CHAPITRE IV











Sans plus insister, Aldren suivit Makian dans l’habitation en forme de chalet savoyard, s’assit en face de son hôte dans la grande salle de séjour. La servante thiit apporta une bouteille et deux verres, inclina la première pour remplir les seconds, se redressa pour considérer l’invité avec un visible intérêt. Aldren nota que, bien que son corps plus opulent remplisse généreusement la robe verte qui la moulait, ses yeux étaient du même ton fauve et lumineux que ceux de Jirza.

Diya est la sœur aînée de la jeune personne dont vous avez fait hier soir la conquête de haute lutte, fit Maklan. Vous venez de noter la ressemblance, pas vrai ? Vous voyez que vous êtes déjà un peu en famille, chez moi.

Je crois que je commence à comprendre comment vous saviez que je sortais de chez Welsh. Le téléphone de brousse entre les deux mignonnes ?

Bien plus simple, Aldren. Vous saviez déjà qu’il y avait un micro dans votre chambre, comme d’ailleurs en beaucoup d’autres endroits de Shant ; vous avez su très astucieusement en profiter. Or, c’est moi qui, en ma qualité de technicien, ai installé ce réseau d’écoutes à la demande de Welsh et en lui jurant le secret, bien entendu. Toutefois j’ai pris la liberté de dériver une petite bretelle qui aboutit ici.

Et vous écoutez la conversation. Quel jeu jouez-vous au juste ? Si ce n’est pas celui que je commence à deviner, je vais m’inquiéter.

Le même jeu que le vôtre et pour les mêmes raisons. Pour m’inspirer de votre propre histoire, disons que, moi aussi, je suis un transfuge de cette célèbre Kimberlite and Company. Ai-je vraiment besoin de préciser davantage ?


Un violent coup de tonnerre éclata au-dehors, presque aussitôt suivi du tambourinement de la pluie sur le toit. Derrière la haie du living le panorama des champs, des prairies et des collines s’effaça instantanément, noyé sous le rideau liquide.

C’est comme ça ici trois cent quatre-vingt-dix jours par an, sourit Maklan. Connaissez-vous la vieille histoire du type qui demande son chemin et qui s’entend répondre : « la première rue à gauche après la deuxième averse » ? Elle convient tout à fait à Yuma…

Diya entrait à ce moment portant sur un grand plateau les plats du déjeuner. Quand elle eut regagné sa cuisine, Aldren fixa sévèrement son vis-à-vis.

J’aurais dû m’en douter ! Vous avez été embarqué avant moi sur la même galère… Quand êtes-vous arrivé ?

Il y a dix mois.

Vous avez donc eu tout le temps d’aller vous balader dans la nature. Vous avez pu localiser le filon ?

Non. Je n’avais pas à sortir de la concession ; d’ailleurs je suis technicien et non géologue. Mon boulot consistait d’abord à vérifier qu’il y avait bien des pierres radieuses dans le coin et ensuite m’incorporer au patelin pour servir de point de base en attendant que quelqu’un de qualifié soit désigné par les copains de la bande et vienne se charger de l’opération. Le spécialiste en question est donc vous ; je l’ai tout de suite compris quand je vous ai vu corriger Lew. Ensuite la belle histoire que vous avez confiée au micro contenait toutes les allusions nécessaires et que moi seul pouvais comprendre – la Kimberlite notamment – il n’y avait plus de doute.

Toujours cette manie de la compartimentation ! Personne n’avait daigné me dire qu’il y avait déjà un dormant sur place ! On peut se tutoyer maintenant, non ?

Même en public si tu veux, on fraternise vite dans les au-delà galactiques, notre camaraderie n’étonnera personne.

D’accord. Tu avais déjà vu l’échantillon que m’a montré Welsh ?

Bien sûr. En fait il en possède trois. Je les ai examinés une nuit : ouvrir un coffre même bien défendu après avoir neutralisé les alarmes et le refermer ensuite sans laisser de trace fait partie de ma spécialité à moi. De bien beaux cailloux, pas vrai ?

Indiscutablement. Du moins si j’en juge par celui qu’on m’a montré. Dommage qu’il soit faux…

Bouche bée et les yeux dilatés de stupeur, Maklan contempla Aldren qui s’était remis à manger comme si le contenu de son assiette, d’ailleurs excellent, fût la seule chose qui comptât en ce moment. Le technicien ne tarda pas à surmonter le choc.

Fausses, ces pierres ? s’exclama-t-il. C’est impossible ! On peut imiter presque n’importe quoi : un diamant, une émeraude, un rubis, mais pas un chrysobéryl mimétique ! Toutes ces gammes de teintes changeantes qui s’accordent à chaque instant – se mettent en phase plutôt – avec la personnalité et le psychisme du porteur… Ce n’est plus une simple question de composition chimique ni de structure interne ; il y a quelque chose en plus qui a toujours échappé aux analyses les plus poussées ! Du moins à ma connaissance.

Tu ne te trompes pas. Fabriquer un diamant bleu de la plus belle eau est très facile. Celui que j’ai vendu à Tchen-to en était la preuve, le vieux renard l’a accepté sans sourciller. Par contre, copier une pierre radieuse est hors de question ; notre technologie est encore bien loin d’y arriver. Et pourtant… celle que nous avions pu emprunter au passage a été examinée molécule par molécule sous ultra-microscope laser et nul doute n’est permis. Elle était synthétique. Evidemment les atomes de silicium, d’aluminium et de béryllium étaient tous présents conformément à la formule, mais les liaisons intra-moléculaires étaient trop complexes pour être l’œuvre de la nature, la combinaison était artificielle. La synthèse n’a pas mis des dizaines de millions d’années pour s’effectuer, elle a été obtenue en quelques heures sous des conditions inimaginables de température et de pression. Du genre de celles qu’on ne rencontre qu’à l’intérieur d’étoiles naines en train de s’effondrer sur elles-mêmes pour se changer en trous noirs… Maintenant si tu préfères rêver qu’un grand sorcier de la tribu des Nahos s’amuse par les nuits de pleine lune à chauffer un mélange de sable, d’argile rouge et de poussière de granit sur un feu de bois en proférant des incantations catalysantes, je veux bien, mais ça foutrait en l’air toute la science dont nous sommes si fiers.

C’est complètement fou ! Et tu dis que celle que Welsh t’a montrée était également fausse ? Comment as-tu pu t’en assurer ? Tu n’avais quand même pas dissimulé un microscope protonique dans la manche de ton blouson ?

Ç’aurait été un peu trop encombrant. En fait, la pierre fausse présente une légère anomalie qu’aucun joaillier ne pourra d’ailleurs jamais découvrir ni même soupçonner. Une infime modification dans les raies du spectre de réfraction… Nous avons mis au point un verre de contact étudié pour analyser visuellement cette bande précise et faire apparaître sur la rétine un certain réseau caractéristique. Je m’étais glissé le bidule sous la paupière quand Welsh m’a confié la gemme. Aucun doute n’est permis, les pierres radieuses de Yuma sont synthétiques.

Mais si l’on s’en aperçoit un jour, le marché va s’effondrer !

Ça m’étonnerait que ça se produise, nous n’étions que trois à le savoir, quatre maintenant en te comptant et ce n’est pas notre intérêt de divulguer la chose. Les cours du marché ne subiront aucune fluctuation sinon en hausse en fonction de l’accroissement de la demande.

Mais tu pars quand même chercher la source ? Ou plutôt le know-how de la synthèse ?

Tu y es. La source et surtout le type qui détient le secret de la fabrication… En attendant, prends cette liste, c’est celle du petit matériel dont j’ai besoin et que je n’ai pu apporter avec moi, puisque je suis un fugitif sans bagages. Moi, je retourne en ville me procurer un costume de montagnard à l’épreuve de ce climat aquatique. Quel pays !

Tu trouveras ça facilement, mais Tchen-to n’a pas dû te donner beaucoup de fric en échange de ton diamant, je le connais. En veux-tu ?

Merci. Il ne me reste en effet qu’une centaine de crédits locaux dans ma poche, mais j’avais pris mes précautions au départ et cousu en prévision toute une liasse dans ma ceinture.

On trouve des billets de la banque de Welsh dans la Fédération ?

Evidemment non. Mais on trouve de bonnes imprimeries. N’est-ce pas tout ce qu’il y a de plus moral que de se servir de fausse monnaie quand on va chercher des pierres fausses ?…


*

* *


Le déluge continuait implacablement et Maklan dut reconduire Aldren en voiture jusqu’à l’hôtel où, avec une touchante fidélité, Jirza attendait son chevalier dans la chambre. La jeune Thiit déliée de ses obligations professionnelles avait laissé sa robe d’entraîneuse et revêtu à la place le costume indigène des jours de fête : un bref pagne fait de souples lanières de cuir que chaque mouvement faisait librement flotter avec une impudique sournoiserie. Aldren oublia toutes ses préoccupations pour se souvenir uniquement du proverbe qui affirme qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Chaleur du reste aussi communicative que réciproque et qui, contrairement aux lois de la thermodynamique, renaissait miraculeusement de ses cendres bien qu’elle eût été à plus d’une reprise transformée en un voluptueux travail.

Le Terrien goûta d’autant mieux cet interlude qu’il savait qu’il ne serait pas de longue durée. Dans deux jours, trois au maximum, le chef naho Doh’gur arriverait à Shant-City, précédant le groupe chargé des habituelles marchandises du troc et, – en principe du moins – apportant lui-même la nouvelle pierre radieuse offerte par la déesse lunaire. Welsh en serait le premier informé mais Maklan, grâce à ses micros clandestins, le serait en même temps que lui. Aldren pourrait donc se lancer sur la piste sans perdre une seconde. Pour plus de sûreté, il se rendit dès le surlendemain matin dans le chalet de son complice ; il était d’ailleurs nécessaire qu’il s’assure que son bagage de prospecteur était prêt. Précaution supplémentaire et qui se révéla heureuse, il revêtit à tout hasard sa tenue d’alpiniste et ses grosses chaussures cloutées.

Le dispositif d’écoute demeurait muet, et les deux hommes bavardaient tranquillement lorsque Jirza, toute ruisselante, fit irruption dans le chalet.

Lew est parti à l’aube à la rencontre du Naho ! s’exclama-t-elle. J’ai couru pour que tu le saches tout de suite !

Comment l’as-tu appris ? Tu dormais encore lorsque je t’ai quittée !

Par une de mes sœurs thiit. Les nouvelles volent très vite chez nous. Nous savons tout de suite quand quelqu’un passe la frontière. Lew avait ordonné à ma cousine Sontri – tu sais, celle qui a une grande robe verte – de le prévenir en secret quand elle saurait que les Nahos s’étaient mis en route. Elle a obéi, mais elle est venue tout de suite me le répéter.

Lew n’aurait donc pas averti Welsh ?

Non ! Celui-là, il ne sait rien encore puisqu’il n’a pas de petite amie thiit. Nous ne sommes pas assez bien pour lui. Je crois que Lew veut profiter d’être le premier au courant pour prélever la meilleure part sur les marchandises avant qu’elles arrivent à Shant. N’ai-je pas bien fait de te le dire ?

Les deux hommes échangèrent un regard. Prélever la meilleure part ?… Jirza ne savait pas à quel point elle avait raison. Ce n’étaient sûrement pas les poissons ni les fourrures qui intéressaient Lew mais le petit objet brillant que Doh’gur apportait certainement avec lui.

Je crois que c’est clair, murmura Maklan. C’est Lew qui s’occupe de la filière de Forlorn pour le compte de l’association. Il veut en profiter pour se constituer un petit capital personnel à l’insu de Welsh. C’est ton arrivée qui a dû le décider à doubler son patron ; il a peur que tu ne prennes trop d’importance et que sa part ne diminue d’autant. Il va s’approprier la pierre… Qu’est-ce qu’on fait ? Il a une bonne avance sur nous, il a sûrement dû prendre l’un des chevaux de l’élevage importé. Moi je n’ai qu’un véhicule tout-terrain pas très rapide…

C’est mieux que rien, surtout dans une pareille bouillasse. Mets-le en route. J’embarque aussi mon sac. Après tout, ça me fera gagner un bout de chemin si je décide là-bas que l’occasion est bonne.

Maklan n’avait pas encore mis le moteur en marche que Jirza s’était déjà installée sur la plate-forme du pick-up. Aldren ne tenta pas de l’en faire descendre ; elle avait bien gagné le droit à la promenade et, de toute façon, son intention était de la confier à Maklan quand il partirait vers les montagnes.


La remontée de la vallée dura près de deux heures ; au-delà des derniers champs cultivés, la piste traversait une série de bois et de prairies alternés pour se resserrer de temps à autre entre les contreforts des collines. Ce fut à la sortie de l’un de ces petits défilés que, brusquement, Jirza poussa une exclamation en tendant le bras en direction d’une petite clairière. Ses compagnons tournèrent la tête, aperçurent un cheval entravé broutant l’herbe.

Ce ne peut être que celui de Lew, fit Maklan. L’espèce n’existe pas à l’état sauvage sur Yuma. Notre copain a dû le laisser là pour se glisser dans les fourrées en embuscade ; Doh’gur précède toujours son équipe d’une ou deux heures pour régler d’abord ses accords personnels avec Welsh. Lew le sait mieux que moi et comme par-dessus le marché l’endroit est absolument désert…

L’onde sèche d’une détonation lui coupa la parole. Un coup de feu tiré quelque part derrière la barrière des arbres, à moins de cent mètres sur l’avant. Obéissant à un réflexe instantané, les deux hommes sautèrent à bas, foncèrent à toute vitesse entre les troncs des résineux pour déboucher dans un nouvel espace libre, une seconde clairière avec au centre… Ils arrivaient trop tard ! Une silhouette vêtue de cuir était étendue inerte sur le sol ; une autre penchée sur lui se redressait, se retournait vers eux. Lew…

En une fraction de seconde, Aldren enregistra la scène, accéléra sa course. Mais la distance était encore trop grande, Lew eut le temps de réaliser ce qui lui arrivait. Il se ramassa sur lui-même, leva le canon de son arme, pressa une seconde fois la détente. Les super-réflexes de son attaquant jouèrent d’extrême justesse, le jetant de côté au moment où la balle sifflait à quelques décimètres de son oreille. Mais, pendant cette esquive, un malencontreux hasard fit qu’un caillou caché par une touffe d’herbe basculât sous son pied, achevant le déséquilibre entraîné par un trop brusque crochet. Il dérapa, boula durement sur le sol. Lew éclata de rire.

Exactement ce que je voulais !

Il pointa posément son pistolet, une troisième détonation claqua. Aldren, semi-consciemment et mû surtout par les décharges neurochimiques de ses bio-implants, avait réussi à profiter du reste de sa vélocité initiale pour rouler de côté, mais cette fois c’était bien fini, la quatrième balle ne pourrait plus le manquer même s’il tentait de se redresser. Il le fit pourtant, se projetant en arrière en un élan désespéré, retombant sur les genoux, s’immobilisant soudain avec un regard incrédule. A trois mètres de lui, Lew se repliait sur lui-même avec une immatérielle lenteur, s’écroulait, une tache noire et rouge au milieu du front…

L’instant d’après Jirza surgissait, se précipitait éperdument sur lui, l’aidait à se relever, le serrait farouchement contre elle. Derrière, Maklan venait plus posément, renfonçant son pistolet dans sa ceinture.

Je ne suis pas encore trop rouillé, fit-il. Mouche à trente pas, en tirant à hauteur de la hanche. Même pas le temps de viser convenablement… Pourquoi faut-il que tu sois toujours si impulsif ?

Je tâcherais de l’être un peu moins la prochaine fois, mon vieux. Merci en tout cas pour ton heureuse intervention ! Le méchant est définitivement hors jeu. Seulement nous voilà maintenant avec deux cadavres sur les bras et ça risque de poser des problèmes ennuyeux !

Légitime défense, répondit le technicien dont la phrase fut soudainement interrompue par la jeune Thiit.

D’autres viennent ! D’en bas. Ecoutez !

Ils ne furent pas longs à percevoir à leur tour le son à peine audible que Jirza venait d’enregistrer grâce à ses tympans que le vacarme des civilisations modernes n’avait pas encore eu la possibilité de calcifier. Un sourd roulement de sabots qui s’enflait progressivement. Quelques minutes plus tard, les cavaliers surgissaient au bas de la clairière, venaient s’arrêter à quelques pas d’eux.

Welsh, Trigg et Gordy entraient en scène.