boîte au couvercle nacré et ouvrit le micro.

— Bonjour, dit-elle d’une voix suave.

Le Mecton sursauta et regarda autour de lui, rapidement, comme un animal traqué. La grande majorité des candidats avaient cette réaction. Le son, dans la chambre des tests, semblait provenir de tous les miroirs à la fois. Cette attitude apeurée du Mecton était indéniablement un point négatif. Celui-là, visiblement, aurait des difficultés à franchir la sélection primaire. Il y avait finalement relativement peu de différences entre les Mectons. Jaïs, depuis qu’elle occupait ce poste, en avait pris l’habitude.

— Bonjour, répondit le candidat, timidement.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda Jaïs.

— Euh… Cinq minutes…

Jaïs haussa les sourcils. Le Mecton se trouvait dans la salle aux miroirs depuis très exactement une minute et trente secondes. Était-ce réellement utile de continuer ? Elle reprit sa petite boîte nacrée et piocha une pilule bleue qu’elle se posa délicatement sous la langue.

— Que voulez-vous ?

Le Mecton se tordit les doigts. Il paraissait vraiment très agité.

— Que voulez-vous ? répéta Jaïs, un peu plus sèchement.

— Rejoindre mon ami, lâcha le Mecton, précipitamment.

Jaïs se pencha.

— Expliquez-vous.

— Je suis employé par la Compagnie Dallas-Expansion. Je travaille dans les mines. Je suis chargé du fret souterrain. Mon ami a été affecté le mois dernier à la Compagnie du Nouvel Axe qui avait besoin d’une équipe spécialiste du quartz. Vous comprenez…

Il hésita.

— … Cela fait maintenant plus de trois ans que nous avions l’habitude de travailler ensemble.

Jaïs étouffa un bâillement. Combien de cocktails avait-elle expérimentés la nuit dernière ? Une quantité phénoménale, probablement… Elle se souvenait vaguement d’avoir passé la soirée avec le Doc Dehli qui n’avait pas fait preuve d’une bien grande originalité dans le choix de ses boissons. Il buvait piquant, ce qui correspondait, dans le tableau dressé par Jaïs, aux éternels insatisfaits. À part ça, le Doc était plutôt d’agréable compagnie. Il savait écouter. On lui pardonnerait donc ses tristes bloody-mary-tabasco.

Elle revint au Mecton qui s’était mis à transpirer.

— Pour ce genre de requête, récita-t-elle, vous devez vous adresser à la Répartition, au niveau moins huit de la Bulle.

— Mon ami m’a fait savoir que la Compagnie du nouvel Axe recherchait des contremaîtres. J’ai pensé que je pourrais tenter ma chance.

Jaïs grimaça.

— Ce n’est pas une question de chance, rectifia-t-elle.

— Je peux faire ce job ! affirma le Mecton, avec vigueur.

— Vous êtes affecté au fret souterrain ?

— Oui.

— Seriez-vous capable de diriger une unité entière de fret ?

Le Mecton recommença à se tortiller sur sa chaise.

— Oui…

— Bien, fit Jaïs. Regardez sur votre gauche.

Un des miroirs s’illumina.

— Voici, reprit Jaïs, le plan d’une mine à quadruple galerie. La Compagnie du Nouvel Axe emploie très souvent cette méthode. Sous la carte, vous pouvez lire le nombre d’engins dont vous disposez, leur puissance respective et le poids du matériel que vous allez devoir acheminer. Ainsi que le nombre d’ouvriers qui sont placés sous votre direction. Vous avez vingt minutes pour établir une programmation efficace et sûre.

Elle coupa le contact et avala une pilule rose. Une chape électrique crépitait devant ses yeux. Elle se leva pour aller prendre un verre d’eau.

La porte coulissa et Doc Dehli entra dans la salle, suivi par cette brute géniale de Val Dundee.

— Tiens donc ! s’exclama-t-elle. Deux sommités de la Bulle en même temps chez moi ! C’est un grand honneur pour mon humble unité que de vous recevoir, messieurs.

— Alors, ma belle, ricana Dundee. Toujours vierge ?

Poska se mordit les lèvres. Val n’en loupait décidément pas une. Mais Jaïs, déconcertante, se joignit au rire du Vérif. Tout autre homme qui se serait permis cette plaisanterie envers elle se serait aussitôt retrouvé avec le ventre ouvert. Elle reprit rapidement son sérieux.

— Je suppose que vous n’êtes pas venus jusqu’ici pour connaître l’état de fraîcheur de mon hymen. Si vous êtes en vacances, moi, j’ai du boulot par-dessus la tête.

— On est venu te dire de préparer tes frusques, ma grande, expliqua Dundee. On part en voyage.

Jaïs fronça les sourcils.

— En voyage ? répéta-t-elle, incrédule.

Poska voulut prendre la parole, mais Dundee le précéda de nouveau. Il aurait préféré annoncer ça d’une autre façon à Jaïs.

— Prends pas trop de rechange, avertit Dundee, ironique. On quitte la Bulle, mais on reste sur notre chère vieille planète.

Jaïs chercha des yeux sa petite boîte à pilules.

— Et je peux savoir où on va ? grinça-t-elle.

— Au camp Platine, répondit Val.

— Un camp militaire ? fit Jaïs avec un air de profond dégoût. Mais qu’irais-je faire, Seigneur, dans un camp militaire ?

Dundee lui tendit le rapport qu’il avait reçu le matin même.

— Tu liras tout ça là-dedans.

Jaïs prit le dossier qu’elle déposa sur la table sans y accorder le moindre regard. Elle paraissait douter du sérieux de cette mission.

— C’est une plaisanterie ? avança-t-elle.

— Dans ce cas, rétorqua Dundee, nous sommes tous trois les dindons de la farce.

Jaïs hocha la tête.

— Et à qui dois-je cette faveur ?

Dundee, hilare, se tourna vers Poska.

— Vas-y, Doc, dis-lui !

Poska Dehli tordit la bouche.

— Je crains d’être le responsable de ce choix, murmura-t-il, contrit. Mais vous pouvez refuser de nous accompagner.

— Je savais, cracha Jaïs, qu’on ne pouvait rien attendre de bon d’un type qui sirote du jus de tomate !

Val Dundee éclata d’un rire tonitruant.

 

Le Mecton, dans la salle aux miroirs, était halluciné devant le plan de la mine. Ses pupilles incroyablement dilatées auraient sûrement passionné Doc Dehli.

Il voyait l’immense cage qui plongeait dans les profondeurs du puits avec un fracas métallique, un froissement d’enfer, disparaissait dans les ténèbres et remontait aussi rapidement, au rythme d’un piston qui s’enfonçait dans les chambres de combustion.

Il voyait les câbles défiler devant la cage infernale, se dédoubler, puis se tripler sous l’effet optique dû à la vitesse et à la pénombre. Ce câble plus dangereux qu’un cobra qui vous coupait un homme en deux plus sûrement qu’un couteau tranche dans le beurre fondu.

Il voyait les diaboliques wagonnets, dégoulinant d’huile où la poussière s’amassait en grumeaux luisants, foncer au cœur des galeries, tremblant sur leurs rails, déchiquetant sur leur passage les hommes trop ivres pour ne pas s’endormir, et s’immobiliser dans la cage, cloportes repus des entrailles de la terre… La paroi des tunnels se dérouler à moins d’une main de son visage, atteindre une telle vitesse que le ruban prenait l’allure d’une peinture abstraite aux dominantes ocres, d’un tableau fixe dont les spirales argileuses l’attiraient comme un vertige.

Il voyait, oui, il sentait l’odeur si particulière de la terre qu’on éventre, il ressentait les effets douloureux du passage dans la cage, avec les viscères qui vous éclataient au ras des poumons, avec l’estomac essoré comme sous la poigne d’un géant qui vous faisait sortir de la bouche d’incoercibles vomissements qui s’accrochaient en stalactites de bile gluante sur les protections grillagées de la cage.

Il voyait tout cela, et il entendait les sourdes explosions qui provenaient des fronts de taille, le hurlement des hommes qu’on déversait, là-haut, à pleines pelletées dans le puits, dans la nuit, dans la mort…

La cage était le cœur de la mine. Elle avalait les Mectons-oxygène et expulsait le minerai-carbonique. Inexorablement. Le rôle du contremaître chargé du fret souterrain était d’éviter l’artériosclérose.

Le Mecton perdit plus de deux kilos en vingt minutes. Son survêtement blanc était trempé.

La voix de Jaïs Negra éclata dans la salle aux miroirs comme le tonnerre.

— Un accident vient de se produire en galerie Trois. Le choc de la collision entre les deux wagonnets a provoqué un éboulement des galeries Trois et Trois Bis. Quatre cent cinquante-trois Mectons y trouveront la mort. Un wagonnet extérieur a manqué la cage et s’est écrasé sur…

Le Mecton se boucha les oreilles et se mit à pleurer.