CHAPITRE VI
Pour Aldren la notion de temps perdit toute réalité. D’abord il avait eu l’impression d’un simple vertige, une brutale défaillance, ce ne fut que peu à peu qu’il s’aperçut que l’étrange engourdissement physique qui s’était emparé de lui avec une telle instantanéité ne semblait pas avoir anesthésié son conscient ; de toute façon pas ses nerfs optiques puisqu’il continuait à voir les membrures du plafond au-dessus de sa tête. Son odorat aussi lui transmettant la senteur de l’air salin, l’arrière-goût du vin âcre qu’il avait bu persistait dans ses papilles. Son intellect fonctionnait, diagnostiquait l’action d’une drogue, comprenait que le poison avait été présent dans une seule des deux cruches, celle qui lui avait été réservée ; Xam avait bu de l’autre. Le Naho avait bien joué son jeu…
En tout cas l’herbe… comment s’appelait-elle déjà ? Ah oui, l’herbe de la Grande Paix… avait de remarquables propriétés paralysantes. Le Terrien était totalement incapable de se mouvoir, de bouger même une seule phalange. Complètement impuissant, comme si son corps entier était ligoté, ou plutôt enserré dans une invisible carapace. Emprisonné dans un sarcophage… Aldren était devenu une momie, hermétiquement entourée de bandelettes… Pourtant son cœur continuait à battre régulièrement, ses poumons respiraient ! Pourquoi ses muscles ne répondaient-ils plus, le condamnant à l’immobilité et aussi à l’insensibilité ?… Car il ne ressentait plus le contact du sol, il était léger, si léger… Il flottait dans l’air…
« Tu ne souffriras pas quand tu partiras avec Doh… » Ces paroles, elles aussi, flottaient paresseusement dans sa mémoire. D’autres aussi infiniment plus lointaines. « Accompagner l’esprit du chef mort. » Donc partir avec lui dans les flammes du sacrifice ? C’était lui-même qui s’était proposé. Sans savoir à quoi il s’engageait, mais pour Xam, les mots avaient une signification précise. Deux âmes jointes dans une suprême alliance, lorsque les cendres de deux corps se disperseraient au vent du soir…
Nulle révolte dans la lueur de conscience qui continuait à palpiter tout au fond de son esprit. De son moi qui n’était plus relié au monde extérieur que par les sensations visuelles et auditives mais pour qui tout le reste était définitivement aboli. Plus de corps : l’immatérialité. Et aussi l’indifférence. Rien ne comptait plus. Pourtant durant le long cycle d’entraînement qu’il avait subi autrefois dans un passé perdu dans la nuit des temps, il avait été forgé pour survivre aux pires épreuves. On avait fait de lui un autre homme, doté de facultés hors série. Les poisons, par exemple… Parmi les implants neuroglandulaires qu’on lui avait greffés, il y en avait qui étaient capables de repousser n’importe quelle agression toxique : ils devraient s’activer d’eux-mêmes maintenant… Pourquoi demeuraient-ils inertes ? Parce qu’eux aussi étaient endormis ? Mais pourquoi ne se réveillaient-ils pas ? Ils attendaient l’ordre de son cerveau ? Pourquoi ne venait-il pas ? La réponse naquit d’elle-même.
L’inconscient d’Aldren refusait le déclenchement libérateur parce que vivre ou mourir n’avait plus aucun sens, plus aucune importance… S’endormir sans souffrances, dans une apothéose de lumière, que souhaiter de mieux ? Tant de luttes vaines, de stériles poursuites au travers de la Galaxie pour finalement tourner en rond, retrouver les mêmes saloperies, les mêmes trahisons, la même merde !… Mourir pour renaître ailleurs, dans une autre dimension, une autre temporalité, ne serait-ce pas accéder enfin à la véritable vie, le merveilleux épanouissement du transfini ?
Deux heures s’écoulèrent qui pouvaient aussi bien être un siècle ou deux minutes puisque le temps avait cessé d’exister. Le visage de Xam reparut dans le champ de vision d’Aldren, puis le plafond de la case s’effaça pour laisser place au ciel mauve. On le portait au-dehors, ou plutôt c’était son corps que l’on portait puisqu’il ne sentait pas les mains qui avaient empoigné ses épaules et ses jambes ; ce n’était qu’une dépouille inerte et insensible que l’on déplaçait ainsi. Une enveloppe de chair et de sang à laquelle il avait cessé d’appartenir. On dut le déposer en position demi-assise, car de nouvelles images s’inscrivirent sur sa rétine : la mer violette, l’horizon incendié d’or et de pourpre. Le bûcher dont la noire pyramide était maintenant achevée. D’autres porteurs étaient en train de déposer au sommet le cadavre de Doh’gur : le Terrien se demanda si, comme lui, le chef naho était encore capable de voir la scène, si dans son cerveau meurtri subsistait encore une étincelle de conscience. Si, comme celui qui allait prendre place à son côté, il aurait le rare bonheur d’assister à ses propres funérailles…
La silhouette de Xams’interposa à contre-jour. Sa voix monta, chaude, amicale.
— Adieu, ami. Toi maintenant mon frère, pareil à Doh. Toi et lui ensemble protéger peuple Naho quand être assis côte à côte dans le cercle des dieux. Toi leur dire que…
Le nouveau chef s’interrompit net, se redressa en tournant la tête ; son image glissa sur la gauche, disparut. Un concert de voix parvint aux oreilles d’Aldren : des paroles confuses, heurtées, discordantes qu’il ne pouvait comprendre ; il lui semblait seulement que l’une d’elles, plus haute, plus aiguë, lui était familière. Mais à quoi bon s’efforcer de réveiller des souvenirs enfouis au fond d’un épais brouillard ? Le monde des vivants n’a plus rien de commun avec celui des morts… Pourquoi tant de bruit inutile ?
A nouveau des figures mouvantes se découpèrent sur l’horizon crépusculaire. Xam, bien sûr, ainsi qu’un autre Naho bizarrement vêtu d’une robe bariolée ornée de plumes et de coquillages. Et puis une troisième. Une femme. Jirza ?… Comment pouvait-elle se trouver ici ?
C’était bien elle qui, d’un élan vint s’agenouiller près de lui. Ses prunelles fauves devinrent immenses, plongeant dans les siennes.
— Qu’est-ce que tu as fait, mon amour ! Tu as accepté l’union des âmes dans la mort ? Tu as bu l’arwaz, n’est-ce pas ? Comme j’ai eu raison de te suivre de loin malgré ta défense ! Je ne veux pas que tu meures, je ne veux pas ! Ou alors je partirai avec toi !
La main de Xam se posa sur l’épaule de la jeune fille, l’écarta. La força à se relever.
— Tout être bien, frère. Jirza être ton épouse et toi permettre épouse accompagner mari dans sacrifice. Elle pas souffrir non plus. Servantes apportent Herbe de la Grande Paix.
*
* *
Très loin au large, sur l’océan des tropiques, une goélette flotte immobile. Plus le moindre souffle de vent, les voiles pendent inertes le long des mâts. L’eau que nul frémissement ne trouble est aussi lisse que la surface d’un miroir bleu. Dans l’écrasant silence, toute vie semble abolie. Les dauphins ont cessé de tracer leur sillage autour du navire encalminé, les goélands eux-mêmes ont disparu. L’air est visqueux, étouffant, presque irrespirable. Le temps s’est arrêté, tout est mort.
Soudain, tout au fond de l’horizon, apparaît une barre plus sombre qui grandit rapidement, se couronne d’une ligne d’écume blanche. Une lame de fond jaillie de quelque ouragan caché au-delà du cercle vide, mais dont le souffle géant la pousse et la cravache. Elle monte encore, menaçante muraille glauque, s’abat sur la coque qui s’incline sous le choc, se redresse, vire. Les voiles se gonflent, la goélette ressuscitée bondit, déchire de son étrave les flots bouillonnants.
Ce fut ainsi que le miracle s’accomplit. La vague salvatrice se nommait Jirza. Nulle autre qu’elle n’aurait pu provoquer le choc nécessaire. Sous l’influence de la drogue, Aldren était devenu totalement indifférent à son sort ; il acceptait son destin, ne voulait plus réagir. Mais maintenant ce n’était plus lui qui était en cause, c’était une autre, une femme qui l’aimait jusqu’à accepter de mourir avec lui ! Il ne fallait pas que cela soit ! D’eux-mêmes, les bio-implants énergétiques s’activèrent enfin. Un tsunami de brûlante vitalité déferla d’un bout à l’autre de son corps, une rafale de tempête gonfla ses muscles, balaya le poison, fit éclater le suaire paralysant. Une clameur sauvage jaillit de sa gorge libérée et, d’une irrésistible détente, il se dressa, tendit les bras vers Jirza, la serra violemment contre lui. La jeune Thiit le fixa d’un regard égaré.
— Tu… tu as réussi…, bégaya-t-elle en l’étreignant convulsivement. Puis, sans transition, elle éclata en sanglots libérateurs.
— C’est grâce à toi, murmura le Terrien. Il fallait bien que je me réveille pour t’empêcher de faire ce que tu étais prête à faire : te faire carboniser avec moi et en compagnie d’un Naho par-dessus le marché !
— Je ne voulais pas te quitter…
— Et moi je veux que tu sois vivante. Dis moi, était-ce pour cela que tu as proclamé devant tous que tu étais ma femme ?
— La Loi n’aurait pas permis à une simple concubine de partager ton bûcher…, murmura Jirza en frottant son visage contre l’épaule de son amant pour essuyer ses dernières larmes.
— La Loi ! Il est grand temps que je me décide à dicter la mienne !
Aldren se dégagea à demi, tourna la tête pour embrasser du regard la scène dont il n’avait jusqu’alors pu voir qu’un seul angle. Derrière, la tribu entière était rassemblée en foule compacte ; sur le côté se tenait Xam avec, tout près de lui, le personnage emplumé. Personne ne bougeait. Tous étaient encore figés par la stupeur.
— A toi de parler, Jirza. Et tâche de leur traduire exactement ce que je vais dire pour qu’il n’y ait plus de méprise. J’avais offert d’être présent aux funérailles pour montrer que je désapprouvais le crime commis et que je partageais leur douleur. J’étais prêt à accompagner la dépouille jusqu’au pied du bûcher pour honorer sa mémoire, mais pas plus loin ! Ça n’aurait servi à rien puisque si son âme partait pour rejoindre ses ancêtres et ses dieux, la mienne se serait envolée vers les miens, dans un tout autre ciel. Les deux ne se seraient jamais retrouvées ensemble. Les Nahos auraient seulement commis un crime encore plus imbécile que l’autre, car la colère de mes dieux serait retombée sur leurs têtes.
La jeune femme traduisit d’une voix vibrante, provoquant divers remous dans l’assistance. Xam et son compagnon eurent un bref conciliabule, puis ce dernier fronça les sourcils, posa une question à Jirza.
— Qui est cet oiseau ? fit le Terrien. Le grand sorcier de la tribu ?
— Oui. Il s’appelle Qohm. Il dit que tu as peut-être raison mais que quelqu’un doit être brûlé en même temps que Doh’gur parce qu’un chef ne peut pas partir seul. Si Xam avait ramené le corps du meurtrier, tout aurait été bien, mais il n’a pas pensé à le faire.
— Alors il a commis une faute, qu’il s’offre lui-même en expiation au sacrifice. Ou bien ce Qohm, pourquoi pas après tout ? Le grand prêtre accompagnant le grand chef ! Pour le coup, la cérémonie serait vraiment sublime. Dis-leur que chez nous quand le président meurt, on enterre avec lui tous ses ministres ; ce n’est malheureusement pas vrai mais c’est bien dommage…
Elle s’empressa d’obéir, provoquant de la part de ses interlocuteurs des réactions outragées qu’Aldren observa avec une gaieté mal réprimée. Cependant il lui sembla que son interprète parlait bien longuement. Elle aurait dû avoir déjà terminé. Elle improvisait visiblement des commentaires de son cru et les auditeurs, en l’écoutant, se calmaient progressivement ; ils en vinrent même à hocher gravement la tête en échangeant des regards approbateurs. Derrière, la foule s’était ranimée et, quand Jirza se tut, des cris de joie montèrent.
— Ça alors !… Quel revirement ! Qu’est-ce que tu leur as raconté ?
La jeune fille leva vers lui des yeux brillants de malice.
— D’abord ce que tu m’avais dit de dire et ils n’étaient pas contents du tout. Alors j’ai pensé à autre chose. L’arwaz rend le corps insensible et l’esprit indifférent pendant au moins trois jours, il arrive même souvent qu’on ne se réveille plus. Et toi qui n’étais drogué que depuis deux heures, il t’a suffi de le vouloir pour que le poison devienne aussi inoffensif que de l’eau de source. Tu t’es dressé tout pareil à ce que tu étais avant de le boire. C’est la preuve que les dieux ordonnent qu’on ne te fasse pas de mal, que tu es sous leur protection. Mieux, tu es envoyé par eux…
— Tu es tout simplement géniale ! Je suis un dieu et désormais tu seras ma déesse préférée ! Nous allons leur démontrer tout de suite que nous sommes les messies des puissances célestes. « L’esprit de Doh’gur partira seul », énonça-t-il avec une majestueuse lenteur en fixant impérieusement les deux Nahos. « Il doit en être ainsi parce que c’est lui seul qui est attendu dans le royaume où son trône est préparé. J’ai dit ! » Il attendit que Jirza ait traduit la profération, ce qu’elle fit d’une voix aussi autoritaire que la sienne. A la dernière syllabe, Aldren leva le bras droit, le tendit solennellement vers le bûcher dressé à dix mètres de là. Pressa le contact du minuscule thermo-laser qu’il venait de pêcher au fond de sa poche et que sa paume dissimulait. L’engin, conçu à son intention par Maklan, était de faible puissance, tout juste bon à faire éclater la gangue d’une géode pour en dégager les cristaux, ou bien servir de briquet pour allumer le feu à l’étape devant la tente. Il joua parfaitement ce dernier rôle en l’occasion : les fagots s’embrasèrent rapidement, les hautes flammes montèrent dans la pénombre violette du soir. Les dieux avaient répondu favorablement…