Le coude sur la barrière, il se tourna vers elle de façon à lui faire face.
- Oui, quand tout se gâtera définitivement. Quand nous aurons tellement détérioré le monde que l’approvisionnement en vivres deviendra critique pour l’ensemble des pays. - Vous êtes décidément un cynique. - Je suis informé de ce qui se passe. - Est-ce que tout le monde n’en a pas idée?
- Les pessimistes sont légion, mais les popula-tions préfèrent généralement ignorer les mauvaises nouvelles. Et leurs gouvernements mettent tout en oeuvre pour les y encourager.
- Personne ne peut ignorer l’évidence.
- Ce qu’on peut voir de la situation n’en repré- sente qu’une partie, vous le savez. La plupart des gens s’imaginent que nous continuons à la garder en main, d’une façon ou d’une autre.
- Vous peignez un tableau très sombre.
Il eut un petit rire moqueur.
- Je croyais que c’était le seul point sur lequel nous étions d’accord, l’état désastreux où nous avions mis le monde et nous-mêmes avec lui.
- Il doit y avoir un moyen de modifier le cours des choses. Nous, au moins, nous essayons de trouver des solutions.
Le sourire de Rivers se teinta de malice.
- Et moi qui pensais que vous preniez soin de votre santé! dit-il en désignant le domaine d’un geste circulaire.
Le visage de Diane se figea sous l’effet de la colère.
- Nous n’avons jamais considéré les choses sous cet angle. Quand nous sommes arrivés ici il y a dix ans, l’organisation était sensiblement la même, mais le propriétaire venait de mourir et sa veuve avait de grosses difficultés à poursuivre l’exploitation. Pog-gsy avait besoin d’un endroit calme et assez spacieux pour y continuer ses recherches, et l’idée de nous suffire désormais à nous-mêmes nous séduisait tous. A l’époque, nous n’imaginions pas que les choses allaient tourner aussi mal, nous avions simplement l’intention de vivre notre vie sans ajouter aux problèmes écologiques que connaît le monde. Nous avons aussi pensé à Josh et Eva, figurez-vous. Hazelrod était un environnement merveilleux pour eux. Est-ce que vous élèveriez vos enfants à la ville si vous aviez le choix? - Je n’ai pas d’enfants. - Je le sais. - Et que savez-vous d’autre sur moi ?
- Pas grand-chose sur le chapitre de votre vie personnelle. Outre votre formation de physicien, vous avez un diplôme d’informatique. Votre titre exact est celui d’expert à la recherche scientifique et vous collaborez à la Météo depuis… quatorze, quinze ans maintenant ? Durant ce temps, vous vous êtes consacré à la recherche en divers domaines physiques, les formations nuageuses, les précipitations, la circulation de l’air dans les parties basses de l’atmosphère, la pluviométrie mesurée par radar et par satellite, et autres sujets tout aussi excitants.
Elle lui adressa un sourire froid.
- Ses dernières années, toutefois, vous en êtes venu à des questions plus significatives, comme le climat global et le développement d’images numéri-ques dans la représentation, et la prévision de processus atmosphériques. Il semble que certaines personnes ayant la haute main sur les finances publiques se soient finalement émues des problèmes climatiques auxquels est confronté le monde et aient décidé de délier leur bourse là où le besoin s’en faisait le plus désespérément sentir.
Elle porta son regard vers les collines noyées de brume. On aurait pu croire que sa pensée s’était laissé distraire, mais Rivers découvrit que ce n’était pas le cas.
- Venons-en au plus intéressant, poursuivit-elle. Vous ne travaillez pas pour le Bureau de la Météo à proprement parler, ni pour l’Institut Hadley qui est plus spécialisé. Votre unité de recherches, ainsi que deux autres groupes, opère à partir d’un établisse-ment plus discret situé quelque part à la sortie de Londres. Il oeuvre sous l’apparence d’une station ordinaire, ou d’un site expérimental comme il en existe beaucoup dans le pays. Votre équipe et vous-même relevez directement du directeur général du Bureau de la Météorologie nationale, qui se trouve être le représentant permanent du Royaume-Uni à l’Organisation mondiale de la météorologie à Genève. Lui-même relève du secrétaire d’État à la Défense, pas moins.
Plus stupéfait que fâché, Rivers répliqua: Je suppose qu’il ne serait pas convenable de vous demander d’où vous tenez vos informations.
- Poggsy a gardé des contacts avec le système. Dites-moi une chose. A bord de l’avion expérimental qui s’est écrasé au sol, vous n’étiez pas qu’un simple observateur, n’est-ce pas ?
Le regard fixé sur le gris-vert des collines, il ne répondit pas tout de suite.
- J’ai passé plus d’un an à débusquer les orages, dit-il enfin. J’ai sillonné les océans à cet effet, du Pacifique à l’océan Indien et à l’Atlantique. J’espérais découvrir une sorte de constante, si vague ou si générale soit-elle. Mais elle n’existait pas, elle n’existe pas - en tout cas, nous n’avons pas réussi à l’établir. Nous connaissons les causes d’un orage, nous avons une idée de l’endroit où il frappera, mais nous ne savons toujours pas à quel moment il commencera.
- En quoi cela vous aiderait-il, puisqu’on ne peut rien pour le contrôler?
- Qui sait ? Nous en serons peut-être capables un jour. Pour l’instant, nous nous contenterions de lancer un avertissement à long terme. (Il balaya un taon posé sur sa main, qui s’envola en bourdonnant avec véhémence. L’insecte avait laissé sur la peau une minuscule goutte de sang, à l’endroit où il l’avait piqué. Il l’essuya à l’aide d’un mouchoir avant de l’interroger:) Pourquoi vous être obligée à mener sur moi une enquête aussi approfondie, Diane ? Cela ne peut pas être si important pour vous, tout de même.
- Parce que sans doute nous voulions savoir quel genre d’homme vous êtes, et si nous pouvions vous faire confiance.
- Me faire confiance ? C’est un rien prétentieux, non ?
- Nous nous demandions si nous allions vous parler des enfants.
Il la regarda avec intérêt, sourcils levés.
- Vous pensiez que je serais capable de leur faire du mal?
- Nous sommes certains que, d’une façon ou d’une autre, ils sont en danger. Vous avez vu ce qui est arrivé cette nuit.
- Un coup de vent qui n’avait rien à voir avec eux. N’importe lequel d’entre nous aurait pu être blessé par un éclat de verre.
- La malveillance les visait personnellement.
- La malveillance? Comme vous y allez!
- Ils l’avaient déjà ressentie - tout comme nous d’ailleurs. Mais cette nuit, c’est la première fois qu’elle s’est manifestée de façon tangible.
- Pourquoi ai-je eu le sentiment que j’aurais da partir quand j’en ai eu l’intention?
- Vous n’étiez pas en état de conduire hier soir. Ni avant cet… incident, ni après. (Elle le regarda droit dans les yeux et il lut dans son regard une détermination farouche.) Pourquoi tentez-vous de nous résister? Pourquoi ne nous prenez-vous pas au sérieux ?
Il ne put s’empêcher de rire.
- Vous êtes extraordinaire! Toute personne normale ne peut faire autrement que de vous prendre pour une drôle d’équipe ! Il fut surpris de la voir rire aussi, de fort bon coeur. - C’est vrai, dit-elle en souriant, on ne saurait en blâmer personne. Et je ne vous blâmerais pas non plus de le penser. Avec ses lumières mystérieuses et ses enfants médiums, drôle de ferme en vérité! D’ailleurs il suffit de regarder ces vaches avec ces oies !
La glace était rompue entre eux. Rivers sentit sa tension se relâcher un peu. Mais ses doutes persistaient, et son inquiétude.
- Vous croyez réellement que Josh et Eva sont doués d’une sorte de pouvoir paranormal ? demanda-t-il.
- Je le sais. Ils l’ont prouvé maintes fois.
- De quelle façon?
- Oh! par de petites choses, comme retrouver des objets égarés sans même regarder, savoir exactement ce que pense ou fait l’autre alors qu’ils sont séparés, voir ce qu’ils ne peuvent absolument pas voir avec leurs yeux…
- Je ne comprends pas.
- Il y a quelques semaines, Eva jouait dans la cuisine avec ses poupées et brusquement elle a traversé la pièce en courant pour venir se jeter dans mes bras. Elle a réussi à m’expliquer à travers ses larmes qu’une brebis s’était prise dans les fils barbelés de la clôture et qu’elle se coupait beaucoup en essayant de s’enfuir. Nous avons trouvé la pauvre créature à l’autre bout du pré, qui se déchirait la fourrure en voulant se libérer.
- L’enfant ne l’avait pas vue d’une fenêtre?
- Impossible. Il y a un rideau d’arbres entre la maison et le pré. (Une abeille passa entre eux, et son bourdonnement résonna puissamment dans l’air lourd.) Et figurez-vous que Josh est arrivé aussitôt après nous. Il était dans l’étable avec Mack et il a eu la même… vision, si c’est ainsi qu’il faut l’appeler, qu’Eva. Je pourrais vous donner d’autres exemples. Il s’agit surtout de petits détails, je vous l’ai dit, mais très convaincants néanmoins. - J’ai lu à propos des enfants perturbés…
- Ils ne sont pas perturbés, monsieur Rivers, l’interrompit-elle avec une expression de vive contrariété. Ce sont des enfants parfaitement normaux à tous les égards. Mais ils possèdent un don qu’aucun de nous ne peut comprendre. Ils sont peut- être les enfants d’une ère nouvelle, ou alors ils nous renvoient à des pouvoirs que nous avons tous pos-sédés en un temps très ancien.
- S’il en est ainsi, s’ils ont réellement ce genre de pouvoir paranormal, n’ont-ils pas pu eux-mêmes provoquer l’explosion des vitres la nuit dernière?
- Et que devient dans ce cas le coup de vent subit que vous évoquiez tout à l’heure?
- C’est une possibilité que je n’écarte pas.
- Vraiment? railla-t-elle.
- Mais, d’autre part, on sait que chez certains enfants… (Il hésita sur la formulation à adopter.) certains enfants à bout de nerfs, risqua-t-il (Elle se rembrunit, mais il poursuivit.), le trouble psychique peut… heu… se manifester de manière physique.
- Josh et Eva ne sont pas à bout de nerfs, monsieur Rivers, loin de là. Mais ils sont sensibles à certaines choses.
- Bien, bien, fit-il dans une volonté d’apaisement, je ne voulais pas vous froisser. Essayez seulement de considérer la chose du point de vue d’un étranger.
Elle parut se détendre. Un demi-sourire presque espiègle se dessina de nouveau sur ses lèvres.
- Vous en voyez de belles avec nous, n’est-ce pas? Vous êtes surpris en pleine version anglaise de la mousson, vous cabossez votre voiture, vous subis-sez des heures durant nos harangues sur le réchauffement général, vous manquez être mis en pièces par une explosion de verre, et voilà qu’en plus vous avez affaire à des enfants qui donnent la chair de poule! Vous devez vous demander si vous ne vous êtes pas égaré dans un film d’épouvante. Il ne rit pas, n’eut même pas un sourire. - Cela m’a traversé l’esprit.
Elle rit à sa place. ” Nous ne sommes pas fous, croyez-moi, c’est vrai.
- Et en admettant…, commença-t-il, en admettant que les enfants soient…
- Écoutez, pourquoi ne pas dire ” intuitifs ” ? Cela vous serait plus facile.
Il approuva d’un signe de tête. Le mot était plus acceptable.
- En admettant qu’ils soient intuitifs au sens où vous l’entendez, depuis combien de temps vous en êtes-vous aperçue ?
- Nous avons pris conscience de leur caractère peu commun alors qu’ils avaient…, disons, environ un an je pense. Dès que nous les avons adoptés, en fait. Déjà tout bébés, ils avaient une façon de communiquer l’un avec l’autre qui…
- Un instant, si vous permettez, l’interrompit-il. Vous n’êtes pas leur mère naturelle ?
- Josh et Eva sont des orphelins roumains.
Il ne comprit pas pourquoi cette nouvelle le saisit tellement, car après tout les deux enfants offraient peu de ressemblance avec Diane. Elle avait un reflet auburn dans ses cheveux sombres, alors que les leurs étaient noirs. Et des yeux légèrement en amande, très différents de leurs grands yeux ronds. C’est pourquoi il s’était imaginé qu’ils ressemblaient au père absent. Il s’apprêtait à faire un commentaire, quand un appel lointain retint leur attention à tous deux.
Ils se retournèrent. Dans le verger, Hugo Poggs se hâtait lourdement à leur rencontre, le visage rouge d’avoir couru. Même d’où ils se trouvaient, ils percevaient sa respiration striduleuse.
- Diane, monsieur Rivers, la nouvelle vient de tomber. (Il ralentit un peu, de façon à reprendre son souffle.) La Grenade…, ahana-t-il. C’est terrible…
Il s’arrêta devant eux, et sa main chercha l’épaule de Diane pour s’y appuyer. Il respirait plus profondément, son souffle se disciplinait. Le son grinçant que produisait sa gorge fit grimacer Rivers.
- Pardonnez-moi, dit enfin Poggs, dont le teint perdait sa tonalité inquiétante. Ferais mieux de retourner chercher ma pipe. Seule chose qui me tirera d’affaire. (Il s’éclaircit la gorge, lâcha l’épaule de sa belle-fille.) Les enfants avaient raison. Un raz de marée… un gigantesque raz de marée… a frappé la Grenade cette nuit, en fin d’après-midi pour eux. Selon la radio, l’île est dévastée, complètement en ruines. Elle a pris la vague de plein fouet, et les autres qui ont suivi. Oh mon Dieu…
Rivers eut l’impression qu’un froid l’envahissait tout entier, l’esprit aussi bien que le corps. Ce n’était pas possible… Il croyait que les enfants avaient rêvé! Un cauchemar, et rien de plus. Il n’avait même pas songé à vérifier auprès de son bureau si on signalait une tempête ou si on avait relevé de mauvaises conditions météo dans les données arrivant par satellite. Il aurait jugé irrationnel d’agir de la sorte!
Quelque chose l’obligea à se retourner vers la maison, une sorte de compulsion.
Les deux silhouettes brunes, si menues, se tenaient au milieu du verger, main dans la main, parfaitement immobiles.
Elles le regardaient intensément.
Pilgrim Hall se cachait dans un bois, au sommet d’une des collines faisant partie de la chaîne des Downs, qui allait des comtés de Kent et de Surrey, entourant Londres, jusqu’à la côte est. Au sud, c’était un paysage de vallées verdoyantes et de collines boisées, dont certaines parties se teintaient à présent d’un brun suspect, alors qu’au nord s’étendait le béton de l’immense banlieue londonienne. Par ce jour humide et ensoleillé, quelque chose d’étrange souillait l’atmosphère, et lui donnait une coloration légèrement jaunâtre; ce n’était pas du brouillard, ni de la brume de chaleur, mais un élément qu’apportaient les vents venus du sud. C’était du sable qui salissait le ciel, le sable du Sahara qu’avait charrié le sirocco; le vent du désert l’avait d’abord poussé jusqu’aux rivages méditerranéens et aux îles situées à l’ouest de l’Afrique, avant de l’emporter beaucoup plus loin, sur les régions méridionales de l’Angleterre. La lumière en devenait particulièrement oppressante, dans un paysage qui prenait une teinte irréelle, presque crépusculaire.
Pour éviter la ville, Rivers avait pris le périphéri-que à huit voies, puis emprunté la route étroite qui le mènerait au sommet des Downs. Elle traversait des bois escarpés avant d’atteindre son point le plus haut, qui suivait la crête elle-même; là, on n’était plus très loin de l’entrée discrète du parc. La route goudronnée recouverte de gravier s’y enfonçait tout droit, puis tournait brusquement vers un petit groupe de constructions en rez-de-chaussée parse-mées d’antennes paraboliques, que dominait ce qui avait dû être une élégante demeure du xviiie siècle avec son entrée blanche à portique. De chaque côté, des dépendances d’un dessin moins classique se déployaient sans grâce; ces annexes abritaient divers modèles expérimentaux, des ordinateurs, des consoles et une banque de données magnétiques.
Il gara sa voiture à l’ombre de la maison et, avant de se diriger en boitillant vers l’entrée à colonnes, passa la main sur le pare-brise et examina la fine poussière restée sur sa paume. La chaleur était accablante. Le temps d’atteindre la fraîcheur du vestibule, due à l’air conditionné, il avait déjà la peau moite.
Il n’y avait pas de réception à proprement parler; une porte ouverte portant un panonceau marqué RENSEIGNEMENTS en tenait lieu. Une secrétaire occu-pée à taper à la machine leva à son passage des yeux grossis par ses lunettes cerclées de bleu.
- Monsieur Rivers ? Nous ne vous attendions pas aujourd’hui.
- La force de l’habitude, que voulez-vous! (Il s’arrêta près de la porte.) Est-ce que Jonesy est là ?
- Il récupère son week-end, mais il reviendra demain. Ah, il m’a demandé de déposer ce paquet chez vous ce matin. (Elle prit sur son bureau une large enveloppe brune.) J’ai appelé un peu plus tôt pour m’assurer que vous seriez là pour le réceptionner, mais je n’ai pas eu de réponse.
Un instant perplexe, il se rappela avoir demandé à son assistant de lui fournir des détails concernant l’orage de la veille. Il prit l’enveloppe et quitta le bureau.
- Au fait, monsieur Rivers, appela la secrétaire, Mr Sheridan est là.
Rivers ralentit le pas. Que venait faire le directeur de la Recherche à Pilgrim Hall? Normalement, c’était la montagne qui allait au Prophète! Il réaccé- léra son allure, scandée par le martèlement de sa canne dont le bout de caoutchouc frappait sourde-ment le sol carrelé du hall. Un soupçon commençait à se faire jour dans son esprit.
Plus loin, la mince silhouette d’une jeune fille sortit d’une pièce marquée G23. Il reconnut la tête frisée de Celia, aussi terne et désordonnée que d’habitude, et l’expression concentrée qu’elle arborait toujours. Elle avait le visage maigre, presque émacié, mais le service l’avait estimée assez jolie néanmoins pour donner la prétendue touche de ” séduction ” au bulletin météo présenté dans la tranche horaire très convoitée qui suivait les informations télévisées de la mi-journée et de la soirée. C’était une erreur, car Celia Jar se sentait très mal à l’aise sous le regard de millions de téléspectateurs, avec ses cheveux coiffés et son tailleur strict. C’était Rivers qui l’avait délivrée de ces futilités branchées; il avait compris qu’elle possédait les qualités de méthode et de minutie nécessaires à la recherche le jour où elle était venue le trouver, en quête désespérée de travaux météorologiques plus sérieux. Heureuse à présent dans ses vêtements décontractés et ses études consciencieuses, elle était devenue un membre inestimable de son équipe.
Elle s’arrêta en le voyant, l’air très surpris.
- Bonjour, Celia.
- C’est votre semaine de congé, pourquoi êtes-vous venu? demanda-t-elle d’un ton où se devinait l’irritation.
- J’ai l’impression que je ne suis pas le bienvenu aujourd’hui.
- Ce n’était pas ce que je voulais… Jim, Sheridan est là. Dans votre bureau.
- Dans mon bureau?
- Avec Marley.
Adam Marley dirigeait le deuxième groupe de recherche. C’était un homme blafard, voûté, que ses collègues avaient surnommé ” le Fantôme “.
- Et que font-ils dans mon bureau? dit Rivers d’une voix très calme, en dépit de la colère qui grandissait avec le soupçon.
- Je ne sais pas au juste. Ils m’ont fait subir un interrogatoire serré ce matin.
Pour toute réaction, il se contenta d’un fronce-ment de sourcils.
- Ils voulaient connaître le programme en cours et nos projections.
- J’en ai informé Sheridan la semaine dernière avant la conférence. Et j’ai refusé tout net de faire des projections à court ou à long terme avant d’avoir rassemblé davantage de données. Alors à quoi joue-t-il, bon Dieu?
Celia ne soutint pas son regard. Elle mordillait nerveusement le coin de sa lèvre inférieure.
- Il s’impatiente, il veut des résultats. Je lui ai dit qu’il devrait vous parler.
Celia n’était pas d’un naturel rebelle. Il savait comme elle aurait été intimidée de tenir tête au directeur de la Recherche, surtout en présence de Marley le Fantôme; ce dernier, qui occupait le même rang que Rivers, considérait leurs différents projets sous l’angle de la compétition plutôt que de la coopération; il avait donc tendance à traiter les collaborateurs de second rang avec un mépris non dissimulé. Rivers posa la main sur le bras de la jeune fille, et trouva un sourire pour accompagner ce geste.
- Je suppose que Sheridan savait que Jonesy était absent aujourd’hui ? dit-il.
- Il n’a pas demandé à le voir.
Non, sûrement pas; car Jonesy était hargneux même quand tout allait bien.
- Ne vous tracassez pas pour ça, Celia. Il est probable que, depuis la conférence de la semaine dernière, les gens du ministère ont harcelé Sheridan pour obtenir des résultats que nous ne pouvons pas leur fournir.
Encore fallait-il reconnaître à Sheridan qu’il avait toujours loyalement soutenu ses trois départements de recherche - sur les processus atmosphériques, sur les prévisions à court terme, sur les prévisions à plus long terme et les climats - contre toutes les critiques du directeur de cabinet et de sa commission météorologique, ou du ministre de la Défense en personne. Rivers avait même été témoin de la semonce que Sheridan avait administrée à la sous-commission à la recherche météorologique, organe distingué composé de scientifiques, d’industriels tout-puissants et de hauts fonctionnaires attachés à certains ministères, alors qu’elle avait eu l’audace de s’interroger sur la nécessité de consacrer de l’argent à un domaine particulier de la recherche climatique.
Alors pourquoi cette intrusion dans le bureau de Rivers, pourquoi cet interrogatoire poussé d’un membre de son équipe ? Et, comme par hasard, c’était Sheridan en personne qui avait insisté pour que Rivers prenne une semaine de repos. S’inquié- tait-il pour sa santé? Ou bien était-ce plus grave?
Devant l’air encore plus malheureux de Celia, il se rendit compte qu’il lui serrait le bras de plus en plus fort et le lâcha, embarrassé. Et si Sheridan avait raison, après tout ? Peut-être avait-il réellement besoin d’une coupure. Quelques mois plus tôt, il aurait pris une telle ingérence sans sourciller. (Mais, quelques mois plus tôt - avant l’accident -, la situation ne se serait pas présentée de cette façon.)
- Bon, j’aimerais que vous me donniez des informations sur le raz de marée qui s’est produit hier. Connaît-on l’étendue des dommages?
- Les communiqués continuent d’arriver, mais on estime qu’il a fait entre deux mille et trois mille morts. Saint George’s a subide plein fouet le choc de la première vague.
- Oui, c’est ce que j’ai entendu à la radio. (Le visage de Rivers exprima la fatigue et le découragement. Tant de vies perdues par le fait du hasard! Et cela sans avertissement, sans que la population ait eu la moindre chance de gagner une terre plus haute!) Où la vague a-t-elle commencé?
- A une centaine de kilomètres de la chaîne de Windward. Un mouvement sismique de la croûte océanique.
L’information rendit Rivers perplexe.
- Il y a des failles dans cette zone ?
- Pas jusqu’alors. Le fond s’est soulevé en partie, ce qui a provoqué une turbulence dans la mer. La troisième et la quatrième vague ont été les plus importantes : plus de quarante mètres de haut quand elles ont touché la Grenade, selon les pre-mières estimations.
- Incroyable. Et de quelle longueur?
- Entre cent et cent dix kilomètres.
Cela pouvait expliquer la hauteur du raz de marée. Car de telles vagues pouvaient s’étaler sur des distances beaucoup plus grandes, dépassant parfois trois cents kilomètres; mais plus la vague était compacte, plus elle était élevée - du moins dans la plupart des cas. Naturellement, la violence brutale de la cassure avait aussi déterminé la force du cataclysme.
- Et les intervalles ? questionna-t-il.
- Approximativement de douze minutes entre chaque vague. La dernière a déferlé voici juste deux heures, elle n’avait qu’un mètre environ.
Perdu dans ses pensées, il se caressait le menton du coin de l’enveloppe que lui avait remise la secrétaire. - Jim ?dit Celia au bout d’un moment. - Oui? Excusez-moi. Qu’y a-t-il? - Et Mr Sheridan? Il poussa un soupir résigné.
- Ah oui. Mr Sheridan, c’est vrai. Trouvez-moi tout ce que vous pourrez sur ce raz de marée et apportez-moi ça dans mon bureau. (Il lui tendit l’enveloppe.) Gardez ceci avec.
- Jim, vous n’avez pas l’air très bien.
- Je ne me suis pas rasé aujourd’hui.
- Ce n’est pas seulement ça.
Il tapota l’enveloppe.
- Faites aussi vite que possible, Celia.
Elle le regarda descendre le couloir en claudi-quant. Puis, sans cesser de se mordiller la lèvre, elle rentra dans la pièce marquée G23.
- Que diable faites-vous ici ? s’écria Sheridan.
Il était assis derrière le bureau de Rivers, un dossier ouvert devant lui. Marley se penchait sur son épaule comme s’ils étaient occupés à étudier ensemble les documents qu’il contenait.
- Un renseignement important qui vous manquait ? questionna froidement Rivers depuis le seuil.
Il remarqua les autres dossiers couleur chamois éparpillés sur le bureau. Certains tiroirs des classeurs métalliques disposés le long des murs étaient même à moitié ouverts, comme si on les avait explorés en toute hâte.
Sheridan ferma le dossier et se renversa dans le fauteuil. Il semblait irrité plus que confus.
- Vous êtes censé être en congé, non ? dit-il.
- Je voulais des informations sur le raz de marée.
- Rien qu’une catastrophe de plus, Jim. C’est devenu courant de nos jours.
Marley s’était écarté du bureau pour s’accouder à l’un des classeurs.
- Vous allez bien, Rivers ? D’après votre mine, je dois dire que vous devez avoir grand besoin d’une période de vacances.
Il avait l’habitude agaçante de s’exprimer avec un perpétuel demi-sourire, si bien que ses propos semblaient toujours teintés de moquerie.
Rivers l’ignora et, s’adressant à Sheridan:
- De quoi s’agit-il, Charles? Je vous ai tenu complètement au courant de nos progrès la semaine dernière.
- Vous dites ” progrès “, mais malheureusement le chef de cabinet ne voit pas les choses de cette façon. C’est Sir Spencer, vous vous souvenez, celui qui essuie les critiques non seulement du ministre de la Défense, mais aussi du Premier ministre en personne.
- Vous connaissez le problème…
- Oh! oui. Et je sais aussi que notre organisme n’est pas le seul à y être confronté. Néanmoins, le Bureau de la Météo a une réputation à soutenir. Après tout, nous sommes leaders mondiaux en matière de prévision et de recherche climatiques. Franchement, la commission météorologique et la sous-commission à la recherche ont été quelque peu embarrassées par notre communication à la confé- rence de la semaine dernière.
- Et moi je suis le bouc émissaire.
Sheridan parut sincèrement choqué.
- Mais bien sûr que non, ce n’est absolument pas la question! Je ne crains pas de dire que vous êtes l’un de nos cadres scientifiques les plus estimés. Mais cet accident, Jim… (Il eut un geste d’impuissance, comme si sa propre allusion le déconcertait, puis laissa retomber sa main sur le dossier d’un air découragé.) Je crois que vous n’en êtes pas encore complètement remis. Il vous a éprouvé plus que vous ne voulez bien l’admettre. - Mon travail n’en a pas souffert.
- J’en conviendrais si nous disposions de prévisions plus exactes et peut-être de solutions plus réalistes à nos problèmes.
- Nous savons fort bien ce qu’il faudrait faire. Nous le savons depuis un demi-siècle.
- Et pratiquement tous les pays du monde font l’impossible pour corriger la situation.
- Un peu tard, non?
- Hélas oui. Mais au moins la détermination existe.
- Cela ne les empêche pas de continuer à piller les ressources du monde. Il n’y a toujours pas de vraie réglementation en la matière.
- L’énergie est un élément dont nous ne pouvons pas nous passer, je le crains. Aucun gouvernement ne laissera pâtir son industrie, et encore moins le bien-être de sa population, faute d’énergie.
- Alors il n’y aura jamais la moindre solution.
- Je ne crois pas que c’est ce que suggère le directeur de la Recherche, intervint doucereusement Marley.
Franche réplique, se dit Rivers. Marley devait se délecter.
- Non, c’est bien évident! dit sèchement Sheridan qui fixa sur Marley un regard mécontent. (Il revint à Rivers.) Écoutez, Jim, je jouerai franc jeu avec vous. Il devient clair pour nous tous que vous n’avez pas encore surmonté la dramatique expé- rience que vous avez vécue voici trois mois. Ce n’est pas surprenant, et vous avez eu de la chance de vous en sortir vivant. (Il leva encore la main, cette fois pour prévenir les protestations de Rivers.) Il suffit de vous regarder. Vous êtes prêt à m’aplatir sur le bureau et à me hurler dans l’oreille que vous êtes en pleine forme, que tout va bien pour vous, que vous ne vous êtes jamais senti mieux. Vous êtes à bout, Jim, ne le voyez-vous pas ? Oh! vous donnez bien le change, mais vos nerfs sont tendus à se rompre. Et nous savons que votre jambe blessée vous fait toujours beaucoup souffrir. Pensez-vous que nous ne lisons pas les rapports médicaux concernant notre équipe ? Pourquoi croyez-vous donc que je vous ai ordonné de prendre un arrêt d’une semaine ? Si nous avions pu nous passer de vous plus longtemps, j’aurais dit un mois, et peut-être davantage. Le fait est que nous ne vous avons pas accordé assez de temps pour récupérer. Les cicatrices mentales demandent à être effacées au même titre que les cicatrices physiques, vous le savez bien.
Rivers s’obligea au calme. Appuyé sur sa canne, il contempla le plancher quelques instants.
- Vous pensez que je me dirige vers la dépression nerveuse, c’est cela? demanda-t-il à Sheridan sur un ton plus provocant qu’affirmatif.
Le directeur de la Recherche poussa un gémissement sonore.
- Certainement pas. Mais je me rends compte que vous ne fonctionnez pas aussi efficacement que de coutume. Marley me disait ici même que…
- Ah.
- Je disais donc que Marley m’a indiqué qu’il était prêt à reprendre certains de vos projets si vous en êtes d’accord. Aucune manoeuvre de détournement là-dedans, simple service entre col-lègues. Vous lui proposeriez le même, j’en suis certain.
- Est-ce la raison qui vous a fait visiter mes papiers (il désigna les dossiers en désordre sur le bureau) et interroger mon équipe?
Sheridan ne chercha pas à dissimuler son impatience.
- Nous nous mettions simplement à jour. Oui, oui, je sais que vous m’avez parlé la semaine dernière, mais j’estimais que Marley et moi pouvions décider ensemble de ce qu’il pouvait prendre en main.
- A vrai dire je ne suis pas sûr de souscrire à certaines de vos conjectures, Rivers, dit Marley qui compulsait les dossiers de sa main maigre, sans doute pour en trouver un en particulier. L’influence des changements de température à la surface de la mer sur les variations saisonnières qu’on observe sous les tropiques, par exemple…
- Taisez-vous, Marley, dit Rivers. (Il se pencha sur le bureau, et s’adressa calmement à Sheridan.) Mes collaborateurs sont de taille à poursuivre le programme en cours pendant mon absence. Ce n’est pas une malheureuse semaine qui changera quoi que ce soit, bien évidemment. Alors s’il vous plaît, Charles, dites-moi ce que vous avez réellement en tête.
Sheridan n’hésita qu’une seconde ou deux.
- Je vous l’ai déjà dit : vous ne nous apportez aucune solution, Jim.
- Il n’y en a pas pour le moment. Il nous faut encore du temps, d’autres exemples…
- D’autres catastrophes? Le monde ne peut attendre.
- Je n’avais pas réalisé que cela dépendait de moi seul.
- Épargnez-moi vos sarcasmes. Je dis simplement que j’ai décidé d’alléger un peu votre tâche en dirigeant une partie du travail ailleurs. Je pense que Marley, ici présent, est mieux à même de s’en tirer actuellement.
- Et si je refuse d’obtempérer ?
- Je ne vous donne pas le choix. Je vous le dis sans aucune intention désagréable, je veux que vous partiez immédiatement. Restez chez vous et repo-sez-vous. Mieux encore, partez un peu, allez vous détendre dans un endroit où vous pourrez oublier tout ça un moment. Mettez votre esprit en vacances - et votre corps aussi, de grâce. Nous reparlerons de tout cela à votre retour, la semaine prochaine. (Son regard ne se dérobait pas.) D’ici là je ne veux pas vous voir le bout du nez. Est-ce bien clair?
Rivers se redressa pour soulager sa poitrine oppressée. Il contenait sa colère, mais le demi-sourire de Marley faillit le faire sortir de ses gonds. Sheridan reprit sur un ton conciliant:
- Jim, vous n’êtes pas encore assez vaillant pour continuer votre travail. J’ai fait une erreur en croyant que vous remettre dans le cours des choses serait pour vous la meilleure thérapie. J’avais tort, et je pense qu’il est temps que vous le compreniez vous aussi. Pour ne rien dire de la douleur physique que vous continuez d’endurer, c’est votre état men-tal qui nous… (Il se corrigea très vite, ne voulant pas donner l’impression que la santé mentale de Rivers avait été un sujet de discussion générale) qui me préoccupe. Le traumatisme de voir ces hommes mourir de cette façon…
Il s’interrompit devant la panique apparue soudain dans les yeux de son interlocuteur, un éclair de folie très fugace sur les traits impassibles et distants de Rivers.
Troublé, Sheridan s’éclaircit la gorge dans l’intention de continuer sa phrase; le sourire de Rivers l’arrêta net, un sourire dépourvu de toute chaleur.
- Très bien, dit Rivers, je resterai à l’écart. Mais les événements se précipitent, Charles, et le monde pourrait ne plus être tout à fait le même à la fin de la semaine.
Il sortit, laissant les deux hommes abasourdis contempler fixement le seuil.
Mais pourquoi diable avait-il dit une chose pareille ? Sheridan était déjà persuadé qu’il était en pleine dépression, et voilà qu’il lui en fournissait une preuve supplémentaire!
Il ouvrit brutalement la portière et s’affala sur le siège. Quel démon l’avait pris, nom de Dieu.
- Jim ?
Il vit Celia qui cherchait à l’apercevoir à travers la vitre. Avec lassitude, il actionna le mécanisme électrique qui permettait de la baisser. Elle repoussa une bouclette tombée sur son front avant de se pencher vers lui.
- Que s’est-il passé avec Sheridan et Marley?
- Pas grand-chose, répondit-il plus brièvement qu’il n’aurait voulu. Ils semblent croire que certains de nos projets avanceraient plus vite sans moi, voilà tout.
Elle secoua la tête, en un geste de démenti autant que d’indignation. -Mais c’est… - Ça n’a aucune importance. Peut-être qu’ils ont raison. (Il se massa du bout des doigts la région du front entre les sourcils.) Certaines choses m’échappent depuis quelque temps. - Vous ne vous êtes pas donné le temps de récupérer. - Je ne suis pas un invalide, Celia.
Elle ne répondit pas. Rivers mit le contact, puis leva de nouveau les yeux sur elle.
- Jouez le jeu loyalement avec Marley, mais ne le laissez pas vous investir. Il connaît son affaire. Dites à Jonesy d’agir de même.
- Puis-je venir vous voir chez vous?
- Je ne suis pas sûr d’y rester. Il se peut que je parte quelques jours.
- Si vous voulez, j’ai quelques congés à prendre…
Il marqua une pause puis passa sa vitesse.
- Deux absents, c’est trop pour le bureau. Il y a trop de choses en cours. Mais c’est gentil de me l’avoir proposé, Celia.
Elle évita son regard.
- C’est une proposition sérieuse.
Il posa brièvement sa main sur la main de la jeune fille restée sur la portière. Puis il fit une marche arrière, et manoeuvra vers la sortie.
- Faites-moi savoir s’il se passe quelque chose d’intéressant, cria-t-il.
La voiture démarra dans un nuage de poussière. Quelques minutes plus tard, Rivers entra dans le flot ralenti des véhicules qui se dirigeaient en masse vers la capitale.
Il frissonna. Le système à air conditionné marchait trop fort. Il en régla l’intensité et s’interrogea une fois de plus. Pourquoi avoir dit une chose aussi ridicule à Sheridan ? Et pourquoi l’avoir fait avec une telle conviction ? La certitude qui l’habitait quand il avait lancé cet avertissement solennel avait disparu à l’instant même où il quittait le Centre de recherches. Mais la pensée demeurait…
Cette inquiétante poussière jaunâtre qui atténuait l’éclat du soleil rendait assez sinistres les rues bordées de boutiques. Les piétons déambulaient paresseusement sur les trottoirs jonchés de détritus. Généralement vêtus de tee-shirts et de shorts, ils avaient le visage, les bras et les jambes luisants d’écran solaire et arboraient souvent des badges anti-solaires. Des adolescents accroupis contre un mur de brique, écouteurs aux oreilles, buvaient des canettes en tressautant mollement des membres au rythme de leurs différentes cassettes. Une femme dont les bras charnus étaient découverts poussait tristement un bébé solitaire dans une poussette double; la place vide à côté du bambin endormi n’était peut-être pas étrangère à sa mélancolie. Certaines devantures étaient encrassées de pous-sière, alors que d’autres, comme celle qui exposait un mur d’écrans de télévision, s’ornaient de fines barres de métal disposées bien en vue sur le verre, signe que le courant y restait allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un gigantesque panneau était si envahi d’affiches pirates pour de nouveaux groupes musicaux et des revues d’avant-garde que son beau message publicitaire d’origine était camouflé jusqu’à en devenir illisible.
Rivers fut soulagé de croiser les lignes de tramway pour rejoindre l’une des routes rouges traversant la ville; la circulation était moins dense sur ces artères réglementées, il quitterait rapidement les quartiers lugubres de la périphérie. A quoi ressemblerait Londres si ce système de circulation par semaines alternées n’avait pas été instauré? Sans doute à un immense parking où rien de ce qui avait quatre roues ne pourrait se déplacer plus vite que l’escargot.
Le pont de la Tour, Tower Bridge, se dressait devant lui dans toute sa dignité - encore que cette dignité ait été écornée depuis longtemps par le bleu-blanc-rouge criard de ses poutrelles peintes. L’allure générale ralentit, comme si chacun des conducteurs prenait garde à la fente médiane du vieux pont; les coups de frein résonnaient différemment pendant sa traversée. A droite s’étendait le paysage hypertro-phié des docks, dont les bureaux et les logements restaient à moitié vides malgré les initiatives que prenait le gouvernement depuis une dizaine d’an-nées pour inciter les entreprises à s’y installer. Dans ce quartier d’architecture récente s’élevait Canary Wharf Tower, qui avait été la plus haute tour d’Europe, et ne signalait plus qu’un secteur endormi. Le cycle de la régression avait continué sa course; il s’était même emballé parce qu’aujourd’hui, dans un monde aussi changeant, l’investisse-ment à long terme non seulement ne tentait plus personne, mais paraissait une folie extrême. A gauche, c’était la Tour de Londres, presque incongrue à l’oeil contemporain, avec son arrière-plan de gratte-ciel, bastions de la cité financière. Au-dessous coulait paresseusement la Tamise, dont le fond s’était réembourbé ; le bref retour à la limpidité de la décennie précédente n’était plus qu’un souvenir du domaine du folklore.
Il allait vers la City, centre fiscal du capital, enceinte financière où continuait d’affluer l’argent du monde entier. Ici l’ambiance changeait radicale-ment, on marchait d’un pas vif, dans une tenue moins désinvolte. Même si elle était à manches courtes, la chemise se portait avec une cravate; et si le pantalon raccourcissait jusqu’à devenir un short, il gardait le tissu du costume. Les femmes montraient plus d’audace dans leur habillement; leurs robes d’été légères tranchaient vivement sur le morne béton du quartier.
L’heure du déjeuner prenant fin, les rues regor-geaient de monde. Partout des voitures, des autobus, des vans et taxis Diesel se faufilaient au ralenti. Le siège de la compagnie d’assurances Lloyd dressait haut son architecture de chrome et d’acier, monu-ment terni à sa propre gloire, dont les taches et la salissure le rendaient moins attirant que jamais. Rouillé et noirci, le réseau de canalisation révélant les ” entrailles ” de l’immeuble était dans un état encore plus lamentable que ses structures autrefois argentées. Dieu seul savait quelle pollution atmosphérique était à l’origine d’une telle détérioration, songea Rivers ; ici, le rêve d’un architecte avait tourné au cauchemar du locataire. Malheureusement, les pertes massives de ces dernières années, dues aux dégradations de l’environnement et aux catastrophes naturelles comme à l’escalade des demandes d’indemnité pour effraction et à l’incom-pétence généralisée, avaient tellement miné l’assise financière de la société (outre que les commandi-taires, membres extérieurs dont l’argent couvrait tous les risques, étaient devenus presque impossibles à attirer) que le ” ravalement ” de l’immeuble ne constituait vraiment pas un objectif prioritaire. Certains éprouvaient une belle satisfaction à se dire que la cloche qu’on sonnait chaque fois qu’un navire se perdait en mer avait sonné symboliquement pour la Lloyd.
Rivers s’arrêta pour laisser traverser un groupe de jeunes employées bloquées au milieu de la route, que la situation faisait pouffer de rire. L’une des filles le remercia d’un signe de la main, mais sa compagne la poussa du coude avant de tirer effron-tément la langue à l’automobiliste. Il lui sourit quand même, et rattrapa la voiture qui le précédait.
La file de véhicules était arrêtée au feu rouge. Il consulta l’indicateur électronique de temps installé sur le réverbère bordant la route; voyant que le feu resterait au rouge pendant trois minutes et quinze secondes, il coupa le contact, car cela dépassait la limite impartie pour laisser tourner son moteur dans les villes embouteillées. La voiture à hydrogène n’était pas encore au point - c’était du moins ce qu’on prétendait; mais Rivers soupçonnait que la corruption et le sabotage commandités par les grosses compagnies pétrolières avaient grandement retardé la mise sur le marché du moteur utilisant l’eau comme combustible.
Le climatologue se pencha pour allumer la radio, puis se ravisa: il avait eu son content de mauvaises nouvelles. Le coude à la vitre, il se laissa aller contre son dossier en se grattant le menton mal rasé. Comment s’occuperait-il le reste de la semaine ? Suivrait-il le conseil de Sheridan de s’en aller quelque part? Oublier un peu les problèmes, laisser son esprit se reposer… Après tout, ce n’était pas une mauvaise idée. Trouver un endroit tranquille, ne plus se soucier du monde et de la situation fâcheuse qui était la sienne. En définitive, il n’était qu’un insignifiant docteur en physique; qu’est-ce que son absence changerait à l’affaire ? En outre…
Bon sang! Il agrippa le volant à deux mains. Que se passait-il ?
Il regarda autour de lui. Dans la rue, les gens s’étaient arrêtés net. Eux aussi regardaient de tous côtés, avec une expression d’incrédulité. Une femme se cramponna à son compagnon. L’homme lui dit quelques mots, destinés sans doute à la réconforter, bien qu’il n’eût pas l’air très sûr que tout aille si bien.
Cela recommença. Une sorte d’embardée, comme si la terre avait le hoquet.
Rivers sentit un froid paralysant l’envahir. Il serra si fort son volant que ses jointures blanchirent. Quelque chose l’éblouit, il cligna des yeux, et pourtant rien ne brillait devant lui; l’image ,était bien apparue sur sa rétine cependant, alors qu’elle n’était pas physiquement présente. Je l’ai vue en pensée, se hâta-t-il de rationaliser; c’est un souvenir très fort qui m’est revenu, induit par le choc. Mais comme l’image était réelle! Et si vite enfuie…
Les passants se remettaient en mouvement, avec des regards soupçonneux et des mines incrédules. Quelqu’un rit, d’un rire qui sonnait faux. L’une des filles qu’avait laissé passer Rivers se mit à pleurer. Un homme assez âgé, élégamment vêtu d’un uniforme bleu marine de coursier, s’appuyait d’une main contre un immeuble pour se retenir de tomber. Rivers remarqua la rapidité avec laquelle changeaient les chiffres verts de l’indicateur de temps.
Un grondement sourd commença à se faire entendre, lourd de menace. Rivers le sentit monter à travers le plancher de sa voiture, faire bouger la suspension et vibrer la carrosserie. Le bruit débutait de façon familière, sorte de lourd roulement semblable à celui d’un camion traversant la nuit, mais son intensité croissante - et sa violence contenue - ne ressemblait à rien de connu. Rivers comprit ce qui allait arriver, car il avait maintes fois étudié des films et des enregistrements de tremblements de terre ces dernières années; mais rien ne l’avait préparé à la violence brutale, complètement déroutante, avec laquelle la terre bougea soudain. Le grondement s’enfla en un profond rugissement, et la voiture se mit à trembler. Le réverbère voisin com-mença à osciller. Dans la rue, les gens ne tenaient plus très bien sur leurs jambes, certains cherchaient quelque chose sur quoi s’appuyer. Il vit d’immenses panneaux vitrés commencer à se déformer.
Une brusque pression s’exerça sous le plancher de sa voiture, une poussée puissante qui le souleva de son fauteuil et, heureusement, sa ceinture de sécu-rité le retint d’aller heurter le toit. A travers ses vitres fermées lui parvenaient des cris et des appels de l’extérieur. Des hommes, des femmes tombaient de tout leur long sur le pavé, d’autres s’accrochaient à des poteaux ou à des barrières pour piétons. Une seconde secousse envoya la voiture de Rivers percuter le véhicule arrêté devant lui. Renvoyé au fond de son siège, il vit avec stupeur la chaussée onduler. Un réseau de craquelures se dessinait à sa surface.
De nouveau, tout parut redevenir normal, et le grondement s’affaiblit; mais l’accalmie fut de courte durée.
L’effrayant grondement prit une tonalité plus grave, c’était maintenant un rugissement fracas-sant venu des profondeurs qui secouait la terre et faisait chanceler une deuxième fois les passants. Dans la file d’en face, un van s’inclina dangereusement sous l’effet de la route qui se soulevait. Le conducteur fit coulisser l’ouverture à la hâte et sortit comme il put de son véhicule, en rampant aussi vite que ses mains et ses genoux le lui permettaient. Le van manqua basculer, puis retomba sur la crête du monticule ainsi formé. Plus loin dans l’avenue, la paroi vitrée du hall d’accueil d’un immeuble de bureaux se fendit de haut en bas au moment où des gens en fuyaient à toutes jambes. Une foule sortait dans la rue de toutes parts, prise de panique à l’idée d’être ensevelie sous les immeubles.
La terre tremblait toujours, dans un fracas terrifiant qui couvrait presque totalement les hurlements des humains. Quelques automobilistes quittaient leur véhicule avec leurs passagers, de crainte sans doute d’y rester bloqués. Rivers resta dans le sien : il pressentait ce qui allait se produire.
Cela résonna d’abord comme une averse de gros grêlons sur le toit de la voiture, avant que ne commencent à tomber des fragments de verre plus grands. Des morceaux de maçonnerie, des débris métalliques rebondissaient sur les trottoirs et la chaussée. Des plaques de verre plus importantes, arrachées de châssis tordus, venaient éclater sur le sol et sur les malheureux piétons. Le pare-brise en verre armé de la Rover se brisa instantanément en une myriade de craquelures aussi fines qu’une toile d’araignée, comme si un projectile avait explosé tout contre. Et le tonnerre continuait.
Tout en sursautant chaque fois qu’un objet lourd frappait son habitacle de métal, Rivers ne pouvait détacher les yeux de la scène qui se déroulait au-dehors. En proie à la panique, les gens cherchaient désespérément un abri, certains retournaient vers les immeubles qu’ils venaient de quitter, d’autres se cramponnaient à ce qu’ils avaient trouvé de solide ou se traînaient sous une porte. Beaucoup gisaient prostrés à terre, genoux remontés sur la poitrine, tête enfouie dans leurs mains.
Un homme et une femme - les mêmes qu’il avait remarqués tout à l’heure - s’avancèrent en trébuchant vers sa voiture. L’homme qui était vêtu d’un costume d’été beige lui cria quelque chose, peut-être lui demandait-il de leur ouvrir? Rivers était si accablé par l’événement - et par ses implications - qu’il mit un instant à réagir. Mais la terreur qui émanait du couple lui donna un sursaut. Il allongea le bras vers la poignée, et ses doigts se figèrent sur le loquet: un immense panneau de verre, tombé d’un bureau en haut d’une tour, venait de s’écraser sur le trottoir. Mais juste avant d’être pulvérisée, l’épaisse plaque de verre avait pénétré dans l’épaule du monsieur en beige qui courait, et lui avait coupé le corps en deux. L’étrange, c’est que la femme ne lâcha pas son compagnon alors que la moitié de son corps s’effondrait; elle saisit la dernière lueur de vie qui vacillait encore dans son regard, une lueur stupéfaite, avant que ne s’écroule le reste de sa chair. Puis elle s’agrippa le visage à pleines mains, ne pouvant croire à tant d’horreur.
Une fraction de seconde après le choc, une ignoble mixture de sang mêlé de verre éclaboussa les vitres de la voiture. Il vit la femme tomber lentement à genoux auprès du cadavre sectionné. Un autre panneau de vitre s’écrasa au sol en la manquant de peu, dans un jaillissement meurtrier d’éclats de verre. L’eau gicla avec force d’une fissure dans la chaussée, en une fontaine qui inonda tous ceux qui se trouvaient à proximité. Des gouttes rebondirent jusque sur le toit de son véhicule.
Encore une secousse. Cette fois, il se tint simultanément au siège et au volant. Les hurlements, le fracas d’objets brisés se joignaient au grondement caverneux pour créer une cacophonie cauchemar-desque, aussi puissante que les trépidations du sol. Plus loin, il apercevait la tour élevée d’une banque nationale qui tanguait comme sous l’effet d’un vent phénoménal. Le bruit d’une explosion étouffée se fit entendre du bout de l’avenue, où l’on aperçut bien-tôt des panaches de fumée noire fusant du sol béant.
Rivers ressentit au niveau de l’estomac une impression nauséeuse de mouvance, comme si sa voiture glissait sur une surface verglacée. Il déglutit fortement, craignant de vomir. Les saccades excessives se réduisirent soudain à une sorte de vibration houleuse, ce qui ne fit que porter à son comble la scène infernale de la rue. Ceux qui étaient tombés parvinrent tant bien que mal à se relever et se mirent à courir d’un pas chancelant dans toutes les directions. D’autres personnes sortirent en masse des immeubles, en bousculant celles qui tentaient d’y rentrer. Un taxi rouge qui venait du sens opposé à celui de Rivers démarra en trombe, monta sur le trottoir en arrivant à l’endroit où le van couché sur la route bloquait le passage. Des étincelles jaillirent : le taxi qui s’était faufilé derrière l’obstacle sans ralentir avait éraflé le mur de sa carrosserie de métal. Le chauffeur dégagea sa roue d’un coup sec pour regagner la chaussée, mais il ne put éviter le flot des employés de bureau qui s’écoulait sur le trottoir. La foule tenta bien de s’éparpiller, mais elle était trop dense et le véhicule allait trop vite. Il fendit le groupe en projetant en l’air des piétons, et en percutant ceux qui étaient à terre, fit un tête-à- queue qui le ramena dans un grand crissement de freins sur la chaussée maintenant mouillée, et finit sa course contre le flanc d’un autobus. La porte du taxi s’ouvrit et son conducteur s’écroula à terre, les yeux exorbités par la panique; il grattait le sol à quatre pattes, comme s’il cherchait un endroit où se cacher.
Un bruit sourd à l’avant de sa voiture détourna de l’homme l’attention de Rivers. La dame affolée dont l’époux avait péri dans des conditions si abomina-bles était penchée sur le capot. Son visage n’était plus qu’un masque sanglant, dont le front était percé d’un long éclat de verre, mais il n’aurait su dire si c’était la douleur ou l’épouvante qui la poussait à tambouriner des deux poings sur le métal. Rivers ouvrit sa portière et sortit.
Le bruit que rien n’atténuait plus le submergea, l’assaillit avec une violence qui aggrava la peur qu’il ressentait. Un jeune homme gisait dans le caniveau à quelques pas; il poussait des cris stridents, mais ne faisait aucun geste pour s’enfuir. Un lampadaire grinçait tant il s’inclinait à un angle improbable. Quelqu’un - impossible de dire si la voix appartenait à un homme ou à une femme, tant elle était chargée d’hystérie - appelait inlassablement un nom, d’autres voix gémissaient des appels au secours. La façade en saillie d’un immeuble tout proche se couvrait de craquelures; chacune com-mençait à sa base en s’accompagnant d’un coup de canon, puis montait vers le sommet en se ramifiant abondamment au fur et à mesure de son ascension. Une autre explosion retentit, plus loin cette fois. Des volutes de fumée surgirent d’une rue latérale.
La vibration du sol parut plus étrange à Rivers maintenant qu’il l’éprouvait à travers la plante même de ses pieds; il avait la sensation qu’elle traversait son corps de part en part, comme un courant électrique continu mais indolore. Il lui était impossible d’avoir une pensée logique dans ces conditions; s’il n’avait pas encore tout à fait accepté l’idée d’un tremblement de terre à Londres, que dire du tumulte, du sol qui bougeait et de cette destruction qui le poussaient à la panique plutôt qu’à la raison ? Un objet lui heurta le dos - ce pouvait être un morceau de verre comme un fragment de maçonnerie - et le choc le remit en action.
Il fit précipitamment le tour de la voiture, releva la femme couchée sur le capot. Elle ne résista pas, mais il dut empoigner assez rudement son corps tétanisé par la terreur. Ouvrant grand la portière du passager, il poussa à l’intérieur la femme en sang. Puis, plutôt que de risquer de regagner son siège, il remonta en voiture par la portière arrière du même côté et passa à l’avant. Penché sur sa passagère, il l’allongea et lui protégea la tête et les épaules de son propre buste. Les projectiles pleuvaient, assez lourds parfois pour bosseler le toit au-dessus de leurs têtes.
Les cris de la dame redoublèrent d’intensité quand l’impact d’un objet sur l’aile de la voiture manqua la renverser.
Rivers tomba dans l’intervalle entre les sièges avant et arrière. L’espace d’un instant, miraculeusement, tout s’obscurcit et tout se tut…
LOS ANGELES, CALIFORNIE
Tina Ziggy, de son vrai nom Barbra Zeigerfield, était très pressée. Et cette file qui n’avançait pas! Toutes ces voitures, ces camions et ces caravanes alignés sur la bretelle d’autoroute allant vers Hollywood! Son joli minois bronzé par le soleil californien en grimaçait d’énervement. ” Avancez, merde, bande de ploucs! ” La file de voitures n’entendit pas cette injonction.
Dans la vieille camionnette Chevrolet qui se trouvait dans la file voisine, une radio jouait de la musique country. A plein régime. De l’autre côté, dans sa Mercedes hermétiquement close à la chaleur et aux odeurs, un cadre engueulait silencieusement un de ses larbins au téléphone. Il vit que Ziggy l’observait et lui décerna un clin d’oeil, nullement fâché. Et puis un petit signe de la main, le téléphone toujours collé à l’oreille, comme sa voiture avançait de quelques mètres. Sans oublier le sourire suffisant de rigueur. Dans l’autre file, le disque avait changé.
- Et merde, grogna Tina.
Elle n’était pas en forme, autant se l’avouer. Les calmants qu’elle avalait l’empêchaient de replonger dans la cocaïne, mais elle prenait du poids rapidement, elle était perpétuellement constipée, et tout le temps fatiguée. Mais, au moins, elle dormait presque toute la nuit. Et le besoin s’en allait. Comme la plupart de ses amis d’ailleurs. Ils ne lui manquaient pas. Les acteurs étaient des têtes sans cervelle, préoccupés plus que les autres de leur nombril. Égratignez un acteur, vous l’entendrez pousser des cris d’orfraie. Presque tous pourris de cocaïne, ceux de sa série en tout cas. Pire encore, la génération montante des petits jeunes, la sienne, était connue des initiés comme celle de l’héroïne. Drogue, sexe et rock sans roll, c’était la nouvelle époque du bas-rock. Tous des bêcheurs et des baiseurs (et c’était vrai pour les deux sexes), qu’ils aillent au diable, tous! Plus question de s’envoyer en l’air, ni avec son corps ni avec sa tête. Éliminé de la scène, Brody - sa scène à elle, non mais! Il n’aurait qu’à aller mettre la pagaille dans la vie de quelqu’un d’autre. Le nouveau James Dean? Ha! On devrait informer Brody que l’ancien n’était pas si mal. Fini pour lui d’avoir un souffre-douleur pour éponger ses déconvenues. Et pour elle, fini de prendre pour petits amis des acteurs abrutis. Tu dois être toi-même, Zig, ma vieille. A partir de maintenant tu dois être - quel est le mot déjà ? - judicieuse, c’est ça. Ressors-le aujourd’hui, ce judicieuse. Oui, monsieur Leiberwitz, ô Tout-Puissant Producteur qui régnez sur tout ce que vous pervertissez, je cherche des rôles plus judicieux, des rôles où je puisse m’exprimer. Bien, très bien ça, vachement bien.
Ah! on se décide à bouger. La Coccinelle décapo-tée de Tina bondit en avant. Du calme, ma fille, tu as encore le temps d’arriver tôt. Prends un Valium ou deux. Ou trois. Et tout ira bien. Aujourd’hui était un jour de grande rupture, elle le sentait dans son entre-jambes.
La musique lui agressa de nouveau les oreilles comme elle arrivait à hauteur de la camionnette. Le conducteur, un beau gars à la mâchoire carrée arborant un stetson de paille, lui jeta un regard concupiscent en lui montrant la langue. Elle lui fit un doigt, il se tourna vers le copain assis à ses côtés pour lui dire quelque chose. Le copain se pencha pour jeter un coup d’oeil, et haleta comme un chien, la langue sur le menton mal rasé. Tina se concentra sur la route.
Par bonheur, sa file avança, elle put donc s’éloigner de ces deux imbéciles et de leur musique tonitruante. Sale journée. Une journée à avoir des idées noires. Suffisait de regarder le ciel. Sombre le ciel, sans le soleil californien perdu dans les nuages, pour une fois. Sinistre, vraiment pas beau. Au moins, il ne faisait pas froid, mais quelle ambiance bizarre, vachement bizarre!
Tina tira sur ses cuisses pleines les côtés de sa jupe en forme de A, ouverte devant par deux fentes montant presque jusqu’au pubis (suivez la flèche, monsieur Leiberwitz). Aujourd’hui elle n’offrirait rien gratuitement, même pas un coup d’oeil. Sa religion était faite, rien ne serait plus gratuit. Avoir l’esprit libre ne signifiait pas se donner à tout le monde. C’était fini, bien fini. A partir de maintenant, elle allait être judicieuse.
Hé là! Pour Hollywood, prochaine sortie. D’abord, se faufiler sur la file de droite. Elle apercevait au loin le pavillon Dorothy Chandler, où l’on décerne les oscars. Sa destination en fin de compte. Pas pour aujourd’hui, mais pour bientôt. Enfin, à terme. Elle leva les yeux vers l’autoroute qui y menait. Vers Hollywood, la circulation était plus fluide. Une fois là-haut, elle serait tout près des studios Universal. Elle tendit le bras sur le côté droit et mit son clignotant. Allez, laissez-moi passer, bande de ploucs. Il faut que j’arrive tôt au studio pour le maquillage et le costume. J’y tiens, à ce bout d’essai. Et si Monsieur le Producteur, Seigneur de tout ce qu’il convoite, veut passer un moment avec moi, il le passera. Tout pour l’art. Tout. Mais rien gratis. Plus rien. Ça, il faudra que ce soit bien clair.
Tina voulait ce rôle. Tant pis si ce n’était qu’un rôle secondaire au rôle secondaire au rôle principal de bonne femme ringarde comme tout. C’était un bon film, avec une vraie histoire. Et elle - si elle avait le rôle - devait mourir avant la fin. Ça, c’est toujours formidable. On s’en souvient. Même s’il est classé sept sur la liste des séries policières.
- Laissez-moi passer, espèces d’abrutis!
Elle donna un coup de volant qui la rapprocha dangereusement de la camionnette aux deux cow-boys. Les deux corniauds hilares la détaillaient de leur cabine, le copain passager presque affalé sur les genoux du conducteur.
- Allez les gars, donnez-moi une chance, leur lança-t-elle, j’ai un rendez-vous important.
Texas lui envoya un baiser. Et lui remontra son doigt levé.
Tina appuya sur l’accélérateur pour rattraper le terrain perdu à essayer de se rabattre, mais une Pontiac la prit de vitesse et lui vola la place. Et une Nissan vint se serrer derrière elle. Rouge de colère, elle vira une seconde fois vers la camionnette, au risque de l’enfoncer.
- Je n’ai pas besoin de ça, espèces de…
Inutile de dire quoi : ils savaient ce qu’ils étaient.
- Tu as un rendez-vous particulier, poupée ? fit le cow-boy d’opérette en soulevant d’un doigt le bord de son chapeau sur le sourcil, l’air faussement inquiet.
- Dégage, ou gare à ton cul!
- Tu ferais ça, poupée? Super!
Il poussa du coude son copain qui affichait un sourire supérieur.
Elle changea de tactique. Ces gars-là ne se laisseraient pas intimider.
- S’il vous plaît, les gars. Je vais être dans la merde jusqu’au cou si je ne prends pas cette sortie.
- Tu me fends le coeur, poupée !
- Va te faire…
- Aah, si ça pouvait être vrai…
Hors d’elle, elle actionna furieusement son avertisseur. Le conducteur de la Nissan prit son parti en faisant de même. Un regard du cow-boy suffit à le calmer.
Tina regarda devant. Il y avait un petit espace libre. Elle voulut s’y engouffrer, mais la camionnette ne la lâchait pas, et elle resta bloquée.
Bon, bon, restons calme. Dans une situation pareille, autant avaler toute cette satanée boîte de Valium. Non, on a toujours des ennuis avec ça. Il ne s’agissait pas de jouer le bout d’essai comme un robot.
Elle poussa un gémissement plaintif, et ses yeux se mouillèrent.
Le cow-boy se pencha à sa fenêtre, main gauche posée sur sa portière. Il s’apprêtait à dire quelque chose quand son copain l’agrippa par la manche de sa chemise à carreaux.
- Hé, regarde, entendit Tina par-dessus la musique, regarde ce truc là-bas.
Le cow-boy loucha comme un véritable habitant de la plaine en suivant la direction que désignait son copain.
- Qu’est-ce que c’est que ce machin ? dit-il lentement.
Malgré sa colère, Tina regarda aussi. Ses sourcils maquillés se soulevèrent d’étonnement.
Une petite lumière dansait au-dessus des voitures.
- Un feu de Saint-Elme, dit le cow-boy.
- Non, répliqua l’autre, un éclair en boule. Regarde le ciel.
Elle regarda aussi. Le ciel était plus sombre, menaçant.
- C’est joli, ce truc…
Elle revint à la lumière. Oui, c’était vraiment joli. Peut-être parce que ses yeux étaient encore humides, l’objet lui semblait nimbé d’une aura de couleurs mystiques. Un retour d’acide ? se demanda-t-elle. Non, puisque les deux crétins voyaient la même chose. Les autres automobilistes aussi d’ailleurs. Certains passaient la tête par la vitre, tendant le cou pour suivre cette lumière fantasque; ceux qui étaient en décapotable, comme elle, se contentaient de l’observer, immobiles et très étonnés.
La lumière effleurait le toit des voitures, plongeait parfois pour toucher un capot. Elle allait de l’une à l’autre, sautillait et rappelait à Tina ces balles qu’on faisait rebondir pour accompagner les paroles des chansons dans les matinées enfantines. Mais celle-ci était différente, on aurait dit qu’elle étincelait.
Elle lui redonnait courage, étrangement. Ce bout d’essai n’avait pas une telle importance. Ni le Valium. Ni Brody. Comme elle brillait, cette lumière, comme elle paraissait… heureuse, oui. Un sourire vint aux lèvres de Tina, un sourire de vraie joie comme elle n’en avait pas eu depuis trop longtemps. Cette lumière valait tous les euphorisants, elle lui ensoleillait le coeur, léger, si léger…
Mais sa trajectoire se faisait plus capricieuse. Elle fléchissait brusquement pour se relever aussi vite, changeait de direction, tourbillonnait. Elle flottait immobile un instant, pour fendre l’air comme l’éclair aussitôt après. Penché à sa fenêtre, un homme fit mine de l’attraper alors qu’elle voltigeait tel un papillon éblouissant, mais elle évita sans peine la main qui voulait la saisir.
La file avançait au pas. Tina fut bientôt en mesure d’apprécier la taille de l’objet et d’admirer la pure beauté de sa blancheur nacrée, auréolée d’un halo incandescent de subtiles teintes pastel (elle ne s’était pas trompée tout à l’heure, même si les larmes qu’elle avait dans les yeux lui avaient fait croire cette aura plus large). La lumière n’était pas plus grosse qu’une balle de base-ball, pas plus petite qu’une pomme non plus. Elle sautillait de toit en toit, comme l’aurait fait un enfant d’une pierre de gué à l’autre…
- Quelle merveille, s’émut Tina, quelle merveille…
Quelque chose s’écrasa lourdement sur le sol entre sa Coccinelle et la camionnette Chevrolet qui lui cherchait noise, dans un bruit sourd d’éclaboussure dont la force rompit l’enchantement. Tina sursauta.
Elle arrêta sa voiture, qui n’avançait qu’au pas, défit sa ceinture de sécurité et s’allongea en travers du siège voisin pour voir ce qui avait atterri là avec un bruit aussi écoeurant. Le cow-boy au chapeau de paille se penchait encore plus à sa vitre, curieux de ce qui avait retenti plus fort que sa musique. Ensemble ils contemplèrent bouche bée l’espace entre leurs véhicules.
C’était bel et bien un bloc de glace qui était tombé sur la route et avait éclaté en mille morceaux!
Ils se regardèrent, la concupiscence et l’animosité vaincues par la surprise.
- Un truc qu’est tombé d’un avion, conclut le cow-boy avec ce qui avait dû être un accent traînant soigneusement mis au point. J’ai entendu causer de ce genre de truc. (Il scruta le ciel, cherchant l’avion coupable). Ça vient des cabinets…
Tina ne se joignit pas à lui. Elle préférait chercher la vibrante lumière. Mais celle-ci avait disparu.
Elle soupira, déçue. Qu’est-ce que c’était donc ? Un effet électrique ? Elle préférait penser que c’était une étoile qui danse. Un bon présage. Scintille, scintille, petite étoile…
- Ah!
Elle avait encore sursauté. Un autre bruit, plus amorti. Tina poussa une autre exclamation en voyant le chapeau de cow-boy tombé sur le siège vide, à côté d’elle. La tête cassée du cow-boy pendait contre la portière de sa camionnette. Un filet de sang s’en écoulait. Son vieux copain lui secouait l’épaule sans comprendre ce qui s’était passé, tout occupé à se demander pourquoi son complice était affalé contre la portière, comme le premier ivrogne venu.
- Écoute, Carl, ne reste pas là!
Rien à faire. D’après le trou sanglant qu’il avait dans la tête, Tina pouvait affirmer que Carl était mort. Mort! Le pauvre ringard n’aurait jamais dû quitter son Texas, ou son Arizona, ou un quelconque Etat de cow-boys, pour venir à Los Angeles. Il y avait attrapé un mal de tête dont il ne se remettrait jamais.
Elle rit sans savoir pourquoi - et pour sûr il n’y avait rien de drôle là-dedans. Ce gars était mort, nom de Dieu. Mort. Vraiment mort. Le rire nerveux s’acheva sur un sanglot. Quelle horreur… Tout avait mal tourné pour elle aujourd’hui… et encore plus mal pour lui…
Quelque chose cogna violemment l’avant de sa voiture. Elle écarquilla les yeux en voyant son capot défoncé.
Un gémissement prolongé lui parvint. Le copain avait découvert ce qui était arrivé à son compagnon.
Un autre bloc de glace s’abattit sur son pare-brise. Tina cria. Il avait combien de cabinets, cet avion? Encore un impact sur la Camaro qui venait d’arriver à sa hauteur. Le conducteur la regarda à travers sa vitre comme s’il l’accusait d’en être la cause. Il prononça à son intention quelque chose d’inaudible.
Et le ciel se remplit de glace.
Tina hurla quand un grêlon gros comme un ballon de football et de forme semblable atterrit sur le chapeau posé à côté d’elle. Elle s’en écarta précipitamment en se soulevant de son siège, comme d’une chose vivante particulièrement répugnante. C’est alors qu’elle reçut un coup sur l’épaule, qui lui engourdit totalement le bras.
Partout résonnait le martèlement des énormes grêlons qui s’abattaient sur l’autoroute de Los Angeles. Des grêlons de toutes tailles et de toutes formes, cônes, étoiles, sphères irrégulières, en une averse mortelle. On ne comptait plus les carrosseries cabossées, les vitres brisées. Dans les voitures décapotables, les passagers accroupis se cachaient la tête sous leurs bras. Par-dessus le fracas de l’averse et la musique qui continuait à se déverser dans la camionnette, Tina entendait le bruit des collisions entre les voitures qui montaient vers Hollywood, sur la bretelle d’autoroute où la circulation était plus fluide.
Elle leva son bras valide juste à temps pour dévier un coup qui allait l’atteindre à la tête. Mais ce bras était paralysé à présent, elle pouvait à peine le soulever. Il fallait qu’elle se mette à l’abri, à bord d’un autre véhicule ou sous sa propre Volkswagen. Elle essaya de se relever et parvint à s’agenouiller sur le siège, malgré ses bras inutiles. Malheureusement, la Nissan la tamponna par-derrière et elle tomba sur le dossier de son fauteuil, le dos arqué, ses longues jambes nues prises dans le volant. Un autre bloc de glace, de la taille d’un annuaire téléphonique, la toucha à l’estomac. Le souffle coupé, elle eut l’impression qu’un marteau piqueur venait de la frapper au ventre.
Les spasmes qui l’agitèrent libérèrent ses jambes. Un coup oblique au front eut pour effet de lui faire voir beaucoup d’autres balles de lumière de toutes les couleurs, qui explosaient derrière ses yeux. D’au-tres projectiles de glace l’atteignirent encore; elle commença à ne plus sentir la douleur, et se mit à penser à une seule lumière scintillante.
Mais l’image s’effaça aussi, tout s’effaça, il ne resta rien. Tina se défit de son corps, elle s’en alla à la recherche d’un ailleurs, infiniment plus paisible que l’aurait été le succès terrestre. C’était une dernière pensée plutôt agréable.
La douleur était intense, terriblement intense.
Rivers s’appuya contre un mur en attendant qu’elle ait atteint son paroxysme, et que s’émoussent les coups de poignard qui lui transperçaient la jambe. Une femme passa en lui jetant un regard circonspect, mais sans lui proposer son aide. Elle avait sans doute ses propres préoccupations, peut- être des amis ou des parents prisonniers de ce secteur traumatisé de la ville. Ou peut-être le prenait-elle pour un marginal de plus, un clochard buveur de gros rouge, transfuge de l’ordre social. Il en avait l’air, avec ses vêtements déchirés, tachés de sang, ses cheveux poussiéreux. Mais ce tremblement de terre en avait mis d’autres dans un état bien pire que le sien; certains d’entre eux en étaient morts.
Il se redressa. La douleur n’avait guère régressé, mais la pensée qu’il n’était plus très loin lui donnait quelques forces. Encore un pâté de maisons, se dit-il. Un pâté de maisons et il serait chez lui. Pourrait-il grimper les marches qui menaient à la porte d’entrée, cela, c’était une autre histoire.
Étrange comme les rues étaient baignées d’obscurité, alors qu’on n’était qu’en fin d’après-midi. Comme si l’on avait secoué toute la poussière de la ville, qui se mêlait à ce qui restait du sable apporté par le sirocco. Dans le ciel d’un roux jaunâtre, le soleil apparaissait au-dessus des toits comme une boule de feu à l’éclat voilé. Dans cet éclairage, le visage agité de ceux qui encombraient les rues prenait un reflet rubicond qui ne traduisait pas la frayeur qu’ils éprouvaient. Beaucoup semblaient dans un état de choc, d’autres remplissaient pubs et bars, et se déversaient sur les trottoirs, comme pour célébrer leur survie. Il y avait dans l’air quelque chose d’électrique, un mélange de crainte et d’hilarité nerveuse : tout un chacun discutait de l’inconcevable. Un tremblement de terre à Londres. La presse minimisait déjà l’événement, expliquant au public (sous la pression du ministère concerné, sans aucun doute) que la Grande-Bretagne subissait trente-trois tremblements de terre par an en moyenne, et que la circonstance n’était donc pas aussi spectaculaire, ni même aussi inattendue, qu’on aurait pu l’imaginer. Néanmoins, l’impact de celui-ci ne pouvait être nié, et l’endroit où il s’était produit, à lui seul, donnait prise aux plus graves inquiétudes. Rivers pensait qu’il avait dû avoir une magnitude d’au moins 4,1 sur l’échelle de Richter, et de 7 au moins sur l’échelle modifiée de Mercalli, mais il n’avait pu encore vérifier cette estimation. Toutes les lignes du Bureau de la Météorologie étaient encombrées quand il avait essayé d’appeler tout à l’heure, même les numéros que les membres privilégiés du Bureau étaient seuls à détenir. Rien n’avait pu le laisser prévoir, aucune perturbation sismique mineure préalable à la plus importante secousse; ce n’était pas inhabituel, mais c’était préoccupant. Le séisme lui-même n’avait duré que quelques minutes, et jusqu’à présent n’avait pas eu de réplique. Il se demandait même s’il y en aurait une.
D’après les dégâts qu’il avait constatés en se frayant un chemin à travers les rues, il s’était trouvé tout près de l’épicentre, juste au-dessus du point focal, quand le séisme avait frappé. Aucun des immeubles qu’il avait vus n’avait été gravement atteint dans sa structure, mais plusieurs requéraient des réparations d’urgence et maintes fenêtres devraient être remplacées. Les chaussées étaient crevassées et même déformées, mais sans trous ni gouffres béants; il avait entendu dire qu’une brusque montée des eaux le long de la Tamise avait détruit plusieurs petits bateaux. Inévitablement, les transports en commun et les communications avaient été sérieusement perturbés; le métro aérien et souterrain était fermé, le temps que les ponts, les murs et les rails soient examinés à fond, et la signalisation vérifiée. Le système de feux ne fonctionnait plus dans une grande partie de la capitale à cause d’une coupure de courant, ce qui gênait considérablement les efforts de la police pour dissiper les embouteillages.
Quand Rivers avait repris conscience au fond de sa voiture en piteux état, il avait trouvé la femme au visage ensanglanté affaissée sur le siège avant. La voiture penchait bizarrement, presque couchée sur le flanc. Dans le sol, le grondement s’était tu; en fait, il régnait un silence anormal. Il s’était hissé sur le siège arrière et avait pu ouvrir la portière.
Dans la rue, les gens attendaient debout, frappés d’une sorte d’hébétement pour la plupart, semblait-il. Certains pleuraient, des hommes aussi bien que des femmes, d’autres contemplaient fixement la scène avec une expression de stupeur. Et la rue s’était réveillée. Des cris, des appels, le bruit des véhicules qui repartaient, le craquement du verre sous les pieds. Les bavardages étaient devenus clameur lorsque les gens étaient sortis en foule des immeubles.
Rivers tourna enfin le coin de sa rue, non sans soulagement. Ce long trajet à travers la ville l’avait épuisé : privé de voiture et ne pouvant emprunter les transports publics en déroute, il n’avait pas d’autre choix que de rentrer chez lui à pied. Les analgé- siques qu’il avait toujours sur lui n’avaient fait qu’émousser les élancements de sa jambe, et il boitait bas à présent. La balafre rouge de sang coagulé qui lui zébrait le dos de la main témoignait des coupures superficielles qu’il avait reçues la veille; il avait sur la pommette un hématome qui virait au violet, souvenir d’un coup qu’il avait dû se donner en tombant évanoui dans sa voiture. La veste jetée sur l’épaule, la chemise trempée de sueur, il avançait obstinément en s’appuyant lourdement sur sa canne.
Plus loin dans la rue, il vit les marches qui menaient chez lui, et ferma un instant les yeux. Une boisson fraîche et une douche tiède, dans l’ordre: il en rêvait! Mais lui resterait-il assez de forces pour venir à bout de ces maudites marches ?
Arrivé à une trentaine de mètres, il s’arrêta. Sa jambe était prête à céder sous lui. Enfin, c’est ridicule, se dit-il. Il n’avait pas marché pendant des kilomètres dans les rues pleines de monde par cette chaleur accablante pour renoncer à quelques mètres de sa porte!
- Cochonnerie, grogna-t-il à l’intention de sa jambe.
Devant lui, une portière s’ouvrit, quelqu’un sortit de voiture.
- Diane!? Elle vint vers lui, le visage sérieux. - Ça va, Jim ?
Elle portait une chemise blanche à manches courtes et une jupe plissée légère.
- Que faites-vous là?
- Est-ce que ça va ? Vous avez une mine épouvantable.
- On me l’a déjà dit. Et c’était avant le tremblement de terre! - Vous avez l’air de sortir… - D’un tremblement de terre ? - Vous n’êtes pas blessé ?
- Un peu égratigné. Rien de grave. Dites-moi ce qui vous amène ici.
- Occupons-nous d’abord de vous faire rentrer.
- Diane, je ne suis pas sûr que…
Elle lui passa son bras autour de la taille.
- Ne faites pas l’idiot. Allons, appuyez-vous sur moi et grimpons ces marches.
- Au moins il ne pleut pas cette fois-ci.
Elle rit.
- Orages et tremblements de terre. Nous nous rencontrons toujours en des circonstances extrêmes.
- C’est très anglais, ce que vous dites là.
- L’habitude de vivre avec Poggsy et Bibby !
- Et votre mari.
- C’est vrai, il ne faut pas l’oublier.
Il lui lança un regard surpris. Elle avait l’air plus résignée que fâchée.
Ils passèrent devant la voiture où elle l’attendait, une vieille Ford cabossée dont le toit était ouvert.
- Je croyais que vous voyagiez en minibus ? remarqua-t-il comme ils atteignaient les marches. Il serra les dents, prêt à l’escalade.
- Nous ne l’utilisons qu’en famille. Quand je suis seule c’est plus économique de prendre cette bonne vieille-là. Vous êtes prêt ?
Ils entamèrent la brève ascension, Rivers prenant appui à la fois sur sa canne et sur l’épaule de Diane. Il retint un gémissement.
- Ça va aller ? s’inquiéta-t-elle, essayant de le soutenir plus efficacement qu’il ne le lui permettait.
- Si nous nous arrêtons je suis fichu.
- Plus que deux ou trois marches.
- Où est votre mari, Diane ?
Elle ignora la question jusqu’à ce qu’ils soient devant la porte d’entrée. Rivers s’adossa au chambranle pour se donner le temps de reprendre son souffle tandis que la douleur s’apaiserait un peu.
- Ma kinési m’expliquerait sûrement que c’est bon pour moi. Elle me ferait probablement redescendre pour recommencer l’exercice.
- Je connais ce genre de sadique. J’ai travaillé un moment comme infirmière avant de me marier. Tony est mort, au fait.
- Tony ?
- Mon mari, le fils de Poggsy et de Bibby.
- Je suis désolé.
Elle haussa les épaules.
- Moi aussi - un peu.
Il la regarda d’un air perplexe, mais elle n’en dit pas plus.
Il prit ses clefs dans sa poche. Deux serrures fermaient la porte.
Dans le hall régnait une délicieuse fraîcheur. Ils exhalèrent l’un et l’autre un soupir de bien-être.
- Toute la maison est à vous?
- Le rez-de-chaussée seulement. Le sous-sol est vide pour l’instant, et deux gars se partagent le premier.
- Plus de marches à monter donc. Tant mieux.
Il tanguait. Elle lui reprit vivement le bras et se plaça fermement tout contre son flanc.
- Vous n’êtes vraiment pas en bonne forme.
- Oh! ça va et ça vient, commentat-il avec plus de légèreté qu’il n’en ressentait.
Il désigna une porte le long du couloir et choisit deux autres clefs sur son trousseau. Elle les lui prit des mains et alla à la porte. Il la suivit, mais resta appuyé au mur tandis qu’elle les actionnait. Pourquoi était-elle venue de si loin jusque chez lui ? Il semblait que Hugo Poggs et sa famille ne soient pas disposés à le lâcher si facilement. Que diable espé- raient-ils donc de lui ?
Diane ouvrit la porte et s’écarta. - Puis-je vous aider?
- Je vais bien maintenant, répondit-il brusquement avant d’entrer.
Elle le suivit sans y avoir été invitée et apprécia rapidement ce qui l’entourait. La pièce était ordonnée, sans maniaquerie excessive. Des éta-gères remplies de livres s’élevaient de chaque côté de la cheminée, une télévision murale à petit écran était installée en face d’un large canapé d’aspect très confortable; derrière le canapé, sur un buffet en longueur, étaient posées des photos encadrées: deux d’un couple âgé, une autre d’une famille plus jeune, un homme et une femme assis dans une balancelle de jardin avec deux garçons agenouillés dans l’herbe à leurs pieds, tout sourires pour le photographe. L’austérité de cette pièce aux murs blancs était rompue par trois lumineux dessins originaux au pastel représentant des paysages aisé- ment identifiables comme ceux de la Provence, et signés David Napp. Le système hi-fi était d’un vieux modèle Bang & Olufsen, les rideaux légers trop élégamment féminins pour avoir été choisis par Rivers lui-même. A moins, naturellement, qu’elle ne se soit entièrement trompée sur son compte.
- Écoutez, j’ai besoin de prendre une douche et de me changer, disait-il en se tournant vers elle. Je ne veux pas être impoli, mais…
Elle agita la main.
- Allez-y, allez-y, je vais nous préparer une boisson fraîche. Un rien corsée quand même, d’ac-cord ?
- Serait-ce un membre de votre famille qui vous l’a suggéré ?
Elle sourit.
- Poggsy m’a appris à ne pas me laisser atteindre. Où se trouve le réfrigérateur?
Il désigna du menton une porte ouverte.
- La cuisine est par là. Vous trouverez de la vodka, du gin, du scotch dans le placard derrière vous.
- Une vodka Collins, cela vous dit?
- Très bien. Je pense avoir les ingrédients. Je, heu… je dois m’isoler un instant…
- Ne soyez pas embarrassé de vous brancher devant moi. Je vous ai vu nu hier, vous vous rappelez? J’ai remarqué le point dans votre genou. Est-ce que cela marche vraiment, ce genre de choses ?
- Cela soulage, indéniablement. La vibration calme d’une façon ou d’une autre les terminaisons nerveuses. Ne me demandez pas comment.
- Tâchez de ne pas vous électrocuter. Je vais préparer les verres et attendre ici que vous ayez fini, d’accord? Puis-je faire autre chose pour vous?
- Non, sinon répondre à quelques questions que je vous poserai.
- Encore des questions ? Bon, quand vous irez mieux. (Elle s’accroupit, ouvrit une des portes du buffet.) C’est bien ici ? Ah! oui, je vois. Vodka. Dites-moi, vous avez de bonnes réserves. Je vais faire un tas de glace pour nous deux, cela vous va?
Rivers avait déjà disparu dans la chambre.
- C’est parfait, commenta paisiblement Diane pour elle-même.
- Vous avez meilleure mine, dit-elle en lui tendant un grand verre.
Rivers avait troqué ses vêtements souillés contre un pantalon de toile et un tee-shirt. Il avait les pieds nus, les cheveux brillants encore mouillés. Il prit le verre, tira la chaise placée devant le secrétaire, près de la fenêtre. Elle leva son verre et but une grande gorgée, il l’imita.
- Dites-moi pourquoi vous êtes venue, com-mença-t-il sans préambule.
Diane replia ses jambes sous elle et se pencha sur l’accoudoir du canapé.
- Josh et Eva voulaient que je vienne.
- Josh et Eva ? Pourquoi ?
- Ils savaient que vous étiez en danger.
- Ils ont vu le tremblement de terre ?
- Non, ils ont senti que vous étiez en danger, c’est tout.
- La lumière…, dit impulsivement Rivers.
Elle le regarda curieusement.
- Ils ont senti qu’il vous arrivait quelque chose. Poggsy était d’avis que l’un d’entre nous aille se rendre compte de ce qui n’allait pas, d’autant plus que nous ne pouvions pas vous joindre au téléphone. J’ai été désignée. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact je me suis désignée moi-même.
- Mais j’ai cru avoir vu…, prononça-t-il lentement, presque pour lui seul.
- Quoi, Jim, vous avez vu quoi?
Il redressa les épaules, comme quelqu’un qui revient à la raison.
- Rien. J’ai cru revoir la mystérieuse lumière, mais ce n’était qu’une image mentale, un souvenir.
- Vous en êtes sûr?
- Je ne suis sûr de rien. Je sais seulement qu’elle était pareille à l’autre fois, dans l’avion expérimental. Sauf que… sauf que cette fois-ci, elle n’était pas réelle.
- Elle l’était la dernière fois ?
Il posa son verre sur la table basse.
- C’est curieux que vous disiez cela, d’autant plus que vos enfants prétendent l’avoir vue.
- Oh! je ne dis pas que la lumière n’a pas été vue. Je me demande simplement si elle est réellement présente.
- Je ne vous comprends pas bien.
- Et si c’était un avertissement, une sorte de signe mystique qui n’existe que dans l’esprit ? Ne trouvez-vous pas significatif qu’elle précède toujours une catastrophe ? Elle est là quand les enfants le pressentent, juste avant que survienne quelque chose de terrible. - Mais aujourd’hui…
- C’était une secousse, rien de plus, pas un tremblement de terre puissant. Ce n’était pas assez grave pour qu’ils aient une vision.
- Vous pensez vraiment que ce que j’ai vu dans l’oeil du cyclone n’était qu’une vision ?
- Faute d’un mot plus satisfaisant, oui. Les enfants l’ont revue aujourd’hui, mais elle était brouillée, différente de l’autre fois. Je pense qu’ils l’ont vue dans votre esprit quand vous étiez en danger.
- C’est de la télépathie, alors? Vous êtes sé- rieuse ?
- Vous savez que oui.
Rivers reprit son verre.
- Ne soyez pas aussi sceptique, Jim, pria Diane. Une fois au moins dans votre vie, acceptez simplement ce qu’on vous dit, croyez à la sincérité des autres.
- Oh! je crois que vous êtes sincère.
- Ne recommençons pas à discuter à perte de vue. Je ne peux vous donner aucune preuve, mais vous savez au fond de vous-même que quelque chose d’inhabituel - et c’est vraiment un euphémisme - est en cours dans le monde qui nous entoure. Josh et Éva y jouent un rôle, c’est tout ce que je vous demande de croire.
Elle déplia ses jambes et se pencha vers lui.
- Et vous, vous en jouez un aussi, Jim.
Naturellement, le journal télévisé de la BBC était largement consacré à l’événement du jour: ” la Grande Secousse de Londres ” (le premier titre, ” le Grand Tremblement de terre de Londres ” avait été modifié dans les reportages ultérieurs). Des lignes à haute tension avaient été endommagées, très peu d’immeubles avaient vu leur structure ” fragilisée “, la totalité des transports publics et privés avait subi de sérieuses perturbations, la Tamise avait débordé en quelques points névralgiques; on ne déplorait que quatre morts selon les dernières informations (l’un d’eux étant l’homme que Rivers avait vu se faire couper en deux par une plaque de verre), mais il y avait eu de nombreux blessés.
En zappant sur les dix chaînes, Rivers capta sur SKY News l’annonce d’une nouvelle catastrophe, une averse de monstrueux grêlons sur Los Angeles qui avait fait beaucoup de morts et provoqué de multiples collisions sur les différentes autoroutes. Revenu à la BBC et à ses trois présentateurs excités, il sourit en entendant la séduisante dame du trio informer le public qu’on n’attendait plus aucune perturbation désormais; nul doute qu’un exode massif de la capitale était la dernière chose que les autorités, ainsi que leur corps symbolique de Défense passive, souhaitaient encourager. On avait le sentiment que le soir était tombé très tôt et très vite, à cause sans doute de la poussière et du sable fin restés en suspension dans l’atmosphère; l’air était encore plus suffocant, s’il était possible, que dans la journée. Des voix arrivaient de la fenêtre à barreaux, car beaucoup d’habitants s’étaient assis devant leur porte, sur les marches ou sur des chaises qu’ils avaient apportées jusque-là, retrouvant ainsi une coutume du Vieux Londres en ces périodes de grosse chaleur. Le grand événement du jour avait accru le désir de bavarder avec ses voisins.
Rivers alluma une lampe. Depuis une demi-heure Diane et lui discutaient à la seule lueur sautillante des images télévisées.
- Voyez-vous un inconvénient à ce que je coupe la télé? demanda-t-il.
- Au contraire, répondit-elle en s’éventant avec une revue. Je crois que nous savons tout sur le petit drame d’aujourd’hui.
- Avez-vous faim?
- Une faim de loup.
- Je peux improviser quelque chose, à moins que vous ne préfériez dîner dehors.
- Je me demande s’il y aura beaucoup de restau-rants ouverts ce soir ? Non, mangeons quelque chose ici. (Elle souleva le col de son chemisier.) Vous permettez que je prenne une douche? J’ai vraiment très chaud.
- Allez-y. Il y a un peignoir de réserve accroché à la porte de la salle de bains.
- Vous gardez un peignoir qui ne sert pas?
- A l’occasion, cela peut rendre service.
- Puis-je appeler d’abord la maison, pour rassurer les enfants ? Je viens de penser qu’ils se faisaient peut-être du souci pour moi.
- Le récepteur est là. Si vous voulez vous en servir, pressez la touche bleue pour qu’on n’entende pas votre correspondant. Je vais dans la cuisine. - Ce n’est pas la peine.
- Si si, je vais nous préparer quelque chose sur le pouce. Vous aimez l’omelette?
- Beaucoup.
Il alla prendre l’appareil sur son support mural et le lui tendit.
Venez quand vous aurez fini, vous prendrez votre douche après le dîner.
Dans le réfrigérateur, il trouva assez d’oeufs pour confectionner deux omelettes; il les battit en ajou-tant des champignons et des petits morceaux de jambon pour faire bonne mesure. Diane entra comme il mettait la table.
- Ils l’ont vue arriver, dit-elle.
- La secousse ?
- Non, c’était plus tard. Ils ont vu l’averse de grêlons sur Los Angeles. Ils ont revu la lumière.
Il fit glisser les omelettes de la poêle dans les assiettes.
- Venez manger, dit-il.
Elle le regarda d’un air incrédule.
- Comment ça, ” venez manger ” ? Vous n’avez pas entendu ? Josh et Eva ont encore eu une vision.
- Si si; j’ai entendu. Mais j’ai faim. Et vous aussi.
Elle s’assit à la table.
- Le message ne passe pas avec vous, hein ? (Sur le point de reposer la poêle sur la cuisinière, il suspendit son geste.) Cela pourrait venir, à la vérité. Simplement ce que vous venez de dire ne m’a pas étonné. Je commence peut-être à m’habituer à cette idée.
- Enfin.
- J’ai dit ” peut-être “. Racontez-moi votre conversation.
- J’ai eu Bibby. Elle était folle d’inquiétude à notre sujet. Apparemment, les premières informations sur cette secousse ont été terriblement exagé- rées. Quand je lui ai dit que les dégâts n’étaient pas si importants, elle s’est un peu calmée. Mais elle était vraiment contrariée de savoir que vous étiez au plus fort de la secousse. Il s’assit en face d’elle.
- Josh et Eva sont entrés en transe, comme cela leur arrive. Enfin, il ne s’agit pas d’une transe à proprement parler; ils arrêtent ce qu’ils sont en train de faire simplement, ils ne font plus un geste et ne disent plus un mot. Vous penseriez à les voir qu’ils écoutent. Ils ne regardent pas de front, leurs yeux se posent sur le côté comme quand on écoute quelque chose sans savoir d’où cela vient, vous voyez? Au bout d’un moment, ils ferment les yeux.
Rivers commença son omelette sans vraiment savoir ce qu’il mangeait.
- Parfois ils ” s’absentent ” quelques minutes, poursuivit Diane, et parfois seulement quelques secondes. Aujourd’hui ce fut bref. Ils ont vu la petite lumière, puis ce qu’ils ont décrit comme des rochers tombant du ciel, qui blessaient ou tuaient tous ceux qu’ils frappaient.
- Des grêlons.
- Des grêlons gigantesques. Une tempête de grêle monstrueuse. Et à Los Angeles, en plus!
- Ils savaient où c’était ?
- Ils savaient que c’était de l’autre côté de l’Océan. Ne me demandez pas comment, il semble bien qu’ils évaluent la distance.
Un instant, Rivers se demanda si la chute de verre causée par la secousse sismique n’avait pas prêté à confusion dans l’esprit des enfants.
- Ils ont décrit des routes qui montaient haut.
Non, il n’y avait pas eu confusion. Une autre idée lui vint.
- Ils ont pu le voir ou en entendre parler aux nouvelles.
- Il n’y a pas plus de vingt minutes que nous avons entendu signaler le fait, et Bibby affirme qu’ils l’ont appris au même moment. Les enfants ont eu cette vision bien plus d’une heure avant, vers 17 heures 30 de notre heure.
Rivers n’avait pris que quelques bouchées. Sans avoir perdu l’appétit, il n’avait finalement pas grand faim. Il sortit du réfrigérateur une canette de bière, qu’il proposa d’abord à Diane. Sur son refus, il retourna s’asseoir et versa la bière dans son verre de vodka vide.
- Pourquoi Josh et Eva ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui les distingue des autres ?
- Nous ne sommes pas sûrs qu’ils soient si différents. Nous croyons qu’ils ne sont pas seuls dans leur cas. Ils savent que d’autres esprits passent par les mêmes… expériences qu’eux.
- D’autres? Combien d’autres?
- C’est impossible à dire. Ce qui nous effraie, c’est que les jumeaux sentent aussi autour d’eux une malveillance, une force néfaste.
Rivers n’avait plus la force de se fâcher. En outre, il n’en voyait pas l’utilité, car aucune parole n’aurait su convaincre cette femme, ni sa famille, du ridicule de leur histoire. Il tenta une légère diversion.
- Racontez-m’en un peu plus sur Josh et Eva. Vous m’avez dit qu’ils sont roumains, et orphelins…
Diane comprit la raison de cette dérobade, et fit de son mieux pour cacher son irritation. Que fallait-il donc pour atteindre cet homme?
- Tony et moi, commença-t-elle, savions avant même de nous marier que nous ne pourrions jamais avoir d’enfants. C’était de mon fait, et non du sien-une malformation des trompes, mais je vous épargne les détails médicaux. Les années passant, mon désir d’enfant grandissait, peut-être parce que j’espérais stabiliser ainsi un mariage chancelant, ou tout simplement à cause de l’instinct maternel. Les deux raisons ont dû jouer, probablement. Mais, dans votre pays, l’adoption est loin d’aller de soi. Les listes d’attente administratives sont si longues, les conditions si draconiennes, et Tony… disons que Tony avait des problèmes qui, malheureusement, sautaient aux yeux. Malgré sa curiosité, Rivers n’insista pas.
- Même les organisations privées nous lâchè- rent en fin de compte. C’est alors, si vous vous souvenez, que le monde commença à entendre par-ler de ces enfants roumains, orphelins ou abandonnés, qu’on laissait mourir de malnutrition et par manque de soins dans des foyers sordides. L’information avait filtré à l’Ouest après la mort du dictateur Ceaucescu et de sa femme, abattus par leur propre peuple, quand l’étau avait commencé à se desserrer là-bas. J’ai pris le temps de me renseigner, j’ai retenu un billet d’avion et j’ai passé deux semaines à rechercher les orphelinats de Bucarest.
- Sans votre mari ?
- La mère de Tony, Bibby, m’a accompagnée.
- Les autorités n’exigeaient pas de voir un cou-ple marié?
Elle sourit tristement.
- Croyez-moi, ils n’ont surtout pas cherché à nous compliquer la tâche. Une bouche de moins à nourrir, c’était tout ce qui les intéressait. L’argent qui affluait de l’étranger pour les secourir ne suffisait pas encore à les faire vivre décemment. Et à vrai dire, ils s’en moquaient éperdument. Oh, ce n’était pas aussi facile que j’ai l’air de le dire. En cas d’abandon de l’enfant, on faisait les plus grands efforts pour retrouver la mère, ce qui pouvait demander des semaines, sinon des mois. Quand on l’avait trouvée, il fallait la pousser à signer une déclaration d’abandon. Une somme d’argent contribuait couramment à l’en persuader, même si dans la plupart des cas ce n’était pas nécessaire. (Elle termina son omelette.) Vous n’avez guère fait honneur à votre assiette, lui dit-elle. - Je n’ai pas si faim, finalement.
Mais il prit encore une bouchée, pour lui faire plaisir.
- Avez-vous de l’eau?
- Oui, dans le réfrigérateur.
Elle alla prendre une bouteille d’eau minérale en plastique, et en remplit un verre propre.
- Comme je vous le disais, nous avons commencé par faire le tour des orphelinats de Bucarest, mais… comment dire ? Rien ne passait, je ne le sentais pas, voilà.
Il n’eut pas besoin de formuler sa question. Elle secoua la tête.
- Non vraiment, je ne peux pas vous expliquer pourquoi. Appelez cela un instinct, une…
- Intuition ?
- Au risque de ruiner un peu plus ma crédibilité, une intuition, oui. On nous a alors parlé d’une institution de Moldavie-Extérieure, réservée aux cas que les Roumains appelaient ” irrécupérables ” des enfants atteints du sida, ou handicapés physiques, ou des bébés tsiganes. Vous n’avez pas idée du mépris qu’ont ces gens pour les enfants tsiganes, surtout s’ils ont été abandonnés. A l’époque, on les traitait comme des bêtes sauvages, on les enfermait à l’écart des autres enfants, on les nourrissait les derniers, de déchets et de restes - et, dans ce genre d’endroit, il n’y avait pas beaucoup de restes. Dieu merci le nouveau gouvernement a enfin décidé de prendre ces institutions sous sa responsabilité. Est-ce encore ainsi, je ne sais pas, mais, à l’époque, on considérait que ces enfants étaient ” infectés “. Nous avons trouvé Josh et Eva dans une pièce en sous-sol grande comme un placard, et très sale. Ils partageaient le même petit lit, et dans leur visage émacié leurs yeux immenses avaient un regard fixe. C’étaient des bébés, de tout petits bébés de quatre ou cinq mois. Les infirmières n’avaient même pas pris la peine de leur donner un nom.
Sous la tristesse de Diane pointait une colère qui lui tirait les traits.
- Mais quels yeux, ces yeux bleu clair! Des enfants tsiganes aux yeux bleus! Ce sont peut-être leurs yeux qui nous ont attirées. Enfin non, quelque chose de plus fort a dû passer, un sentiment inexplicable. La pitié ? Ils étaient tant à appeler la pitié! Mais ces deux-là, nous savions qu’ils viendraient vivre avec nous. Il a fallu beaucoup batailler, beaucoup argumenter pour arriver à faire signer et tamponner tous les documents officiels. Du fonctionnaire le plus modeste de l’administration locale au maire de la ville, nous avons obtenu le consentement de tout le monde. Six semaines après, les bébés prenaient l’avion pour venir vivre à la maison avec nous.
Rivers but une gorgée de bière. L’air était lourd et chargé d’électricité, comme s’il se préparait un orage. Il regarda par la fenêtre et ne vit aucun nuage dans le ciel qui s’assombrissait.
Les yeux fixés sur le bord de son verre, il demanda:
- Savent-ils qu’ils ont été adoptés ?
- Oui, bien sûr. Je le leur ai dit quand ils ont eu l’âge de comprendre, mais assez jeunes encore pour que cela ne fasse pas un drame. Ils savent leurs origines tsiganes, et ils n’en ont aucun complexe. Au contraire, cette idée leur plaît bien.
- Quand vous les avez découverts, est-ce qu’ils étaient…
Il s’interrompit, ne sachant comment s’exprimer.
- Normaux, vous voulez dire ? Même les nourrissons savent qu’ils ont été maltraités. Mais au bout d’un moment ils s’adaptent à l’amour qu’on leur donne. Si vous me demandez en revanche s’ils étaient bizarres de nature, alors non. A part ces yeux bleus éclatants qui semblaient vous regarder jus-qu’au fond de l’âme, c’étaient des enfants très ordinaires, qui bien sûr avaient entre eux cette affinité particulière des jumeaux, cette faculté parfois d’agir et de penser comme un seul être. Ils devaient avoir environ quatre ans quand nous avons remarqué pour la première fois les étrangetés dont je vous parlais hier.
- Vous avez dit aussi que quelque chose ou quelqu’un leur voulait du mal. Vous avez employé le terme de ” malveillance “. Tout à l’heure vous l’avez répété. Qu’entendez-vous par là, exactement?
- Si seulement je pouvais le dire! C’est juste le sentiment qu’ils ont.
Cette réponse insuffisante le fit grimacer.
- Bon. Vous m’avez laissé entendre que j’étais impliqué dans ce qui se produit en ce moment. Cela, vous pouvez me l’expliquer?
Les coudes sur la table, elle ouvrit les mains.
- J’aimerais bien. A leur manière, les enfants voient un lien entre la lumière et vous, peut-être parce que vous êtes pour le moment la seule personne vivante que nous connaissions qui l’ait vue. Dites-moi, juste avant que votre avion s’écrase, étiez-vous le seul à la voir?
- Pas du tout, n’importe qui pouvait la voir s’il voulait.
Elle resta très songeuse un instant, le visage troublé.
- Jim, voudriez-vous rentrer avec moi, et parler avec Josh et Eva ?
Au lieu de répondre, il questionna:
- De quoi parlerons-nous ?
Elle parut à court de mots.
- C’est bon, vous avez marqué un point. Je sais seulement que vous devez vous voir, tous les trois. Et puis Poggsy s’obstine, il veut que vous l’aidiez à convaincre les gens autorisés de faire quelque chose pour l’environnement. - Les gens autorisés font quelque chose. - Pas assez. Il faut des mesures d’urgence.
- Et qui va m’écouter, vous pouvez me le dire ?
La conversation qu’il avait eue le matin même avec Sheridan lui revint en mémoire. Quel pouvoir ces gens lui prêtaient-ils donc ?
- Vous pourriez jouer un rôle considérable au sein d’un mouvement important. Hugo a des contacts partout, et pas uniquement chez les doux rêveurs amoureux des arbres que sont parfois les écologistes. Comment croyez-vous que nous avons réuni tant d’informations sur vous?
Comment, en effet ? De toute évidence, son pro-pre organisme comptait des mécontents.
Diane se pencha vers lui à travers la table.
- Écoutez-moi. Quand vous êtes parti ce matin, les enfants ont été bouleversés. Pas tout de suite, mais une heure après peut-être. Eva m’a dit qu’ils voulaient revoir l’Homme de la lumière.
- C’est moi, l’Homme de la lumière?
- Les noms qu’ils inventent sont simples et directs, et c’est ainsi qu’ils vous appellent maintenant. C’est une autre raison qui me fait penser que vous êtes impliqué d’une façon ou d’une autre dans ce qui se passe, que vous le vouliez ou non.
Il prit une décision.
- Je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous dites, mais je viendrai. De toute façon, je n’ai rien à faire de la semaine, à ce qu’il paraît, puisqu’on m’a ordonné de partir, alors pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre?
Cela reflétait exactement son sentiment sur cette affaire : qu’avait-il à perdre ?
Elle eut un sourire épanoui.
- Je suis contente. C’est vrai que vous n’avez rien à perdre. Votre voiture est hors d’usage, je vous emmènerai demain. - Vous n’allez pas faire deux allers et retours ?
- Je n’en ai pas l’intention. Offrez-moi l’hospita-lité pour la nuit. Votre canapé a l’air confortable.
- Je… hum! Je peux prendre le train.
- Mon Dieu, ne vous troublez pas comme ça. Vous ne risquez rien.
- Non, je veux dire, enfin oui, vous pouvez rester, c’est seulement que…
Elle rit.
- C’est votre réserve naturelle, normale chez un Anglais. Un peu vieux jeu, non? Je vais rappeler Bibby pour la prévenir. Et puis je pense que j’irai prendre cette douche.
Il ne put qu’acquiescer tout en se demandant dans quel pétrin il était en train de se fourrer.
Ce fut Rivers qui prit le canapé.
Diane avait commencé par refuser le lit, puis avait cédé devant son insistance. Il avait rapidement changé les draps avant de lui proposer une veste de pyjama - ” Avec cette chaleur? Vous plaisantez! ” - et une brosse à dents. Pendant qu’elle prenait sa douche, il appela le Centre national d’études géologiques de Golden, Colorado, organisme qui disposait d’un réseau télémétrique international lui permettant de mesurer les secousses sismiques de la pla-nète, de la plus minime à la plus importante. Avec près de 700 stations l’informant régulièrement, le centre obtenait environ 60000 relevés sismiques par mois qui s’inscrivaient sur ses ordinateurs, constituant la source d’information la plus détaillée et la plus complète pour les météorologues et scientifiques du monde entier. Parce que les séismes, les principaux du moins, débordent souvent les sismographes locaux, les stations qui en sont un peu éloignées fournissent des mesures plus précises quant à leur étendue. Mais Rivers avait une raison plus pragmatique de contacter l’organisme du Colorado : il n’avait pas pu joindre ses propres bureaux. Toutes les lignes étaient occupées, et l’avaient été tout au long de la soirée. Il avait une question simple à poser: une nouvelle faille s’était-elle développée sous Londres, ou une ancienne, négligeable jusqu’à ce jour, avait-elle bougé ? Et aussi, quelle était l’étendue de la perturbation? On lui apprit que la rupture initiale - il s’agissait bien d’une nouvelle faille selon toutes probabilités - était intervenue à une cinquantaine de kilomètres sous la surface terrestre. Les multiples analyses sismographiques assistées par ordinateur montraient que les ondes sismiques s’étaient étendues dans un rayon de qua-tre-vingts kilomètres environ. Mais le périmètre de la City londonienne, à peu près 256 hectares, avait supporté l’essentiel des dégâts. Rivers raccrocha après avoir remercié la personne qu’il connaissait au service d’information, et alluma une cigarette. C’était absurde, totalement absurde. Comme si le monde se précipitait de catastrophe en catastrophe, pour aller vers… vers sa fin ?
Il méditait encore sur la question quand Diane le rejoignit quelques minutes plus tard. Elle portait un peignoir de bain trop grand pour elle, ses longs cheveux sombres dénoués autour du visage.
- Vous savez, dit-elle, à voir votre air lugubre je serais tentée de vous dire que ce n’est pas la fin du monde!
Elle ne comprit pas pourquoi il se mit à rire si fort.
La réplique vint à une heure vingt-deux minutes du matin.
Les objets disposés dans la pièce furent pris de vibrations - le cendrier sur la table basse, les deux tasses à café vides laissées à côté, les crayons et les stylos dans le gobelet sur l’étagère, la petite lampe de cuivre sur la cheminée. L’une des pho-tos dans son cadre d’argent posé sur le buffet tomba à terre, sur le mur les tableaux penchèrent, devant la fenêtre le palmier se mit à danser.
Réveillé en sursaut, Rivers sentit la vibration s’emparer du canapé où il était couché. Un roulement assez distant l’accompagnait, très différent de celui de la journée, semblant venir de très loin dans le sol. Dans l’entrée, quelque chose s’écrasa sur le plancher, un tableau qui s’était décroché probablement.
- Bon sang de bon sang… grogna-t-il.
La porte de la chambre s’ouvrit sans douceur. Diane, qui retenait d’une main les pans du peignoir jeté sur ses épaules, s’accrochait de l’autre à cette porte.
- C’est encore un tremblement de terre ? demanda-t-elle d’une voix oppressée.
- Cela va passer, lui assura-t-il vivement.
Elle se précipita vers le canapé, s’accroupit à côté. D’un bras, il l’attira à lui.
- Ce n’est pas grave, cela va passer, lui redit-il.
Diane enfouit sa tête dans la poitrine nue de Rivers. La voix étouffée, elle gémit:
- Oh là là, je n’aime pas ça…
Deux ou trois livres dégringolèrent de l’étagère, la canne posée dans un coin glissa et claqua sur le plancher ciré. Chaque fois elle tressaillait violemment.
Le grondement devint plus intense, même s’il paraissait encore très lointain. Les fenêtres cliquetaient dans leur châssis.
Et puis ce fut la fin. Le bruit diminua, la vibration aussi, tout redevint tranquille et silencieux.
Rivers glissa sa main jusqu’au cou de la jeune femme, et dans ses cheveux. Elle ne bougeait pas, étroitement blottie contre lui. - C’est fini, chuchota-t-il. Tout va bien.
Elle releva lentement la tête. Dans l’obscurité, il voyait ses yeux écarquillés par la peur.
- Vous êtes sûr ? dit-elle. Ce n’est pas un nouveau tremblement de terre ?
- Non, seulement la réplique. Il peut y en avoir d’autres.
- Oh, mon Dieu, j’espère que non.
En se redressant, elle fit tomber le peignoir d’une épaule. Elle le remonta, croisa plus étroitement les pans. Des cris venaient de la rue, on ouvrait des portes et des fenêtres. Dans l’appartement du des-sus, ils entendirent quelqu’un courir.
- Maintenant vous savez à quel point je suis brave, dit-elle encore tremblante, mais non sans humour.
- Vous n’avez pas crié.
- J’ai oublié comment on fait. Je pense que je prendrais volontiers un verre, quelque chose de fort. Et vous ?
- Ma foi, cela semble de circonstance. On m’a dit que le cognac est un bon calmant pour les nerfs. (Il se souleva jusqu’à se trouver assis.) Mais c’est que…
- Ménagez votre pudeur, je vais prendre les verres. Si toutefois je tiens sur mes jambes, avec un peu de lumière…
- Essayez la lampe sur la cheminée. Attention à la table basse.
Il regarda sa silhouette d’un gris indistinct se déplacer dans la pièce, légèrement courbée, le bras tendu pour éviter de se cogner.
- Jusque-là, ça peut aller, dit-elle. Ah! la voilà. L’interrupteur, maintenant. Fermez les yeux.
La pièce s’éclaira. Dos tourné à Rivers, Diane enfila les manches de son peignoir et noua la ceinture. Puis elle se retourna. Elle était toute pâle, mais elle risqua un sourire tremblé.
Il fit glisser ses pieds jusqu’au sol, et l’élancement qu’il ressentit dans la jambe lui arracha une grimace. Drap enroulé autour de la taille, il se pencha vers la table basse, prit le paquet de cigarettes, en alluma une et se réinstalla sur le sofa.
Diane s’affairait avec les verres.
- Ce sont vos parents? demanda-t-elle.
Il se retourna, vit qu’elle avait ramassé la photographie tombée tout à l’heure.
- Exactement.
- Ils ont l’air charmants, très chaleureux.
- Ils l’étaient.
- Oh! Je vous demande pardon.
Il tira sur sa cigarette.
- Et la famille qu’on voit là? (Elle examinait l’autre photo.) L’autre garçon pourrait être votre frère, non ?
- Mon frère cadet. Il vit avec sa famille au Canada, maintenant.
Elle versa deux bonnes mesures d’alcool dans les verres et lui tendit le sien.
- Pas d’autres proches, alors ? Une fiancée ou deux par exemple, ou peut-être une ex-femme ?
- Non, pas de femme.
- Je ne sais pas, moi… Aucun intime?
Le cognac lui chauffait la gorge. Il prit une seconde gorgée, plus longue.
- Je n’ai pas toujours été célibataire, si c’est ce que vous voulez savoir.
- Les choses se sont mal passées ?
- Elles n’en ont pas eu le temps. C’est arrivé à un moment où personne n’avait compris à quel point les maladies tropicales s’étaient réactivées, certaines étant devenues tout à fait résistantes aux vaccins. A notre retour d’une semaine de vacances en Malaisie, Laura avait ce que nous croyions être une grippe. Seulement ce n’était pas la grippe, c’était la malaria. Nous nous en sommes aperçus trop tard: elle est morte en deux semaines.
Diane vint s’agenouiller près de lui, le coude sur le canapé.
- C’est affreux. C’est absolument incroyable…
- Il y a six ans de cela. Il a fallu l’augmentation soudaine de la mortalité pour que le corps médical se préoccupe de ce problème. Depuis, il a empiré, il faut produire des vaccins de plus en plus forts.
- Avez-vous… avez-vous une photo d’elle? demanda Diane, qui s’étonnait de cette curiosité pour la femme que Rivers avait aimée.
- Non.
Il sourit, mais son visage avait une expression sévère qu’elle ne lui connaissait pas. Elle attendit une autre confidence qui ne vint pas : Rivers sirotait son cognac en silence. Dehors le bruit s’apaisait, les gens refermaient portes et fenêtres, espérant évidemment n’avoir plus d’autres émotions fortes cette nuit. Des voix étouffées parvenaient de l’appartement du premier étage, mais elles ne tardèrent pas à se taire aussi.
- C’est votre tour à présent. Parlez-moi de votre mari, Diane.
Elle haussa les épaules. Une fois de plus, il détournait la conversation de lui-même.
- Je vous l’ai dit, Tony est mort.
- C’est tout ce que vous me racontez ?
- Vous voulez entendre toute l’histoire?
- Pas nécessairement.
- Dans les moindres détails?
- Si vous voulez.
- Alors j’apporte la bouteille, si cela ne vous ennuie pas.
Cela n’ennuyait pas Rivers. Elle remplit jusqu’en haut son propre verre.
- Vous en voulez? proposa-t-elle.
Il la laissa l’emplir à moitié: Elle revint s’asseoir contre le canapé, et il ne put s’empêcher de remarquer la blancheur lisse de sa cuisse avant qu’elle ne rabatte sur elle son peignoir.
- Tony était un alcoolique, commença-t-elle abruptement. Avez-vous eu l’occasion de connaître l’un de ces monstres à deux visages, Jim ? Connaî- tre vraiment, je veux dire pas seulement percevoir que la personne est ivre un peu trop souvent ? (Elle n’attendit pas la réponse, qu’en toute bonne foi elle n’avait d’ailleurs pas cherchée.) Nous nous sommes rencontrés alors que j’étais élève infirmière à l’hôpital général de Boston. On l’amena une nuit aux urgences avec une mâchoire cassée. Apparemment, ses copains et lui n’avaient pas choisi le bon endroit pour fêter leur succès aux examens de fin d’année. Le barman qui travaillait là n’appréciait pas beaucoup les étudiants en goguette, et quand Tony a commencé à devenir impossible, il l’a mis dehors sans ménagement. On n’a jamais su s’il s’était fracturé la mâchoire en atterrissant rudement sur le trottoir, ou s’il fallait mettre en cause le coup de poing du bar-man. Les amis de Tony n’étaient pas en état d’en juger.
- Je ne comprends pas; que faisait-il à Boston ?
- Il était là dans le cadre d’un échange universitaire. Cela se pratiquait beaucoup à l’époque. Il préparait un diplôme de langues à l’université de Boston, qu’il a obtenu d’ailleurs. Tony était très brillant, à défaut d’autre chose. Bref, même s’il n’était pas en mesure de parler très bien, nous avons lié connaissance pendant qu’il se remettait à l’hôpital. Nous nous sommes revus, et en ce temps-là le bon côté de sa personnalité occultait l’autre; le mauvais n’a pris le dessus que bien plus tard. (Elle fixa un regard pensif sur le fond de son verre.) Je n’ai rencontré ses parents, Hugo et Bibby, que lorsque Tony m’a ramenée en Angleterre avec lui. Entre-temps, nous nous étions mariés. - Est-ce qu’ils approuvaient ce mariage?
- Approuver? (Elle lui donna une tape sur le genou.) Vous êtes vraiment vieux jeu, vous savez? Oui, je pense qu’ils étaient plutôt contents. J’ai appris ensuite que Tony n’avait jamais été facile, même s’il n’y avait pas en lui de réelle méchanceté. Je pense qu’il aimait trop les bons moments, à l’exclusion des autres. Moi aussi d’ailleurs, au début. Et puis je me suis intéressée de plus en plus au travail de son père. Poggsy se battait déjà pour l’environnement, bien avant que cela devienne un sujet tellement à la mode. Il avait compris l’urgence de la question. J’y ai bientôt été si impliquée que je n’étais guère disponible, ce qui n’a pas amélioré ma relation avec Tony. Elle avait déjà commencé à se dégrader. Dans le travail, je trouvais peut-être un refuge contre son alcoolisme. C’est à coup sûr devenu un cercle vicieux: plus il buvait, plus je me plongeais dans le travail avec Poggsy, et plus je le faisais, plus il s’adonnait à la boisson. Du moins ai-je commencé à comprendre un peu ce qui faisait la faiblesse de Tony : non seulement il ne parvenait pas à se montrer à la hauteur de la réussite de son père, mais il ne pouvait même pas vivre en accord avec les idéaux de sa famille. Et moi je m’étais mise rapidement au diapason de ces idéaux. Je schématise un peu certes, mais, enfin, nous n’allons pas en parler toute la nuit!
Elle sourit, mais Rivers devinait que ce sourire masquait une profonde souffrance.
- Nous lui avons trouvé toutes les excuses, comme il est normal pour les alcooliques qu’on aime. Je ne suis pas spécialiste en psychologie, et peut-être cela n’était-il pas inéluctable. Mais la frustration qu’il ressentait a fini par se manifester d’une autre manière. - Par la violence envers vous. Interloquée, elle le regarda sans répondre.
- Il a dû se passer quelque chose de plus grave pour que vous ayez tant d’amertume envers lui, dit-il.
- Cela se voit donc tellement ?
- Non, pas du tout. Mais il m’a semblé que sa mort ne vous attristait pas beaucoup.
- Le chagrin ne dure pas toujours. Et, en un sens, la mort de Tony fut un soulagement, si affreux que cela paraisse. Il faut voir comme il était destructeur, pour lui et pour son entourage. J’espérais qu’il changerait après l’adoption, et je crois qu’à ses heures les plus lucides, il pensait la même chose. Mais quand je suis revenue de Roumanie avec les bébés, son état a empiré, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’ils représentaient pour lui un idéal de plus ? qu’il fallait là encore se montrer à la hauteur ? C’était peut-être trop.
La lumière tamisée de la lampe mettait un reflet dans ses yeux mouillés.
- A mesure qu’ils grandissaient et devenaient de petites personnes, il les a pris en haine. Il n’a jamais montré de cruauté, quand je dis qu’il les haïssait, ce n’était pas de cette façon-là. Il ne les aimait pas. Il ne leur a manifesté que froideur, il leur a refusé toute tendresse. Ces enfants l’irritaient. Je comprends moins que le reste cette irritation permanente, comme une rancoeur qu’on remâche sans cesse. Il y avait chez ces enfants quelque chose qui lui révélait ses propres sentiments; d’une certaine manière, il les craignait. Et, un jour, alors qu’ils avaient cinq ans, il s’en est pris à Josh.
Elle s’arrêta, comme si elle cherchait la force de continuer. Rivers lui dit calmement, sans la brusquer: -Racontez-moi. Perdue en des pensées lointaines, Diane faisait tourner machinalement un index rigide sur le bord de son verre. Elle revivait une angoisse qu’elle répugnait à exprimer. Finalement, sa main cessa son mouvement, ses yeux se fixèrent sur Rivers.
- Nous vivions tous à Hazelrod alors. Tony et moi avions essayé plusieurs fois de vivre loin de ses parents, mais il se montrait encore plus instable et buvait encore plus quand il n’était pas sous leur influence. Et, naturellement, ma participation au travail de Hugo justifiait que nous habitions sous le même toit. Bibby pouvait veiller plus facilement sur les enfants, et, franchement, l’air qu’on respirait à Hazelrod était bien meilleur pour la santé. Poggsy et moi étions dans le bureau quand nous avons entendu les cris d’Éva. Nous l’avons trouvée dans l’escalier, le visage blanc de terreur; d’en haut nous parvinrent les imprécations de Tony, qui venaient de notre chambre. Nous nous sommes précipités, il tenait Josh au-dessus du sol, contre le mur. Il le tenait par la gorge.
- Mon Dieu…
- Oui. (Diane tendit le bras pour poser son verre sur la table. Coude appuyé au canapé, elle croisa les mains.) Tony s’était endormi après une de ces crises de rage qu’il avait en état d’ivresse. En se réveillant sur le lit, il avait vu les enfants dans la chambre, apparemment occupés à le regarder à ce moment-là. C’est ce qu’il nous a raconté, dans son incohérence. Pour quelle raison en avait-il été si bouleversé, cela, j’aimerais le savoir. Dans son délire il criait que ces enfants ” fouillaient son âme ” et autres absurdités.
” Josh était rigide, il ne se débattait pas, n’essayait pas de se défendre; plaqué contre le mur, il ne bougeait pas, il se laissait faire. Un instant, horreur, nous avons cru qu’il était déjà mort. J’ai attrapé Tony par les cheveux pour lui tirer la tête en arrière pendant que Hugo s’évertuait à lui faire lâcher la gorge de Josh. Ce fut une terrible lutte que nous avons bien cru perdre, car Tony avait la force d’un dément. Et brusquement il a lâché prise de lui-même, comme s’il se rendait compte de ce qu’il faisait. Ce qu’il y avait de raison en lui avait enfin reconnu sa folie.
” Il laissa retomber Josh à terre et resta longtemps à contempler le petit - cela nous parut long en tout cas. Nous tenions toujours Tony, nous avions peur de le laisser partir, mais il s’est effondré à genoux, la tête dans les mains, et s’est mis à pleurer comme un bébé.
” Nous avons emmené Josh pour le réconforter; il était calme, il ne tremblait même pas, mais il était si pâle ! Pâle comme la mort. En voyant Éva il s’est jeté dans ses bras, ils se sont étreints comme si rien d’autre au monde ne comptait. Nous étions totalement exclus. C’était dur. Cela me rappelait douloureusement dans mon foyer même que ces enfants
n’étaient pas de ma chair et de mon sang, et que je n’aurais jamais ce lien avec eux, quoi que je fasse.
” Ensuite nous n’avons plus jamais laissé Tony seul avec les jumeaux. Je voulais faire nos bagages et partir avec eux sans attendre, mais Bibby a réussi à me persuader de rester. Et Tony regrettait tellement son geste! Il avait franchi encore un pas dans la détresse et le dégoût de soi-même. Il quémandait notre pardon, mais pour moi c’était la fin de la route, je ne pouvais plus m’accommoder de notre couple lamentable. Et à l’idée que les enfants étaient désormais en danger… non, je ne pouvais plus. Le temps était venu de me libérer. J’ai commencé à prendre mes dispositions en ce sens.
” Mais le divorce n’a pas été nécessaire. Tony est mort deux semaines après, dans un accident de voiture. Il conduisait en état d’ivresse, bien sûr - comment en eût-il été autrement? Par chance il n’a réussi à tuer que lui, aucun autre véhicule n’était impliqué. On ne sait pas comment il est allé s’écra-ser contre un pont, sur l’autoroute. Ce fut peut-être une bénédiction, qui peut le dire? Car, enfin, comment aurait-il vécu sans nous ? Après le divorce, ou avant, il aurait bien fallu qu’il parte, vous comprenez. C’était lui qui devait s’en aller. Hugo et Bibby n’auraient jamais accepté que nous les quittions, les enfants et moi. Et il le savait.
” Je sais ce que vous pensez, poursuivit Diane d’une voix plus ferme. Non, je ne crois pas qu’il se soit suicidé. Même s’il était dévoré de remords à la fin, Tony était trop égoïste pour sacrifier sa propre vie. Je pense qu’il s’est tout simplement endormi au volant, ou qu’il n’a pas pu maintenir la direction de sa voiture. Selon le rapport d’enquête, il avait un tel taux d’alcool dans le sang que c’était miracle qu’il se soit rappelé comment mettre son moteur en marche. (Elle laissa aller sa respiration. Ses épaules s’affaissèrent un peu, comme soulagées d’un fardeau.) Voilà, vous savez toute l’histoire. Vous ne regrettez pas de me l’avoir réclamée?
Pour toute réponse, il posa son verre vide à côté du sien.
- Vous êtes vraiment quelqu’un de taciturne, monsieur Rivers. Personne ne vous a jamais dit à quel point cela peut être exaspérant ? Parfois je…
Il se pencha vers elle et posa doucement ses lèvres sur les siennes. Diane en fut si stupéfaite qu’elle n’eut aucune réaction. Le visage tout contre celui de la jeune femme, il dit:
- La seule chose que vous ne m’ayez pas expliquée, c’est ce qui vous a séduite en lui lors de votre première rencontre.
Elle eut une moue fataliste.
- Nous étions jeunes, et il avait du charme. Il ne faut jamais sous-estimer l’aveuglement de la jeunesse. J’aurais bien besoin d’un autre verre.
Il arrêta son geste en lui prenant le bras.
- Non, vous n’en avez pas besoin.
- Ne vous inquiétez pas, se rebiffa-t-elle un peu agacée, je ne suis pas comme lui, pas comme Tony ! Il m’a assez servi de contre-exemple! Mais vous devez avoir raison, je n’en ai pas besoin. Qu’est-ce qui vous a poussé à m’embrasser?
Ce fut à lui d’être surpris.
- Il m’a semblé que c’était la meilleure chose à faire.
- Accès de compassion?
- Non, non, pas du tout.
- Vous savez Jim, je ne cherche personne. Josh et Eva requièrent toute ma tendresse, et puis j’ai énormément de travail. Poggsy met tant d’énergie à vouloir convaincre les autres de faire face à la vérité que cela l’épuise, il a besoin de toute l’aide que je peux lui apporter. Il n’est pas en très bonne santé.
Rivers posa la main sur son épaule.
- Oubliez ce baiser. Vous ne pensez pas qu’il faudrait essayer de dormir maintenant?
Elle inclina légèrement la tête, ce qui cacha ses yeux à Rivers.
- Mais je ne veux pas oublier. (Elle lui effleura la main.) Vous avez raison, il faut dormir. Quelque chose me dit que ce ne sera pas inutile.
Une onde le parcourut, un frisson léger mais déconcertant né peut-être du contact de leur peau, où affleurait sans doute une pensée trop subtile ou trop vague pour qu’il puisse l’énoncer clairement. L’espace d’un instant, la douce image de la sphère blanche lui traversa l’esprit, juste avant d’être écra-sée par une ombre très noire et sinistre qui l’engloutit subitement pour s’effacer presque aussitôt, resurgir et enfin disparaître.
Il se redressa et s’assit sous le coup du saisisse-ment, bien que l’impression ne soit pas très puissante ni très contraignante; c’était plutôt un glissement de la perception, faible mais inquiétant, une sorte de transgression, bénigne mais pernicieuse. Il respira profondément, la sensation s’évanouit; c’est à peine s’il pouvait s’en souvenir, encore moins la comprendre. - Ça va, Jim ?entendit-il Diane lui demander. Il se le demandait lui-même.
LA NOUVELLE-ORLÉANS, LOUISIANE - Quartier français.
Ô Toi, nous Te glorifions et nous implorons Ton pardon.
Les voix qui s’élevaient la traversaient jusqu’à la moindre fibre de son corps colossal.
Ô Toi, Mère la Terre, éclaire-nous de Ta lumière.
La congrégation, où se mêlaient des fidèles blancs et noirs et de toutes teintes intermédiaires, battait des mains, traînait les pieds en rythme et chantait de toute son âme. Les portes du Temple étaient fermées sur elle à double tour : le sanctuaire était réservé aux véritables croyants et non aux dilet-tantes, fermé aux intrus qui s’adonnaient à des religions imbéciles et s’obstinaient à négliger la seule véritable source.
Elle dressa devant eux son imposante silhouette drapée dans ses tuniques noires de cérémonie, et rares furent ceux qui osèrent affronter le regard de cette face obèse. Ceux-là détournèrent vite les yeux, de peur que leur curiosité n’attire son attention. Beaucoup d’histoires circulaient sur son compte; personne ne tenait à vérifier leur véracité. Simples rumeurs, murmuraient les fanfarons et les sots; ne vous y fiez pas, répliquaient les sages et les vétérans. Mama possédait les pouvoirs anciens que donnaient les pratiques magiques, les rituels obscurs de temps immémoriaux. On chuchotait même qu’elle les tenait de la Magie noire.
L’assemblée adressait son chant à la Terre, elle suppliait la Mère de Toute Vie de lui épargner les foudres de son courroux. Ceux qui passaient à proximité de ce lieu clos sur ses ténèbres auraient pu croire l’église vouée à la ferveur des Adventistes du Septième Jour; mais s’ils avaient pu voir ce que dissimulaient les fenêtres occultées et s’ils avaient pu distinguer les paroles de ces hymnes gaillards, ils se seraient sans doute interrogés sur la nature exacte d’une religion dont l’esprit et la liturgie étaient aussi sombres. Dans la nef unique de pierre grise, l’autel était drapé de tentures noires. Excepté la coupe de pierre posée sur l’autel, l’église ne comportait aucun ornement ni candélabre d’aucune sorte. Pas de bancs d’église, de simples banquettes et quelques chaises suffisaient à la congrégation. Pas d’images peintes non plus, pas d’icônes ni de crucifix. Quelques ampoules pendant du plafond élevé dispensaient une lumière rare sur cet intérieur respirant l’austérité. Le Saint Temple de la Terre sacrée ne tolérait aucune distraction.
Si beaucoup d’habitants de La Nouvelle-Orléans connaissaient l’existence du temple au coeur de leur ville en forme de croissant (ne s’y élevait-il pas depuis aussi longtemps que la cathédrale Saint-Louis, à quelques rues de là, plus longtemps même, si l’on veut, puisque le feu avait détruit trois fois la cathédrale durant les trois derniers siècles), peu d’entre eux en parlaient. La bâtisse elle-même, cernée de bâtiments d’apparence similaire, passait inaperçue. Des marches de bois menaient à une double porte solide de chaque côté de laquelle s’ouvrait une rangée de profondes fenêtres à barreaux ouvragés, perpétuellement closes. Les appartements du premier étage étaient desservis par une galerie de fer forgé sur laquelle on voyait de temps à autre la haute silhouette obèse d’une femme noire qui observait la cohue de la rue à ses pieds. Les habitants du quartier eux-mêmes ne savaient rien de cette sombre figure gargantuesque, sinon qu’elle était une sorte de grande prêtresse d’une secte secrète, que ses fidèles appelaient Mama Pitié. On racontait qu’elle accomplissait des miracles. (De telles chimères faisaient florès au sein de la population bigarrée de la vieille cité, descendants des serviteurs et esclaves venus des colonies françaises des Caraïbes, lointains rejetons nés des ébats de la noblesse française et espagnole avec des prostituées de toutes races, fils de fermiers germaniques ou d’Acadiens de Nouvelle-Angle- terre, mêlés aux immigrants européens de plus fraîche date.)
Mama Pitié inspectait ses ouailles d’un oeil impassible. Certains chantaient leur hymne de louange en gardant les yeux clos, d’autres en fixant obstinément les ombres du plafond. Une jeune fille qui n’avait pas plus de seize ans, jolie et claire de peau à côté de sa mère noire confite en dévotion, laissait vagabonder son attention en observant bouche bée la grande prêtresse debout devant l’au-tel. Le regard de Mama Pitié capta le sien, comme celui d’une araignée emprisonne une mouche aussi hardie que naïve. La jeune mulâtresse se figea, incapable de détourner les yeux de ce visage pri-mitif, de ce nez aplati fendu d’une seule narine, de ces yeux globuleux qui avaient un tel pouvoir d’épouvante, des cicatrices marquant les larges joues. La mère sentit la peur soudaine de sa fille, et lui détourna prestement la tête; par bonheur, la fille alors ferma les yeux et joignit au chant son filet de voix; elle vacillait légèrement contre sa mère, qui l’adjura silencieusement de ne pas s’évanouir.
Le chant s’acheva sans ensemble et la congréga-tion s’assit dans le bruit des chaises et des bancs remués, dont les murs nus en renvoyaient l’écho. A présent, en groupe, ils pouvaient regarder leur prê- tresse sans trop redouter d’attirer son attention sur une tête en particulier. Mama Pitié leva les bras et l’assemblée entonna: ” Oh oui! “
- Oh oui, mes f’ères et mes soeu’s. (Elle avait une voix aussi sombre que son visage.) Que la Mè’e de Toutes Choses bénisse ses enfants.
Certains fidèles clamèrent leur gratitude, d’autres n’eurent qu’un murmure de remerciement.
- La Mère de Toutes Choses prendra soin de ses chers enfants en ces temps de tribulations. Ils n’éprouveront pas la faim ni ne périront. Mais s’ils souffrent, ce sera de pa’ Sa volonté.
- D’accord, cria quelqu’un.
- C’est la vérité, Mama.
- Oh oui.
Mama Pitié laissa retomber ses bras.
- Par les temps mauvais qui nous viennent, la Mère soutiendra ceux qui croient. Quand les jours sombres seront partis, la Mère comblera de nouveau le monde de ses bienfaits. Et seuls les plus sincères de ses fils et de ses filles connaîtront sa merci.
- Oui, Mama Pitié, Mama Merci.
- Car Elle est l’Unique, il n’y en a pas d’autres, ni dieux, ni diables, ni anges, ni démons. Et Elle garde le pouvoir en Son sein pou’ nous le transmettre quand le chaos sera fini, quand le sol ne se soulève plus et quand les mers et les rivières grondent et courent pou’ la derniè’ fois !
- Oui, Mama !
- La Mère Terre fera la paix avec les élus. Et nous nous sommes les élus, nous serons les gardiens de ce paradis, il n’y en aura pas d’autres! Vous savez que je vous dis la vérité!
Applaudissements, acclamations, quelques gémissements d’extase.
- Vous savez parce que vous avez vu pa’ vous-mêmes les voies de Son courroux! Vous avez vu les tremblements de terre et les pluies et les grandes marées qui ont balayé les terres des pécheurs! Vous l’avez vu pa’ vous-mêmes à la télévision! Vous l’avez vu!
-Nous l’avons vu, Mama !
Elle baissa la voix, qui s’était enflée de toute sa puissance.
- Et vous verrez votre salut si vous le cherchez en moi et en les miens. (Elle désigna d’un geste large la rangée d’hommes debout derrière elle, vêtus de robes noires sous lesquelles ils portaient de sévères costumes gris foncé, avec d’impeccables chemises blanches et des cravates strictes qui dépassaient du col.) Et vous trouverez votre libération du reste de l’humanité dans mes supplications à la Divine Mère sur le Corps de qui nous respirons, et la réparation que vous me ferez sera la réparation que vous Lui ferez !
Le temple résonna de louanges et de battements de mains, de clameurs de jubilation et de consentement.
Plutôt que d’ordonner le silence, elle attendit que le calme revienne. Puis, d’une voix de nouveau basse, elle dit:
- Appo’tez-moi le pauv’ petit.
L’assemblée émit un soupir collectif. Debout der-rière tout le monde, une femme noire tenait dans ses bras un bébé qui pouvait avoir sept mois.
- Apporte-le-moi, mon enfant, commanda la prê- tresse.
La femme portant le bébé s’avança, avec beaucoup d’hésitations d’abord, puis davantage de conviction à mesure que les autres fidèles l’encourageaient. Lors-qu’elle arriva à proximité de l’autel où se tenait la femme en noir, elle ralentit le pas de nouveau.
Le regard furieux, Mama Pitié tendit impatiemment ses mains immenses vers le bébé emmailloté. La femme poussa vers elle le petit paquet, en courbant la tête. La prêtresse s’en saisit et déplia les langes; le garçon avait un bras atrophié et tordu. Mama Pitié brandit le petit à bout de bras de façon à ce que chacun puisse le voir, et un gémissement de compassion parcourut l’assistance.
- Cette marque est le signe visible d’un péché invisible, proclama la prêtresse. La honte de cette mère est la douleur de cet enfant.
Bouleversée, la mère du bébé tomba à genoux, épaules fléchies, tête courbée sur la poitrine.
- Tu as quitté cette église, soeur Angeline, tu as écouté les mensonges de celles qui se disent saintes. Tu crois qu’elles t’aideront maintenant que l’enfant en a besoin ? Écouteras-tu encore ces religieuses Ursulines qui adorent la fausse mère et son fils impie, celles qui prêchent les vilains mensonges et forniquent avec des hommes qui se disent des prêtres ?
La femme à genoux secoua tout le buste pour dire que non, elle n’irait plus jamais dans le centre ville rendre visite au couvent des soeurs Ursulines, celles que Mama Pitié appelait les soeurs du Mal. Elle ne ferait plus jamais le ménage dans leur couvent, elle ne laverait plus leur linge et plus jamais ne prêterait l’oreille à leurs mensonges.
- Pardonne-moi ma folie, Mama. La Divine Mère m’a punie pour mes fautes.
- Oh oui, psalmodièrent les spectateurs.
- Demande-lui mon pa’don, Mama, supplia la femme en sanglotant.
- Tu resteras fidèle à ce Temple, ordonna la prêtresse qui jugea inutile de poser la question.
- Oh oui, Mama.
Mama Pitié se dressa de toute sa superbe et laissa planer son regard vigilant sur ses ouailles, comme pour les prendre à témoin du serment de la pauvre femme.
- Et vous serez fidèles aussi, gronda-t-elle.
- Amen, Mama, répondirent-ils ardemment.
Mama Pitié coucha l’enfant estropié sur l’autel.
- Entends-nous en ce jour, ô Divine Mère de Toutes Choses. Prête-nous tes pouvoirs pour guérir ce malade qui souffre d’une faute qui n’est pas la sienne. Entends-nous et montre-nous ta Divine Misé- ricorde.
Par-dessus le ballot qui se tortillait, elle prit la coupe de pierre posée sur l’autel. Elle était remplie d’un liquide qui avait la couleur et la consistance de la betterave mélangée à de la boue. Seule la grande prêtresse connaissait la composition du breuvage, mais les fidèles les plus proches de l’autel auraient juré qu’il dégageait l’odeur du sang de bouc et des excréments.
Mama Pitié fit face à la congrégation. Elle éleva le rude calice avant de le porter à ses lèvres.
Des murmures s’élevèrent, des gémissements, des soupirs. Elle but.
Deux filets d’un liquide sombre s’écoulèrent de sa bouche sur son menton. On l’entendait déglutir puissamment, gloutonnement, dans le Saint Temple de la Terre sacrée. Quand elle abaissa la coupe, ses lèvres épaisses luisaient d’une substance grasse, ses dents étaient tachées de rouge.
Elle reposa la coupe sur l’autel, reprit l’enfant et ôta le linge qui l’enveloppait. Le petit corps nu apparut à tous les regards.
- Voyez cet enfant, psalmodia-t-elle, les pau-pières révulsées comme dans l’état de transe, ne laissant voir de ses yeux qu’une fente d’un blanc jaunâtre, voyez cet enfant que je vous présente, et soyez les témoins de la punition de sa mère. Mais, à présent, elle renonce à sa méchanceté et l’enfant ne souffrira plus.
Le bébé s’était mis à pleurer, sa petite poitrine maigre palpitait d’angoisse. Elle le prit au creux de son bras massif, saisit les petits doigts et souleva le membre contrefait. Le bébé poussa des cris aigus.
Mama Pitié ne prêta aucune attention à ses pleurs, n’essaya nullement de calmer ou de réconforter l’enfant affolé. La mère regardait impuissante, le visage strié de larmes.
La prêtresse étira le bras atrophié sans tenir compte des hurlements de protestation du bébé. Le bras commença à se redresser.
La mère du garçon cessa de pleurer et retint son souffle. Des halètements, des murmures parcouraient l’assistance, et aussi des exclamations étouf-fées: ” Oui ” ; ” Mama Merci ” ; ” Sois louée “.
On avait l’impression que les os minuscules se corrigeaient peu à peu, se redressaient, se mode-laient en une forme correcte. La chair atrophiée, toute ridée et chiffonnée, commença à se déplisser; la peau brune devint plus lisse, plus souple. Le bébé cessa de crier.
Les gros doigts de Mama Pitié poursuivaient leur massage. Paupières closes, visage sans expression, elle avait une respiration laborieuse, qui lui soulevait fortement la poitrine et grinçait dans sa gorge. Elle laissa enfin retomber la petite main.
Et voici que le bébé leva de lui-même le membre rendu presque parfait. Il serrait et desserrait le poing, et jetait son bras en tous sens, à la manière saccadée naturelle à tous les nourrissons.
Une fois encore, Mama Pitié souleva l’enfant pour l’offrir aux regards de l’assistance, qui éclata en rugissements d’approbation et en applaudisse-ments. Pleurant à chaudes larmes, mais de joie et de gratitude à présent, la mère du bébé sauta sur ses pieds et courut recueillir son rejeton.
Mama Pitié battit des paupières et ouvrit les yeux sur la mère et l’enfant. Ses lèvres s’écartèrent sur ce qu’on aurait pu interpréter comme un sourire, si seulement s’y était manifestée une once de chaleur.
” Mama Pitié, Mama Pitié, Mama Pitié “, scandait la foule à l’instigation des six servants présents derrière l’autel. Car si le miracle auquel elle venait d’assister avait réchauffé les coeurs, l’adulation se teintait d’un sentiment qui n’avait rien à voir avec la dévotion; la louange n’était pas exempte d’un certain malaise.
Mama éleva les mains, paumes tournées vers la congrégation comme pour la bénir, et tout le monde tapa vigoureusement des pieds. Une jeune femme, jusque-là silencieuse sur le côté de la nef, près de l’autel, entonna un nouvel hymne que l’assemblée s’empressa de reprendre, a cappella. Le chant s’enfla rapidement, et remplit tout l’espace du temple.
La grande prêtresse, bras toujours levés, tourna la tête de côté pour attirer l’attention de son escorte en robes noires. Le signal qu’elle donna, un haussement de sourcils, mit le groupe en mouvement. Les servants gagnèrent d’un pas vif divers points du local et firent passer parmi les chanteurs des bourses d’étoffe munies de poignées et d’une ouverture métallique, destinées à recueillir les offrandes. Bien entendu les fidèles s’exécutèrent, même les plus pauvres d’entre eux; aucune poche, aucun porte-monnaie ne fut oublié.
Ensuite les bourses pleines furent acheminées vers le devant de la nef, où quelqu’un les rassembla avant de s’éclipser par une porte avec son chargement. Mama Pitié resta immobile comme un roc tant que dura le chant, sans s’y joindre mais plus vigilante que jamais, surveillant chacun des visages présents sans bouger d’un cheveu sa tête colossale. Elle attendit que le psaume - qui était réservé au Temple, comme ceux qu’on avait chantés aujourd’hui - tire à sa fin avant de se détourner et de marcher avec lenteur vers la porte par laquelle son comptable avait disparu avec la collecte du soir. L’un de ses servants ouvrit prestement la porte devant elle et, sans un regard en arrière, elle quitta le Temple.
Certains soupirèrent de la voir partir, d’autres s’égosillèrent de plus belle; ils espéraient peut-être qu’elle reconnaîtrait leur voix dans la masse, qu’elle saurait qui chantait pour Mama Pitié et la Grande Mère Terre, et que toutes les deux poseraient sur eux un regard bienveillant. Bénies soient la Mère de Toutes Choses et Sa Servante, Mama Pitié. Car sa volonté avait eu raison de la calamité qui frappait cet enfant, comme elle avait pansé les plaies et guéri les maladies de beaucoup d’autres. Louée soit la Mère des Miracles. Elle étonnait l’oeil par l’énormité de son corps, Mama Pitié, et par cette figure monstrueuse et ces yeux très gros qui voyaient tout, mais sa sainteté était renommée, et sa bienfaisance spiri-tuelle légendaire. Gloire à Celle qui nous sauvera.
La porte refermée, la grande prêtresse s’arrêta un instant, yeux clos, main appuyée au mur de l’étroit corridor. Sous ses robes, sa poitrine se soulevait et s’abaissait à grands coups de profonds halètements. Un voile de sueur perlait à son front, qu’elle essuya avec sa large manche.
Par-dessus les échos du chant maintenant assourdi lui parvint, depuis la porte entrouverte au bout du couloir, le tintement des pièces de monnaie qu’on comptait. Mama Pitié se reprit, maîtrisa sa respiration, redressa son dos. Elle marcha vers la porte et resta debout sur le seuil, à contempler la scène.
Nelson Shadebank leva les yeux de son ouvrage, main posée sur un petit tas de pièces.
- Pas mal, Mama. Un bon miracle inspire la générosité, c’est bien connu!
Il avait l’accent new-yorkais du Bronx plus que celui de Brooklyn, bien plus répandu dans les diffé- rents dialectes de La Nouvelle-Orléans. Repoussant les lunettes cerclées de métal doré qui avaient glissé sur le bout de son nez, il plaça la pile qu’il venait de compter à côté d’autres piles et d’une liasse de billets, puis se renversa dans son fauteuil et attendit un commentaire.
Mais Mama Pitié passa son chemin sans un mot. Shadebank revint à ses calculs en haussant les épaules.
La grande prêtresse entreprit de gravir l’escalier de bois à l’extrémité du couloir. Elle soufflait lourdement en tournant le coin. L’espace restreint laissait à peine assez de place à ses larges hanches pour manoeuvrer.
Arrivée en haut, elle s’arrêta encore pour écouter les derniers accents affaiblis du psaume qui s’achevait. Ses fidèles allaient quitter le Temple, chacun retournerait à un monde d’abus et de spoliations; la grande majorité d’entre eux aurait oublié son ser-mon dans un jour ou deux, et ne retiendrait que le miracle qu’elle avait accompli ensuite. Était-ce donc la seule chose qui les liait véritablement à elle ? Est-ce que ses paroles importaient si peu? Cette Angeline s’était détournée de la protection de la Mère Toute-Puissante jusqu’à ce que la punition s’abatte sur son troisième enfant; et c’est à ce moment, comme par hasard, à ce moment précis qu’elle avait décampé hors de portée des griffes de la fausse église pour revenir dans le sein miséricordieux de la Mère Toute-Puissante. Mais si les Pouvoirs avaient échoué à guérir le nourrisson, que se serait-il passé ? Est-ce qu’Angeline serait repartie ? Si Mama Pitié n’avait pas redressé ce membre disgracieux, ses disciples auraient-ils mis en doute son enseignement ? Leur foi était donc si mince? Mama Pitié bouillonnait de fureur.
La question qui lui vint ensuite à l’esprit eut le don de la calmer. Cette question était la suivante: est-ce que cela avait encore de l’importance? Elle sourit dans la demi-obscurité de l’escalier. Est-ce qu’ils avaient encore de l’importance?
Existait-il autour d’elle quelque chose qui en avait encore ?
La race humaine avait tout saccagé, et la Grande Mère ne le tolérerait plus longtemps.
Le sourire de Mama Pitié s’élargit démesurément dans l’ombre, jusqu’à devenir un rictus. Un rictus mauvais.
Il se figea instantanément comme une image s’immisçait dans ses réflexions. C’était l’image d’un homme dont elle ne distinguait pas les traits, la manifestation psychique de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas; quelqu’un qui souffrait d’une infir-mité comparable à celle de cet enfant qu’elle avait guéri.
Dans un effort de concentration sur cette projection, Mama Pitié porta la main à sa tempe. Elle avait le sentiment confus que cet homme avait de l’importance dans sa vie, ou qu’il pourrait en avoir. Bientôt, peut-être. Et l’image s’effaça, comme la musique à l’étage inférieur.
Cette vision la laissa étonnée et troublée. Elle l’irritait aussi, contre toute raison. Cet homme était relié d’une façon ou d’une autre aux enfants, qui interrompaient le cours de ses pensées de grande prêtresse. Et elle sentait confusément que ces trois-là allaient jouer un rôle dans sa destinée.
Elle sentait la menace qu’ils représentaient, et elle les haïssait.
Perplexe et très préoccupée, Mama Pitié suivit le couloir qui menait à ses appartements, juste au-dessus du Temple. Ses besoins y seraient satisfaits, ses appétits comblés.
Et y seraient étouffés hurlements et prières.
- Jim.
Il remua sans s’éveiller encore. Diane lui tapota l’épaule.
Rivers ouvrit les yeux et y porta aussitôt la main comme si la lumière le blessait. Il se massa les tempes du bout des doigts avant de pouvoir fixer son regard sur Diane agenouillée près de lui.
- Je vous ai fait du café, dit-elle en approchant suffisamment la tasse de ses narines pour qu’il puisse le vérifier.
Il marmonna un merci et se redressa sur le coude avec un grognement. Il avait le dos et les membres douloureusement ankylosés.
- Vous n’êtes pas en forme, constata-t-elle. Une douche vous fera du bien, peut-être.
- Ce n’est pas sûr. Quelle heure est-il ?
- Neuf heures passées. Je vous ai laissé dormir, j’ai pensé que vous en aviez besoin. (Elle lui tendit la tasse. D’un battement de paupières, il chassa les dernières traces de sommeil.) Je vous ai emprunté une chemise, dit-elle, j’espère que cela ne vous contrarie pas.
Cela ne le contrariait pas du tout; la chemise de batiste bleu clair qu’elle portait sur sa jupe était beaucoup plus jolie sur elle que sur lui.
- Je vais préparer un petit déjeuner que nous pourrons prendre avant de partir.
Rivers se rappela sa promesse-de rentrer à Hazelrod avec Diane.
- Je n’ai pas faim, dit-il en goûtant le café dont il apprécia l’amertume.
- Peut-être, mais vous allez manger quelque chose. Nous avons une longue route à faire. Je vais m’en occuper pendant que vous prenez votre douche. J’ai pillé votre réfrigérateur pour y trouver de quoi faire un breakfast correct.
Elle se pencha et lui mit un tout petit baiser sur la joue avant de se relever. C’était tellement inattendu qu’elle avait déjà disparu dans la cuisine avant qu’il n’ait songé à réagir. Par la porte lui parvint le son de la télévision portable. Il s’enveloppa de son drap jusqu’à la taille et claudiqua vers sa chambre en emportant le café.
Le lit avait été impeccablement refait. Il s’assit un instant sur le coin pour réfléchir à leur conversation de la nuit. Il évoqua les jumeaux et leur histoire, le mari alcoolique de Diane, sa mort - son suicide ? Il pensa aussi à la lumière. Un signe mystique, suggérait Diane. Sottise, ou bien… ou bien quoi ? Reviens à la réalité, se dit-il. La télépa-thie entre les jumeaux était une notion qu’il pouvait admettre. Mais un signe mystique ? Un signe de quoi? Il termina son café. Un signe de leur paranoïa, peut-être. Une paranoïa dans laquelle l’entraînaient Poggs et sa famille. Il secoua la tête, mécontent de lui-même. Mécontent parce qu’il y avait chez ces gens quelque chose - leur fervente sincérité, peut-être - qui le poussait à leur faire confiance, malgré tout.
Il attrapa le peignoir jeté sur le dossier d’une chaise et s’y glissa sans s’apercevoir que c’était celui que Diane lui avait emprunté. L’éponge était encore faiblement imprégnée de son odeur, et il respira cette odeur sans savoir qu’il souriait. Il entra dans la salle de bains, pensif.
Un petit déjeuner composé de jambon, de champignons et de tomates grillées l’attendait sur la table de la cuisine. Diane essayait de régler le petit poste de télévision.
- Je n’arrive pas à éliminer cette maudite inter-férence, ronchonna-t-elle en lui jetant un coup d’oeil. Comment, des jeans et un sweat-shirt? Ça ne colle pas avec l’image du Bureau de la Météo.
- Je suis en congé. (Il examina le poste. L’image était déformée, le son brouillé.) C’est sans doute l’antenne qui a été déplacée cette nuit, dit-il en vérifiant les plombs au dos de l’appareil.
- Je ne sais pas. Votre radio a des problèmes aussi.
- Ah bon ? Des parasites?
- Peut-être bien.
Elle éteignit le poste.
- Bon, asseyez-vous avant que cela refroidisse. Je vous signale que vous n’avez plus d’oeufs.
Rivers s’aperçut qu’il avait faim, et même une faim dévorante. Il s’assit à la table et Diane l’imita, mais à sa place n’était posé qu’un verre de jus d’orange.
- C’est tout ce que vous prenez ? s’étonna-t-il.
- J’ai croqué quelques pommes tout à l’heure. C’est beaucoup plus sain que ce que vous allez manger, mais j’ai l’impression que vous n’êtes pas un adepte de la nourriture diététique.
- Vous ne vous trompez pas. Alors, quel est votre programme pour la journée?
Elle lui versa du café chaud.
- Pas de programme très précis. Nous rentrons à Hazelrod, vous parlerez avec les enfants, et nous verrons ce qui en sortira.
- Qu’attendez-vous de cette conversation ? Elle haussa les épaules.
- Je ne sais pas trop. Tout cela me déconcerte autant que vous. Nous sommes tous perplexes.
- C’est bon, nous prendrons les choses comme elles viennent. Mais je pense que vous serez déçue.
- On verra. Pour l’instant je suis seulement heureuse que vous ayez décidé de nous suivre.
- Disons que j’éprouve de la curiosité. Mes propres recherches n’ayant rien donné de précis, je n’ai rien à perdre, je le répète.
- Quoi qu’il en soit, je vous remercie.
Ce fut à son tour de hausser les épaules.
- Pourquoi est-ce si encombré?
Assis à côté de Diane dans la Ford Escort, Rivers examina la circulation très dense.
- C’est la ruée vers la sortie de Londres. Tout le monde a peur d’un nouveau tremblement de terre.
Devant eux, la rampe d’accès à l’autoroute était entièrement bloquée par une file de véhicules immobiles.
- J’espère qu’ils ont un endroit où aller, observa Diane.
La voiture progressa de quelques centimètres.
- Je pense que ce n’est pas leur principal souci, répondit Rivers. Ces gens ne cherchent qu’à gagner un lieu découvert, où ils ne risqueront pas de recevoir un immeuble sur la tête.
Il essaya encore une fois de mettre la radio, mais les craquements parasites qui interrompaient les moments de bonne réception en rendaient l’écoute insupportable. Il éteignit prestement et scruta le ciel. Il était entièrement voilé d’un épais rideau de nuages blancs qui de temps en temps laissait entrevoir le disque sans relief d’un soleil atténué. Une chaleur humide régnait, assez déplaisante.
Quelqu’un actionna impatiemment son avertisseur, et naturellement d’autres automobilistes firent chorus. Tant pis pour les semaines alternées, pensa Rivers qui observait les badges de différentes couleurs sur les pare-brise. Et peut-être ces automobilistes n’avaient-ils pas tort de céder à la panique, car qui pouvait affirmer qu’il n’y aurait pas d’autre secousse? Qui donc aurait pu prévoir la première?
- Il faudrait prendre une sortie plus tranquille, dit Diane, les mains crispées sur le volant.
- Aucune sortie de Londres ne sera tranquille aujourd’hui. Détendez-vous, nous finirons bien par y arriver. Je pense que nous roulerons mieux une fois sur l’autoroute.
- Je n’en suis pas sûre. Je parie qu’elle sera tout aussi embouteillée.
La voiture gagna encore quelques centimètres. Un hélicoptère appartenant à la police les survola à basse altitude avant de virer sur sa gauche, vers la rive sud du fleuve tout proche. Rivers le suivit des yeux en enviant sa liberté. Et il se décida.
- D’accord, c’est sans doute mieux d’essayer un autre itinéraire. Plutôt que de vouloir atteindre l’autoroute, on va se faufiler pour prendre la prochaine sortie, qui nous mènera au pont de Kew. Sur l’autre rive de la Tamise, la circulation sera peut- être un peu plus fluide.
Elle mit son clignotant sans autre discussion et entreprit de glisser la voiture sur la file de gauche. La manoeuvre n’enthousiasmait guère les autres conducteurs, et Rivers mit sa main à la vitre en un geste d’apaisement. Avec de la patience, ils sortirent enfin du rond-point et prirent la direction du pont. Mais Diane ne tarda pas à devoir s’arrêter: un peu plus loin devant, à un carrefour bloqué, des voitures faisaient marche arrière.
Apparemment, l’embouteillage était dû aux feux qui ne fonctionnaient pas.
- Nous allons passer le plus clair de la journée à tenter de sortir de cette ville, soupira Diane avec résignation. Rivers sourit malgré sa nervosité.
- Jusqu’à ces dernières années, c’était toujours ainsi à Londres, aux heures de pointe.
- Je m’en souviens, bien que nous ayons toujours évité l’endroit, à cause des odeurs et de la saleté. On avait l’impression que tout allait s’effondrer. Et pourtant c’était avant le tremblement de terre! (Elle rit, puis redevint sérieuse.) Je n’ai toujours pas compris comment il a pu se produire. Une faille avait bien dû s’ouvrir avant!
- Probablement une fracture si minime qu’au-cun appareil n’a pu la détecter. Et puis quelque chose a bougé dans les entrailles de la Terre, provoquant une sorte d’éruption qui l’a aggravée. Ce genre de choses arrive à chaque instant dans le monde entier. Il s’est trouvé que cette secousse était plus grave que la plupart, et qu’elle s’est produite en un endroit très vulnérable.
Il fronça le sourcil. Il se passait quelque chose devant, un remue-ménage qu’il ne s’expliquait pas. Des cris leur parvenaient par les vitres ouvertes. Soudain il comprit.
- Remontez la vitre et verrouillez votre porte, vite! ordonna-t-il à Diane qui le regarda, interdite.
Il vit que c’était déjà trop tard. Derrière l’épaule de Diane venait d’apparaître un faciès large à la peau brune.
Un bref instant, cette vision le paralysa - il connaissait cette figure, ces yeux énormes et fixes, ce nez épaté étrangement déformé. Il cilla plusieurs fois, et la figure changea. C’était toujours celle d’une personne noire, mais dont les traits s’étaient modi-fiés comme par magie. Dérouté, ne pouvant se défaire d’une sourde appréhension, il plongea son regard dans les yeux pleins de haine.
Diane poussa un cri. Un bras musclé avait jailli par la fenêtre, suivi de la tête et des épaules du jeune Noir. Ses yeux inspectaient rapidement l’intérieur de la voiture avant de se fixer sur le bagage que Rivers avait déposé sur le siège arrière. Il plongea jusqu’à mi-corps vers le sac, en plaquant Diane contre son fauteuil.
Rivers réagit alors, la colère dominant la peur. Son poing s’écrasa par deux fois sur la face du voleur; le second coup qui s’abattit sur le nez épaté fit reculer l’intrus, que Diane poussa de toutes ses forces hors du véhicule.