Elle lui posa la main sur l’épaule.

- Qu’y a-t-il, Josh ?

- Il est revenu.

- Que dis-tu?

- Il est revenu, maman. Il est… il est tout drôle.

- Ne bouge pas d’ici. (Elle le recoucha.) Reste bien tranquille, Josh, et tâche de dormir. Je ne serai pas longue.

Josh ferma les yeux dès que sa mère sortit, mais le sommeil ne vint pas. Sa pensée vola vers un esprit bien plus vieux que le sien, l’esprit d’un ancien assis dans le noir à quelques lieues de là, et qui pleurait sur le monde.

 

LA NOUVELLE-ORLÉANS, LOUISIANE

 

Shadebank tira sur ses manchettes de façon à ce qu’elles dépassent de sa veste de lin d’au moins deux centimètres. L’oeil morose fixé sur la vitre de la limousine grand modèle où il voyageait en compagnie de trois autres passagers, il tripota machinalement l’un des boutons de manchettes en or. Il n’y avait pas grand monde dans les rues de la ville à cette heure matinale.

A ses côtés, Mama Pitié occupait la plus grande partie de la banquette. Elle avait les yeux clos, et ses lèvres grasses remuaient convulsivement comme si elle s’absorbait dans la prière. La fraî- cheur qu’entretenait l’air conditionné dans la voiture ne semblait pas la mettre à l’aise: elle empes-tait la sueur et le parfum bon marché, et soufflait si puissamment qu’elle donnait l’impression d’actionner le moteur par la seule force de sa respiration. Est-ce que cette grosse vache aurait peur de l’avion ? Shadebank espérait sincèrement que c’était le cas.

Sur le siège avant avaient pris place deux des zombis de Mama ; paupières baissées sans être tout à fait fermées, ils avaient l’air eux aussi d’être perdus dans leurs prières. Dingue. Tout ça était complètement dingue.

Dingue d’aller ainsi à l’aéroport à une heure aussi ridicule, dingue de décamper à travers toute la ville - et cette campagne ridicule! - alors que les flics avaient tellement de soupçons! Et le comble, c’était qu’ils avaient un billet aller et retour!

On avait retrouvé un corps dans les marais : les gardes-chiourme de Mama avaient simplement oublié qu’ils étaient presque à sec ces temps-ci et avaient jeté le cadavre - ou ce qu’il en restait - là où les crocos ne pouvaient plus se traîner. Et il avait appris de source incontestable et bien rémunérée que Mama Pitié allait subir un interrogatoire serré. Il semblait que le mort ait été vu précédemment en compagnie d’un des disciples, ce qui ne prouvait rien en soi, bien sûr, mais qui prenait tout son sens si l’on rapprochait le fait de la disparition de la fille quelques semaines auparavant.

On aurait mieux fait de rester bien tranquilles, se dit Shadebank et de ne pas bouger le temps que ces crétins de flics soient fatigués de poser les mêmes questions de crétins. Tandis que là, ils avaient vraiment l’air de prendre la poudre d’escampette.

Pour sa part, il n’avait de toute façon pas l’intention de s’éterniser au Temple. En fait, il n’avait décidé que depuis la veille au soir qu’il était manifestement temps de prendre le large. Tout ça com-mençait à sentir trop fort le roussi, il se le répétait déjà depuis plusieurs jours. Il partirait sans bagages, juste après une rapide visite au coffre. Facile pour un vieux routier comme lui, qui avait de l’entraînement à ce jeu-là.

Malheureusement, cette sorcière avait compromis ses plans. Il faisait encore nuit quand elle l’avait appelé à l’hôtel minable, où il louait des chambres bon marché, et ordonné de réserver quatre places sur le prochain avion en partance de La Nouvelle-Orléans ” Pour un endroit en particulier? ” avait-il grogné, ne sachant pas exactement si elle plaisantait ou non. ” L’Angleterre “, avait-elle répondu, le souffle court soudain.

L’Angleterre! Qu’est-ce qu’ils allaient bien fabriquer en Angleterre ? Et pourquoi diable est-ce qu’elle voulait l’emmener ? Cette dernière question au moins avait trouvé sa réponse. Shadebank était un Nègre évolué : il savait prendre l’avion, voyager à l’étranger et tout. Tandis que Mama Pitié, avec tous ses tours et ses détours, n’avait aucune expérience en la matière - elle y était complètement nulle, en vérité. C’est pourquoi elle l’avait choisi en priorité. Elle connaissait ses propres limites, et elle savait qu’il pourrait lui être utile. Tout en tourmentant son bouton de manchette, il faisait des voeux pour que le coeur de cette étrange femme ne résiste pas à la fatigue de maintenir en vie son corps monstrueux. Et pour qu’il cède avant l’aéroport.

 

La première chose que remarqua Diane, c’est que Rivers ne boitait plus. Elle arrivait dans le hall de l’hôtel quand il en franchissait le seuil d’un pas rapide, avec une expression de détermination farouche qui la figea sur place de surprise.

Il vit Diane immédiatement et se dirigea vers elle en contournant un couple d’âge mûr équipé de chaussures de marche et de sacs à dos, qui prenait congé de la réception. Il vint à elle, main tendue.

En elle, la colère le disputait au soulagement.

- Mais où…? s’écria-t-elle, la bouche crispée, l’oeil flamboyant, mais au lieu de terminer sa phrase, elle se jeta dans ses bras. Nous avons été tellement inquiets…, fut tout ce qu’elle parvint à articuler.

Il la serrait fort contre sa poitrine, lui caressait la nuque, passait les doigts dans l’épaisseur de ses cheveux.

- Il faut appeler l’aéroport pour retenir des billets, dit-il d’une voix tendue, oppressée. Il faut partir aussi vite que possible.

Elle leva son visage vers lui.

- Il n’y a aucun vol de nuit. Je l’ai vérifié . en retenant nos billets à l’aller. Mais pourquoi cette hâte, Jim ? Que se passe-t-il donc ?

- A quelle heure, le premier vol demain matin? - Je ne sais pas. Pourquoi cette précipitation ? - Il faut retourner tout de suite auprès d’Eva. Elle le regarda d’un air incrédule, et sourit.

- Mais tout va bien Jim, elle est réveillée à présent. Poggsy dit que…

- Oui, oui, je sais. Mais il faut arriver près d’elle avant qu’il ne soit trop tard.

Diane s’écarta de lui complètement.

- Comment peux-tu le savoir?

- Le vieil homme m’a dit qu’elle allait bien.

- L’Homme du rêve? Tu l’as vu?

- J’ai passé toute cette journée avec lui. C’était moi depuis le début, Diane, et non Josh. C’était moi que le vieil homme voulait voir.

Il la prit par le bras et l’emmena dans le couloir.

- Tu ne boites plus, remarqua-t-elle dans son désarroi.

Il eut un sourire triste et elle vit sa fatigue, où la lassitude se mêlait à un autre sentiment. L’anxiété ? Oui, sans doute, mais pas uniquement. Elle comprit que ce qui brillait dans ses yeux, c’était une sorte d’exultation secrète.

- C’est un guérisseur, expliqua Rivers sans ralentir le pas, comme Josh et Eva, comme des milliers d’enfants de leur génération. (Il s’arrêta pour la regarder droit dans les yeux, et l’exultation qu’elle avait cru lire dans son regard fit place à une autre émotion.) Ils sont notre seul espoir, Diane, dit-il avec une tristesse profonde. Sans les enfants, nous sommes perdus. Et cette sacrée planète est perdue aussi.

Il se remit en marche et Diane dut presser le pas pour le suivre.

 

En ouvrant la portière pour permettre à Josh de grimper à l’arrière de la voiture, Diane examina le ciel. De lourds nuages noirs masquaient le premier soleil du matin. Il faisait très sombre.

Tout était silencieux. Pas un souffle de vent, aucun chant d’oiseau.

La route était déserte. Même les maisons semblaient privées de vie.

Diane frissonna malgré la douceur de la tempéra-ture. Par-dessus le toit de la voiture, elle chercha les yeux de Rivers. Percevait-il lui aussi le caractère sinistre de l’ambiance qui les entourait?

Le regard qu’il lui rendit lui assura que oui.

- Prête ? lui demanda-t-il.

Elle acquiesça et s’installa sur le siège du passager. Il monta en voiture, attacha sa ceinture. Elle posa la main sur son bras.

- Se peut-il que cela soit vrai, Jim ?

- Nous le saurons bien assez tôt.

- J’aimerais voir cette personne de mes yeux, dit-elle sur un ton de requête plus que d’exigence.

- Non, trancha fermement Rivers. Il a insisté sur le fait que nous devions partir d’ici.

- Pour protéger Eva ?

- Pas uniquement. (Il mit le contact, puis se tourna vers Diane.) Nous devons lui faire confiance. - Tu te sens dans les mêmes dispositions ce matin ? Tu crois toujours autant en lui ? - Tu pensais que ce ne serait pas le cas ? - On sait bien qu’à la froide lumière du jour…

La voiture sortit du parking et partit à vive allure dans la direction de Fort Williams. A cause de la faible visibilité, Rivers alluma les phares.

- Tu as pu dormir cette nuit? questionna Diane dont le sommeil avait été très agité.

- Comme un bébé, même si la nuit a été courte. Je crois que j’étais trop épuisé pour pouvoir penser encore à quoi que ce soit. (Il ne prit pas la peine d’ajouter que c’était la première fois depuis des mois que la douleur l’avait laissé en paix.) Et je me suis éveillé ce matin l’esprit clair et dénué de doutes. Ne me demande ni comment ni pourquoi, mais je sais que tout ce qu’il m’a dit est vrai. Cela paraît invraisemblable, fantastique - incroyable -, mais je sais que c’est vrai. Même si ses paroles ne m’avaient pas convaincu, les lumières que j’ai vues au-dessus du loch auraient suffi à démontrer qu’il se passait là quelque chose d’extraordinaire.

- Mais que pouvons-nous faire, Jim ?

- Peu de chose. Il est déjà trop tard pour changer quoi que ce soit.

Josh, resté étrangement silencieux depuis que sa mère l’avait éveillé tout à l’heure, demanda sans préambule depuis le siège arrière:

- Est-ce qu’on rentre à la maison à cause d’Eva ?

- Oui, Josh, répondit Rivers.

- Quelque chose de mal va lui arriver?

Rivers hésita.

- Je n’en sais rien, Josh.

Quittez cet endroit et allez protéger les enfants, lui avait dit le vieil homme. Sauvez les innocents du mal qui rôde autour d’eux. Il ne lui avait donné aucune explication, aucune raison non plus. Il avait seulement insisté sur la nécessité de retourner à Hazelrod sans délai.

- Tu m’as entendue parler à ta grand-mère avant que nous ne quittions la chambre, dit Diane, qui se pencha pour prendre la main de son fils. Si les docteurs sont d’accord, Eva sortira de l’hôpital ce matin. Tu vois, tu n’as aucune raison de t’inquiéter.

La masse énorme du mont Ben Nevis se dressait sur leur gauche, encore plus rébarbative dans la pénombre. Aujourd’hui la montagne semblait plus sinistre que majestueuse, plus menaçante qu’imposante.

- Il aurait peut-être mieux valu qu’Eva reste à l’hôpital, dit Rivers tout bas à Diane.

- Ils ne gardent personne plus longtemps qu’il n’est nécessaire, tout le monde le sait. Ils estiment qu’on pourra aussi bien l’observer à la maison qu’à l’hôpital. (Elle avait le sentiment troublant que la montagne les épiait. Elle en détacha le regard, honteuse de sa sottise. Les révélations que Rivers lui avait faites cette nuit, vraies ou fausses, l’avaient hantée.) Jim, dit-elle, je n’ai que des doutes.

Malgré la profonde inquiétude qu’il ressentait lui-même, il ne put se retenir de sourire.

- C’est un retournement de situation, dit-il. Je croyais que c’était moi le sceptique.

- Ce n’est pas facile, ne le comprends-tu pas ?

- Oh si, je le comprends très bien, et je ne t’en blâme pas.

- C’est tellement extraordinaire. Tu me demandes de… de…

- D’avoir la foi ? C’est exact. Mais ce que toi ou moi ou quiconque pense n’a aucune importance : le processus est entamé depuis longtemps, et rien ne pourra l’inverser maintenant. Il est trop tard, nous nous sommes tous conduits en dépit du bon sens.

Ils avaient atteint la ville de Fort Williams. En regardant les maisons, les hôtels, Diane imaginait les gens qui y vivaient. Ils s’éveillaient peut-être, ou prenaient leur petit déjeuner. Beaucoup dormaient encore probablement, sans savoir ce qui advenait au monde qui les entourait, satisfaits, irresponsables et même négligents dans leur ignorance. Et totalement inconscients de ce qui allait venir.

- Dieu nous vienne en aide, murmura-t-elle, et Rivers se demanda s’il s’en soucierait.

 

Quelques kilomètres après Crianlarich, Rivers arrêta la voiture d’un coup de frein brutal.

Diane, accoudée à la portière, le front appuyé sur la main, les yeux clos, se trouva projetée d’une secousse vers l’avant. Josh, tellement calme depuis le départ qu’ils le croyaient endormi, bascula aussi en avant, et seule sa ceinture le retint d’aller heurter de la tête le siège de sa mère.

Tous trois contemplèrent fixement la scène qui s’offrait à eux.

Paupières plissées, Diane avait peine à en croire ses yeux. La route traversait des étendues de lande et des vallées dont les coteaux se déroulaient jusqu’aux montagnes enveloppées de brume. Des cours d’eau argentés tombaient de plusieurs escarpements pour se jeter en cascade ou en ruisselets vers des terres plus basses. Les arbres étaient rares en cette région, mais la végétation fort abondante, quoique roussie et desséchée par le soleil d’été. Et de ses ajoncs, de ses herbes et de ses bosquets d’arbustes sortait un flot d’animaux qui traversaient la route par centaines apparemment, des lièvres et des lapins surtout, mais aussi des créatures plus petites, des mulots et des campagnols, et de temps en temps un renard ou un cerf. La route grouillait d’animaux qui menaient une course folle vers un autre territoire.

- Qu’est-ce qu’ils fuient ainsi ? s’écria Diane consternée. - C’est commencé, répondit simplement Rivers. - Qu’est-ce qui est commencé ? Que veux-tu dire ?

- Le vieil homme a dit qu’il se produirait une panique chez les hommes et chez les bêtes. Les animaux ont peur de quelque chose dont nous n’avons pas encore conscience, que nous ne pouvons voir pour le moment.

Il remit la voiture en marche, et se trouva très vite au bord du flot. Diane lui saisit l’épaule.

- Jim, tu ne peux pas faire ça.

- Nous ne pouvons pas rater cet avion, Diane. Il faut passer.

Il actionna l’avertisseur, et les animaux les plus proches s’écartèrent, sans renoncer pour autant à traverser la route. La voiture rebondit sur quelque chose, et Diane frissonna en imaginant les os minuscules écrasés sous les roues. Rivers continuait à klaxonner en faufilant la voiture le plus doucement possible dans cette mer de fourrure. Ils sursautèrent à l’apparition d’un renard contre le pare-brise. L’animal franchit le capot vaille que vaille, sans même jeter un regard vers eux, et disparut d’un bond. Le bruit de chocs sourds résonnait contre le métal, ainsi que les cris suraigus des animaux qui se jetaient contre la carrosserie du côté de Rivers. Il poursuivait résolument, décidé à ignorer ces bruits qu’ils entendaient, et progressait régulièrement, en résistant au besoin d’accélérer pour en finir, pour sortir le plus vite possible de cette marée de créatures suicidaires.

Il ne freina que devant un cerf rouge et sa femelle, et se remit à avancer dès qu’ils furent passés. Josh s’était pelotonné à l’arrière, les mains pressées sur les oreilles pour ne pas entendre les piaulements de toute sorte, et Diane fermait les yeux en se mordant la lèvre. Rivers profitait du moindre espace dégagé pour accélérer, puis se remettait à rouler au pas dès qu’un groupe d’animaux obstruait le passage.

Ce fut très long et très pénible, mais ils en sortirent enfin. Soulagé d’en avoir fini avec cette marée d’animaux en fuite, et anxieux de rattraper le temps perdu, Rivers appuya sur l’accélérateur. Bouleversée encore par cet acte, Diane regarda par la vitre arrière. Qu’est-ce qui effrayait tant la faune de la lande ? Elle scruta la vallée, et ne vit rien qui fût de nature à provoquer une telle panique. Elle reporta son attention sur la route.

Après leur longue conversation de cette nuit, elle avait finalement regagné sa chambre pour permettre à Rivers, épuisé, de dormir. Ses révélations l’avaient laissée incrédule et terrifiée. Malgré l’heure très tardive, elle avait appelé Hugo pour l’avertir de surveiller Eva de près dès son retour. Elle lui avait annoncé qu’ils rentreraient tous les trois le lende-main et lui expliqueraient tout. Naturellement, Hugo l’avait assaillie de questions, mais elle était si troublée, et si lasse, qu’elle n’avait pas su lui répondre, et l’avait prié d’attendre leur retour. Elle avait elle-même tant de questions à poser, beaucoup trop pour un seul soir. Comment absorber aussi vite un concept aussi vaste ?

Elle jeta un coup d’oeil à Josh, devant qui elle répugnait à poser certaines questions à Rivers. Roulé en boule dans son fauteuil, la tête appuyée contre le dossier, l’enfant était resté éveillé, mais son oeil vague ne contemplait rien en particulier; à part un battement de cils de temps en temps, il demeurait immobile, presque inanimé.

Diane revint à Rivers. Il avait le profil grave, le regard encore plein de fatigue. L’ombre de barbe qui lui mangeait les joues en accentuait la maigreur, qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. Elle était contente d’avoir insisté pour qu’il mange quelque chose la nuit dernière, car ce matin personne n’avait eu le temps de prendre un petit déjeuner. Elle posa ses doigts sur cette joue, timidement, car il lui faisait un peu peur à présent. Il prit sa main, la serra dans la sienne.

- Est-ce que tout va s’arranger, Jim ? demanda-t- elle tout bas, d’une voix dont elle espérait que Josh, plongé dans ses réflexions, ne remarquerait pas le tremblement.

- Cela doit s’arranger, répondit-il simplement.

Elle retira sa main, en proie au doute. Le pouvoir qu’il avait évoqué la nuit dernière existait-il vraiment? Et s’il avait rêvé sa rencontre avec le vieil homme qui habitait une maisonnette à côté d’un loch ? Ou était-elle plutôt le fruit d’une hallucination provoquée par toutes sortes de raisons ? Était-il encore traumatisé par son accident et la souffrance qu’il avait engendrée ? Souffrance, se rappela-t-elle, qui avait brusquement, miraculeusement, disparu. Certes, les jumeaux avaient un don de guérisseurs, mais, dans le processus de guérison, quelle part revenait à l’esprit de celui qui souffrait ? Il fallait compter aussi avec la tension constante de son travail, l’exigence toujours croissante en matière de prévisions atmosphériques alors que le climat de la planète devenait si bizarre et imprévisible. Sans oublier le chagrin qu’il avait dû ressentir après la mort de son amie, victime d’une maladie qu’on avait pu considérer virtuellement éradiquée, mais qui avait resurgi - comme d’autres maladies tropicales - pour prendre les proportions d’une épidémie, en raison du changement radical de l’environnement terrestre. (N’était-il pas ironique que ces maladies d’autrefois soient réapparues avec tant de vigueur, alors qu’on avait trouvé, ou qu’on était sur le point de trouver, le remède à des maladies relativement nouvelles, comme le cancer et le sida ?) Était-il humainement possible d’assumer si longtemps d’aussi lourds fardeaux sans en être affecté de quelque manière ? Et puis, bien sûr, Hugo et elle n’avaient fait qu’ajouter aux problèmes de Rivers.

Diane s’en voulut aussitôt de cette dernière pensée qui l’emplissait aussi de culpabilité. Son regard revint s’attacher à son compagnon, qui s’aperçut de cet examen. Il la regarda avec curiosité.

- Jim, hésita-t-elle, tu sais, je… (Elle se troubla.) Non, excuse-moi, cela fait un peu trop de choses à…

- A assumer? Je suis bien d’accord ! C’en est accablant.

Il sourit, et elle reconnut la force dont il était pétri, qui lui avait permis de traverser les récentes épreuves. Non, son équilibre mental n’était pas menacé, malgré ce qu’il avait subi. Elle croyait à l’histoire de sa rencontre avec le vieil homme - l’Homme du rêve de Josh et Eva -, même s’il ne l’avait pas autorisée à le voir à son tour. Mais le résultat de leurs discussions était beaucoup plus difficile à admettre.

Et pourtant… et pourtant, on était à un pas de l’hypothèse de Lovelock, selon laquelle la planète Terre constituait un organisme vivant qui se suffisait à lui-même, à deux pas de la théorie de Hugo, qui soutenait que le monde n’était qu’un immense système d’assistance interstellaire créé spécifiquement pour la race humaine. L’Homme du rêve défendait un principe qui allait beaucoup plus loin que les deux thèses précédentes, mais était-il moins vraisemblable pour autant? La question restait posée. Selon lui, seuls quelques êtres étaient appelés à jouer un rôle dans les mutations que le monde allait subir. Ils tenaient en leurs mains - ou plutôt en leur esprit - le destin de l’humanité et de la planète qui l’abritait. Les signes ne manquaient pas pour nous avertir, depuis maintes décennies; mais ils s’étaient transformés à présent en minuscules balises d’ordre psychique qui marquaient un pré- sage, en indiquant de façon précise mais énigmatique les ruptures de l’environnement. Les premiers avertissements - réchauffement de l’atmosphère, trous de la couche d’ozone, destruction massive par la pollution de la faune sous-marine - n’avaient pas été pris au sérieux quand il en était encore temps; maintenant les avertissements étaient de nature plus ésotérique, peut-être même mystique; ils étaient les annonciateurs de calamités immuables plutôt que les signaux de détresse de périls évitables. Diane se mit à prier en silence.

Ils atteignirent assez vite la pointe septentrionale du loch Lomond, ce lac long d’une quarantaine de kilomètres qui pénétrait profondément dans le mas-sif montagneux des Highlands. Ils en longèrent la rive, mais Diane, cette fois, ne prêta guère attention à la beauté spectaculaire du paysage, les chaînes de montagnes successives, les bois luxuriants recouvrant les versants escarpés du mont Ben Lomond depuis le bord de l’eau. En descendant vers le sud, le lac s’élargissait assez pour accueillir en ses calmes eaux gris ardoise un chapelet d’îles boisées; les pentes de la vallée s’adoucissaient avant de s’ouvrir largement sur la mer. Ils étaient juste à la frontière entre les Highlands et les Lowlands d’Écosse.

Diane crut d’abord à un défaut de suspension du véhicule, car la vibration commença par monter de dessous les fauteuils; ils avaient l’impression de rouler sur l’une de ces grilles fines placées sur les routes pour empêcher le bétail de passer, ou sur une surface faiblement bosselée. Mais la carrosserie aussi fut prise de trépidations, et les mains de Rivers tremblaient visiblement sur le volant, qu’elles serraient très fort.

Il se rangea sur le côté de la route et coupa prestement le moteur. La voiture continuait de vibrer; un tube de bonbons acheté pour Josh à l’aller tomba du tableau de bord et roula aux pieds de Diane. Un camion venant en sens inverse s’était arrêté aussi; ils voyaient le chauffeur examiner sa cabine comme pour la prendre en faute.

- Regarde le lac, dit Rivers par-dessus le cliquetis métallique.

Diane suivit son regard et vit que le grand loch, si calme et lisse l’instant d’avant, clapotait et bouillonnait de milliers de vaguelettes écumeuses.

- Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle.

Rivers le savait, mais il préféra ne pas répondre. Il ouvrit brutalement sa portière et sortit. Non loin, une pyramide de vieilles pierres, qu’on avait empi-lées là pour les besoins d’un mur en reconstruction, s’effondra. Les feuilles des arbres bruissaient et frissonnaient. Un poteau de bois, qui avait depuis longtemps perdu son panneau de signalisation, fré- mit. Rivers sentit la vibration traverser ses semelles, monter le long de ses jambes et gagner son corps tout entier. Il posa la main sur le toit de la voiture pour se maintenir et les trépidations du métal passèrent dans son bras jusqu’à son épaule. Il se rappela qu’ils se trouvaient tout près de la faille qui borde la chaîne des Highlands.

Diane émergea par l’autre portière, pâle d’appré- hension. Elle avait compris ce qui se passait sans qu’il le lui ait dit. Un profond grondement résonna dans le sol, augmenta régulièrement d’intensité à mesure que s’amplifiait la perturbation. Soudain Diane pointa le doigt vers le ciel derrière eux.

Vers le nord, le ciel était rempli de minuscules taches noires qui s’approchaient. Des oiseaux tournoyèrent avec des cris d’alarme et s’abattirent dans les arbres en attendant le vol qui arrivait.

Diane et Rivers observaient la scène avec autant de stupéfaction que d’inquiétude, alors que Josh la regardait derrière la vitre arrière de la voiture, bouche bée et yeux écarquillés. Petit à petit, le tremblement diminuait, le grondement s’affaiblissait lentement jusqu’à n’être plus qu’un bourdonnement. C’était maintenant le battement de milliers d’ailes qui leur parvenait, et l’appel suraigu des oiseaux. Encore quelques instants et leur masse obscurcissait le ciel entier au-dessus du loch; une masse formidable, innombrable, où les espèces se confondaient; d’autres oiseaux les rejoignaient sans cesse, et l’air que brassaient leurs ailes agitait les frondaisons, ridait la surface du lac.

- Incroyable, s’écria Diane, dont la voix ne pouvait être entendue dans ce bruit.

Elle tendait le cou pour regarder l’immense nuée d’un bout à l’autre. Les montagnes renvoyaient en écho les cris des volatiles, qui atteignaient une telle intensité qu’elle plaqua les mains sur ses oreilles et s’appuya contre la voiture en fermant les yeux. Ils continuaient de passer de plus en plus nombreux; il semblait que tous les oiseaux des Highlands s’étaient rassemblés là et volaient vers le sud, qu’ils désertaient leur habitat alors que la saison de leur migration n’était pas venue.

Il se passa bien sept minutes avant qu’ils aient dégagé le ciel pour devenir un nuage noir et tressautant au loin. Seuls quelques traînards restaient à l’arrière, luttant désespérément pour rattraper les autres. Un silence anormal et quelque peu sinistre suivit leur passage.

Après les avoir contemplés jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une traînée ondulante à l’horizon, Diane se tourna vers Rivers avec une expression d’effroi que reflétait sa question:

- Mais où vont-ils?

Rivers ouvrit la portière avant de répondre.

- Loin d’ici.

Ce fut tout ce qu’il parvint à dire.

 

L’orage éclata comme ils traversaient le pont Erskine sur la Clyde. Alors qu’ils avançaient au pas sur ce pont à péage dans le flot des véhicules allant vers Glasgow, le vent se renforça brusquement jusqu’à secouer la voiture dont la pluie fouettait les vitres. Ils atteignirent le parking de l’aéroport sous les éléments déchaînés; en quittant la voiture pour se précipiter dans l’aérogare, ils furent immédiatement trempés jusqu’aux os. Le départ pour Gatwick était annoncé avec du retard; Diane en profita pour appeler Hazelrod d’une cabine publique. Ce fut Mack qui répondit. Il l’informa que Hugo et Bibby étaient partis depuis un moment chercher Eva à l’hôpital, et qu’ils reviendraient bientôt. Tout allait bien, lui assurait-il. C’était un réconfort en soi que d’entendre le ton sérieux de sa voix tranquille, avec sa façon toute terrienne de rouler légèrement les r; C’était la voix de la raison et de la fidélité, en un temps de doute et de grand désordre.

Ils embarquèrent enfin sur l’Airbus. Josh manifestait un calme inhabituel, qui n’avait rien de com-mun avec l’excitation du voyage à l’aller. En l’instal-lant sur son siège, Diane lui tâta le front. Couverait-il quelque chose ? Sa peau était fraîche pourtant.

Elle l’observa du coin de l’oeil tandis que l’avion prenait de la vitesse, et fut surprise de voir qu’il se désintéressait même du décollage, le regard absent fixé sur le siège devant lui. De l’autre côté, Rivers parcourait le journal du matin qu’une hôtesse en uniforme bleu lui avait donné. Un coup d’oeil aux gros titres par-dessus son épaule lui confirmait le pire, car si tout quotidien national couvrait malheureusement au moins une catastrophe par jour dans le monde (et deux ou trois ces dernières années, généralement), cette édition en annonçait un grand nombre: inondations en Italie, en Thaïlande et en Corée; tremblements de terre en Arménie, au Japon, en Chine et en Afghanistan, et à la pointe nord de l’Antarctique; ouragan en cours sur le centre des États-Unis, tornades dévastatrices en Nouvelle-Gui- née, en Indonésie et à Tahiti. Plusieurs îles à basse altitude du Pacifique sud avaient disparu complète-ment sous les eaux, et un raz de marée immense avait ruiné une grande partie de la côte du Sri Lanka. D’autres événements de moindre importance n’en choquaient pas moins Diane: une centaine de dauphins était allée volontairement s’éventrer sur les récifs bordant les côtes de Cornouailles; une trombe d’eau bouillante avait jailli dans la rue principale d’une ville indienne appelée Varanasi, et le journal montrait une photo de la gigantesque colonne de quatre-vingt-dix mètres; d’énormes masses de plancton montaient à la surface tout autour des océans, principalement dans les zones situées sur le pourtour des pôles, mais pas uniquement. Rivers et Diane se regardèrent, et elle fut frappée par l’expression très sombre de son visage. Elle se rappela l’atmosphère étrange qui régnait tout à l’heure dans l’aéroport, qu’elle avait perçue sans vraiment s’y arrêter, le ton anxieux des conversations; il lui paraissait maintenant évident que cette anxiété était due à l’importance des récentes catastrophes mondiales. - Tu avais raison Jim, c’est déjà commencé.

- C’est commencé depuis longtemps, Diane. Je suis persuadé que nous assistons aujourd’hui à une sorte de métamorphose. La planète a amorcé son processus de transformation, exactement comme l’a dit le vieil homme.

Elle se rapprocha, et baissa la voix jusqu’à chuchoter.

- J’ai si peur, Jim. Qu’allons-nous devenir?

Il posa son journal sur ses genoux, noua son bras au sien.

- Il a dit que tout dépendait des enfants. Josh et Eva, et beaucoup d’autres qui leur ressemblent. Il ne faut pas montrer à Josh à quel point nous avons peur.

- Mais que peuvent-ils faire, en quoi peuvent-ils être utiles au monde ?

- Il m’a dit que nous devions leur faire confiance. Et aussi les protéger, parce qu’ils sont notre salut.

- Je ne comprends toujours pas comment.

- Mais tu commences à croire en lui ?

- L’Homme du rêve? (Elle eut un pâle sourire.) Ce matin, j’étais rien moins que convaincue. Je pensais que tu avais probablement été victime d’une hallucination. Tes propos d’hier soir m’avaient paru un peu extravagants. Et puis j’ai assisté au tremblement de terre et à la migration des oiseaux. Et si je pense à la bizarrerie des catastrophes qui se sont produites dans le monde cette dernière décennie, si je pense à l’interprétation que donne Poggsy de la théorie de Gaia et au comportement de Josh et Eva depuis quelque temps, et que je rapproche tous ces éléments, alors je ne trouve plus si difficile de franchir le pas suivant. Disons que je ne suis pas entièrement convaincue, mais que je ne rejette pas pour autant ce que dit le vieil homme. (Elle jeta un coup d’oeil sur Josh, qui avait maintenant le nez collé au hublot.) Mais ce qui me tourmente au plus haut point, reprit-elle en revenant à Rivers, c’est le prix que devra payer la race humaine. Allons-nous survivre à ces cataclysmes ?

Il ôta son bras de dessous celui de sa compagne, qui perçut alors le léger tremblement de sa main. Mais en dehors de cela, Rivers semblait calme et résolu.

- Je lui ai posé la même question, dit-il, et il n’a pas pu me répondre. Il dit qu’il ne peut pas prédire l’avenir, il ne peut que sentir le glissement de la conscience humaine, et aussi celui de la Terre elle-même.

C’était là un concept stupéfiant, de ceux qu’elle n’avait pas encore acceptés.

- Je ne suis pas… commença-t-elle, mais sa voix vacilla. (Elle secoua la tête comme pour en chasser les pensées qui l’assaillaient.) Qu’est-ce qui donne à cet homme son caractère exceptionnel ? D’où tient-il ses connaissances ? Rivers sourit pour de bon.

- Il m’a affirmé qu’il n’était pas seul de son espèce, beaucoup d’êtres comme lui vivent un peu partout dans le monde; leur mission est en quelque sorte de guider ces enfants qui sont des cas à part.

- Des enfants comme Josh et Eva ?

- Oui. Mais parmi ceux qui ressemblent au vieil homme, il semble que certains aient des valeurs différentes, disons des perspectives divergentes, et même déviantes, sur le devenir des choses. C’est contre ceux-là que les enfants doivent être protégés.

Diane sentit un frisson glacé la parcourir de nouveau, un frisson d’effroi.

- Mais de quelle façon lui et les autres savent-ils toutes ces choses ? Tu ne me l’as toujours pas expliqué.

- Apparemment la connaissance est inhérente à chacun de nous, mais nous avons des niveaux psychiques très divers. Un petit nombre d’entre nous choisit de développer cette perception extrasenso-rielle. En fait elle n’est pas d’ordre extrasensoriel du tout, c’est un sens très ancien qui a été occulté par des siècles de civilisation et de progrès scientifique, et que la race humaine a fini par considérer comme superflu. Notre odorat, par exemple, n’est plus aussi fin que celui de nos ancêtres, qui devaient chasser pour vivre, et notre vue n’est plus aussi perçante. Nous sommes moins vigoureux, et probablement moins rapides. Et notre ouïe est certainement moins bonne qu’au temps où nous habitions dans les cavernes, quand les animaux qui rôdaient étaient nos ennemis. Dieu sait ce que nous avons perdu encore dans notre soi-disant développement. (Par habitude il se massait le genou, mais il cessa en s’apercevant que la douleur n’était plus là.) Bien que nous n’ayons jamais complètement perdu cette aptitude, cette perception dirais-je, il est étrangement significatif qu’elle retrouve une actualité non négligeable depuis une centaine d’années, depuis que la menace qui pèse sur notre monde se précise de plus en plus. Si l’on pense à tous les voyants, guérisseurs, médiums et autres devins qui sévissent, c’est presque devenu une industrie!

- Tu penses à un facteur déclenchant en particulier ?

- Oui, notre subconscient. Quelque part au fond du psychisme humain, ce pouvoir existe toujours; c’est peut-être notre instinct naturel de conservation qui l’encourage et, petit à petit, le ramène sur le devant de la scène.

- Mais pourquoi pas tout le monde ? Pourquoi ne sommes-nous pas tous comme l’Homme du rêve ou les jumeaux ?

- Selon lui, cela ne fonctionne pas de cette manière. Le processus ne peut être immédiat, il nécessite une autre évolution. C’est comme d’apprendre à marcher après des années d’immobilité. La faculté est là, mais nous avons oublié la façon de nous en servir. Ce sera plus facile pour les générations nouvelles, une fois que sa présence sera admise, et, pour certains, dont Josh et Eva, cela viendra tout naturellement. Je suppose que l’Homme du rêve est un précurseur par rapport aux enfants qui possèdent cette aptitude, à la fois pro-phète, sentinelle et protecteur. Il est à l’avant-garde, en somme.

Diane garda le silence. Elle s’efforçait d’assimiler les paroles de Rivers. Le lien psychique entre les individus était devenu un fait reconnu depuis quelque cinquante ans, et la dernière décennie avait vu les scientifiques aussi bien que les universitaires commencer à accepter l’existence d’une conscience collective, un mégapsychisme humain. Même les très discrètes organisations soutenues par le gouvernement dans le but spécifique de mener l’enquête sur de telles possibilités se montraient moins timo-rées dans la publication de leurs trouvailles, positives pour la plupart, sinon absolument définitives.

Un passager assis deux rangées devant eux, de l’autre côté du couloir, la tira de ses réflexions en réclamant une hôtesse de façon pressante. L’une d’elles accourut, écouta ses récriminations, jeta un coup d’oeil sur le fauteuil devant lui, et repartit. Elle revint un instant plus tard, munie d’une petite bombe aérosol, et se mit à en pulvériser le contenu sous le siège en question. Une clameur s’éleva quand le cafard fut touché, suivie d’un rugissement quand le passager outragé écrasa lui-même du talon l’insecte qui décampait. L’hôtesse nettoya prestement les restes sans plus de façons et tout rentra dans l’ordre.

- A propos, poursuivit Rivers comme si rien ne s’était passé, il y a une chose que tu dois savoir au sujet de notre ami des Highlands.

- Tu me soulagerais en me disant qu’il est fou.

Rivers rit malgré lui.

- Je crains que non. A mon avis c’est l’homme le plus sensé que j’aie jamais rencontré. C’est autre chose : il est aveugle.

Elle le regarda d’un air incrédule.

- Et comment peut-il survivre là-haut, tout seul ?

- Il semble se débrouiller. On lui livre l’épicerie tous les mois du village voisin, qui est à une trentaine de kilomètres. On lui dépose les provisions à l’entrée du chemin, où il va les chercher lui-même. Et puis il cultive un carré de légumes derrière la maison, il a une chèvre pour le lait, des poules pour les oeufs.

- Mais puisqu’il ne peut pas voir…?

- Il s’arrange, c’est tout ce que je peux te dire. Il m’a raconté que ses autres sens compensent largement la vue qui lui manque. Des petits fermiers de la région viennent l’aider de temps en temps, et lui apportent aussi de la nourriture. Les habitants des Highlands sont accoutumés à voir des ermites.

- Mais il lui faut de l’argent pour les payer?

- C’est un guérisseur, Diane. Du village on lui amène des animaux et des enfants malades, on le consulte pour des cors aux pieds, des bronchites, des questions de stérilité animale. Il traite tous les problèmes, et on le paie en nature. Le vieux sys-tème du troc fonctionne toujours en ces contrées.

L’avion tangua soudainement sous l’effet d’une violente rafale de vent, et plusieurs passagers jetè- rent autour d’eux des regards anxieux. L’hôtesse occupée à pousser dans le couloir un chariot rempli de boissons sourit gentiment et dit sans s’adresser à personne en particulier:

- Beaucoup de bosses aujourd’hui!

Le commentaire, assez léger pour être rassurant, provoqua des rires nerveux chez les passagers qui avaient entendu. Rivers vérifia les conditions météorologiques d’un coup d’oeil à la fenêtre. La pluie lacérait les vitres, le vent roulait des nuages gris sombre. Il plia son journal, le glissa dans la poche placée devant lui à cet effet, et détacha sa ceinture.

- Je vais appeler le bureau, je veux parler à Sheridan.

Diane lui prit le bras.

- Tu ne peux pas aborder ces questions-là au téléphone.

- Je n’en ai pas l’intention. Il me croit déjà assez névrosé comme ça. Je vais m’organiser pour le voir, qu’il me dise en face que je suis fou. Au moins j’aurai fait tout mon possible pour les avertir.

Elle voulut ajouter quelque chose, mais il était déjà parti, et se frayait un chemin vers la plus proche cabine téléphonique.

Elle passa un bras autour des épaules de Josh, qui regardait fixement par la fenêtre, et lui demanda s’il voulait boire ou manger quelque chose. L’enfant secoua la tête d’un air absent. Diane écarta les mèches tombées sur son front, astucieuse manière de vérifier à nouveau sa température : elle était normale.

Les notes carillonnées qui précédaient une annonce au micro tintèrent, et la voix détendue du pilote s’éleva.

- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonjour. Ici le commandant Linacre, votre pilote sur le vol 484 de Glasgow à destination de Londres Gatwick. Désolé de ce mauvais temps; nous volons actuellement à une altitude de dix mille mètres, et j’espérais que nous passerions par-dessus l’orage. J’apprends de bonne source que les conditions météorologiques sont encore plus mauvaises pour la suite de notre itinéraire, aussi je vous propose un petit détour pour éviter le gros de l’orage. Cela ne retardera que de quelques minutes l’heure prévue de notre arrivée, déjà légèrement retardée vous le savez. J’espère que vous voudrez bien vous montrer patients, car cela nous assurera à tous un vol beaucoup plus calme. Nous allons donc longer la côte est; pour ceux d’entre vous qui ne l’ont jamais survolée, ce vol sera l’occasion de constater les dégâts que les inondations de l’hiver 96 ont causés à nos côtes. Merci de votre patience, et si j’ai d’autres nouvelles durant le vol, je ne manquerai pas de vous les communiquer. Puis-je vous suggérer pour votre confort de laisser vos ceintures attachées. Merci, et bonne fin de voyage.

L’annonce fut suivie du bourdonnement des conversations. Beaucoup de passagers placés dans la travée centrale se penchaient par-dessus leurs voisins pour voir par les hublots les conditions atmosphériques. Diane regarda aussi, mais ne vit qu’une masse de nuages gris.

Le chariot de boissons était arrivé à sa hauteur. Elle commanda une vodka-tonic pour elle et un scotch pour Rivers, et deux cafés ensuite. Comme elle insistait pour que Josh prenne un verre de lait et des biscuits, il acquiesça à contrecoeur, grignota les biscuits avec indifférence et but le lait à grandes gorgées, comme pour en finir au plus vite.

Rivers revint et accepta volontiers le whisky, mais refusa l’assortiment de biscuits et de noisettes.

- Tuas entendu l’annonce? demanda-t-elle.

- J’en ai capté l’essentiel pendant que j’étais au téléphone. Cela ne nous retardera pas trop.

- Tu as parlé à Sheridan ?

- Il n’était pas au bureau. Sa secrétaire m’a dit qu’il se rendait à Pilgrim Hall aujourd’hui. Nous pourrons y aller directement de l’aéroport, cela ne nous écartera pas beaucoup de notre route.

- Est-ce qu’il ne faudrait pas rentrer à Hazelrod le plus vite possible ?

- Cela ne sera pas long, Diane.

Elle ne discuta pas. S’il fallait en croire l’Homme du rêve, l’environnement allait connaître un bouleversement massif. Mais, d’après la presse du matin, le processus était déjà en cours et ç’aurait été pur égoïsme de sa part que d’empêcher Rivers d’en prévenir les autorités. Il avait raison de penser que, bien sûr, on le croirait fou; mais au moins il aurait fait quelque chose pour les avertir. Ils commenceraient peut-être à le croire quand la situation deviendrait réellement incontrôlable. Elle but une longue gorgée. Quelque part, dans un recoin de son esprit, un doute ténu la poursuivait encore. Tout cela était si fantastique, si incroyable. Et si le vieil homme et Rivers étaient possédés d’une sorte de folie divine, dont elle subissait la conta-gion ? Mon Dieu, pria-t-elle en silence, que ce soit la vérité.

Rivers avait compris que sa compagne était en proie au doute, et à la peur. Il se mit à lui parler très doucement, non pas du danger qu’affrontait le monde, mais de lui, et d’eux. Il lui dit presque en chuchotant quels sentiments il éprouvait, des sentiments qu’il n’avait pas exprimés depuis très, très longtemps. Et, prenant sa main, nouant ses doigts aux siens, elle commença par lui dire son angoisse pour les enfants et finit par lui avouer son affection grandissante pour lui. Peut-être étaient-ce les circonstances qui les avaient rapprochés si vite, ou peut-être l’attirance aurait-elle joué de toute façon, comment savoir? Peu importait d’ailleurs, l’essentiel était cet attachement qu’ils avaient l’un pour l’autre, dont seul l’avenir dirait la force. A condition qu’ils aient encore un avenir, bien entendu.

Elle s’aperçut que Josh était sorti de son immobilité, en sentant ses pieds contre sa jambe. Il avait ôté sa ceinture et s’était mis à genoux sur son fauteuil pour mieux voir par le hublot.

- Qu’y a-t-il, Josh ? dit-elle en se penchant vers lui.

Il se passait quelque chose d’anormal, elle le sentait. Rivers se pencha aussi, curieux de découvrir ce qui avait sorti le garçon de sa léthargie.

Josh ne répondit pas. Diane détacha sa ceinture pour regarder, par-dessus son épaule, ce qui l’inté- ressait tant. La respiration suspendue, elle entoura instinctivement le garçonnet de ses bras.

L’Airbus venait de survoler ce qu’on appelait les basses terres de Humber, dont la plus grande partie était maintenant immergée, et amorçait sa descente vers Gatwick quelque part au-dessus des régions inondées de l’East Anglia. La couverture de nuages turbulents se déchirait par endroits pour laisser clairement apparaître les terres inondées et la côte. Il s’en élevait un point lumineux de petite taille, mais qui se détachait nettement sur le fond.

Elle crut d’abord qu’il s’agissait du reflet d’un rayon de soleil sur l’eau, ou sur la vitre d’un bateau, mais observa bientôt que la lumière se trouvait au-dessus du niveau de la mer. D’ailleurs, le soleil se cachait dans les nuages et, sans doute aucun, cette petite balle de lumière s’élevait régulièrement.

- Jim, dit-elle d’une voix pressante, je crois que…

Rivers était déjà debout et se penchait vers le hublot. Elle s’écarta un peu pour lui faire de la place.

- Encore une auréole… demanda-t-elle sur un ton d’espoir, comme celle que nous avons vue à l’aller ?

Il attendit un instant avant de répondre:

- Non, pas cette fois. C’est un avertissement. Oh mon Dieu…

Elle se pressa à la fenêtre, car Rivers regardait dans une autre direction. Et elle vit une autre lumière au nord de la première.

Derrière eux, les passagers avaient remarqué leur inquiétude et regardaient aussi par leurs hublots. Des murmures de surprise s’élevèrent, d’autres personnes les imitèrent et, très vite, tous les occupants de la cabine, y compris l’équipage, se contorsionnèrent pour observer ces étranges lumières qui maintenant dansaient un ballet irréel dans le ciel.

” Mama. ” Sous les lumières qui dansaient, Josh désignait la mer.

Même s’il avait commencé sa descente, l’avion était encore très haut, et laissait progressivement derrière lui cette portion de la côte. Diane et Rivers virent néanmoins distinctement un point sur la mer qui bouillonnait d’écume blanche. Et l’eau entra en éruption. L’angle qu’avait pris l’avion leur permit alors de voir jaillir vers le ciel ce qui ressemblait à une gigantesque fontaine.

S’il paraissait modeste vu d’aussi haut, Diane et Rivers comprirent tous deux que le jet devait avoir des dizaines et des dizaines de mètres de hauteur pour être aussi visible.

 

HILLER HIGHLANDS - Au-dessus de la baie de San Francisco

 

Le bruit avait circulé que des OVNI étaient en vue dans la nuit. Et ils étaient sortis de leurs maisons pour contempler ces étranges lumières qui dansaient par-dessus les collines boisées. Ces petites choses brillantes leur avaient donné un spectacle éblouissant, effleurant la cime des arbres telles des lucioles nacrées, montant haut dans le ciel pour plonger gracieusement en décrivant des boucles les unes autour des autres, comme les extraterrestres dans un vieux film de Spielberg. Tout près d’entrer en collision parfois, tant leur trajectoire était rapide et impétueuse, elles s’évitaient au dernier moment, au grand émoi et au grand plaisir des spectateurs. Elles s’étalèrent dans l’espace en passant sur Oakland, Berkeley et Piedmont. A Berkeley, les étudiants de l’Université de Californie furent enchantés de cette attraction supplémentaire qui leur était offerte au moment où ils s’attardaient après leur bal d’été, dont la musique s’était tue depuis longtemps. Et ils contemplaient debout l’étrange phénomène, par petits groupes très excités. Les filles s’enveloppaient dans les bras ou lés vestons de leurs flirts, car le vent soufflait fort, et tous poussaient des murmures ou des cris d’étonnement, selon l’intensité de l’effet produit.

Beaucoup de gens résidant dans le secteur regardaient le spectacle depuis le balcon ou le patio de leurs habitations de luxe qui, de fait, leur offraient une jolie vue. D’autres, comme le capitaine des pompiers Antonio Degrazza, observaient la scène dans des quartiers moins prospères et avec beaucoup plus d’appréhension, sachant que la sécheresse continue des cinq derniers mois avait laissé les bois environnants secs comme de l’amadou. Ces lumières, une bonne quinzaine apparemment, étaient plaisantes à regarder, mais leur éclat ne lui inspirait pas confiance. Si elles dégageaient de la chaleur, ou provoquaient une étincelle…

Il était rentré pour appeler son supérieur hiérar-chique et lui faire part de ses inquiétudes, quand il se passa exactement ce qu’il craignait.

Le ballet aérien cessa, les sphères lumineuses se dispersèrent pour se mettre à flotter comme autant d’étoiles scintillantes à une dizaine de mètres au-dessus de la cime des arbres - vision exaltante qui imposa le silence chez les spectateurs. Et elles plongèrent ensemble vers un point situé à quelques centimètres au-dessus de l’arbre le plus haut.

Quand elles se rencontrèrent, sans dévier cette fois de leur trajectoire délibérée, elles explosèrent en une aveuglante gerbe d’étincelles.

Feuilles et branches s’enflammèrent aussitôt, comme si les arbres n’attendaient que ce contact ardent. Les flammes prirent leur élan et, poussées par le vent, se répandirent dans les ramures dessé- chées, s’y épanouirent en se nourrissant de l’air de la nuit et du bois de leurs hôtes.

Le feu devint un brasier déchaîné et les résidents des hauteurs s’enfuirent devant sa fureur sans bagages ou presque, car attendre aurait signifié périr dans l’incendie avec leurs biens. Il engloutit sur son passage les maisons bordant les collines et les canyons d’Oakland, monstrueuse conflagration, cauchemar de napalm, et descendit vers le port. Dans la chaleur infernale, les conduites d’eau éclatè- rent, les pylônes portant les câbles à haute tension fondirent, les réservoirs de propane et les transfor-mateurs électriques explosèrent, puis les stations-service. Le coordinateur des plans d’urgence appela sans perdre de temps une escadrille de Canadair et d’hélicoptères à réserve d’eau, mais rien n’y fit. L’incendie était trop gigantesque, et beaucoup trop puissant.

Il se rua vers la mer, bête rampante détruisant tout sur son passage. Le ciel se trouva rempli de volutes noires qui masquaient les vraies et les fausses étoiles.

COX’S BAZAR, BANGLADESH

 

Debout sur la plage, ils contemplaient, ébahis, l’unique lumière qui planait au-dessus des bateaux de pêche, encore plus brillante sur l’horizon très noir et menaçant, annonciateur de mauvais temps. La petite lumière nimbée d’un mauve très subtil avait un éclat d’une pureté éblouissante, et tout le monde s’émerveillait d’une telle sérénité. Le vent fort qui soufflait de l’océan ne parvenait même pas à la faire bouger de sa position, une dizaine de mètres au-dessus des bateaux qui avaient convergé vers elle.

Quelques-uns des garçons les plus robustes de la plage avaient nagé jusque-là et s’accrochaient au rebord des embarcations pour mieux la voir. Ils joignaient leurs prières et leurs gesticulations à celles des pêcheurs, pour que la merveilleuse sphère scintillante descende dans un bateau. Ils pourraient alors la ramener sur le rivage et lui rendre les hommages qui lui étaient dus. Mais la divine lumière restait sourde à leur invitation.

Le mot circula vite en cet endroit, jadis un petit port de pêche, qui était aujourd’hui une station balnéaire pleine d’animation. Résidents et touristes quittèrent précipitamment la fraîcheur des immeubles et descendirent vers les quais et les plages pour voir de leurs yeux ce curieux phénomène. La soirée prit un air de fête, on dépêcha des photographes et quelques officiels pour les besoins de cet événement surnaturel. Le monde entendrait bientôt parler du miracle de Cox’s Bazar.

Parmi les spectateurs, un colporteur des rues, devenu sourd la seconde moitié de sa vie, clama soudain qu’il entendait. Un tireur de pousse-pousse dont l’existence avait été ruinée par une arthrite invalidante tomba à genoux dans le sable, en larmes, pour bénir la lumière de l’avoir libéré des douleurs qui le tourmentaient depuis si longtemps. Des femmes s’évanouirent; un père transporta au bord de l’eau son enfant malade et supplia la lumière d’extirper les cellules sanguines cancéreuses du corps émacié de sa fille mourante. Plus loin, un saint homme qui accusait la lumière d’être l’oeil du Malin fut molesté par ceux qui l’entouraient quand ses imprécations devinrent par trop tonitruantes.

Tout bavardage, tout mouvement et toute prière cessèrent alors que d’autres lumières firent surface et s’élevèrent lentement à la hauteur de la première. Espacées d’une vingtaine de mètres - la distance qui les séparait du littoral -,elles jalonnaient toute la longueur de la partie est de la baie du Bengale, autant que l’oeil pouvait en juger. Elles montaient avec un tel ensemble qu’on les aurait presque crues reliées par un fil interminable et invisible; et elles restaient suspendues, telle une guirlande électrique comme on en voit dans les rues les jours de fête.

Le premier choc passé, la foule éclata en chants de louanges nourris. Certains, des enfants surtout, tapaient dans leurs mains de ravissement; d’autres reculaient, saisis d’un effroi sacré. Ils furent encore plus nombreux à s’élancer vers la mer; ils tombaient à genoux tout au bord ou pataugeaient plus avant, bras levés en un geste de supplication. Les plus prudents se hâtèrent de regagner leurs demeures et de s’y enfermer. La plupart des touristes s’affairaient à prendre des photos du phénomène.

La jubilation comme l’adoration durèrent peu.

Le vent se renforça soudain, soulevant chevelures et vêtements. Un grand cri s’éleva quand on remarqua derrière la rangée de lumières la vague immense qui s’approchait. Dans la zone très sombre qui suivait cette vague apparaissait une vision qui n’était que trop familière aux habitants des côtes et des îles du Bangladesh : celle d’une tornade blanche de vapeur et d’eau, qui arrivait vers eux à la vitesse d’un prédateur monstrueux - près de trois cent vingt kilomètres à l’heure, ainsi qu’on le calcula par la suite.

La foule se désintéressa complètement des lumières ” miraculeuses “. Tous s’enfuirent vers les hôtels ou les habitations, les plus avisés poussant plus loin dans l’espoir d’atteindre une terre moins basse.

Le raz de marée balaya pêle-mêle les nageurs et les fragiles bateaux de pêche pour les emmener se fracasser contre les arbres et les bâtiments qui avaient résisté. Le cyclone suivit de près.

 

MONT PINATUBO, PHILIPPINES

L’obscurité régnait avant même la fin du jour, comme si la nuit n’avait pas eu la patience d’attendre que le soleil fût couché. Les épais nuages venant de la montagne en courroux plongeaient le pays dans l’ombre et, dans un rayon de cent soixante kilomètres, la poussière occultait les couleurs de la végétation, des constructions, des véhicules et même des animaux. A Manille, située à quatre-vingt-dix kilomètres du mont Pinatubo, ceux qui avaient ignoré le conseil de l’Institut de volcanologie et de sismologie des Philippines d’évacuer la ville observaient le grand manteau de fumée avec une vive inquiétude; deux jours plus tôt, des secousses avaient ébranlé les immeubles, et on en attendait d’autres. Les vents violents et la pluie torrentielle avaient entretenu la peur autant que les dégâts, mais le commerce n’allait pas se laisser intimider par des attitudes aussi alarmistes. Ensuite, la rumeur courut que plus de trente-trois mille membres d’une tribu vivant près du vieux volcan avaient quitté leur patrie à cause d’un présage lumineux qu’on avait vu au-dessus du cratère, juste avant l’expulsion de cendres et de fumées. Si les hommes d’affaires les plus blasés de la capitale refusaient de souscrire à d’aussi primitives superstitions, beaucoup d’entre eux prirent quand même des dispositions pour que leur famille aille passer quelque temps chez des amis ou des relations habitant plus au sud, quand ce n’était pas sur une île voisine. Sagement (bien que peu sensibles à ce genre de superstitions), les Américains évacuaient déjà la base de Clark, quartier général du 13e régiment de l’Armée de l’air situé à quatre-vingt-dix kilomètres au nord-est de Manille, et la base navale de la baie de Subic, placée près d’Olongapo. Le malaise était général, la panique qui couvait à peine maîtrisée.

Le fermier indigène Micker Ramos, lui, ne se laissait pas gagner par l’hystérie. Il continuait à s’occuper de ses récoltes au pied même du volcan. Le sol si riche de cette région l’avait bien servi depuis des décennies, même s’il avait dû le fuir plus d’une fois à la dernière minute. Il avait souvent eu à subir de sérieux dégâts, mais toujours la nature renaissait, le cycle continuait. Et voici que sa femme était partie avec leurs deux filles et leur fils; elle ne supportait plus de vivre dans la tension de cette menace grandissante. Ils avaient vu tous les deux l’étoile qui planait juste au-dessus du bord du volcan, avant que la terre ne gronde et que des fumées noires et sulfureuses ne viennent l’obscurcir; il lui avait expliqué que c’était un bon signe, un signe sacré : une beauté aussi radieuse ne pouvait que signifier l’espoir et la bonne fortune. Cela ne l’avait pas empêchée de partir pendant qu’il se livrait à ces louanges, en emmenant les enfants et son cochon primé. Et ce cochon lui manquait terriblement.

Le jour tirant à sa fin et la lumière rare ne lui permettant plus de cultiver son champ, il s’assit sur le marchepied de son vieux camion Ford et contempla l’imposante montagne noire dont il refusait d’avoir peur. Le Pinatubo était un vieil ami; malgré ses quelques accès d’irritabilité, il fallait le vénérer, et non le craindre.

L’espace d’un bref instant, la fumée qui sortait du cratère s’éclaircit, et Micker sursauta. Mais oui, elle était toujours là, l’étoile était toujours là! Ce n’était qu’un point lumineux, mais quel éclat! Elle scintillait dans la fumée, à une vingtaine de mètres au-dessus du rebord. Quand elle avait fait son apparition deux jours auparavant, il l’avait observée avec un long télescope prêté par un ami. En réalité, c’était une petite balle brillante, qu’on aurait pu comparer à une énorme et magnifique perle de mer. Et voici qu’elle était là de nouveau, pour qu’il sache que tout allait bien, qu’il n’y avait rien à craindre. C’était un présage, oh oui, mais qui annonçait des bienfaits et non des malheurs, et peut-être même… peut-être même, oui, comme l’étoile apparue il y a deux mille ans, annonçait-elle une nouvelle naissance, la venue d’un sauveur! Micker tomba à genoux dans la poussière, joignit ses mains sur le marchepied du camion, comme s’il s’agissait d’un autel de prière, et courba la tête. Ses lèvres remuaient en silence.

Il releva la tête quand ses mains commencèrent à vibrer. Et il s’écarta prestement du camion alors que son antique carrosserie se mettait à cliqueter de toutes parts.

Une curieuse bouffée de chaleur passa dans la plante de ses pieds nus, monta vers ses mollets. Il fixa le sol d’un air ahuri. La soirée était fraîche, le nuage de fumée qui enveloppait la région avait fait écran toute la journée aux rayons du soleil; la terre de son champ n’aurait jamais dû emmagasiner une telle chaleur! A ce moment, il entendit un grondement sinistre. Il semblait venir d’au-dessous, mais sa source était ailleurs. Micker se tourna vers le mont Pinatubo.

Le grondement tourna au mugissement, le mugissement s’enfla jusqu’au rugissement, le rugissement devint un hurlement, et le volcan expulsa un jet toxique de cendres, de boue et de pierres ponces. L’explosion qui suivit avait la force d’une douzaine de bombes partant au même moment, et le fermier pressa ses mains sur ses oreilles. Le ciel s’illumina, les gros nuages noirs devinrent d’or flamboyant une pluie de pierres et de feu avait envahi l’atmosphère. Atterré, saisi d’épouvante, Micker ne songea pas à s’enfuir en courant, ni même à se recroqueviller sur lui-même. Il demeura figé sur place, mais pas pour longtemps: dans le champ qu’il avait amoureusement cultivé depuis si longtemps s’ouvrit une crevasse qui serpenta d’un bout à l’autre en traversant le chemin pierreux, cahoteux, où le camion continuait à vibrer, et poursuivit sa route vers la jungle. Micker disparut avec son camion dans le flot de lave ardente qui roulait au fond de cette crevasse.

Les débris provenant du mont Pinatubo furent projetés à plus de vingt kilomètres dans l’atmosphère. Dans leur fuite à travers les rues, les habitants des villes les plus proches durent se protéger des projections de cendres et de gravats en s’abritant sous des parapluies et en s’enveloppant la tête de serviettes. Ceux qui avaient refusé jusqu’alors de quitter les villes d’Angeles, de San Fernando et d’Olongapo essayaient maintenant de le faire alors que des secousses ébranlaient les trottoirs et les immeubles et que des glissements de terrain, aggravés par les orages récents, menaçaient les ponts et les routes.

Mais si terrifiante qu’ait été l’éruption, elle n’offrait aucune commune mesure avec celle qui suivit assez vite. Le mont Pinatubo éclata purement et simplement.

Les cieux s’embrasèrent, et l’on entendit la déflagration à près de cinq mille kilomètres. Les scientifiques calculèrent ensuite que la force de l’explosion avait dépassé 30 000 mégatonnes, c’est-à-dire qu’elle était un million de fois plus puissante que celle de la bombe atomique qui avait détruit Hiroshima à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette seconde explosion dévastatrice projeta des cendres et des roches à quatre-vingts kilomètres, et créa des vagues de pression qui firent le tour du globe. Séismes et raz de marée s’ensuivirent, et la même crevasse qui avait englouti Micker Ramos et son camion s’étendit encore sur cinq kilomètres. Les villes d’Angeles et de Guagua, ainsi que des agglomérations plus modestes et des bourgades, furent réduites à l’état de décombres recouverts de poussière. A Manille et jusqu’à Dagupan, au nord, beaucoup d’immeubles s’effondrèrent sous le poids des cendres rejetées.

Les habitants des Philippines crurent que la fin du monde était finalement arrivée.

 

Depuis le seuil, Hugo Poggs contempla Eva. Elle était bordée dans son lit, avec plusieurs oreillers empilés derrière elle de façon à pouvoir s’asseoir et couvrir de dessins le bloc-notes posé sur ses genoux. Elle était très calme, et si elle répondait assez bien à l’attention dont elle était l’objet de la part de sa femme et de lui-même, c’était avec un très net manque de ressort. Peut-être fallait-il s’y attendre, le médecin de garde à l’hôpital les en avait avertis : si elle apparaissait parfaitement normale quand ils étaient venus la chercher, il n’était pas impossible qu’elle manifeste une légère inertie une fois de retour à la maison.

Bibby, installée dans un fauteuil confortable qu’elle avait approché du lit, laissa tomber le livre qu’elle lisait pour regarder son mari par-dessus ses lunettes en demi-lunes.

- Veux-tu que je prépare quelque chose pour le déjeuner, mon ami ?

- Est-ce que notre Minnie a faim ? demanda Poggs en examinant l’enfant d’un air d’attente. Eva ? insista-t-il comme il n’obtenait pas de réponse.

Cette fois, elle cessa de dessiner et leva vers lui son visage pâle, éclairé par le chatoiement de ses yeux bleus. Bibby prit légèrement la main de la petite. - Veux-tu manger quelque chose, chérie? - Non merci, Nanny Bibby.

Eva dégagea sa main et revint à son dessin. Poggs et sa femme échangèrent un regard, et Bibby secoua imperceptiblement la tête. Elle se leva, mit un baiser dans les cheveux de la fillette et rejoignit son mari sur le palier.

- Eva devrait bien prendre un peu de soupe, dit-elle tout bas en se retournant vers sa petite-fille d’un air soucieux.

En guise d’encouragement, Poggs l’entoura de ses bras. Il savait combien elle se tourmentait pour ses petits-enfants. La perte d’Anthony, leur fils unique qui avait tant de défauts, avait été pour eux deux une épreuve douloureuse; dans leur deuil, comme tant de parents dont la progéniture avait mal tourné, ils s’étaient demandé jusqu’à quel point ils étaient eux-mêmes responsables de ce qui était arrivé. Il savait que cette question n’avait jamais été entièrement résolue dans l’esprit de Bibby ; la pen-sée que les jumeaux pouvaient souffrir d’une façon ou d’une autre - en raison surtout de leur départ difficile dans la vie - la mettait dans un état d’inquiétude constante. L’appel de Diane ce matin avait ravivé ses craintes à l’extrême, même si leur belle-fille n’avait pas su expliquer la raison de son angoisse.

Bibby triturait la manche de son mari.

- Tu crois que nous devrions informer l’hôpital de son état ? chuchota-t-elle.

- Non, dit-il à voix basse, ils ont demandé d’appeler si elle se comportait de manière bizarre, ou si elle avait une rechute. Elle est dans des dispositions qui n’ont rien de bizarre dans son cas, puisque nous les avons souvent vus ainsi, elle et son frère, en d’autres occasions, tu en conviendras. D’autre part, elle n’est pas du tout endormie, elle manque simplement d’entrain, je dirais. Écoute, ma chère femme, tu vas me laisser me débrouiller à la cuisine et retourner t’asseoir à côté d’elle. Si tu la quittes des yeux, ne serait-ce qu’un instant, tu te tourmenteras encore davantage.

Bibby sourit à son époux, cet homme grand et fort et carré, si souvent perdu dans ses sphères géologiques, cet homme si profondément bon aussi, qui ne se souciait pas seulement du bien-être de ses proches mais aussi de celui de ses semblables. Elle ne comprenait pas la raison de la tristesse qui l’accablait : la fatigue peut-être, jointe à l’anxiété des dernières quarante-huit heures ? Sa tête vint s’appuyer sur le large torse de son mari. Il la laissa s’abandonner contre lui, attendant patiemment que le nuage passe en lui tapotant le dos, comme à une enfant mélancolique. Le bruit striduleux des poumons de Hugo lui rappela qu’il n’était pas en bonne santé malgré son apparence robuste; elle se redressa aussitôt, avec un sourire qui démentait ses angoisses.

- Vas-y, dit-elle, je vais rester auprès de notre petite dryade.

- Tu es épatante, lança-t-il, pas dupe le moins du monde de ce revirement d’humeur.

Les années passées ensemble leur avaient insufflé une connaissance instinctive de ce que ressentait l’autre. En la circonstance, ils avaient tous les deux le même pressentiment.

- Un sandwich nous suffira, qu’en penses-tu? soupira-t-il avec une caresse pour l’ample poitrine de sa femme qui s’était retournée vers Eva.

- Je n’ai pas faim, je t’assure.

- Moi non plus, mais je vais nous en préparer un quand même.

Il s’en alla, et Bibby entendit son pas lourd décroître dans l’escalier. Elle se pencha sur sa petite-fille, repoussa de son front ses mèches ébouriffées tout en jetant un coup d’oeil au dessin qu’Eva était occupée à réaliser.

C’était le même que d’habitude, les pelouses vertes pleines d’enfants qui jouaient. Sans oublier les piliers parmi lesquels ils se poursuivaient, repré- sentés par deux lignes droites ouvertes au sommet.

Une bourrasque secoua la fenêtre, et Bibby remarqua que la pluie s’était mise à tomber.

 

Au bas des escaliers, Poggs passait devant la porte d’entrée quand il entendit du bruit à l’extérieur. Il s’arrêta pour écouter, retenant sa respiration d’asthmatique pour mieux entendre. C’était apparemment le bruit d’un véhicule pénétrant dans la cour.

Il alla à une fenêtre du salon, repoussa le rideau à demi tiré.

- Seigneur! s’exclamat-il à mi-voix en découvrant la scène.

Une immense limousine grise était garée dans la cour et trois hommes en sortaient. Tous noirs, mais l’un d’eux, le plus élégamment vêtu, avait la peau un peu plus claire. Ce dernier ouvrit la portière arrière et il en émergea une femme, la femme la plus noire et la plus imposante que Poggs ait jamais vue.

Il se rejeta brusquement en arrière : une rafale de vent venait d’ébranler la fenêtre. Le souvenir du vent qui hurlait quelques nuits auparavant autour de la maison, comme s’il y cherchait quelqu’un, lui revint en mémoire, et il frissonna.

Il se pencha de nouveau à la vitre et vit Mack s’avancer vers le groupe.

 

Ce fut un soulagement de quitter Gatwick pour prendre la direction du nord vers Londres, car l’aéroport était plongé dans le chaos. Les panneaux d’information annonçaient plus de retards que d’ar-rivées et de départs. Partout, des voyageurs frustrés exprimaient leurs doléances au personnel des compagnies et à qui voulait les écouter. Des quelques bribes -de conversation qu’il put saisir alors qu’ils fendaient la foule, Rivers conclut que les difficultés semblaient provenir des aéroports du monde entier, et pas uniquement de celui de Gatwick.

Sous de gros nuages noirs qui venaient de l’ouest, ils roulèrent dans la campagne du Surrey dont les bois et les prairies se teintaient de nuances brunes. Des insectes de la taille de petits cailloux, parfois plus gros, ne cessaient de s’écraser sur le pare-brise de Diane, qui utilisait fréquemment jet d’eau et essuie-glaces pour nettoyer la vitre. Josh sortit de son indifférence pour demander si on rentrait à Hazelrod.

Comprenant qu’il s’inquiétait pour sa soeur, Diane le rassura : Eva allait tout à fait bien maintenant, elle était en sécurité à la maison avec ses grands-parents. Le silence de Josh disait son trouble persistant.

- Qu’y a-t-il, Josh ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui te préoccupe tellement?

Elle se déplaça de manière à le voir dans le rétroviseur. Il regardaitobstinément ses genoux.

- Je ne sais pas, maman, fut tout ce qu’il put dire.

Rivers tapota le mollet du petit garçon.

- Nous serons bientôt à Hazelrod, Josh. Juste une affaire à régler avant, d’accord ?

N’obtenant pas de réponse, Rivers se retourna vers la route.

- Est-ce qu’il faudra rester longtemps à Pilgrim Hall ? demanda Diane en s’engageant sur la voie rapide pour dépasser un énorme camion qui mono-polisait la file centrale.

- Non, je te le promets. Je ne sais pas encore exactement ce que je vais dire à Sheridan, mais ce sera bref.

- Et s’il veut que tu restes sur place ?

- Il n’y a aucune raison. Personne n’y peut rien de toute façon.

- Mais s’il insiste, Jim ?

- J’envisage depuis un moment déjà de changer de carrière.

Elle lui jeta un coup d’oeil rapide.

- Tu ne le penses pas vraiment.

Il soupira.

- Peut-être pas, avoua-t-il en posant sa main sur celle de sa compagne. Pendant que je discute avec Sheridan, rappelle Hugo.

La vibration qui s’était emparée de la voiture empêcha Diane de répondre. Rivers ôta sa main, et elle vit ses propres jointures tressauter sur le volant.

- Non, gémit-elle, pas ici…

Ils avaient dépassé le semi-remorque. Sur leur gauche, à une centaine de mètres en retrait de l’autoroute, ils virent un tertre herbu assez élevé. De petites touffes s’en détachaient. En s’approchant, ils remarquèrent les craquelures profondes qui apparaissaient sur ses pentes.

La voiture tremblait tout entière à présent; devant, l’allure générale ralentissait, comme si chaque conducteur incriminait son propre véhi-cule.

- Continue, Diane, l’exhorta Rivers. Reste sur la voie rapide et surtout ne t’arrête pas.

Ils étaient presque arrivés au niveau de la butte quand des mottes de terre se mirent à jaillir de son sommet. La chaussée tremblait visiblement, et d’autres véhicules se rangeaient sur le bas-côté non stabilisé.

- Ne t’arrête pas, répéta Rivers d’une voix basse et pressante en sentant leur vitesse décroître.

La Volvo qui roulait devant elle avait ralenti jusqu’à aller au pas. Elle la dépassa vers l’intérieur et réussit ensuite à se rabattre sur la voie rapide. La manoeuvre était difficile dans ces conditions, elle devait empoigner le volant pour en garder le contrôle.

La butte explosa dans le bruit de déchirure d’un coup de tonnerre prolongé et l’eau fumante jaillit en fontaine, avec la force brute d’un jet sous pression. Des pierres et de la terre furent projetées à des dizaines de mètres en l’air.

- Avance! cria Rivers, et Diane écrasa l’accélé- rateur par pur réflexe.

La voiture s’élança sous une cascade de gouttes qui grésillaient sur son toit et son capot. Diane continua sans oser regarder en arrière, évitant voitures, poids lourds et autocars qui s’arrêtaient devant elle en faisant crisser leurs freins.

- Mais qu’est-ce que c’est donc? cria-t-elle par-dessus le rugissement de l’eau.

- C’est impossible, impossible, se contenta de dire Rivers. (Il tendait le cou pour observer la grande colonne qui bouillonnait vers le ciel, si haute, si haute… Elle avait bien une soixantaine de mètres.) Mon Dieu… articulat-il dans un souffle.

Derrière eux, la circulation s’était arrêtée en grande partie. Les conducteurs et les passagers les plus inconscients abandonnaient leurs véhicules pour voir de plus près le phénomène. Rivers les regarda tituber et essayer de se couvrir la tête des deux mains sous l’eau bouillante qui pleuvait sur eux; ceux qui le pouvaient regagnèrent précipitamment leurs voitures où ils remontèrent tant bien que mal, les autres traversèrent en courant les files de voitures à l’arrêt et s’élancèrent sur l’autoroute dans un état de panique. Plusieurs furent heurtés de plein fouet par les voitures qui arrivaient et projetés dans les airs. Rivers ferma les yeux pour ne pas voir leurs membres désarticulés, privés de vie avant même de s’écraser sur l’asphalte.

Ils laissèrent bientôt derrière eux cette scène si étrange et terrible, mais continuèrent de voir la grande trombe d’eau avec ses nuages de vapeur que dispersait le vent. Au moins, se dit-il amèrement, cette vision alarmante servirait-elle à avertir de loin ceux qui arriveraient sur l’autoroute. Il sentit qu’ils ralentissaient de nouveau.

- Continue, Diane. Il n’y a rien à faire ici.

Diane réaccéléra après avoir jeté un bref regard vers son fils dans le rétroviseur. Elle remarqua que Josh ne prêtait nulle attention au spectacle : il était appuyé contre la portière, les yeux dans le vague. Elle revint au jet d’eau bouillante.

- Cela ne peut pas être un geyser naturel, Jim.

- L’eau ne provient pas d’une canalisation rom-pue, je peux te l’affirmer. La pression ordinaire ne la propulserait jamais à cette hauteur - quatre-vingt- dix mètres, cent peut-être. Et puis elle vient d’un point surélevé : à ce niveau, il est impossible que l’eau jaillisse d’une canalisation fracturée. (Il mar-qua une pause, les yeux fixés sur la trombe dont ils s’éloignaient.) Attends… Tu te rappelles ce que disait le journal de ce matin au sujet d’un geyser qui avait jailli en Inde au milieu d’une ville ? Et ce que nous avons vu en survolant la côte est à moitié inondée, est-ce que cela ne ressemblait pas à des trombes d’eau ? - Tu penses à des geysers naturels d’eau chaude ? - Qui jaillissent en des sites contre nature, oui.

Le travail qu’elle avait mené avec Hugo Poggs donnait à Diane une idée très précise des points du monde où pouvaient se produire de tels surgisse-ments : les régions volcaniques surtout, au bord des continents particulièrement. L’Inde pas plus que l’Angleterre n’étaient concernées par cette activité.

- Ce n’est pas possible, dit-elle. Les geysers et les sources chaudes jaillissent pour la plupart en des lieux comme la Nouvelle-Zélande, l’Italie et le Japon. Les scientifiques de notre pays ont tenté d’utiliser cette énergie géothermique potentielle, sans grand succès, même dans les régions du Nord et du Sud-Ouest où les formations de granit y étaient propices.

- Tu as raison, c’est effectivement impossible. Mais regarde derrière toi, et dis-moi ce que tu vois.

Sur quoi ils gardèrent le silence, l’esprit agité d’hypothèses contradictoires. Rivers ne rompit ce silence que pour donner à Diane des indications sur la route à prendre pour Pilgrim Hall.

Ils changèrent d’autoroute, puis empruntèrent une route étroite qui serpentait à travers la forêt pour monter jusqu’à la longue crête dominant à la fois les comtés du Nord et du Sud. Avant qu’ils aient atteint cette crête et la route de Pilgrim Hall, il lui dit d’arrêter. A cet endroit, une brèche avait été pratiquée dans la forêt de façon à dégager le point de vue qui s’offrait. La vue portait droit jusqu’aux Downs du Sud, au-delà desquels s’étendait la mer.

- Regarde, dit-il.

Diane se raidit à la vue de ce qu’ils découvraient à leurs pieds. Elle ne vit d’abord que trois des colonnes blanches dont le vent de plus en plus fort jouait avec le jet. Puis elle prit conscience des autres, plus éloignées, qui tranchaient en blanc sur le paysage. A cette distance, il était impossible d’en estimer la hauteur. Ils en comptèrent six de celles qu’ils pouvaient voir, et une septième jaillit à cet instant à proximité d’une ville qui devait être Westerham.

Ils quittèrent la voiture pour voir plus clairement et, comme ils traversaient la clairière, Rivers perçut une atmosphère singulière dans les bois qui les entouraient. Il venait souvent se promener pendant sa pause du déjeuner dans ce coin tranquille, qui lui offrait un répit à l’agitation du Centre de recherches; il prenait toujours plaisir à écouter les sons de la forêt, le chant des oiseaux, les bruisse-ments soudains des animaux qu’on ne voyait pas. Mais, aujourd’hui, tout était silencieux.

Il ne jugea pas utile d’en faire part à Diane; devant cette vue qu’on appelait autrefois le Jardin de l’Angleterre.

- Ces colonnes ne te rappellent-elles rien ? demanda-t-il à voix basse.

Elle le regarda, perplexe.

- Mais si, insista-t-il, des colonnes blanches au milieu des champs et des bois… Tu te souviens maintenant ?

Elle revint au paysage qui se déroulait sous leurs yeux. Elle avait compris.

- Les piliers des jardins de Josh et Eva, murmura-t-elle. Voilà donc ce qu’ils dessinaient sans cesse.

Ils regardèrent tous les deux le visage pâle de Josh, pressé contre la vitre.

 

- Où est Sheridan?

Cette fois encore, la secrétaire qui jouait aussi les réceptionnistes à Pilgrim Hall fut surprise de voir James Rivers sur son seuil.

- Je croyais que vous… commença-t-elle.

- Oui, oui, je suis en congé, coupa-t-il impatiemment. Dites-moi simplement où il est, Margaret.

Le regard de la secrétaire se posa avec étonnement sur la séduisante jeune femme brune debout derrière Rivers, et avec plus d’étonnement encore sur le petit garçon aux yeux les plus bleus qu’on puisse rêver qui s’accrochait à sa jupe.

- Margaret!

La virulence du ton la fit sursauter.

- Je crois que Mr Sheridan est sur le point de partir, mais il est avec Mr Marley pour le moment. Elle repoussa sur son nez ses lunettes à monture épaisse.

- Il est dans le bureau de Marley ?

- Je ne sais pas trop, je…

Rivers tourna les talons, prit Diane par le coude et l’entraîna dans le couloir. Elle serra fort la main de Josh, et l’enfant trottina pour se maintenir au niveau des adultes.

Une porte s’ouvrit, un petit homme replet apparut, en pantalon de toile défraîchi et chemise à manches courtes.

- Jim ! s’écria-t-il, sur un ton à la fois ravi et ahuri. -Jonesy, comment va?

- Tu arrives au bon moment, mon vieux. (La voix avait une trace d’accent chantant d’origine galloise, et exprimait une excitation extrême.) Mon vieux, on dirait que l’enfer se déchaîne!

- Je sais. (Rivers indiqua à Diane une autre porte du couloir.) Prends le téléphone de mon bureau. Fais le 9 pour avoir l’extérieur.

Elle se précipita en entraînant Josh. Jonesy prit le temps de la suivre des yeux, le visage épanoui en un sourire de connaisseur. - Très jolie, dit-il à Rivers. - Il faut que je voie Sheridan.

- Il est plutôt occupé pour l’instant. Nous rece-vons du monde entier des avis de cyclones, d’inondations, de séismes et de désastres tous plus affreux les uns que les autres. Tout se passe comme si ce sacré monde était devenu fou.

Ce n’est pas tout à fait cela, pensa Rivers. Derrière Jonesy, le bureau avait perdu son ambiance coutu-mière de travail paisible : c’était une vraie ruche où tout le monde s’agitait, où s’élevaient des voix fortes à chaque nouvelle information tandis que résonnaient les téléphones et cliquetaient les ordinateurs. Celia apparut à l’entrée, juste à temps pour voir Diane et Josh s’engouffrer dans le bureau de Rivers. Elle lança à ce dernier un regard interrogateur, mais, avant qu’elle ait pu lui parler, il la frôla pour entrer dans la pièce.

Il avait aperçu Sheridan et Marley debout devant une rangée d’écrans de télévision dont les images semblaient brouillées par des interférences. Il s’ar-rêta pour demander à Celia la raison de ce problème.

- Ce sont des parasites, dit-elle tout en se demandant pourquoi il était revenu et qui étaient la femme et l’enfant. Nous avons des problèmes avec notre satellite depuis ce matin.

Elle n’eut pas le loisir de questionner Rivers : il traversait déjà la pièce à grands pas en direction de Sheridan.

Marley le vit le premier et marmotta quelque chose au directeur de la Recherche. Ce dernier était en bras de chemise, occupé à griffonner fébrilement des notes. Il se tourna vers Rivers.

- Je ne pensais pas vous revoir si tôt, Jim, dit-il en glissant son stylo dans l’étui prévu à cet effet sur le côté du bloc-notes, mais vous arrivez au bon moment, car toute aide qui se présente est la bienvenue. Il y a une pagaille énorme un peu partout et, malheureusement, certains de nos systèmes de communication se révèlent très peu fiables.

- Je ne reste pas, Charles, je veux simplement vous parler.

Sheridan consulta sa montre.

- Je regrette, mais je n’ai pas le temps. J’ai une réunion avec le ministre et son chef de cabinet dans moins de quarante-cinq minutes, et nous allons ensuite à Downing Street rencontrer le Premier ministre. Je suis déjà en retard.

- C’est important.

- Impossible, Jim. Vous avez entendu mon programme.

- Accordez-moi cinq petites minutes, nom de Dieu !

Marley sursauta, les personnes présentes levèrent les yeux de leurs écrans et autres moniteurs ou interrompirent leurs conversations téléphoniques pour voir ce qui causait ce tapage supplémentaire. Sheridan, lui, ne parut pas plus harcelé que précé- demment. Il répondit d’une voix calme, mais un peu tranchante:

- J’ai passé toute la nuit et une partie de la matinée au ministère, à digérer l’information et gérer les appels affolés des divers ministres et officiels gouvernementaux. Puis j’ai fait un saut ici pour collecter le maximum de renseignements pré- visionnels de première main avant mon premier rendez-vous de cet après-midi. J’aime autant vous dire carrément que je ne suis pas d’humeur à perdre mon temps. Si vous avez quelque chose à me dire, vous feriez mieux de vous dépêcher.

- Dans mon bureau.

- Je n’ai pas le temps… dit Sheridan en marte-lant ses mots.

- C’est d’ordre confidentiel.

Sheridan tendit avec brusquerie son bloc-notes à Marley.

- Terminez cela. Relevez chaque information comme elle vient, et portez-moi le tout dans le bureau de Rivers. Faites court et concis, le ministre ne veut pas de fantaisie. Je lirai l’ensemble moimême en route. (Il prit sa veste de coton léger accrochée au dossier d’une chaise.) D’accord, Jim, finissons-en.

Ils allèrent ensemble à la porte. Jonesy et Celia, qui avaient suivi l’échange en retenant leur souffle, se rangèrent prestement pour les laisser passer.

- Vous avez besoin de nous ? demanda Celia à Rivers.

- Non.

La brièveté de la réponse fit tressaillir la jeune fille. Rivers marqua une pause et corrigea plus doucement:

- Vous ne pouvez vraiment rien faire, Celia.

Elle acquiesça sans comprendre, et regarda les deux hommes descendre le couloir jusqu’au bureau de Rivers.

- Vous avez remarqué ? dit-elle à Jonesy quand ils furent entrés. Il ne boite plus.

Le Gallois haussa les sourcils.

- Ça alors! Je ne comprends plus.

Diane venait de couper le vidéophone quand ils pénétrèrent dans le bureau. Josh était sagement assis sur une chaise.

- Diane! s’écria Sheridan, qui, au grand étonnement de Rivers, contourna le bureau pour venir l’embrasser sur les deux joues.

- Vous vous connaissez? demanda Rivers.

- Hugo Poggs et moi sommes des amis de lon-gue date, expliqua Sheridan en s’asseyant derrière le bureau.

Diane se rapprocha de Josh. Rivers remarqua que son visage avait rosi. Il revint au directeur de la Recherche, le regard perplexe.

- Bon, autant tout vous raconter maintenant, lui dit ce dernier. J’ai autorisé Hugo à vous contacter pour vous demander votre collaboration. Il ne m’a pas dit pourquoi il avait besoin de vous en particulier, mais je respecte suffisamment l’homme - et son travail - pour savoir qu’il avait une bonne raison.

- Mais vous avez insisté pour que je prenne une semaine de congé… fit Rivers stupéfait.

- Oui, pour que vous puissiez lui apporter votre aide. Regardons les choses en face, Jim, vous n’étiez pas d’une grande utilité ici à ce moment-là.

- Je ne saisis pas bien, Charles.

Sheridan agita les mains en un geste d’énervement.

- Je ne pouvais pas m’impliquer personnellement de façon officielle. Je suis le directeur de la recherche de la Méteo nationale, figurez-vous. Ima-ginez un peu de quoi j’aurais l’air si on découvrait que je prête l’un de mes proches collaborateurs aux fins d’une recherche qui tient plus de la métaphysique que de l’investigation scientifique! Je serais la risée générale! Mais en toute franchise, c’est parce qu’aucun de mes départements ne produisait de résultats probants que j’ai voulu essayer autre chose.

- Tu étais au courant? demanda Rivers à Diane.

Elle leva sur lui ses yeux obstinément baissés jusque-là.

- Je suis vraiment désolée, Jim.

- Il ne faut pas lui en vouloir, coupa Sheridan. J’avais posé comme condition que vous ne seriez pas informé de mon rôle dans cette affaire. Vous ne deviez pas être influencé par l’idée que votre patron puisse attribuer à quelque raison mystique le bouleversement actuel de la planète. J’ai exigé l’accord de Hugo et de Diane sur ce point avant de leur donner mon consentement. (Il se renversa dans son fauteuil, les mains à plat sur le bureau.) Pensez-vous vraiment que j’aurais envoyé mon meilleur collaborateur, même complètement fourbu, prendre une semaine de vacances à une époque pareille ? J’ai estimé que ce serait la meilleure façon de vous utiliser, étant donné les circonstances.

Tandis que la vérité faisait son chemin en lui, Rivers ne quittait pas Diane du regard. Il finit par secouer la tête, et leur sourit à tous deux d’un air las.

- Eh bien je suppose que cela va nous amener un peu plus facilement vers ce que j’ai à vous dire, Charles. Au moins serez-vous préparé à entendre des propos qui ne sonneront pas à vos oreilles de manière trop rationnelle.

- Je n’en suis pas sûr, répliqua sans ménage-ments Sheridan. Hugo ne m’a jamais expliqué vraiment ses raisons de rechercher votre aide, et je n’ai évidemment pas insisté outre mesure. En vérité, certaines de ses théories les plus fantaisistes m’ont posé problème par le passé, mais j’ai jugé qu’en l’occurrence l’étendue de ses connaissances pouvait nous rendre grand service. (Il regarda sa montre, poussa un grognement et tapa un numéro sur le vidéophone. Comme il utilisait le circuit interne, non visuel, il s’annonça à la réceptionniste.) Faites avancer ma voiture, moteur en marche. Je viens dans quatre minutes. (Il coupa la communication en touchant un autre bouton et s’adressa à Rivers.) Voilà, vous savez de combien de temps vous dis-posez.

- Il est pratiquement impossible de…

- Entrez tout de suite dans le vif du sujet.

Rivers porta les mains à son menton non rasé comme s’il se composait un visage, et les laissa retomber aussitôt.

- Vous ne me donnez pas assez de temps pour tout expliquer, mais vous connaissez manifestement la théorie de Hugo Poggs, selon laquelle la Terre est un organisme vivant qui adapte son activité dans le seul but de maintenir la vie humaine.

- Oui, et je sais quel tort a fait cette théorie à la réputation de son auteur chez la plupart des scientifiques. A franchement parler, je suis moi-même assez réticent à son propos.

- Alors le moment est venu d’y souscrire, parce que c’est exactement ce qui se passe en cet instant précis. Le monde se modifie en raison du terrible préjudice que nous lui avons infligé, dans la seconde moitié de ce siècle surtout. Nous avons scié la branche sur laquelle nous étions assis, et nous en subissons durement les conséquences. (Malgré la mimique incrédule de Sheridan, Rivers ne se laissa pas décourager. Il poursuivit.) Le pire est que nous ne pouvons plus rien à présent pour arrêter le processus. Nous avons maltraité notre planète et nous payons le prix.

- Vous disiez que la Terre existe pour protéger notre existence. Pourquoi ne le fait-elle donc pas ?

- Justement, elle le fait! J’ai lu un article dans un quotidien ce matin sur le plancton qui remonte à la surface des mers du globe.

- Oui, oui, s’impatienta Sheridan, dans les régions australes et septentrionales essentiellement. Cela nous laisse perplexes.

- Pourtant c’est clair. Pensez au changement que ce phénomène va provoquer dans la composition de l’atmosphère. La planète a renforcé sa méthode d’élimination des poisons contenus dans l’atmosphère. Et peut-être nous montre-t-elle ainsi une solution à nos problèmes. Si nous réussissions à accélérer la formation de plancton dans les mers - par introduction massive d’engrais et de limaille de fer, par exemple - nous réussirions du même coup à améliorer l’équilibre de notre environnement.

- Il nous faudra encore brûler des combustibles pour fournir l’énergie dont tous les pays du monde ont besoin. Nous ne pouvons pas sortir de ce cercle vicieux.

- Si, nous sommes tout près de trouver la réponse à ce problème. Cela nous donne le temps de développer une source illimitée d’énergie -non polluante sans diminuer nos ressources naturelles.

- Je présume que vous faites allusion à la fusion nucléaire.

- Exactement.

- Les groupes de pression antinucléaire ne seraient pas de votre avis.

- Ils se trompent. Rien ne peut empêcher le progrès scientifique, qui n’a été nocif que pour une part minime, en vérité.

- Il se passera des années avant que soient résolus les problèmes de la fusion nucléaire.

- D’ici là nous est donné le temps de respirer. A quelques kilomètres de ce bureau, vous avez un autre exemple des modifications qui intervien-nent dans le monde. Vous avez certainement connaissance de ces geysers d’eau chaude qui jaillissent en des lieux où nous n’aurions jamais cru cela possible avant aujourd’hui.

- Oui, on nous a signalé ce fait qui s’est produit dans le monde entier depuis vingt-quatre heures, et jusque dans le désert.

- Et vous ne comprenez pas? Ces geysers sont une source d’énergie bien plus pure, que nous pouvons exploiter à notre usage. Nous ne dépen-drons plus des combustibles fossiles. Et il existe d’autres moyens de canaliser l’énergie naturelle, j’en ai la conviction.

Un coup frappé avec force à la porte les fit tous sursauter. La porte s’ouvrit sur la tête de Marley.

- Vous allez être affreusement en retard, Charles. J’ai mis vos notes au point, votre voiture est prête et vous attend.

- Merci bien quand même, aboya Sheridan en se levant précipitamment. (Il alla vivement à la porte et arracha le bloc et les autres papiers des mains de Marley. Puis il se retourna vers Rivers et prit une voix sévère.) Je suis navré. J’ai fait une lourde erreur en vous dirigeant vers Hugo. Même affaibli, vous auriez été plus utile ici, au centre. Hugo est un homme compétent doté d’une belle intelligence, mais il vous a fait courir pour rien. (Il leva la main pour prévenir les protestations, non de Rivers, mais de Diane.) Je ne sais pas où vous êtes allé chercher ces idées-là, Jim, et franchement, je ne veux pas le savoir. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elles dépassent l’entendement.

- Charles, écoutez-moi…

- Assez! Vous me voyez expliquer au Premier ministre ce que vous venez de me dire ? Naturellement, il penserait que j’ai perdu la boule; mais il ne se contenterait pas de me renvoyer immédiatement, il fermerait aussi tout le département. Oui, j’ai commis une erreur. Vous vous êtes surmené alors que vous n’aviez pas encore surmonté le traumatisme de votre accident. Non, plus un mot! Nous en reparlerons quand les choses seront calmées - si elles se calment un jour.

Sur ces paroles, il quitta la pièce. Ils entendirent décroître dans le couloir les pas des deux hommes; manifestement, Marley accompagnait le directeur jusqu’à sa voiture, et Rivers imaginait très bien son sourire satisfait.

Il regarda Diane avec une mimique résignée.

- Et je ne lui ai même pas tout dit! soupira-t-il.

 

- Tu ne sembles pas fâché.

Ils avaient atteint au pas de charge le portique d’entrée. Diane et Josh devaient se hâter pour ne pas se laisser distancer. Rivers s’arrêta devant les portes vitrées.

- J’ai passé la plus grande partie de la nuit à réfléchir à ce que m’avait dit le vieil homme, et toute la matinée à me tracasser à ce sujet. Maintenant que j’ai averti Sheridan, qui est en mesure de passer l’information aux plus hautes autorités, je me sens soulagé d’un poids. De toute façon je n’espérais pas qu’il me croirait - j’ai moi-même l’impression de devenir fou par moments. Mais d’une certaine façon je me sens libre. Ce qui doit arriver arrivera, et personne ne peut rien pour l’empêcher. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre soin de nous-mêmes.

Diane sentit que Josh tirait sur sa jupe.

- Maman, Eva a peur, dit le garçonnet en plan-tant ses yeux tristes dans ceux de sa mère.

- Je n’ai pas pu joindre Hazelrod, dit-elle à Rivers. Soit il y a une anomalie, soit le téléphone est resté décroché. Il se passe quelque chose là-bas, Jim, je le sais, et Josh le sait aussi.

Rivers plia les jambes pour se mettre à la hauteur du petit garçon.

- Allez, Josh, on rentre à la maison. Tout va bien se passer, tu vas voir.

Il se redressa et poussa la porte. Le vent les assaillit immédiatement. Diane serra très fort la main de Josh pour l’aider à marcher.

- Je vais conduire, dit Rivers devant la voiture.

Diane lui tendit les clefs avant de faire monter Josh à l’arrière. Elle lui mit sa ceinture et l’embrassa.

- Dépêchons-nous, Jim, pria-t-elle en s’asseyant à côté de lui. Je ne suis pas tranquille au sujet d’Eva.

Rivers mit le contact.

- C’est Josh qui te rend anxieuse.

- L’Homme du rêve a dit qu’il fallait protéger les enfants.

Il était inutile de chercher à la réconforter en affichant une confiance qu’il était loin de ressentir; le principal était maintenant de regagner Hazelrod le plus vite possible. Il vérifia la jauge d’essence et grogna un juron.

- Nous aurions dû faire le plein à l’aéroport. Écoute, il n’y a pas de pompe sur l’autoroute, il faut que je trouve un garage avant. Cela ne nous prendra qu’une dizaine de minutes.

- D’accord, mais vite.

Plus question de respecter les restrictions de vitesse. Il écrasa l’accélérateur et la voiture s’élança en vrombissant sur l’allée goudronnée. Il s’engagea sur la nationale en regardant à peine à droite et prit la direction de la capitale. A quelque distance, il savait trouver un garage où il allait souvent.

Un instant plus tard, ce fut Diane qui lui demanda de s’arrêter. Il ralentit et se rangea sur le bord de la route sans comprendre pourquoi.

Ils se trouvaient à l’un des rares points de cette route en hauteur, où la vue embrassait une grande partie de la capitale, au loin. Rivers s’était demandé si la journée lui réservait encore d’autres chocs : la réponse était devant lui.

- Mon Dieu… murmura-t-il, fermant les yeux une fraction de seconde.

Venant du nord s’amoncelaient d’énormes nuages noirs dont on percevait l’approche régulière. D’immenses vapeurs s’y enroulaient, de sombres turbulences qu’illuminaient parfois des éclairs. Mais si impressionnant, si menaçant que fût ce décor de ténèbres nocturnes en plein jour, ce ne fut pas lui qui glaça d’effroi Rivers et Diane, mais ce qu’il mettait en évidence.

Car dans le ciel au-dessus de la ville brillaient sept points lumineux, sept minuscules présages.

Rivers sortit de la voiture. Le bras appuyé sur le toit, il se rappela la lumière qu’il avait vue en imagination juste avant le tremblement de terre qui avait secoué Londres. Ne s’agissait-il pas d’une sorte de prémonition?

Des éclairs jaillirent, qui illuminèrent le ventre des nuages tumultueux; le tonnerre gronda. Les oiseaux s’envolèrent des arbres voisins en poussant des cris stridents; ils s’éparpillèrent avec des plongeons et des montées en flèche, certains même dans leur désarroi s’abattirent au sol et se fracassèrent sur la route.

Le tonnerre, qu’on n’entendait presque plus dans ce concert de cris discordants, s’était éloigné. C’est alors qu’un autre grondement s’éleva. Celui-là provenait de la terre elle-même.

La ville commença à trembler.

Des éclairs encore, venus cette fois des confins de la masse nuageuse, occultèrent de leur éclat les petites lumières. Elles disparurent un instant, fon-dues dans le tout; mais elles réapparurent, une fois les éclairs dissipés. De chacune émanaient de fines lignes d’électricité, des lignes au tracé irrégulier qui s’affirmèrent et s’enhardirent jusqu’à se rejoindre à travers le ciel, si bien que les sphères lumineuses se trouvèrent reliées par un mince réseau de lumière flottant au-dessus de la ville.

Le grondement sourd s’enfla, et le ciel y joignit le sien.

Aux yeux de Rivers, l’image de la ville était devenue entièrement trouble. Les immeubles et les tours étaient saisis d’un tremblement que rien ne semblait pouvoir arrêter.

La première tour commença à basculer.

 

GUMRI, ARMÉNIl

 

Un nuage de poussière planait sur les décombres de la ville détruite. Les sauveteurs fouillaient les gravats de leurs mains nues ensanglantées, et s’arrê- taient parfois pour écouter les cris étouffés des survivants qui y étaient ensevelis. Ils utilisaient des leviers pour dégager les poutrelles d’acier, des pioches pour le bois et les débris divers. Depuis la ville de Kirovakan au nord jusqu’à la frontière turque près de Kars, les villes, les villages et même la campagne avaient été dévastés par la sauvagerie du tremblement de terre. Le peuple arménien, profondément religieux, avait cru voir dans la petite étoile apparue juste avant que ne commence le séisme un signe que Dieu voulait la fin des persécu-tions et des infortunes qui les avaient frappés depuis un siècle, eux et leurs ancêtres; le tremblement de terre qui avait suivi montra combien ils se trompaient.

Ils priaient néanmoins en se meurtrissant et en s’écorchant sur les ruines. La première réplique provoqua des hurlements de terreur.

 

PESHTIGO, WISCONSIN

 

De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu une sécheresse aussi longue sur le Middle West améri-cain. Depuis des mois, des incendies peu importants, encore maîtrisables, rongeaient la pinède en bordure de Green Bay, le long de la frontière du Wisconsin et du Michigan. Mais ce jour-là, à l’apparition au-dessus des arbres de lumières pareilles à des étoiles, le vent avait commencé à souffler puissamment; et il avait rassemblé les foyers dispersés en une immense conflagration qui avançait sur la ville forestière de Peshtigo, telle une gigantesque muraille incandescente. Les habitants prirent la fuite tandis que leurs maisons se ratatinaient comme du papier; les toits enflammés qui s’envolè- rent firent office de brûlots. Beaucoup tentèrent de s’enfuir au moyen de voitures et de camions, mais la chaleur féroce faisait fondre les pneus et craquer les pare-brise; d’autres coururent s’immerger dans le Peshtigo, mais périrent à l’instant où ils faisaient surface, en inhalant l’air qui était lui-méme devenu incendiaire. La progression de l’incendie créa un énorme appel d’air; des vents tournoyèrent dans la région à la vitesse de l’ouragan, détruisant tout sur leur passage. Le tourbillon de vent et de feu avança à toute allure, avide de dévorer tout ce qu’il rencon-trait, enfer de destruction totale.

Un vaste nuage de fumée obscurcit le soleil du matin. Sa lumière prit une teinte rouge sombre, la couleur du sang qui ruisselle.

 

KASHI, CHINE

 

La ville avait été autrefois une oasis importante sur la route de la soie qui allait vers l’Asie centrale. Elle était aujourd’hui le centre économique du Hsin-chiang, au bord du désert de Gobi, trois cent mille kilomètres carrés de sable mouvant. Des voyageurs du désert avaient rapporté avoir vu briller une étrange lumière au-dessus des dunes. Elle avait, disaient-ils, la pureté d’une étoile, le scintillement d’un joyau rare. Les citadins les plus curieux se mirent en marche pour aller contempler cette merveille de leurs propres yeux, au mépris d’une route qui aurait lieu de nuit; les paresseux, ou les sceptiques, peu soucieux de se lancer dans une telle équipée, chargèrent les aventureux de rapporter une preuve du phénomène - des photographies ou même l’objet lui-même, si c’était possible.

Beaucoup scrutèrent le désert depuis leur balcon ou leur fenêtre, attendant que les audacieux reviennent avec leurs récits et la preuve tangible de l’existence de ce prodige. Et alors qu’ils guettaient, ils virent se dessiner peu à peu dans l’obscurité la silhouette d’un immense mur jaunâtre, qui avançait vers la ville comme un colossal raz de marée. Mais cette vague ne venait pas de l’océan, qui se trouvait très loin; elle venait du désert lui-même. Elle était le désert lui-même.

Le sable s’était soulevé à l’appel des forts vents d’est, il s’était transporté dans la nuit et venait étouffer villes et villages sur son passage, dans une avalanche de gravillons et de poussière. Les collines entourant la cité ne purent contenir sa force; la tempête de sable qui s’abattit sur Kashi, d’une hauteur de mille six cents mètres et sur une largeur bien plus grande, écrasa les immeubles les moins solides, projeta dans les airs les habitants et les véhicules encore dehors, avant de les enfouir à tout jamais dans le repos. On ne vit plus bientôt que les lumières restées allumées en haut des constructions qui avaient résisté, qui s’éteignirent à leur tour quand les tourbillons de sable envahirent les centrales électriques de la ville.

RÉGION DE CALABRE, ITALIE DU SUD

 

Ils crurent que le soleil avait trouvé un compagnon. Un soleil plus petit - mais beaucoup trop haut pour qu’on puisse évaluer sa taille - montait en vrille vers son aîné, et les travailleurs dispersés dans l’oliveraie se protégeaient les yeux de son éclat. Il fallut que les nuages courent devant la face du soleil de toujours pour qu’ils comprennent que le plus petit n’était pas très loin de la Terre, et qu’il ne s’agissait pas d’une planète lointaine qui s’amusait. ” C’est un engin de l’espace “, murmuraient certains. D’autres ne partageaient pas cet avis. ” Un démon du feu “, affirmaient-ils. ” ” Un ange de la Mort “, marmonna une vieille femme aux mains noueuses, déformées par plus de soixante-dix ans de travail dans les champs et les vergers, à la face ridée et tannée comme le cuir après toutes ces années passées sous le soleil brûlant. Les paysans (car ils étaient restés des paysans, les trois provinces de la Calabre, Cosenza, Catanzaro et Reggio di Calabria, ne s’étant jamais mises à l’heure de l’industrie moderne et la nature montagneuse du pays les poussant à maintenir le commerce traditionnel de l’olive) levèrent les yeux vers la mystérieuse lumière, qui était soudain descendue se poser juste au-dessus de la cime des arbres.

Ce fut alors que la terre commença à gémir. Un âne paissant à l’ombre des arbres leva sa vieille tête poussiéreuse, puis écarta ses pattes comme pour s’arc-bouter au sol. Le bruit de la terre déclina. Personne ne soufflait mot, ni n’esquissait un geste. La vieille femme se toucha prestement du pouce le front, la poitrine, les épaules, geste de bénédiction destiné à la protéger contre l’horreur qu’elle pressentait. Le gémissement reprit, suscitant cette fois des plaintes d’effroi chez les paysans effarouchés. Un seul s’enfuit, simple d’esprit né d’un père imbécile, qui se mit à courir sur le chemin de terre constituant le seul accès à l’oliveraie. Les autres, affaiblis par la peur, regardaient pétrifiés les arbres et les arbustes commencer à se déraciner: le sol se souleva pour former des sillons bien rangés semblables aux vagues de la mer. Ils perdirent l’équilibre et tombè- rent en poussant des cris, et l’âne se mit à braire. Une crevasse s’ouvrit sous leurs pieds, et plusieurs y plongèrent. Les arbres s’inclinèrent, racines dénu-dées; ceux qui se trouvaient sur le trajet de la crevasse furent engloutis entre ses bords béants avant de réapparaître, expulsés par des geysers brûlants de boue gazeuse. La rupture avait touché des sources profondes d’eau bouillante.

Les secousses sismiques gagnèrent les trois provinces. La terre éclata, libérant d’autres sources et de la boue brûlante. Peu de temps après, la région tout entière baignait dans une atmosphère moite de brume et de vapeurs.

 

TOPEKA, KANSAS

 

La tornade frappa la capitale du Kansas aux premières heures de la matinée, alors qu’une assemblée extraordinaire venait de se réunir pour examiner la question des OVNI qui avaient été vus très clairement un peu partout sur le territoire depuis deux nuits consécutives. Le bâtiment fut évacué en hâte tandis que la tempête se déchaînait; la garde nationale du Kansas fut mise en état d’alerte, non pour assister les citoyens méritants mais pour préve-nir le pillage des magasins endommagés et des résidences privées, une fois le pire passé. Ce ne fut pas une tornade isolée qui parcourut le pays, mais une série de tornades dont chacune entraîna son lot de ravages et de démolitions; l’une rasa tout un parc de caravanes, l’autre détruisit une aile d’hôpital sur une base militaire; toutes emportèrent des passants en même temps que des lampadaires, des panneaux d’affichage, des voitures, projetèrent tout ce qui se trouvait à découvert à des dizaines de mètres en l’air, anéantirent les constructions les moins résistantes, balayèrent le bétail et firent de rivières presque asséchées des torrents en furie.

Comme sur le Kansas, les vents et la pluie déferlè- rent sur l’Oklahoma, le Nebraska et la Louisiane. Leur oeuvre de mort et de destruction relégua pour l’instant au second plan les étranges lumières volantes et autres rencontres surnaturelles.

 

TOKYO, JAPON

 

Pendant que les habitants de Tokyo observaient les trois lampes mystiques apparues entre les nuages de leur ciel nocturne, à une trentaine de kilomètres sous leurs pieds la croûte terrestre bougeait de façon dramatique. L’onde de choc qui monta à la surface équivalait à trente fois l’explosion nucléaire d’Hiroshima. Des gouffres s’ouvrirent au milieu des routes, les trains déraillèrent, l’effondrement de constructions tua et blessa des milliers de personnes pani-quées, ainsi que les chutes de verre et même l’éclatement des réservoirs d’eau. Beaucoup périrent écrasés par des foules en fuite. Heureusement, les immeubles les plus récents de la capitale avaient été conçus pour résister le plus possible aux secousses sismiques en les absorbant, ce qui limita les dégâts. Les plus grands ravages furent causés par les incendies provoqués par la rupture des conduites de gaz, réservoirs de stockage de pétrole et citernes à essence, appareils de chauffage au gaz et cuisinières.

Le bidonville de Hongo fut bientôt en flammes, ainsi que le quartier de Shitamachi aux ruelles étroites, dont les maisons en bois alimentèrent la fureur du brasier. Il s’étendit encore, gagna d’autres secteurs, ne tarda pas à devenir un immense mur de flammes qui se déplaça dans la ville. Beaucoup de gens furent contraints de sauter dans les bassins et les rivières, où ils moururent ébouillantés.

 

ZAFFERANA, SICILE

 

Le cortège progressait dans la montagne. Ils grimpaient à la rencontre de la coulée de lave qui avançait. En tête de la procession, quatre hommes s’efforçaient de tenir en équilibre la statue de la Madonne sur son socle de bois. Derrière, les villageois chantaient des cantiques. La montée était raide et sinueuse, mais le curé de Zafferana les entraînait résolument. Les centaines de mines qu’a-vait fait exploser l’armée italienne, secondée par le corps d’armée américain des Marines, n’avaient pas réussi à modifier le cours de la coulée, pas plus que les blocs de béton de deux tonnes déposés par les hélicoptères américains n’avaient pu détourner l’avance inlassable de la lave. Le père Giuseppe Pacello ne se laissait pas démonter pour autant. Dans le passé, la force de la foi et les statues consacrées avaient endigué à deux reprises le flot brûlant. Moins de dix ans auparavant, la lave sortie de fissures sur les pentes rocailleuses de l’Etna (que les villageois appelaient Mongibello, la montagne des montagnes) s’était arrêtée à quelques mètres seulement des premières maisons. La Sainte Vierge les avait sauvés en cette occasion qui n’était pas unique, et elle ferait de même cette fois encore. Plus haut, châtaigneraies et vergers étaient déjà en partie recouverts de la palpitante roche noire en fusion; l’odeur de soufre était si âcre, si concentrée qu’il avait fallu évacuer les enfants et les personnes âgées, dont les poumons ne supportaient pas cette agres-sion, en dehors de la zone dangereuse.

On s’arrêta à vingt pas de la lave. Les mains plaquées sur le visage pour le protéger de la chaleur incandescente, ils imitèrent leur curé qui s’agenouil-lait sur le chemin pierreux. La voix vibrante d’émo-tion, les yeux brillants de désespoir, on chanta les louanges du Seigneur et de sa mère la Vierge Marie. Après l’éruption initiale, il avait fallu plusieurs semaines à la coulée pour atteindre ce point; c’était l’avance la plus rapide jamais enregistrée dans leur histoire, et ils savaient que leurs maisons seraient menacées dans quelques jours. Le père Giuseppe indiqua que la Madonne devait être placée entre ses fidèles et le chemin de lave; en se détournant de la chaleur, les quatre hommes approchèrent laborieusement leur fardeau à trois mètres du flux. Des buissons tout proches s’enflammèrent alors qu’ils se retiraient. Et le prêtre exhorta ses ouailles à prier avec plus de ferveur encore pour leur salut. Ils s’y employèrent avec conviction et courage, certains se couvrant la bouche d’un mouchoir ou d’un foulard contre l’âcre puanteur, d’autres se faufilant vers l’arrière, à l’abri des autres qui leur servaient d’écran. Et tout le monde d’implorer l’intervention divine du Seigneur et de sa Mère.

La statue de la Madonne commençait à noircir. Le visage et les mains, aux paumes ouvertes en un geste de supplication, se craquelèrent. De minces volutes de fumée s’élevèrent de la plate-forme en bois. Mais le miracle qu’ils sollicitaient avait commencé à se produire. C’est ce qu’ils crurent du moins.

Au-dessus de la tête de la Madonne apparut un halo lumineux, une radiance blanche dont le centre ressemblait à l’hostie de la communion. Maintenant c’étaient la joie et l’émerveillement qui faisaient briller les yeux des villageois et des fermiers; les lèvres s’entrouvraient sur des cris d’adoration muette. Le curé leva son visage vers le ciel à présent souillé de fumée et de cendres; le signe qu’ils espéraient était là, devant eux; Zafferana et sa campagne seraient sauvées!

Le prêtre tendait les bras vers le ciel noirci en action de grâces, quand la Madonne disparut sous leurs yeux. Mais il n’y avait là nul mystère: le sol s’était ouvert d’un seul coup sans avertissement, sans émettre un son ni trembler si peu que ce soit, et avait englouti ensemble la statue et sa plate-forme. Le halo brillant resta toutefois où il était. Jusqu’à ce qu’un jet de lave chauffée à blanc gicle de la crevasse nouvellement formée et consume la lumière au moment où elle s’élevait dans le ciel.

Les gens de Zafferana et leur curé redescendirent la montagne pêle-mêle, mais bien peu échappèrent à la pluie de feu qui jaillissait de cette terrible fontaine en fusion. Et la lave poursuivit obstinément son chemin vers le village.

LAC NYOS, CAMEROUN

 

Ils étaient venus en groupe depuis le village pour voir la petite étoile qui voletait au-dessus du grand lac brun. C’étaient la boue et l’hydroxyde de fer qui coloraient ainsi, durant cette partie de la saison, les eaux habituellement bleues du lac Nyos. Mais les villageois se souciaient peu d’une telle explication ils préféraient croire que l’année écoulée avait vieilli et fatigué les eaux; elles allaient mourir pour renaî- tre fraîches et claires quand les jours se rafraîchiraient. Ils avaient assisté maintes fois à ce phéno-mène, mais jusqu’à présent la déesse-lumière n’avait pas pris part à cette renaissance. Très excités, ils pointaient le doigt vers la lumière et se poussaient du coude en jacassant. La nouvelle se répandit. Leur nombre grossissait sans cesse, jusqu’à deux mille et plus, à mesure qu’en arrivaient d’autres qui avaient entendu l’histoire. La foule émit un grand soupir collectif quand un souffle monta du lac en bouillonnant, puis cria et se boucha le nez alors qu’un nuage blanc à l’odeur d’oeufs pourris s’élevait des profondeurs de l’eau. Une ondulation alla en s’élargissant vers le rivage, et ceux qui étaient tout au bord reculèrent d’effroi.

A travers la brume qui dérivait vers eux, la lumière luisait de manière fantomatique. Comme le nuage les enveloppait, ils commencèrent à ressentir une chaleur qui les envahissait; un par un, hommes, femmes, enfants tombèrent au sol sous l’effet de l’agréable somnolence qui s’emparait d’eux. Ils n’étaient pas censés savoir que les gaz, dont le gaz carbonique, s’étaient infiltrés dans l’eau par au-dessous, parce que le lac occupait l’ancien emplacement d’un cratère volcanique. Ces gaz restaient au fond du lac, retenus prisonniers par l’eau froide, et se libéraient durant la mousson, quand la couche plus fraîche de la surface tombait au fond, dont elle déplaçait l’eau maintenant réchauffée, qui montait à son tour en surface avec les gaz qu’elle contenait.

Ils n’étaient pas censés le savoir, pas plus que les rares survivants ne souhaitèrent l’apprendre; ils préféraient croire que l’Étoile de la mort avait rendu visite à leur peuple pour l’avertir de s’amender. Nul ne pouvait expliquer à ceux-là qu’ils se trompaient, et bien peu essayèrent.

 

… Et ainsi s’enchaînèrent toute la journée et toute la nuit des cataclysmes qui allaient irrévocablement modifier l’environnement de la planète. En Californie, la faille de San Andreas se montra finalement à la hauteur de sa promesse fatale : elle éventra cette terre du cap Mendocino à Impérial Valley, en détruisant San Francisco et Los Angeles, et aussi Daly City, Hollister et Bakersfield. Au Japon, un raz de marée toucha Osaka, cité portuaire que son système sophistiqué de digues antitempête ne suffit pas à préserver de la dévastation; un autre tsunami causé par une faille qui s’était ouverte au fond de la mer submergea l’île hawaïenne d’Oahu, battue par des vagues successives au point qu’il ne resta plus une seule construction, plus un seul arbre sur la baie Kawela. Une convulsion sous-marine qui se produisit dans le Pas-de-Calais fractura le long tunnel sous la Manche qui avait causé tant d’ennuis, provoquant la mort de centaines de voyageurs qui l’avaient emprunté à bord de trains à grande vitesse. Des ouragans balayèrent l’archipel des îles sous le Vent, dont Antigua et Barbuda souffrirent le plus; les tempêtes qui se déchaînèrent à Cuba rasèrent constructions et végétation, et tuèrent les gens et les animaux par milliers. Des tremblements de terre ébranlèrent l’Arménie, l’Iran, l’Afghanistan, la Thaïlande, l’Indo-nésie, le Pérou, le Chili et, chose plus étonnante, l’Afrique du Sud et Madagascar. Chicago et le village pyrénéen de Rébénacq reçurent des grêlons de la taille d’un ballon de football. Lors du contrecoup d’un séisme qui avait ébranlé tout l’État du Mon-tana, le mont Jackson dans Yellowstone Park évacua des tonnes de rochers sur des torrents de poussière. Trois îles montagneuses surgirent des profondeurs de l’océan Indien, en soulevant des raz de marée qui atteignirent la pointe sud de l’Inde, le Sri Lanka et la Somalie. Le mont Saint-Hélène, jamais complète-ment éteint depuis sa dernière éruption quelques années auparavant, projeta à 1 100 kilomètres à l’heure un souffle de vapeurs gazeuses mêlées de cendres qui cassa net les arbres de ses versants avant de les disperser comme fétus de paille; à Hawaï, un flot de lave en fusion encercla le volcan Kilauea, dont le sommet tout entier s’effondra au milieu de son propre cratère bouillonnant. Un volcan islandais appelé Laki se crevassa sur une longueur de quarante-huit kilomètres; la lave qui coula de la fissure emprunta le lit du fleuve Skafta, qu’elle remplit de roche en fusion alors que son eau inondait la vallée; sur trente-deux kilomètres de large, la lave se déplaça à une vitesse incroyable, comblant un grand lac et deux autres lits de rivière, ce qui fit fondre des quantités énormes de glace; le pays se trouva inondé, et la vapeur créée par la fonte des glaces causa des pluies torrentielles qui aggravèrent encore les inondations.

En maintes régions, l’air se chargea d’électricité, qui reliait la terre aux nuages en zébrant le ciel d’innombrables éclairs simultanés. L’Empire State Building de New York fut frappé jusqu’à soixante-cinq fois pendant un orage qui ne dura qu’une heure; onze touristes montés sur une plate-forme d’observation dans un parc d’attractions du Kenya furent foudroyés, six furent tués instantanément, les autres sévèrement brûlés. Dans le clocher d’une église de l’Ohio, la foudre fit fondre le métal de la cloche en y pratiquant un trou; en Irlande, des pommes de terre furent cuites dans leur champ. Le feu prit aux forêts du monde entier, au Canada surtout; la foudre, qui incendia la forêt entourant Sidney, en Australie, menaça la ville et ses faubourgs; dans l’aile d’un gros avion de ligne qui survolait Miami, elle pénétra dans le réservoir et enflamma les vapeurs de combustible; l’appareil s’écrasa au sol, tous ses passagers et son équipage furent tués. Une aurore immense, irréelle, apparut sur le territoire du Yukon, au Canada; le ciel de l’Alaska s’anima de magnifiques couleurs aurorales, où le bleu-vert se mêlait de pourpre et de mauve. Au-dessus de Kiruna, en Suède, les lumières de l’aurore boréale tournoyaient en une danse spectrale de bleus, de verts et d’indigo, et cela pendant les heures sombres du jour.

D’énormes geysers d’eau bouillante jaillirent un peu partout sur la Terre, dont beaucoup en des endroits invraisemblables, sinon impossibles : dans les déserts africains du Sahara et du Namib comme à Monument Valley et dans le désert de Sonoran, en Arizona; dans la chaîne de l’Hindou Kouch, en Afghanistan, depuis les lacs Bande-e Amir situés à 3 000 mètres sous le niveau de la mer, comme sur le plateau calcaire du Tibesti, au Tchad; des geysers géants apparurent dans le désert de Thar au nord-ouest de l’Inde, et dans la lugubre dépression de Denakil, au nord-est de l’Éthiopie; d’autres, dont certains atteignaient 115 mètres, dans les déserts australiens de Gibson et de Great Victoria, en bordure de la chaîne d’Altyn-Tagh et dans le désert de Gobi de la province du Sinkiang, en Chine. En ces endroits comme en d’autres, innombrables, surgirent de grands geysers, dont chacun pouvait modifier l’environnement et la qualité de la terre au coeur de laquelle il avait jailli.

Et en prélude à toutes ces calamités et événements stupéfiants, d’étranges lumières furent observées. Certains affirmèrent n’avoir vu qu’une étoile unique mais étonnamment brillante, d’autres jurèrent avoir contemplé des groupes de lumières qui se conduisaient de curieuse façon, voletant capricieusement et décrivant des cercles les unes autour des autres, s’élançant très haut dans le ciel pour plonger aussi-tôt vers la terre sans jamais toucher le sol; quelques-uns racontèrent que les étoiles s’étaient réunies pour former une seule masse éblouissante…

 

Le retour à Hazelrod fut long et pénible. Autour de Londres, les routes étaient encombrées de tous ceux qui pouvaient encore fuir la capitale en ruines, par crainte de la réplique qui allait suivre le tremblement de terre. Ils croisèrent les services d’urgence appelés en renfort des comtés voisins, qui arrivaient en toute hâte en actionnant gyrophares et sirènes. Des voitures de particuliers se dirigeaient aussi vers la zone sinistrée. Voyeurs morbides, parents ou amis de victimes ? se demanda Rivers. Ou peut-être s’agissait-il simplement de sauveteurs bénévoles.

Après avoir fait le plein d’essence, Rivers avait décidé d’éviter l’autoroute, pensant que les petites routes seraient moins embouteillées; elles l’étaient relativement moins, en effet.

Dans les espaces découverts, le vent, qui s’était considérablement renforcé, secouait la voiture et ployait les branches des arbres. Le ciel s’était encore assombri, les nuages couraient vers le sud, turbulentes masses noires qui cachaient le soleil et rendaient le jour crépusculaire. La pluie tombait à torrents; malmenée par le vent, elle fouettait de toute sa force le pare-brise et le toit de la voiture. Le tonnerre roulait au loin; chaque fois qu’il se faisait entendre, Rivers et Diane se demandaient si le son provenait du ciel ou de la terre.

Ils virent beaucoup d’accidents sur le bord de la route, des collisions dues à la pluie battante ou à la distraction des conducteurs absorbés dans leurs inquiétudes. D’autres voitures de pompiers les dépassèrent en hurlant, quand ce n’étaient pas des ambulances ou des voitures de police, et parfois les trois à la fois. Diane alluma la radio, mais l’interférence des radios locales était telle qu’ils renoncèrent bientôt. De Londres même, aucune radio n’émettait.

Alors qu’ils avaient déjà couvert une bonne distance et s’approchaient de Guildford, la voiture se mit à vibrer. Ils se rangèrent sur le côté, mais la secousse ne dura pas. Malgré son intensité relativement faible, ils éprouvèrent un regain de tension.

Diane jeta un coup d’oeil sur Josh. Il dormait, et dans son visage pâle ses lèvres remuaient de temps à autre, comme s’il poursuivait une conversation dans son rêve. Elle jugea préférable de ne pas l’éveiller, même si son sommeil semblait perturbé.

Leur itinéraire leur fit traverser des agglomérations rurales et des villages dont beaucoup étaient désertés; leurs habitants se terraient-ils devant un danger plus grand que l’orage ? Dans certaines villes parmi les plus importantes, la route était parfois bloquée; un malheureux agent ou un contractuel s’efforçaient à eux seuls de régler la circulation, qu’ils ne réussissaient inévitablement qu’à aggraver. Rivers demanda à Diane de faire une autre tentative avec la radio; cette fois, en dépit des parasites encore très gênants, ils purent attraper quelques bribes d’information. Le thème principal était bien sûr le séisme de Londres, mais la radio locale qu’ils avaient pu capter faisait mention d’autres catastrophes dans le monde, généralement aussi désas-treuses que celle de la capitale.

- Ils comprendront peut-être à présent, commenta Rivers.

Diane ne sut pas s’il parlait de Sheridan et de ceux qu’il voulait avertir, ou du monde en général. Elle coupa le poste quand l’interférence augmenta, et ils poursuivirent leur route en silence. Il leur fallut longtemps pour sortir de certains encombrements, mais ils finirent tout de même par trouver une route dégagée. D’une cabine perdue sur une petite route, Diane essaya encore de joindre Hazelrod ; mais, sous l’oeil interrogateur de Rivers, elle revint à la voiture la mine sombre, en secouant la tête. En proie à une angoisse intense, elle le pressa d’avancer plus vite, mais, étant donné les conditions du voyage, il lui était presque impossible d’obtempérer.

Ils virent des éclairs au loin. Par moments, la pluie cédait un peu, ce qui était dû aux sautes de vent plus qu’à un apaisement de l’averse elle-même. A plusieurs reprises, ils aperçurent encore ces grandes fontaines d’eau fumante s’élever au milieu de prairies ou de champs cultivés. Le tonnerre se rapprochait; un éclair fulgura dans un champ de blé qui devint aussitôt un brasier. La pluie éteignit rapidement les flammes, mais l’incident rappela quelque chose à Rivers.

- Les lumières, dit-il à Diane qui regardait son fils encore endormi, les lumières au-dessus de la ville…

- Oui, eh bien?

- L’éclair monte de la terre ou d’un objet planté en terre, à l’inverse de ce que la plupart des gens s’imaginent. Cela se produit quand la base d’un nuage chargée d’électricité négative provoque une charge positive venant du sol; le courant jaillit le long de ce canal vers les électrons négatifs qui l’attirent d’en haut.

- L’énergie provient des lumières elles-mêmes ?

- Je le pense. - Mais elles étaient reliées par des éclairs.

- Sorte de réaction en chaîne entre électrons positifs et négatifs. Les lumières doivent contenir les deux.

- Tu veux dire que ces objets ne sont pas seulement de jolies illuminations ?

- C’est de l’énergie concentrée, ne le comprends-tu pas ?

Elle le comprenait, mais ne voyait pas bien où il voulait en venir. Le vieil homme avait dit à Rivers que les lumières étaient des présages, l’avertissement d’un événement sur le point de se produire, mais il n’avait pas expliqué leur origine.

- Je ne comprends pas d’où vient cette énergie, dit-elle. Ces phénomènes lumineux doivent bien avoir une source, n’est-ce pas ?

Rivers ne répondit pas. Il gardait les yeux fixés sur la route, mais Diane savait d’après son expression qu’il avait l’esprit en ébullition.

- Je crois qu’elles viennent de nous, prononça-t-il enfin.

La grand-rue du village qu’ils rencontrèrent ensuite était obstruée par des gravats; ils apprirent que le secteur avait subi un tremblement de terre assez puissant pour démolir la flèche et le clocher de l’église ancienne du village. Ils perdirent encore du temps à faire marche arrière et à trouver une déviation qui les ramènerait sur la bonne route.

Le ciel noir s’illuminait d’éclairs rapprochés; Diane commençait à se demander si Rivers allait pouvoir supporter longtemps encore la tension de ce voyage de cauchemar; il était rentré si épuisé à l’hôtel la veille, et avait si peu dormi. Elle lui proposa de prendre le volant, il refusa : il ne voulait pas rester inactif alors que le monde qui les entourait vivait de si terribles heures.

Ils furent arrêtés plusieurs fois et durent emprunter d’autres routes parce que la leur était inondée. Il arriva aussi que la violence de cette pluie d’orage occulte complètement leur visibilité, malgré les essuie-glace; il fallut alors faire halte, et attendre que le plus gros de l’averse passe. Ils se trouvèrent enfin à un peu plus d’un kilomètre d’Hazelrod. Avec la nuit tombée, tout était encore plus noir.

Avant même qu’ils n’atteignent l’allée bourbeuse qui menait à la maison, Josh se mit à hurler.

 

Il chercha à quoi se tenir. Les murs qui l’entouraient, le sol sous ses pieds, le toit sur sa tête, tout tremblait. Il sentait la vibration monter dans ses jambes maigres, mais il n’avait plus peur. Ou du moins, il n’avait plus aussi peur.

Le moment final était proche.

Le moment final pour lui, mais qui serait peut-être un recommencement pour l’humanité.

A condition que soient vaincus ceux qui couvraient pour un autre but.

A condition aussi que les hommes retiennent la leçon de cet holocauste terrestre.

Une vibration plus intense faillit renverser le vieil homme, mais il put garder son équilibre et chancela jusqu’à la porte. Dehors, il compta cinq pas et s’arrêta. Très haut, il entendit le cri aigu de l’aigle. Quittait-il cette vallée à la recherche d’une demeure plus sûre, comme les autres oiseaux? N’était-il pas à l’abri, sur son aire haut perchée ? Non, les rochers allaient s’ébouler, des crevasses s’ouvrir, il ne serait nulle part en sécurité. Et comment trouverait-il sa nourriture désormais ? Il valait bien mieux qu’il cherche une nouvelle terre.

Le formidable bruit venait de deux directions à la fois, son ouïe très fine le lui disait; c’était la fureur de l’eau qui se précipite, la confusion gigantesque de deux bouillonnements; mais l’un était plus proche que l’autre.

Le Glen More avait finalement succombé à la pro-phétie du sage. La terre s’était écartée tout au long de l’immense trouée, et les mers des deux rivages venaient remplir le profond canal qu’elle avait créé. Pitié pour les malheureux qui avaient péri dans la poussée de la terre, pitié pour ceux qui périssaient sous le déluge, parce que l’océan et la mer couraient à la rencontre l’un de l’autre! Il pria pour leurs âmes, et pria aussi pour ceux qui resteraient, non seulement en ces rocailleuses régions, mais dans le monde entier; car pour ceux qui survivraient à la grande tragédie de la Terre, il y aurait beaucoup à accomplir une fois la paix revenue et apaisées cette fois encore les effroyables forces, beaucoup à semer, beaucoup à réapprendre. Le monde, ils le découvriraient, allait devenir un séjour différent.

A condition que…

Levant vers le ciel son visage battu par le vent et la pluie, il se tourna difficilement vers sa droite. De ce côté, le bruit était plus fort. C’était de là, le long de cette mince ravine qui aboutissait à la côte ouest et à l’océan Atlantique, que les eaux arriveraient d’abord.

Le tremblement du sol avait cessé, mais c’était le vieil homme qui tremblait maintenant. La peur était revenue l’assaillir, la peur qu’il éprouvait devant la mort invariablement douloureuse, en cet instant où le paradis paraît si difficile à entrevoir. Il pria encore, et non pour lui-même : il pria pour ceux qui, en cette heure de métamorphose terrestre, combattaient le mal qui cherchait à détruire. Le mal qui s’évertuait à précipiter la fin. Entre les mains - et les esprits - des innocents gisait le destin de l’humanité; seuls leurs champions pouvaient les délivrer de la malveillance physique qui conspirait contre eux. Il pensa à celui qui ne l’avait trouvé que la veille, cet homme qui connaissait la souffrance, qui portait en lui les fragilités et la faiblesse inscrites dans la race humaine, mais aussi la bonté nécessaire pour un si grand dessein. Aurait-il assez de détermination pour le mener à bien ? Sa tâche, comme celle de tant d’autres dans le monde, consistait à aider les petits à affirmer leur pouvoir. En aurait-il la force d’âme, et ces enfants aussi ? Certains échoueraient, comme le voulait la loi de l’incertitude. Mais d’autres réussiraient. Combien seraient-ils ? Il pria pour qu’ils soient suffisamment nombreux.

Il ne connaîtrait pas la réponse à cette question. Du moins pas en ce monde.

Les bêlements, les cris de terreur de ses animaux lui parvinrent. Ils s’enfuyaient, ou cherchaient un refuge illusoire entre les murs de la maison. Il ressentit pour eux une tristesse comparable à la pitié qu’il éprouvait pour toutes les créatures vivant sur cette planète, si merveilleuse et si maltraitée. Ses yeux usés d’aveugle versèrent des larmes sur toutes ces créatures, même s’il n’était plus temps de s’abandonner à une telle pitié.

Il tomba à genoux quand les eaux firent irruption dans la vallée, dans un tumulte terrifiant qui interdisait d’entendre tout autre bruit.

Quand elles s’emparèrent de son corps si las pour le broyer, il accueillit l’oubli de tout et espéra le paradis.

 

- Chut, Josh, ce n’est qu’un mauvais rêve. Tout va bien, nous sommes presque arrivés.

Rivers s’était arrêté pour permettre à Diane de passer à l’arrière et de réconforter son fils proche de la crise de nerfs.

- La sorcière… répétait sans cesse Josh, … elle attend… elle est là…

A la lumière de la lampe intérieure, Rivers vit l’épouvante dans les yeux du petit garçon. Il était blafard, les traits tirés.

- Il n’y a pas de sorcière, Josh, dit Diane avec douceur. Tu as fait un vilain rêve, comme celui de l’autre nuit, c’est tout.

La nuit où ils n’avaient pas pu réveiller Eva, se remémora-t-elle. Auraient-ils eu le même cauchemar, tous les deux ?

- Nous sommes tout près, Josh, juste un petit bout de route. Tu n’as pas envie de voir Eva ? Je parie qu’elle est bien réveillée et qu’elle attend notre retour.

Josh se serra encore plus fort contre sa mère.

- La dame sorcière, maman, Eva connaît la dame sorcière.

Diane regarda Rivers d’un air désespéré.

- Il se calmera peut-être une fois arrivé dans son univers familier, lui dit-il à mi-voix. Il n’y a rien de vraiment surprenant à ce qu’il soit dans cet état, après tout ce que nous avons vu aujourd’hui. - Tu as raison. Il faut qu’il rentre chez lui.

Rivers démarra. Le vent secouait encore la voiture, mais la pluie était devenue un crachin. Le faisceau des phares tranchant l’obscurité enlevait singulièrement aux arbres et aux arbustes leur relief, comme s’ils n’avaient qu’une dimension. Les cris de Josh diminuaient, ils n’étaient plus qu’une plainte épuisée quand Rivers s’engagea dans le chemin boueux menant à Hazelrod. Au moment où ils allaient entrer dans la cour, le garçonnet se tut.

A l’instant de passer les grilles, Rivers écrasa brutalement son frein. Diane et son fils glissèrent du siège arrière; elle arrêta leur chute en bloquant son coude contre le dossier de Rivers. Elle le considéra avec surprise avant de suivre le regard qu’il fixait sur la maison. Trois voitures étaient garées dans la cour: la Toyota de Hugo, la camionnette de Mack rangée en travers devant l’appartement qu’il occupait au-dessus des écuries, et une Ford Grenada gris métallique. Mais une forme gisait près des marches du porche, et c’était elle que Rivers regardait si fixement.

Diane dit, la voix blanche:

- On dirait un corps. Oh mon Dieu…

Rivers embraya progressivement de façon à avancer très doucement, et manoeuvra pour que ses phares viennent éclairer directement l’objet abandonné sur le sol. Il s’arrêta sans à-coups.

- Je crois bien que c’est… commença Diane, mais il avait déjà coupé le moteur et ouvrait la portière.

- Attends-moi ici, lui dit-il.

- Non, je viens avec toi.

Avant qu’il ait pu protester, elle était sortie de voiture et marchait vers le corps. Rivers se retournait pour prévenir Josh de rester où il était quand un éclair illumina l’intérieur du véhicule. Dans cette fulguration tremblante, le petit apparut pétrifié, les yeux écarquillés et fixes, si pâle et parfaitement immobile qu’il semblait taillé dans le mar-bre blanc. L’éclair éteint, l’image s’attarda dans l’esprit de Rivers : avec ses mèches noires contre son teint blême, Josh lui était apparu comme un petit personnage magique, un elfe sorti d’un livre de contes pour enfants. Le tonnerre se fit entendre au loin, dans les collines.

Rivers quitta la voiture et s’élança vers Diane, qui était debout près du corps prostré. Quelque chose - sa propre appréhension peut-être - la retenait de se pencher pour voir qui c’était.

Rivers l’écarta doucement, et s’agenouilla près du corps.

- C’est Mack, dit-il, et il lui prit l’épaule pour le retourner.

- Mon Dieu… (Diane s’agenouilla vite près de lui.) Je pensais bien que c’était Mack, mais comment…

- Oh non, gémit Rivers.

Mack, le solide Mack, posait sur eux un regard sans vie. Rivers s’étant légèrement déplacé, la lumière des phares tomba sur la gorge de Mack. Ils virent la ligne sombre qui la traversait nettement, le sang qui s’écoulait à son extrémité pour former un ruisselet sur les pavés de la cour, dont la pluie diluait le cours.

- Retourne à la voiture, ordonna Rivers en mettant Diane debout.

- Mack… oh mon Dieu, pourquoi… qui a pu… ?

Il lui prit fermement le coude et la tira vers la voiture. La petite figure de Josh les observait derrière la vitre.

- Je veux que tu attendes dans la voiture, Diane, commanda Rivers calmement, mais de façon pressante. Assieds-toi au volant, mets le moteur en marche et attends-moi. Tu as compris ? - Non, il faut que j’aille à…

Elle tenta de se dégager, mais il la maintenait bien serrée.

- Fais ce que je te dis. Laisse-moi voir d’abord ce qui se passe à l’intérieur. (Il ouvrit la portière, et il lui fallut beaucoup de force pour la pousser sur le siège.) Si tu entends quoi que ce soit qui ne te semble pas naturel, ou si tu vois qu’il y a un problème, je veux que tu ailles prévenir un voisin ou appeler la police d’une cabine publique. Écoute-moi, Diane.

Au prix d’un effort, elle détourna les yeux du corps et les leva sur Rivers.

- J’ai peur, Jim. Eva…

- Il est important que tu restes ici. Tu comprends, Diane ?

Elle acquiesça lentement de la tête. Il posa la main sur son épaule.

- Tourne la voiture de manière à être face aux grilles. Rappelle-toi, si tu vois ou que tu entends quelque chose qui ne te plaît pas, va-t-en tout de suite. Josh, je veux que tu surveilles la maison toi aussi.

Josh le regarda gravement. Il voyait ses yeux le fixer intensément dans l’ombre.

Rivers serra l’épaule de Diane et quitta la voiture en prenant soin de fermer la portière sans bruit, même s’il savait cette précaution inutile parce qu’il était trop tard : s’il y avait eu quelqu’un dans la maison, on aurait entendu la voiture, ou au moins vu les phares. Un éclair déchira encore le ciel nocturne, suivi de près par le tonnerre assourdissant. Étonnamment, la lumière fulgura de nouveau alors que le tonnerre roulait encore, et la maison se trouva baignée de clarté irréelle, comme par un effet stro-boscopique. L’image rappela à Rivers tous les mauvais films d’horreur qu’il avait vus, où ce cliché particulièrement cinématographique suscitait plus d’hilarité que de peur; malheureusement, l’instant présent ne comportait vraiment rien de comique.

Le portail du porche oscillait légèrement au vent, il le maintint pour entrer. Pas de lumière sous le porche, mais une faible lueur filtrait à travers les rideaux de dentelle de la porte d’entrée. Il avança, saisit la poignée qu’il tourna, et poussa la porte.

La lumière tamisée d’une petite lampe de porte-manteau éclairait la scène. Le premier mouvement de Rivers fut de refermer la porte et de fuir comme le vent. Mais le second fut de porter secours à Hugo Poggs, qui était affaissé contre le mur, les yeux clos, la poitrine haletante cherchant péniblement l’air d’une respiration sifflante, superficielle. Sa femme gisait, prostrée, en travers de ses genoux.

Rivers entra sans faire de bruit. Un autre corps était affalé sur les dernières marches de l’escalier, le manche en bois d’un couteau - couteau de cuisine apparemment, à forte et large lame, de ceux qu’on utilise pour découper la viande - planté dans l’épaule, juste au-dessus de la poitrine. Le sang qui inondait sa chemise et s’écoulait entre ses jambes écartées se coagulait en une flaque épaisse et som-bre, et entre ses paupières mi-closes n’était visible que le blanc de ses yeux, plus blanc que la normale, car cet homme était noir. Il était bien mort, cela ne faisait aucun doute.

Plus que jamais, Rivers eut envie de rebrousser chemin vers la voiture. Plus que jamais il eut envie de fuir Hâzelrod en emmenant Diane et Josh. Mais il savait qu’il ne pourrait pas abandonner ainsi Poggs, ni Bibby. Sans compter Eva, qui devait se trouver quelque part dans la maison. A moins, naturellement, qu’elle ait été enlevée. Il se souvint du rêve de Josh - le petit cottage au coeur de la sombre et si étrange forêt, la sorcière qui attendait les enfants à l’intérieur-et s’en voulut de sa stupidité. Comment mettre en parallèle un cauchemar d’enfant avec la situation présente ? Le regard fixé sur le cadavre du Noir, il s’approcha tout doucement de Hugo Poggs.

Il était presque arrivé à la hauteur du géologue et de sa femme quand il crut entendre un bruit à l’étage au-dessus. Il s’arrêta, écouta. Pas d’autre bruit que la respiration sifflante de Poggs. Rivers s’accroupit près du géologue qui ouvrit des yeux affolés. La peur s’y attarda même quand il eut reconnu Rivers.

- Hugo, que s’est-il passé? demanda ce dernier, à voix basse sans savoir pourquoi.

Les lèvres de Poggs remuèrent au moment précis où la fenêtre du fond de l’entrée s’illuminait de lumière blanc argent et où le tonnerre ébranlait la nuit, si proche et si puissant que le chambranle claqua. Rivers se pencha pour saisir les paroles de l’homme à demi conscient.

- Eva… grinçait la voix de Poggs. Là-haut… elle la tient…

Il se mit à tousser et Rivers s’aperçut que du sang suintait de son estomac rebondi dans les cheveux gris en désordre de Bibby. Elle avait le visage enfoui dans le flanc de son mari; il voulut lui détourner la tête, mais il eut une curieuse impression de laxité, comme si la tête était trop flexible. Il n’insista pas, plaça ses mains sous les aisselles de Bibby et la souleva. L’ample poitrine s’écrasa contre son torse, la tête se renversa comme si elle se pâmait, mais l’angle qu’elle faisait avec le cou était trop aigu, invraisemblable. Rivers grimaça en comprenant qu’il était cassé.

- Barbara… murmura Poggs en agitant une main dans l’air, comme pour la toucher. La main retomba impuissante sur le plancher, paumes ouvertes, doigts recourbés. Rivers déposa à côté de lui le corps pesant de Bibby, et se tourna vers son mari.

- Qui a fait cela, Hugo? demanda-t-il à voix basse, mais de façon pressante.

Poggs essaya de se redresser en position assise, et ne réussit qu’à se hausser un peu plus le long du mur. Il prit une longue inspiration, très rauque, qui faisait siffler l’air dans ses poumons. Ses épaules se voûtèrent, et il porta la main d’instinct, non à la blessure de son estomac, mais à la poitrine.

- Oh, gémit-il faiblement, que cela fait mal…

Rivers déboutonna sa chemise pour examiner sa blessure, et comprit. Le géologue avait quelques entailles, dont certaines assez profondes, mais ce n’étaient pas ces blessures, pour la plupart superficielles, qui l’avaient mis dans cet état, c’était son coeur surmené. La pâleur de son visage habituellement rubicond, la nuance violacée de ses joues cyanosées et l’aspect légèrement bleuté de ses lèvres confirmaient le soupçon de Rivers que le blessé avait eu une crise cardiaque. Il se pencha, car Poggs essayait encore de parler.

- … au secours d’Eva… en haut… nous avons voulu… l’arrêter, mais… mais elle…

La fin de sa phrase se perdit dans la foudre qui blanchit le ciel; le tonnerre qui se déchaîna instantanément sur leur tête donnait l’impression de rouler dans la maison même. Comme le fracas décroissait lentement, quelqu’un entra du fond du hall.

 

Nelson Shadebank avait tiré la chasse d’eau au moment précis où le coup de tonnerre éclatait. Le bruit l’avait fait sursauter, et il pestait contre ce pays, contre le temps et le voyage en avion qui lui avait dérangé le système. Et, plus encore, il pestait contre Mama Pitié, qui lui avait fait traverser de force la moitié du monde, uniquement pour terroriser une gamine qui n’y pouvait rien! A quoi jouait-elle à la fin ? Trois morts, dont un des leurs, un quatrième qui allait y passer, et pour quoi exactement? Qu’est-ce qu’ils fabriquaient dans ce trou paumé ? Il avait remonté sa braguette et hissait une bretelle rouge sur son épaule gauche en ouvrant la porte des toilettes. Il avait beau avoir une peur bleue de Mama, trop c’était trop. Il allait filer dès que l’occasion se présenterait, c’est-à-dire dès qu’elle serait trop occupée pour s’en apercevoir. Et pourquoi pas tout de suite ? Prendre la voiture de location et se faire la malle. Rester dans ce pays peut-être, y refaire sa vie. Non, mauvaise idée. Il fallait partir, ça oui, mais ne pas rester dans les parages, retourner à Harlem, où on peut se perdre dans la foule, être un gars parmi les autres. On ne devait pas prendre le meurtre à la légère, par ici.

Il passa dans l’entrée. Le gros papy était probablement mort maintenant, avec la grosse mamie étalée sur lui. Et ce crétin de George, raide mort dans l’escalier avec vingt centimètres d’acier que la vieille dame lui avait plantés dans le coffre quand le zombi avait donné une raclée à son vieux bon-homme! Après ça, Mama s’était occupée d’elle, et la vieille teigne avait gloussé comme une vieille poule quand son gros cou s’était cassé. Voilà ce qu’il s’attendait à trouver dans l’entrée, mais certainement pas un quatrième corps, bien vivant celui-là.

Shadebank poussa un cri d’alarme avant de consi-dérer d’un oeil rond le nouveau venu accroupi auprès du vieux. Merde, se dit-il, voilà que ça commence à mal tourner!

 

Rivers fixa d’un air tout aussi stupéfait l’homme qui relevait lentement sa bretelle rouge vif sur son épaule droite. Il se passa un instant éternel au cours duquel il eut le loisir de détailler l’intrus, qui semblait également saisi, les chaussures lustrées marron glacé et crème, le pantalon de lin écru dont les plis paraissaient un effet de style plutôt qu’un inconvénient du tissu, la chemise impeccable à fines rayures bleues avec ses manchettes à revers parfaites, fermées par des boutons de manchettes en or. C’était sans doute bizarre en ces circonstances de relever tous ces détails, mais de telles incongruités se manifestent souvent dans les moments de choc.

La question qui vint à l’esprit de Rivers n’était guère moins incongrue.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

L’homme repoussa sur son nez ses lunettes cer-clées d’or avant de répondre:

- Dis pas de conneries. (Puis, au grand étonnement de Rivers, il appela:) Mama !

Prudemment, Rivers recula d’un pas, puis d’un autre.

- Mama Pitié! s’égosilla le Noir encore davantage, on a de la compagnie!

Les phares avaient éclairé la chambre, tourné comme un projecteur le long des murs et du plafond, chassé les ombres denses qui retombèrent sitôt l’illumination passée. Mama Pitié était penchée sur le lit, dans une robe aussi sombre que ces zones d’ombre. L’exploration à laquelle elle se livrait lui faisait battre les tempes, ses poings énormes se serraient sous l’effet de la tension. La fillette lui résistait. Pas de ça, petite, on ne me résiste pas. Si jeune, la scélérate avait compris quelle était sa faiblesse et son esprit avait échappé à Mama, il s’était réfugié au fin fond d’elle-même, là où nul ne pouvait l’atteindre.

Ô ma chère enfant, ne fais pas la sotte avec Mama ! Ton pouvoir ne vaut rien par lui-même, il lui faut la pensée des autres pour être efficace. Reviens donc, petite, reviens à Mama, laisse-moi te montrer le chemin. Le bon chemin, celui qu’il faut prendre pour que Mama Terre surmonte ses tribulations et règne à nouveau sans partage. Ne cherche pas à me tromper, enfant, tu ne peux pas m’échapper. J’irai te chercher tu verras, je déchirerai la chair maigrichonne de tes petits bras et de tes petites jambes, et tu renonceras à ce pouvoir que tu ne mérites pas d’avoir. Je te ferai hurler et brailler, et les autres gamins ressentiront ton mal et goûteront à ta peur, ils frissonneront et trem-bleront, et leur esprit s’étiolera et mourra; ils arrêteront ce qu’ils faisaient et appelleront leur maman à grands cris, et leur maman ne sera plus là et le monde en…

Mama Pitié releva la tête et sursauta. Elle regarda vers la porte-fenêtre qui donnait sur la cour, mais l’intrusion ne venait pas de la nuit pluvieuse, elle s’était produite dans son esprit.

- L’autre est là! Douce Mère, ils conspirent contre moi. (Elle se pencha sur la fillette, attira dans ses bras son corps abandonné.) Je ne te laisserai pas seule, ma jolie petite. Tu peux dor-mir, mais tu ne m’échapperas pas. Je t’ai déjà suivie et je recommencerai. Tes heures sont comptées, oh oui, elles sont comptées… Que ta voix chante Ses louanges et que ton coeur exulte, car la Mère unique va retrouver son intégrité… (Elle fourra son nez dans la joue blanche de la fillette.) Quand je commencerai à manger ta chair, petite, tu auras vite fait de revenir à toi, je te le dis moi!

La bouche de Mama Pitié s’emplit de sucs, et un peu de bave coula sur la joue pure et glacée dont ses dents éraflèrent la chair. Sa mâchoire se tendit.

Quelqu’un appelait! Mama Pitié releva la tête, le regard en alerte, les yeux dardant des flèches comme ceux des prédateurs dérangés dans leur repas. Une légère trace de sang maculait ses dents. C’était cet idiot de Shadebank qui l’appelait.

Elle alla jusqu’à la porte ouverte, emportant dans ses bras l’enfant plongée dans le coma.

 

On bougeait à l’étage au-dessus. Rivers recula encore, et se trouva finalement très près de la porte d’entrée. Quelqu’un était apparu dans la pénombre du palier. Deux personnes en fait, un autre Noir en chemise blanche et pantalon foncé, et…

La foudre transperça toutes les fenêtres, et la lumière continua de trembloter bien après qu’elle ait éclaté. Le tonnerre se joignit à elle, si violemment que la maison parut ébranlée tout entière.

Rivers chancela contre la porte restée entrouverte; elle se referma brutalement avec un claquement qui se perdit dans le fracas du tonnerre. Les lampes de la maison - dans l’entrée, le salon, la cuisine - baissèrent d’intensité, comme si la foudre avait touché un câble électrique quelque part, mais l’éclair se réactiva, baignant la scène de sa curieuse lumière d’argent. Il s’abrita les yeux d’une main, comme du soleil, et, à travers ses doigts écartés, vit l’immense, la gargantuesque silhouette qui se tenait sur le palier aux côtés de l’homme en chemise blanche. De toute sa vie, il n’avait vu une femme d’une telle stature, qui se découpait de manière intermittente sur la fenêtre du palier. Dans la lumière crachotante de la foudre, ses cheveux formaient un halo de fils de fer entremêlés. L’éclair s’éteignit, et il put voir l’expression démente de ces yeux cruels.

Il se rappela soudain le jour où Diane et lui avaient été attaqués par des voyous à Londres, alors qu’ils attendaient que se dissipe un embouteillage. Il se souvint qu’un visage lui était apparu fugitivement à la vitre de la voiture avant de se dissoudre dans les traits mauvais de leur agresseur; ce visage était celui de cette femme. L’image était prémonitoire, et à présent la face était réelle. Elle le fixait du haut des escaliers, avec ses yeux fous, ses lèvres épaisses, brutales, sa peau sombre grêlée de petite vérole, et son nez aplati dont le dessous faisait une ombre noire. Même à cette distance, et dans cette lumière incertaine, il voyait - et il sentait - la haine dans son regard.

Il eut un instant l’impression que ce regard le reconnaissait; aurait-elle eu ce jour-là la même prémonition, mais en sens inverse, lui étant le sujet ?

Elle eut alors une expression de curiosité et s’avança jusqu’à la première marche. Quelque chose s’enregistra dans l’esprit de Rivers, quelque chose qu’il n’avait pas encore remarqué tant il était sous l’effet du choc et de la peur. Elle portait dans ses bras un petit paquet roulé en boule, pauvre petite chose rendue plus petite encore - et infiniment plus vulnérable - par la démesure de cette énorme femme noire. C’était Eva.

Il crut que la femme allait descendre jusqu’à lui, pour le provoquer peut-être avec l’enfant qu’elle tenait pressée contre elle, ou pour le raisonner, la fillette lui servant de bouclier, ou encore pour le menacer ? De fait, ses mains puissantes n’auraient aucune peine à rompre le cou de la petite fille - n’était-ce pas d’ailleurs précisément ce qu’elles avaient fait à Bibby ? Mais non, elle ne voulait pas le provoquer, ni le menacer au moyen de l’enfant - elle semblait du reste assez forte pour casser Rivers en deux, et c’était certainement son intention.

Elle se contenta de faire un signe du menton, et l’homme qui l’accompagnait glissa vers l’escalier et se mit à descendre en le regardant. Il fixait quelque chose à ses phalanges. Un nouvel éclair fit briller les courtes lames recourbées de ses bagues.

 

Rivers connaissait déjà la peur. Trois mois auparavant, quand l’avion ballotté par l’ouragan avait entamé sa plongée en spirale au-dessus du golfe du Mexique, avec pour seul recours l’expérience et l’habileté naturelle du pilote, il avait éprouvé une terreur dévorante. En ce moment où il avait cru qu’il allait mourir, la peur l’avait accompagné tout au long de l’éprouvante trajectoire de l’appareil vers le sol, dans le crépitement et les arrêts constants du seul moteur restant. Le commandant Heckart - le pauvre courageux pilote qui devait mourir dans l’accident - avait atterri en catastrophe à proximité de Galveston, et seules trois personnes à bord avaient échappé à la mort. Sur ces trois personnes, l’une avait perdu l’énergie de vivre six semaines après, l’autre était restée dans un état pratiquement végétatif sans aucun souvenir de l’accident, et lui-même, qui s’était rétabli physiquement - mise à part cette jambe qu’il avait cru ne jamais voir guérir -, avait été marqué par l’événement, mais de manière différente. Le souvenir de la tempête, la terrible descente après que l’avion avait été sévère-ment endommagé, le corps sans vie de Gardenia qui se pressait contre lui comme dans une étreinte amoureuse - et la lumière, la petite et ravissante balle de lumière qui les avertissait que le désastre était proche, tout cela resterait à jamais gravé en lui. La peur intense, épouvantable, qu’il avait eue, lui revenait chaque fois qu’il y pensait, et chaque fois qu’il voyait le présage.

Il éprouvait maintenant un autre genre de peur, une peur insupportable, à cause de l’état d’i’Mpuissance et de désespoir dans lequel elle vous plonge. Il avait ressenti cette peur débilitante aux derniers jours de la lutte désespérée que menait Laura pour survivre, quand cette nouvelle forme de malaria pernicieuse s’était emparée d’elle, en ravageant si rapidement son organisme qu’aucune communication avec elle n’était plus possible; ses sens égarés et torturés le rejetaient, refusaient ce dernier contact qui s’installe quand la mort est inévitable, et que seuls les mots peuvent réconforter. Elle était partie, et il ne pouvait que prier qu’elle entende ses mots d’amour par-delà sa vie.

Il avait eu d’autres occasions d’avoir peur, naturellement, mais jamais plus avec cette intensité de désespoir - jusqu’à aujourd’hui.

Cet homme, qui descendait l’escalier en fixant ces méchantes lames à ses doigts, et la présence de cette femme gigantesque sur le palier l’emplissaient d’une peur affreuse parce qu’elle lui offrait un choix : soit fuir par cette porte, soit affronter l’horreur. C’était ce choix qui rendait sa peur si désespérée.

Il faillit choisir la lâcheté, mais il savait que Diane ne fuirait jamais Hazelrod avec lui aussi longtemps qu’Eva et sa famille seraient dans la maison. Et puis il vit Eva remuer; sa petite main frêle esquissa un geste sans énergie et retomba sur le bras massif qui la maintenait. Ce geste minuscule - et le regard de mépris que lui lança la femme noire avant de disparaître à sa vue - l’aida à prendre sa décision.

L’homme avait descendu la moitié des escaliers; ses yeux fixés sur Rivers n’avaient aucune expresSion, aucune émotion ne s’y manifestait. Il levait un peu les mains, en appuyant les pouces sur le tranchant des lames. Pouvaient-elles tuer ? se demanda Rivers. L’arme paraissait meurtrière - était-ce elle qui avait blessé Hugo ? -, mais ses lames étaient courtes. A moins de l’enfoncer dans une orbite, ou de fauchér une gorge découverte… Il s’élança à une vitesse qui lui interdisait d’autres supputations.

Le pied en appui sur le torse du cadavre couché dans l’escalier, Rivers saisit le couteau à découper planté dans sa poitrine et tira. Le couteau vint avec une facilité surprenante. Relevant la lame d’une torsion du poignet, il poursuivit le mouvement et, d’un geste fluide, la plongea profondément dans l’aine de son agresseur, au-dessus de lui.

L’homme émit une sorte de glapissement étranglé très particulier et tomba sur Rivers, battant l’espace de ses lames comme fait quelqu’un qui ne sait pas nager quand il perd pied. Rivers le souleva tout en rejetant les épaules en arrière, si bien que l’intrus glissa sur lui, fit la culbute et alla rouler en bas de l’escalier comme une masse. Empêtré dans le cadavre, il resta là à se contorsionner, genoux remontés, épaules fléchies, mains agrippées au manche du couteau comme pour l’extraire de sa chair. Faire cela augmenterait la douleur, et il craignait de souffrir encore plus; très vite d’ailleurs, il n’eut plus la force nécessaire, et, avant que Rivers ait atteint le haut des escaliers, la gorge de l’individu gargouillait son dernier râle.

Il y avait deux portes de ce côté du palier, dont l’une était ouverte. La pièce était plongée dans l’obscurité, mais il sentit dès l’entrée la présence de la femme, à son odeur fétide imbibée de sueur. Puis il la vit debout, à la faible lueur qui provenait de la fenêtre. Il s’immobilisa comme la lumière aveuglante d’un l’éclair illuminait la pièce, accompagnée presque instantanément du tonnerre. Quand elle déclina, il capta l’image du petit corps d’Eva allongé sur le lit dans sa chemise de nuit, bras et jambes étendus, yeux ouverts fixant le plafond. La chambre était sans doute celle de Bibby et Hugo, avec son lit très vaste muni d’une tête arrondie en bois foncé et d’un pied de forme semblable. Il put en voir la configuration avant que l’éclair ne s’éteigne : elle comportait une coiffeuse d’un côté de la fenêtre, une énorme armoire démodée contre un mur, deux tables de nuit de part et d’autre du lit, dont chacune avait sa lampe. Gardant en mémoire l’emplacement de la plus proche, il y alla tout droit une fois l’obscurité revenue plutôt que de tâtonner à la recherche de l’interrupteur mural, trouva le bouton et l’alluma; elle dispensait une lumière à peine suffisante.

Le tonnerre s’était tu; il entendait le vent et la pluie qui battait contre la fenêtre. La femme n’avait pas bougé, mais elle émettait à présent une respiration sifflante. Il se redressa et lui fit face.

S’écartant de la lampe afin qu’elle apparaisse dans la lumière, il ne put s’empêcher de frissonner: elle était encore plus terrifiante de près. Elle portait une robe ample comme une blouse, de couleur sombre, noire ou peut-être bleu marine, qui découvrait ses chevilles épaisses et dont les manches vagues coupées au coude laissaient voir distinctement ses poignets, larges et puissants. Ses joues encadrées de mèches crépues avaient des cicatrices qui n’étaient pas des marques de petite vérole, mais des entailles qui évoquaient des pratiques tribales. Le nez plat, contrefait, avait aussi quelque chose de très étrange. Était-ce une illusion d’optique due à la lumière qui creusait les ombres? On pouvait croire qu’elle n’avait qu’une seule narine. Rivers sentit une onde glacée naître entre ses omoplates et courir tout le long de sa colonne vertébrale.

La femme ne bougeait toujours pas.

- Eva, dit-il d’une voix pressante. Eva, viens ici avec moi.

Il n’osait pas détourner les yeux de cette femme, pour le cas où elle ferait un geste vers lui. Aucune réponse de l’enfant couchée sur le lit. Eva, insista-t- il, en élevant presque la voix jusqu’au ton de l’appel. La fillette ne répondit pas davantage. Il risqua un regard vers elle et, l’espace d’un instant atterrant, il crut qu’elle était morte. Elle avait les yeux ouverts, mais ils n’enregistraient rien, il pouvait l’affirmer. Par bonheur, sa poitrine se souleva légèrement; il poussa un soupir bref.

- Elle ne peut pas vous entendre.

Son attention fut ramenée brutalement à la gigantesque femme.

- Elle n’est pas morte. Mais elle n’est pas avec nous.

La voix était grave et râpeuse, presque comme celle d’un homme.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Malgré sa tension extrême, il voulait savoir.

- Allez-vous-en d’ici.

Il resta où il était, mais une faiblesse s’empara de lui, une sorte d’asthénie nauséeuse, comme si la voix même de cette femme avait un pouvoir particulier. Elle avait l’accent du sud des États-Unis, il en était sûr, mais cette certitude ne faisait qu’ajouter à son trouble. L’homme aux bretelles rouges avec qui il s’était trouvé face à face l’avait appelée Mama Pitié - il avait employé le mot français pitié, c’était clair, avec l’accent typique du Bronx. Que venait-elle faire ici avec ces hommes, et que voulait-elle à Eva ? Subitement lui revint en mémoire sa conversation avec le vieil homme, l’Homme du rêve des enfants, dans le vieux cottage des Highlands. Il lui avait parlé des nombreuses forces en action en ces temps de changement, certaines pour le bien, d’autres appliquées au chaos et à la destruction, influences contraires dont le seul but était de décimer l’espèce humaine, pour d’obscures motivations. Ces forces-là avaient été présentes tout au long de l’évolution humaine - et même longtemps avant qu’elle ne commence, avait-il ajouté de manière fort énigmatique. Rivers avait interprété les propos du vieil homme comme une métaphore, pensant qu’ils évoquaient l’esprit de contradiction caractéristique du psychisme humain, que tout un chacun possède de façon innée. Il comprenait maintenant que ces forces avaient une identité physique et que cette femme, cette Mama Pitié, en était une incarnation. La faiblesse qu’il ressentait, qui n’était rien d’autre que la peur qu’elle lui inspirait, lui disait qu’il ne se trompait pas.

Sous l’emprise du désespoir plus que de la curiosité, il demanda:

- Que voulez-vous à cette fillette ?

Mama Pitié le toisa durant de longues secondes. Son énorme poitrine s’élevait et s’abaissait, comme sous le coup d’un effort extrême. Elle dit enfin:

- Elle est le parasite qui se nourrit de Mère la Terre.

Elle avait craché ces mots avec une fureur cuisante comme une rafale de plomb. Mais il surprit dans son regard une lueur de frustration pure et simple.

- Ce n’est qu’une enfant, dit-il le plus calmement possible.

Était-ce concevable? pensait-il. Comment un être si petit, si fragile, pouvait-il faire obstruction aux idées démentielles de cette femme sur l’avenir du monde ? Mais Eva n’était pas seule; elle avait Josh et, si les rêves disaient vrai, si les paroles du vieil homme avaient un sens, beaucoup d’autres enfants comme eux, des milliers peut-être, tous unis psychiquement dans leur lutte pour façonner la Terre du futur. Certains, que leur nature prédisposait à la religion, y verraient la lutte millénaire entre la Lumière et les Ténèbres, d’autres diraient en se référant de façon encore plus littérale à là Bible qu’il s’agissait de la guerre éternelle entre les Anges déchus et Dieu. D’autres enfin déclareraient que l’humanité tenait son destin entre ses mains, et que le temps était venu d’entendre toutes les voix, de s’ouvrir à tous les esprits. Le vieil homme avait dit que le mégapsychisme humain, ce sens délaissé qui nous reliait tous, avait été remis en pratique, recon-quis par les enfants de la nouvelle évolution, et que c’était ce pouvoir particulier qui nous reliait à la planète elle-même. Rivers s’efforça de modérer le tourbillon de ses pensées.

- Tout homme, toute femme, tout enfant est un parasite, prononçait lentement la femme, et le temps est venu de la purification.

Pouvait-on raisonner avec elle?

- Vous vous trompez, dit-il avec un calme qui ne révélait rien de la peur paralysante qu’il éprouvait. Nous sommes la Terre. Nous faisons partie d’elle comme elle fait partie de nous.

- La Terre Mère est en train de nous détruire.

Le bouleversement intérieur qu’il ressentait depuis vingt-quatre heures commençait à se dissiper. Les déclarations du vieil homme étaient difficiles à accepter, surtout pour un homme aussi pragmatique qu’il l’était. Mais il avait dit le danger mortel que couraient Josh et Eva, il avait indiqué que Rivers était le seul à pouvoir leur venir en aide; cela s’étant révélé exact, la réalité était apparue plus folle, la vérité plus évidente. Depuis la veille il avait agi comme s’il était entièrement convaincu, alors qu’un grain de doute subsistait en lui; et maintenant, cette créature bizarre qu’il avait devant lui l’avait purgé de son dernier atome d’incrédulité. Lovelock et Hugo Poggs avaient en partie raison, mais l’essentiel leur avait échappé à l’un comme à l’autre, à savoir que l’humanité était née de la Terre. Ses formes de vie primitives étaient sorties en rampant des profondeurs boueuses des mers et des océans; et la lumière leur avait donné l’énergie en chassant les ténèbres dénuées d’énergie. La lumière était devenue indissociable du psychisme humain, car elle était espoir et foi, elle était la vie même. Sa chaleur était celle même du sentiment. Elle devint le symbole métaphorique de l’amour, de la compassion, de l’esprit de la vie. La lumière avait permis à l’humanité de s’élever au-dessus du monde souterrain; l’organisme privé d’esprit vivant dans la croûte terrestre avait évolué jusqu’à l’homme. Et maintenant la lumière était le point de mire de l’humanité, elle lui montrait la voie comme certains croyaient qu’elle le faisait au moment de la mort.

Mama Pitié reprit, sur un ton de prédication évangélique:

- Mère la Terre nous secoue de son dos, elle se débarrasse des misérables insectes qui l’ont rongée jusqu’au coeur. Elle ne supportera plus qu’ils la tourmentent, et Son courroux sera grand.

- C’est faux, argumenta Rivers qui espérait qu’Eva se réveillerait bientôt de son état comateux. (Il parlait d’une voix raisonnable, modérée.) Nous assistons en ce moment au résultat de siècles d’abus, c’est notre punition, si l’on veut. Mais elle est de notre fait, nous sommes les responsables de ce qui nous arrive. C’est notre psychisme collectif qui provoque ce bouleversement. S’il vous plaît, essayez de comprendre ce que je dis. Nous sommes aux commandes de notre destin.

En observant cette étrange personne, il comprit qu’il gaspillait sa salive; dans ses yeux noirs et fixes n’apparaissait pas la moindre lueur indiquant qu’elle écoutait, et encore moins qu’elle comprenait. Mais parler lui donnait le temps de se rapprocher subrepticement d’Eva. Il avait maintenant un genou sur le lit.

- Ne le voyez-vous pas ? Nous avons trouvé notre façon à nous de changer la Terre. Nous y sommes conduits par… (il désigna Eva) ces innocents, ces enfants qui sont le nouvel ordre des choses. Leur pouvoir est en fait aussi ancien que l’humanité elle-même, mais il fait aussi partie de notre propre évolution. L’ensemble de la race humaine finira par devenir semblable à eux. Toutes ces catastrophes - tremblements de terre, inondations, tornades, sécheresses, incendies, épidémies - sont notre punition. Les endurer nous amènera à comprendre que nous devons changer, et à apprécier tout ce que nous avons, ce que nous nous sommes approprié pour…

- Assez de sornettes!

Elle avait hurlé cela avec une telle férocité qu’il manqua perdre l’équilibre. Elle quitta la fenêtre à pas étonnamment légers pour une personne de sa corpulence.

- Mama Pitié! cria-t-il, au désespoir.

Elle hésita, ce qui encouragea Rivers à poursuivre.

- Il ne faut pas entraver leur action, Mama Pitié. (Du coin de l’oeil, il aperçut un mouvement sur le lit.) Vous ne devez pas vous opposer aux enfants, c’est trop dangereux. (Il lui vint à l’esprit que la situation était devenue aussi catastrophique à cause précisé- ment de ces forces d’opposition. Le vieil homme le lui avait laissé entendre, il s’en souvenait.) Vous devez les laisser, Mama Pitié. Ils sont ici pour nous guider au milieu de toutes ces destructions.

- Je suis ici pour la même chose. (Elle allongea la main vers le pied d’Eva, lui saisit la cheville. Puis, avec un regard furieux à Rivers :) Tu n’as pas encore compris ça, mon gars?

Alors que Mama Pitié la tirait vers le bord du lit, Eva poussa un cri, un tout petit cri très aigu qui perça la nuit comme une lame. AAA -Non! tonna Rivers.

Eva avait suffisamment repris conscience pour s’accrocher aux draps, qui furent tirés en même temps qu’elle. Rivers se jeta en avant et agrippa le bras vigoureux de la dame, ce qui provoqua autant d’effet que s’il avait été lui-même un enfant. Sans perdre plus de temps, il recula son poing et l’abattit sur la face défigurée de la femme noire.

Il ressentit une douleur cuisante dans les phalanges, mais au moins Mama Pitié lâcha Eva. Elle toisa Rivers à moitié étalé sur le lit, et le souleva. Il sentit impuissant ses doigts lui enserrer le bras comme un étau, et, malgré ses efforts pour s’arracher à leur prise, elle le redressa, l’attrapa par la taille de l’autre main et le lança par-dessus le lit contre l’armoire qui se trouvait à l’autre bout de la pièce. Le meuble tangua contre le mur quand il s’écrasa dessus.

A moitié assommé, il essaya en vain de se relever. Il se cramponna au côté du lit, tira comme il put sur le couvre-lit et réussit à se hisser sur un genou. La tête lui tournait toujours. En un éclair il vit Eva qui s’asseyait et faisait un geste vers lui. L’enfant regardait bouche bée la monstrueuse créature debout au pied du lit, et rentrait le cou dans les épaules.

La femme vit le mouvement de la fillette vers Rivers et se pencha sur les draps. Elle empoigna le tissu et recommença à tirer vers elle la petite fille. A la lueur de la lampe, ses prunelles étincelantes disaient toute la méchanceté de ses intentions; elle découvrait les dents avec une expression qui tenait plus de l’instinct bestial que du plaisir.

Du sang coulait de l’oreille de Rivers sur sa joue, qu’il remarqua à peine; il était encore étourdi, mais son esprit fonctionnait vite. Il tira d’un coup sec sur les draps, si bien qu’Eva tomba sur le flanc, puis se remit debout tant bien que mal et, pendant que Mama Pitié tendait la main une fois encore vers la cheville d’Eva, il attrapa la lampe de chevet, éteinte de ce côté-ci du lit, arracha la prise et l’asséna de côté sur la tête de cette femme massive.

Elle poussa un rugissement et abandonna l’enfant pour s’occuper de lui. Elle le souleva de nouveau, aussi facilement, le tira par-dessus le lit et le pressa contre son corps. Il sentit ses poumons comprimés se vider de leur air et haleta de douleur, certain que son épine dorsale allait se rompre d’un instant à l’autre. Un éclair éblouit la pièce, et le tonnerre qui l’accompagnait lui parut beaucoup moins puissant à cause du tumulte de son propre sang dans sa tête. Il enfonça ses doigts dans le cou charnu de Mama Pitié, lui serra la gorge comme elle lui serrait le tronc; la tête lui tournait, sa poigne faiblissait, mais la peur le fit redoubler d’efforts, peur pour lui-même, peur pour Eva, peur pour le monde.

Ces efforts ne servaient hélas pas à grand-chose. Il sentait son dos fléchir, sa cage thoracique se fermer, ses poumons se vider des dernières bouffées d’air qui sortaient de sa gorge comme un râle. La pénombre lui semblait plus obscure, les ombres plus noires. Le visage de Mama Pitié n’était qu’à quelques centimè- tres du sien; étrangement, il fixa ses yeux sur la profonde entaille qu’elle avait sous le nez, large narine unique semblable à une bouche édentée se moquant de sa faiblesse. L’image se brouilla en même temps que ses forces l’abandonnaient. Ses sens commencèrent à flotter.

Il luttait encore pourtant. Projetant la tête en avant pour que son dos résiste mieux à la pression, il vint toucher la face de Mama Pitié. Ses lèvres humides glissèrent sur les cicatrices de la joue, puis sur les lèvres épaisses, en un baiser où n’entrait nul amour. Il mordit de toutes ses forces; elle tressaillit avec un mouvement de recul et l’étau se desserra un peu, juste assez pour permettre à Rivers de prendre une courte inspiration par le nez. Le coeur soulevé de dégoût, il enfonça encore ses dents dans la lèvre inférieure en les meulant les unes contre les autres pour causer le plus de dommage, et goûta au sang de Mama Pitié. Il se sentit soulevé dans ses bras comme elle l’écartait d’elle, mais il ne lâcha pas prise, il continua d’avaler du sang en luttant contre la nausée qui menaçait de le faire suffoquer.

Elle essaya désespérément de se débarrasser de lui, elle le secoua comme s’il ne pesait pas plus qu’une poupée de chiffon, mais il ne lâcha pas prise.

L’étreinte se desserra brièvement; Mama Pitié rassemblait ses forces. Elle agrippa son adversaire sous les épaules, et, du même mouvement, releva les bras en jetant la tête de côté. Le hurlement qu’elle poussa remplit tout l’espace de la chambre : la lèvre avait cédé, elle s’était arrachée de sa face. Rivers eut dans la bouche ce morceau de viande sanguinolente; il s’étrangla, et cracha cette chair épaisse, innomma-ble, en même temps qu’un flot de bile lui montait à la gorge. La géante ne l’avait pas lâché pour autant; elle lui maintint le coude et pesa fortement sur son poignet, en porte à faux. L’articulation cassa net, aussi facilement qu’une allumette.

Rivers cria de douleur. Elle le rejeta comme un vulgaire paquet sur le plancher où elle l’abandonna à son sort, et revint à la fillette recroquevillée sur le lit, trop épouvantée pour esquisser un geste. Mama Pitié s’occuperait de cet homme quand elle aurait du temps à consacrer au plaisir. Le sang sortait en glougloutant de sa lèvre déchirée, lui vernissait le menton, inondait sa poitrine de son épaisseur écar-late. Elle n’y prêta aucune attention, ne s’arrêta pas plus à l’atrocité de la douleur qu’à la personne de son adversaire effondré dans un coin. Dans l’immé- diat, il y avait plus important.

Elle arracha l’enfant du lit et se retourna vers la fenêtre, les yeux exorbités de rage, en brandissant son fardeau bien au-dessus de sa tête.

Rivers releva la tête en entendant le cri d’Eva. Son corps tout entier, et pas seulement son coude cassé, n’était plus que souffrance.

La foudre vint illuminer le tableau: la titanesque femme noire, dont le bas du visage était une bouillie sanglante, tenait à bout de bras l’enfant terrorisée, prête à la jeter par la fenêtre.

- Non! hurla Rivers, noooon !

Le tonnerre couvrit les cris déchirants d’Eva.

Bras tendus, muscles bandés, elle s’arc-boutait pour lancer Eva dans la nuit d’orage. L’éclair à nouveau déchira le ciel, le tonnerre ébranla la maison jusqu’en ses fondations.

Mama Pitié marqua alors un temps d’arrêt.

Debout devant la fenêtre, chargée de ce poids qui était peu de chose pour ses bras puissants, elle contemplait fixement quelque chose dehors.

Luttant contre la douleur, Rivers sortit dû coin où on l’avait jeté sans ménagement. Il avait les lèvres barbouillées de sang et gardait dans la bouche le goût de cette femme, un goût de décomposition ignoble. Il remuait avec difficulté, car chaque mouvement ravivait une douleur qui gagnait tout son corps, mais il s’obstina, et parvint en rampant jusqu’au pied du lit, non loin derrière la géante. Malgré ses haut-le-coeur, dont le son se perdit heureusement dans le tonnerre, il parvint à se retenir de vomir.

Soudain tout se tut, on n’entendit plus que les gouttes de pluie sur la vitre. Mama Pitié demeurait immobile, le regard fixe. Rivers, encore tout étourdi du traitement qu’il avait reçu, remarqua cependant que, l’éclair passé, la pièce restait dans la lumière. Que regardait Mama Pitié avec tant d’attention ? Il réussit à se soulever sur les genoux pour regarder dehors.

La petite lumière flottait au-dessus de la cour, scintillante sous la pluie, nimbée d’un halo coloré comme un arc-en-ciel, au spectre très doux et pourtant éblouissant. Le vent ne la dérangeait nullement, elle restait suspendue, immobile, et la pluie n’alté- rait pas son éclat.

Mama Pitié, qui la contemplait à travers la vitre, ressentait le doute pour la première fois de sa vie. L’objet ne produisait aucun son, ne disait rien, mais son message… oui, son message était clair. Et si troublant. Car cette lumière lui parlait d’une certaine façon, à travers les voix qu’elle entendait dans sa tête, les voix, aurait-on dit, d’innombrables enfants qui chantaient. Elles disaient que la planète était leur vie, qu’elle les berçait et les nourrissait, qu’elle était leur maison, leur foyer, qu’elle était eux-mêmes. La révélation était accablante pour Mama Pitié, et son âme torturée s’efforçait de la refuser; l’accepter serait rejeter tous ses enseignements passés, ses propres affirmations, les croyances qui lui avaient donné un but, l’avaient sortie des quartiers misérables, l’avaient sauvée de l’enferme-ment de sa laideur bestiale pour lui assigner une mission qui la soutiendrait dans la vie et la distin-guerait des autres, non comme un phénomène de foire, mais comme gardienne, gardienne de la sauvegarde de la Mère universelle, la Terre. La clef, c’étaient les pouvoirs qu’elle avait reçus de naissance; ils montraient qu’elle était à part, différente des autres, non par la taille, non par la force physique, mais par le don de guérir, de lire les pensées d’autrui, de voyager en pensée. Elle était convaincue que c’était la Terre Mère en personne qui lui avait octroyé ces pouvoirs dans un seul grand dessein, dont elle n’avait compris la nature que ces derniers mois : elle les avait reçus pour pouvoir prêter assistance à la Grande Mère, à l’heure du conflit final - et cette heure était arrivée.

Elle réprima le doute, elle fit taire l’émerveillement qu’elle ressentait devant cette lumière scintillante - qui, après tout, était induite par des esprits tortueux pour la troubler et la distraire du but véritable qu’elle poursuivait - et fléchit les bras pour jeter cette enfant aux pensées dégénérées, cette enfant qui intriguait et complotait avec d’autres pour mutiler et dominer la Grande Mère Terre. Ses bras se contractèrent, elle se cambra. Que l’enfant aille rejoindre cette lumière au-dehors!

Sur le plancher, Rivers vit ces bras impressionnants trembler sous la tension, les doigts s’ouvrir, Eva en équilibre sur ces mains immenses… La fillette se remit à crier.

D’un geste lourd mais rapide, Rivers s’élança et sauta. Son bras valide enveloppa la taille d’Eva, et son poids fit le reste comme il retombait sur le sol. Par réflexe, Mama Pitié resserra sa prise, la chemise de nuit de la fillette se déchira; l’enfant culbuta avec Rivers et ils tombèrent tous les deux comme une masse sur le sol.

Rivers poussa un cri car son bras cassé avait heurté le lit, mais il reçut le poids d’Eva sur sa poitrine, ce qui amortit la chute de l’enfant. Étendu de tout son long, les épaules contre le cadre du lit, il la serra contre lui. Et, les yeux à demi fermés sous l’effet de la douleur, il regarda la géante ensanglantée qui se tournait vers eux.

La lumière brillait derrière elle, et on voyait dans ses rayons des grains de poussière. Mama Pitié les dominait de sa stature massive, qui se dessinait en silhouette contre la fenêtre.

Elle tendit les bras vers Eva, et poussa un hurlement strident.

 

Rivers crut d’abord que c’était le tonnerre qui avait déchiré l’air; mais le son était trop sec, son écho trop vite dissipé. Et l’éclair n’avait pas la puissance de la foudre, il ne tremblotait aucunement ni ne s’attardait.

Mama Pitié recula en chancelant; de sa poitrine trouée le sang sortait à plus gros bouillons. Debout à quelques centimètres de la fenêtre, elle beuglait de douleur, hurlait de frustration, rigide, les bras levés, les doigts recourbés comme des serres.

C’est seulement quand Diane pressa la seconde gâchette que Mama Pitié fut projetée en arrière, et perdit l’équilibre en battant des bras. Elle brisa la fenêtre en passant à travers, et le bas de sa robe flotta dans le vent comme les ailes de quelque monstrueux oiseau. Son cri fut coupé net par la chute qu’elle fit sur les pavés de la cour.

Par la vitre cassée entra plus fortement le bruit du vent et de la pluie. Personne ne disait mot dans la chambre, ni Rivers et Eva allongés sur le plancher, ni Diane pétrifiée sur le seuil, tenant le fusil de Mack dont sortait une volute de fumée montant vers le plafond. Elle fixait la fenêtre avec une expression d’horreur indicible, sans voir la lumière dont l’image n’évoquait rien à son esprit en état de choc.

Rivers sentit Eva se tortiller contre lui et la lâcha immédiatement.

- Mama ? dit la petite en se remettant debout.

Il crut qu’elle parlait de la monstrueuse femme qui avait tenté de la tuer, celle que l’homme aux bretelles rouges avait appelée Mama Pitié, et s’empressa de la rassurer dans un chuchotement, lui disant que tout allait bien à présent, que la méchante dame était partie, et qu’elle-même ne risquait plus rien; mais Eva courut vers la porte, les bras tendus, appelant ” Mama ” inlassablement.

Il se souleva pour voir Diane poser le fusil vide et enlever sa fille dans ses bras. Eva enfouit son visage dans le cou de sa mère, qui la tenait serrée très fort, les yeux clos, les lèvres répétant en silence le nom de sa fille.

L’espace d’un instant, Rivers avait presque oublié qu’il avait mal. La douleur se rappela à lui, vague de chaleur blanche qui traversait tout son côté gauche. Il se cramponna au lit de son bras valide, et s’efforça de résister aux ondes de souffrance lancinante qui le tourmentaient et l’épuisaient.

- Diane, haleta-t-il.

Elle vint à lui très vite, avec Eva dans les bras, et il remarqua à ce moment que la pièce était plus éclairée, la lumière venant de l’extérieur plus forte.

Diane s’agenouilla près de lui.

- Qui… qui était-ce ? demanda-t-elle.

Il prit une inspiration avant de répondre:

- Tu te rappelles ce que l’Homme du rêve m’a expliqué ? Il disait… il disait qu’il y avait d’autres personnes… particulières, comme les enfants… avec le même pouvoir, mais dirigé vers d’autres buts… des forces contraires. Il disait que ceux-là avaient… une autre foi…

Il ne put continuer, tant la douleur le taraudait. Ils auraient le temps d’en parler plus tard.

- Jim, ton bras…

- Oui, la chienne me l’a cassé. (Il tressaillit, appuya son front sur le lit, et laissa passer l’accès. Quand le supplice se fut un peu calmé, il respira un grand coup.) Est-ce qu’Eva va bien?

Diane regarda sa fille, qui essayait de sourire sans y parvenir tout à fait. Elle resta appuyée contre sa mère et observa Rivers, qui se tournait de manière à s’asseoir.

- J’ai pris le fusil que Mack gardait chez lui avant d’entrer dans la maison, expliqua précipitamment Diane. Et dire que je détestais le voir s’en servir…

- Il fallait que tu le fasses, dit Rivers. Sinon, elle aurait tué Eva. Et moi aussi, probablement.

- Poggsy est dans un sale état. Je crois qu’il a eu une crise cardiaque. Et Bibby… Bibby est…

- Oui, je sais, Diane. Je pense qu’elle a poignardé l’un d’eux avant que… avant. (Était-ce Mama Pitié qui avait rompu les vertèbres de Bibby ? Nul doute qu’elle en avait la force.) J’ai réglé son compte à l’autre avec le même couteau.

- Oui, j’ai vu les corps sur l’escalier. Il y en avait encore un, Jim. Je l’ai vu quitter la maison au moment où j’entrais avec le fusil.

- J’espère qu’il est loin. Il faut s’occuper de Hugo, le conduire à l’hôpital…

- Et toi aussi. Ton bras doit être immobilisé.

Eva releva la tête de l’épaule de sa mère et considéra Rivers d’un regard empreint de gravité, qui allait de son visage à son bras blessé. Sans un mot, elle étendit sa main et le toucha. Puis elle quitta sa mère, et s’agenouilla devant lui. Sa petite main passait sur toute la longueur du bras cassé, depuis l’épaule jusqu’au poignet. Il sentait pénétrer la chaleur de ses doigts, et, à mesure qu’elle irradiait, la douleur s’envolait. Les pointes douloureuses commencèrent à s’émousser progressivement, puis le soulagement intervint rapidement, et la sensation devint bientôt insignifiante. Il y eut un déclic, et il comprit que les os de l’articulation s’étaient remis en place. - Ça alors ! s’exclamat-il, sidéré.

Il dévisagea Eva avec stupeur puis Diane, essaya de remuer son bras, qui était raide; raide, mais indolore.

Il entreprit de se relever, aidé par Diane, qui le soutenait de son épaule. Un éclair répandit sa lumière dans la pièce, mais cette fois le tonnerre tarda un peu.

- Cela s’éloigne, murmura machinalement Rivers avant de revenir à la fillette. Je te remercie, Eva, dit-il. (La fatigue le submergeait maintenant, il s’appuya lourdement contre Diane. Elle le serra contre elle, et il la sentit tressaillir, secouée par un sanglot.) C’est fini, Diane, le pire est passé. Maintenant il faut venir en aide à Hugo.

Il remarqua que les ombres se déplaçaient dans la chambre, se rétractaient vers la fenêtre brisée par laquelle Eva regardait maintenant, les cheveux aplatis par le vent. Il comprit qu’au-dehors la lumière s’élevait dans le ciel. Diane sentit sa distraction et suivit son regard. La petite lumière avec son halo coloré allait disparaître à la vue.

- Mon Dieu, dit-elle tout bas, comme c’est beau.

Elle était partie, mais sa lumière éclairait encore la tête et les épaules d’Eva.

- Eva, fais attention au verre, ça…

La phrase de Diane fut interrompue par le cri de sa fille:

- Josh !

Diane et Rivers coururent à la fenêtre, et scrutè- rent la cour du regard. Rivers laissa échapper un gémissement; ils n’en avaient pas encore fini avec l’horreur. Les nuages roulaient sur Hazelrod, masse en ébullition dont les vapeurs flamboyaient d’éclairs en nappes qui en paraissaient prisonniers. Le tonnerre grondait, très bas et menaçant. Au loin, une colonne bleuâtre oscillait capricieusement sur les collines.

Rivers n’y prêta qu’un oeil distrait, car son attention se concentrait sur Josh, debout au milieu de la cour, en train d’observer la forme sombre qui remuait sur les pavés. Un peu plus loin, près de la limousine, l’homme aux lunettes, dont les bretelles rouges étaient bien visibles dans cet éclairage, surveillait aussi cette masse qui se dressait. Sa chemise trempée de pluie laissait voir sa peau noire à travers le tissu.

Les larges épaules de Mama Pitié haletaient sous l’effort. Elle leva lentement la tête, vit le garçon à quelques mètres d’elle, et tendit vers lui un bras mal assuré. Ses doigts recroquevillés étaient cassés.

Elle se hissa sur les genoux, marmonnant des paroles sans suite dont ils percevaient le murmure dément, sa main déformée toujours tendue vers Josh. Saisis d’une terreur paralysante, tous la regardaient se relever en chancelant et rester là, debout, titubant dans le vent et la pluie. Elle fit un pas vers le garçonnet, puis un autre.

- Eloigne-toi d’elle! hurla Diane.

Elle se penchait tellement à la fenêtre que Rivers la retint, craignant de la voir tomber.

Le petit garçon ne fit pas un geste. Il paraissait figé sur place.

- Josh, dit simplement Eva sans élever la voix.

Il leva aussitôt les yeux vers la fenêtre, et ses yeux trouvèrent ceux de sa soeur.

Diane s’élança vers la porte, Rivers la retint par le bras.

- Lâche-moi, il faut que j’aille chercher Josh ! cria-t-elle, les yeux brillants de larmes de peur.

- Regarde, dit-il en désignant le ciel. Regarde…

De partout arrivaient les lumières. Elles se dépla- çaient juste au-dessous des nuages noirs, par centaines semblait-il. La pluie mettait autour de chacune d’elles une auréole infiniment douce.

- Qu’est-ce que c’est ? dit Diane encore à demi tournée vers la porte, d’une voix coupée par l’émo-tion.

Ni Rivers ni elle ne virent le sourire qui illumina le visage d’Eva.

- Je ne sais pas très bien, répondit Rivers, mais quelque chose me dit qu’elles viennent à notre secours.

 

La pluie lavait le sang qui coulait du visage et de la poitrine de Mama Pitié, sans pouvoir en tarir le flot. Elle savait qu’elle se mourait, et se préoccupait surtout des lumières qui approchaient en cette nuit orageuse. Elle ne comprenait pas la raison de leur présence, elle ne comprenait pas non plus ce qui émanait de ce garçon, une sorte de lueur intérieure plus qu’un rayonnement visible, qui irradiait de son âme même. Elle cligna des paupières, la pluie l’aveuglait, sa vision se brouillait. N’aurait-on pas dit qu’il y en avait d’autres avec lui, des centaines, des milliers d’enfants? La lumière qui provenait de ce garçon, les lumières qui arrivaient de là-haut, les enfants, c’était la même chose, les parties d’un tout. Et ils venaient tous investir cet endroit, où la Mère Terre l’avait envoyée s’acquitter de son devoir envers Elle, accomplir Sa volonté d’éradiquer le mal qui s’opposait à Elle…

Mama Pitié trébucha, manqua s’écrouler sur le sol. Il fallait qu’elle atteigne ce garçon, qu’elle le presse dans ses bras, qu’elle l’écrase jusqu’à extraire de lui le dernier souffle de vie, et qu’enfin la Mère Terre puisse régner dans toute Sa gloire…

Elle était en état de choc, elle se mourait, mais la douleur avait peu d’importance et sa vie encore moins. Elle secouerait ce garçon jusqu’à ce que ses os se rompent et que son cou se brise. Quelques pas encore, quelques secondes encore, et elle s’empare-rait de lui.

Un renouveau de haine monta en elle avec tant de force qu’il la propulsa en avant.

 

Les lumières devenaient plus brillantes à mesure qu’elles convergeaient les unes vers les autres d’un mouvement souple et rapide, dans un chatoiement de reflets multiples. La première continuait de monter dans le ciel, et Rivers, Diane et Eva suivaient son ascension imperturbable, dont le vent de plus en plus fort ne déviait pas la trajectoire; bientôt elle ne fut plus qu’un minuscule point lumineux qu’on aurait pu prendre pour une lointaine planète incandescente du système solaire, sans la présence des nuages visibles au-dessus. Les autres étoiles la suivirent résolument, les premières la rejoignirent très vite et se fondirent en elle, puis toutes les autres, pour former un tout éblouissant, de plus en plus radieux à mesure que d’autres lumières venaient fusionner avec lui, illuminant le ciel, les nuages, baignant le paysage de blancheur éclatante.

Enthousiasmée, le visage également rayonnant, Eva battit des mains. Diane eut un faible gémissement, comme en extase; Rivers se sentit pénétré de clarté, et toute fatigue, toute douleur l’abandonnè- rent, mises en déroute par il ne savait quelle énergie sublime.

La lumière s’intensifia encore, palpitante dans le ciel comme celle d’un soleil qui vient de naître, vibrante union d’une puissance infinie.

Puis elle commença à se contracter, à se conden-ser, et son éclat se fit insoutenable. Tout alla si vite qu’on aurait pu croire à une implosion. En quelques instants, elle s’évanouit.

Diane émit une plainte déçue, Rivers secoua la tête, consterné. Mais les enfants riaient, parce qu’ils sentaient se dilater, s’affermir en eux quelque chose, l’esprit, l’essence même de leur vie peut-être, et que cela les faisait exulter.

Mais Josh se rendait-il compte que Mama Pitié, la Sorcière qu’il avait vue en rêve, se tenait à quelques pas de lui ?

- Oh mon Dieu! s’écria Diane.

Elle fixait un point droit devant elle, au-delà des écuries, et il vit que ce qui n’était tout à l’heure qu’une colonne bleuâtre se mouvant au loin s’approchait rapidement; c’était un cyclone qui traçait son chemin implacable au milieu de la campagne, et se dirigeait droit sur Hazelrod.

Il écarta Diane et Eva de la fenêtre, les poussa sur le plancher et courut vers la porte en leur criant de rester là. Diane protesta, mais il était déjà sorti; en passant il ouvrit toute grande la fenêtre du palier pour que la pression régnant à l’intérieur de la maison soit à peu près égale à celle de l’extérieur. Il aurait été préférable d’ouvrir toutes les portes et fenêtres, mais il n’en avait pas le temps, il devait aller chercher Josh et le ramener à l’abri dans la maison avant que le cyclone ne les atteigne. Abri tout relatif d’ailleurs car il ne savait pas jusqu’à quel point ils seraient en sécurité, et si les vieux murs d’Hazelrod résisteraient à la tempête. Le vent arrivait dans un fracas épouvantable, qui augmentait d’instant en instant pour atteindre des sommets. Brusquement tout se tut.

Rivers s’engouffra sous le porche, ouvrit brutalement le portail et s’arrêta net sur le seuil, en se cramponnant au chambranle pour ne pas tomber.

Il avait peine à en croire ses yeux.

Une lumière bleue très douce baignait une partie de la cour d’une lueur presque fluorescente. Elle formait un cercle ondoyant à l’intérieur duquel régnaient le silence et l’immobilité. Il vit l’homme aux bretelles rouges, chemise et pantalon trempés, debout à côté de la voiture; il vit l’énorme silhouette ployée de celle qu’on appelait Mama Pitié; et il vit Josh devant elle, si minuscule auprès de cette masse gigantesque. Mais il ne vit rien au-delà de la muraille courbe de teinte bleu pâle qui délimitait l’oeil du cyclone.

On avait l’impression d’avoir les mains plaquées sur les oreilles, car on n’entendait absolument aucun son, même pas le bruit atténué de l’orage. Mais le porche vibrait, et il remarqua de minces coulées de poussière entre les briques du mur. Le vieux landau de poupée bougea, et l’une des bicyclettes d’enfant tomba brusquement sur le sol. La porte d’entrée intérieure tremblait sur ses charnières.

Rivers entra dans l’ambiance irréelle de ce monde clos.

Il marcha vers le petit garçon, d’un pas ferme qui paraissait aussi distant et étouffé que s’il était sous l’eau. Les pavés de la cour brillaient d’une lueur bleue. Il évita la figure fléchissante de la femme, qui le regarda d’un oeil torve et triste. Elle s’affaissa sur les genoux, main tendue encore pour toucher le garçon, tremblotant à quelques centimètres du visage de Josh. Finalement l’effort fut trop grand, la main retomba et le sang dégouttant de ses doigts cassés forma une petite flaque.

L’homme dont les bretelles rouges paraissaient violettes dans cet éclairage inquiétant ouvrit la bouche, mais Rivers ne put entendre ce qu’il disait, la pression étouffant tous les bruits à l’intérieur du cercle. La main posée sur la portière de la voiture, il semblait cloué au sol et criait certainement quelque chose à Rivers, car sa mâchoire bougeait avec véhémence.

Rivers l’ignora. Comme au ralenti, il enleva le garçonnet dans ses bras, puis leva les yeux un instant pour examiner le tourbillon. Sa paroi lisse se composait d’anneaux opaques qui ondulaient doucement, créant à perte de vue un effet de vague ascensionnel. Le tout oscillait en un mouvement régulier de la colonne, dont le haut se perdait dans une brume d’un gris bleuté. Et dans cette brume scintillait une douce lumière. Il connaissait cette lumière.

Il s’arracha à sa contemplation et revint vers la maison, sans parler à Josh de crainte de rompre le charme. Josh gardait le silence lui aussi.

Quand ils passèrent devant elle, Mama Pitié, agenouillée, tomba en avant sur les mains, dans son sang dont le flot ne tarissait pas.

La respiration était difficile, et les poumons de Rivers haletaient sous l’effort. Il sentit contre la sienne la poitrine de Josh qui peinait aussi. Ils étaient presque arrivés aux marches du porche. Quelques pas encore et ils y seraient. Le soulagement commençait déjà à le gagner.

Il ne restait plus que trois enjambées à couvrir, mais le cyclone se mit en mouvement. Il se ferma sur lui-même dans un hurlement affreusement grinçant, avala l’homme aux bretelles rouges et sa voiture, rétrécit encore à une vitesse folle. L’énorme masse de Mama Pitié fut soulevée, aspirée dans l’air, et son hurlement d’agonie se confondit avec le rugissement du vent. Elle disparut en une fraction de seconde dans le déchaînement des éléments, et son grand corps noir se perdit dans la nuit en furie.

Rivers ne s’attarda pas plus longtemps. Il s’engouffra avec Josh sous le porche et rentra dans la maison.

 

La pluie cessa peu de temps après l’apparition du soleil à l’horizon. Le vent avait faibli puis s’était arrêté quelques heures auparavant.

Josh et Eva se tenaient sur le seuil d’Hazelrod. Main dans la main, ils sortirent.

Il ne restait du porche que quelques poutres brisées. Ils enjambèrent soigneusement les morceaux de bois jonchant le sol, descendirent les deux marches qui menaient à la cour. Diane et Rivers, qui les suivaient, restèrent sur la dernière marche pour examiner ce qui les entourait.

La cour était recouverte de branches et de gravats. Un arbre était tombé contre ce qui restait des écuries et de l’appartement aménagé au-dessus; des tuiles et des briques gisaient partout. Le minibus de Hugo Poggs était couché sur le flanc au coin de la maison, le vieux camion de Mack avait franchi les grilles, le devant enfoncé par le chêne qui l’avait arrêté. La Ford de Diane s’était envolée, comme le véhicule des intrus. Rivers frissonnait encore à la pensée de la violence de cet orage.

Il se remémora la nuit qu’ils avaient passée à l’abri du hall d’Hazelrod : Diane, les enfants et lui, tous blottis autour de Hugo, lui faisant un rempart de leurs corps à quelques pas du corps sans vie de Bibby, allongé plus loin. Rivers avait jeté les deux autres cadavres sous le porche, et s’était aperçu ce matin qu’ils avaient disparu avec le porche même, et tout ce qu’il contenait.

Ils avaient vécu une nuit d’enfer, la terreur attei-gnant son comble quand le cyclone s’était emparé de la maison. Il l’avait engloutie, avait emporté les vitres des fenêtres, et même les briques des murs. Hazelrod avait été secoué, meurtri, bombardé de débris, de branches et d’objets divers; mais la tempête n’y était pas entrée, et ils étaient sains et saufs.

Les corps de la femme appelée Mama Pitié et de l’homme aux bretelles rouges avaient disparu comme les deux autres. Et celui de Mack aussi. Rivers se demandait où on les retrouverait.

Aussi incroyable que cela puisse sembler, ceux qui étaient dans la maison avaient fini par tomber endormis, les jumeaux d’abord, puis Diane et enfin Rivers lui-même. A leur réveil, le jour entrait à flots par la porte ouverte, et ils entendirent les oiseaux chanter. Ce chant, Rivers avait bien cru qu’ils ne l’entendraient plus jamais.

Ils allaient très vite s’occuper de trouver un médecin pour Hugo; mais Josh et Eva avaient mis en oeuvre leur magie tout à l’heure; leurs attouche-ments sur sa poitrine avaient apaisé sa souffrance et l’avaient calmé suffisamment pour qu’il puisse s’endormir paisiblement. Une autre crise pourrait survenir quand il se réveillerait, et comprendrait que Bibby l’avait quitté ; Diane alors serait là pour lui administrer des sédatifs. Ils avaient transporté le corps de Bibby dans la salle de séjour et l’avaient recouvert d’un drap. Les jumeaux avaient pleuré, mais pour le moment, comme la plupart des enfants de leur âge, ils avaient laissé de côté les sombres pensées dans ce nouveau jour qui apportait à leurs jeunes vies de nouvelles promesses. Ils s’affligeraient plus tard, mais, dans l’immédiat, ils étaient tout à la joie de ce qui leur était arrivé, qu’eux-mêmes ne comprenaient pas plus que Diane ou Rivers, et qui mettait sur leurs visages un émerveillement bien-heureux.

Il pensait aux lumières, ces présages, avec la certitude qu’il ne s’était pas trompé : elles émanaient des êtres eux-mêmes, et l’avertissement qu’elles donnaient de manière si étrange était la manifestation d’un pouvoir qu’il n’était pas encore donné à l’humanité de comprendre.

Il passa un bras autour de la taille de Diane - ce bras qui avait été cassé la nuit dernière et miraculeusement guéri; elle s’appuya sur lui, prit sa main dans la sienne. Ils regardèrent Josh et Eva cabrioler, la figure levée vers le ciel qui leur offrait un autre miracle.

Il était rempli d’arcs-en-ciel qui étiraient jusqu’à l’horizon leurs arches gracieuses. Ils se chevauchaient, se recoupaient parfois, créant de nouvelles nuances de couleur, toutes infiniment agréables à l’oeil.

Ils étaient d’une beauté qui exaltait l’âme. Combien s’était-il produit de batailles semblables à la leur, cette nuit, et en quel état avaient-elles laissé le monde ? Rivers l’ignorait, mais il était plein d’espoir.

C’était le spectacle de ces arcs-en-ciel qui lui donnait cet espoir.

” Vous enseignerez à vos enfants que le sol qu’ils foulent aux pieds est fait des cendres de nos aïeux. Afin qu’ils respectent ce sol, dites à vos enfants que la terre est riche des vies de nos parents. Apprenez à vos enfants ce que nous avons appris aux nôtres, que la terre est notre mère. Ce qui advient à la terre advient aux fils de la terre. S’ils crachent sur le sol, les hommes crachent sur eux-mêmes.

 

Nous le savons, la terre n’appartient pas à l’homme. C’est l’homme qui appartient à la terre. Nous le savons, tout est relié. A l’image du sang qui unit une même famille, tout est relié.

 

Ce qui advient à la terre advient aux fils de la terre. L’homme ne tisse pas la toile de la vie, il n’en est qu’un fil. Ce que fait l’homme à la toile de la vie, il se le fait à lui-même. Profession de foi de Seattle, 1854

1. stormy weather: Temps d’orage (N.d.T.)