JAMES HERBERT

PRÉSAGES

 

Il faut porter en soi le chaos pour donner naissance à une étoile qui danse.

FRIEDRICH NIETZSCHE.

 

En vérité, c’est dans l’obscurité que l’on trouve la lumière; c’est alors que nous sommes dans la peine que cette lumière est la plus proche.

MAITRE ECKHART.

 

SUICIDE-MYSTÈRE DE 7 000 PINGOUINS

Dans une île au-dessus de laquelle la couche d’ozone est presque inexistante, des pingouins se sont rués à la mort par milliers.

Ce suicide collectif de 7 000 alcidés intervenu sur Macquarie, une île subantarctique inhabitée, déconcerte les experts.

Daily Mail, lundi 25 juin 1990.

 

COURSE A LA MORT CHEZ LES PINGOUINS

Hobart, Tasmanie, le 24 juin.

Les milliers de pingouins d’une colonie installée sur l’île Macquarie ont opéré un mouvement précipité au cours duquel 7 000 individus ont péri. On annonce de source officielle qu’une enquête est ouverte sur ce mystérieux événement. ” A ce stade nous ignorons encore la raison de cet acte collectif “, a annoncé le porte-parole du ministère australien de la Nature et du Patrimoine. ” Jamais encore nous n’avions observé ce type de conduite. “

L’île Macquarie se trouve entre l’Australie et le continent antarctique. Administrativement, elle dépend de l’île australie.

New York Times, le 25 juin 1990.

 

Vers le prochain millénaire,

Prélude

Minuit.

Voici des heures qu’il reste éveillé dans le noir. Il se lève à présent de son lit étroit, il va vers la porte où il s’arrête. Un frisson le traverse.

Est-ce le commencement? Est-il venu, le moment qu’il implore et redoute tout ensemble, depuis si longtemps ?

Il tire la porte à lui avec effort, d’un geste lent et difficile, comme si les démons de la nuit l’attendaient de l’autre côté. Mais non, ce n’est que le vent froid du lac qui pèse sur son corps maigre.

Il se courbe en passant la porte, effleure du doigt les veines du bois rugueux. Il ne s’éloigne pas du seuil.

Le visage levé vers le ciel, il écoute un lointain battement d’ailes. L’aigle sait-il, lui aussi ? Est-ce la raison de son cri désolé ? La prescience lui est-elle venue, claire et brutale, a-t-elle transpercé la nichée de sa pointe aiguë, qui dispense une douleur qu’on dirait physique ?

Il inspire l’air de la nuit comme s’il était précieux, et rare-ce qu’il est devenu, en effet. Et il tombe à genoux sur l’herbe rêche, s’y accroche de ses poings fragiles; craindrait-il de tomber de la Terre ?

Il offre sa prière-mais il l’offre au sol qui le porte.

” Pardonne “, supplie-t-il.

Au tréfonds de son âme il sait pourtant qu’il est trop tard. Le cancer doit être assaini, il doit être arraché à l’organisme qu’il habite.

Le cancer, c’est l’humanité.

De désespoir, il pleure. Impitoyable dans son indiffé- rence, la nuit ne lui apporte aucun réconfort.

Lorsque ses pleurs s’apaisent, il relève la tête et se redresse, mais demeure à genoux.

Il porte en lui une certitude nouvelle.

Quelque part, quelqu’un sait. Quelqu’un se réjouit en cet instant de la nuit.

Car cet instant est son heure, à elle aussi.

 

CÔTE DE QUEENSLAND, AUSTRALIE - Grande Barrière de corail

 

Sur la mer calme jouaient toutes les nuances de vert et de bleu, et même l’indigo là où, au loin, s’abaissait le plateau continental. De par sa chaleur même le soleil paraissait plus blanc. A l’abri du grand récif, la houle du Pacifique ridait à peine la surface de l’eau où reposait tranquillement le pon-ton flottant auquel était amarré un catamaran de trente-cinq mètres. Un appareil amphibie venait d’amerrir tout près; deux de ses passagers glissaient déjà des flotteurs dans la mer tiède, en costumes de plongée de couleurs vives, qui rivaliseraient d’éclat avec la vie sous-marine qu’ils allaient trouver.

Un semi-submersible s’éloignait sans hâte de la large plate-forme pour se diriger de confiance vers les gouffres de corail invisibles. Depuis son habitacle immergé de verre et d’acier, ses occupants observaient ce qui les entourait, passionnés au plus haut point par tout ce qui bougeait dans ces profondeurs de turquoise. Bien au sec dans leur aquarium, ils furent bientôt transportés d’émotion à la vue des jaunes et des bleus d’un poisson-perroquet, d’une indicible intensité; puis ce fut un serpent d’eau vert olive à tête orange qui passa tout près, en créant un remous qui fit presque tanguer le bateau.

Sur les ponts du catamaran, des excursionnistes à la journée déjeunaient de fruits de mer et dé vin bon marché. La plupart restaient à l’ombre, ou descendaient sur la partie couverte du large radeau, se contentant d’examiner le matériel de plongée ou simplement de regarder l’océan.

Un peu plus loin, l’un des deux plongeurs en tenue voyante glissait vers la fraîcheur des eaux profondes. L’ombre de l’appareil amphibie qui planait au-dessus de lui, comme posée sur un plafond inondé de soleil, ressemblait à une araignée d’eau géante guettant une proie plus petite. Le plongeur marqua une pause en attendant son compagnon, et regarda autour de lui. Quelle direction allaient-ils prendre ?

Neville Schneider IlI - Snidey pour ses amis, Snide pour les autres - n’était en réalité le troi-sième de personne : il était né à Melbourne, où il avait grandi puis s’était installé, fils unique d’un parent unique, sa mère en l’occurrence. Mais il aimait cette saveur américaine du chiffre qu’on ajoute à son nom. Homme d’affaires qui ne devait qu’à lui-même sa réussite dans la chaussure de sport, il s’estimait en droit de s’attribuer le titre de son choix. IlI, c’était bien. Cela évoquait un lignage, avec ce qui s’y attachait de respectabilité. C’était une façon pas tout à fait légitime de nier l’illégiti-mité. Quoi qu’il en soit, il s’était à présent identifié à ce IlI.

Il était plutôt svelte, pour ses quarante-sept ans, dans sa combinaison violet et jaune, dont le caoutchouc mousse tenait en respect sa pointe de brioche; un bonnet étanche cachait obligeamment sa calvitie. La fatigue extrême ressentie après chaque plongée commençait à s’atténuer; il retrouvait son tonus - ce qui, à n’en pas douter, améliorait sensiblement ses performances nocturnes une fois de retour à l’hôtel -, Sandie et Cheryl pouvaient en témoigner. Dommage que ni l’une ni l’autre n’aiment se mouiller les cheveux, cela aurait rendu la plongée bien plus intéressante encore.

On le poussait du coude, ce qui interrompit le cours de ses pensées. Barry, son moniteur et compagnon rétribué (et souffre-douleur, pour dire le vrai), l’avait rejoint; d’un geste, Schneider lui indiqua prestement quelle direction il voulait prendre; Barry répondit que c’était d’accord en arrondissant le pouce sur l’index, et les deux hommes s’enfoncè- rent dans les eaux du même mouvement souple et facile.

Schneider aimait cette impression de quasi-ape- santeur, même si l’espace apparemment infini de l’élément liquide l’effrayait un peu, et surtout les rencontres qu’il pouvait y faire - la veille, celle d’un requin aux ailerons bordés de blanc comme par la neige, qui, fort heureusement, était passé, indiffé- rent. (On l’avait ensuite rassuré en lui jurant que l’homme n’était pas le mets favori du requin, en dépit de ce qu’affirment avec insistance certains films.) Temporairement au moins, il se libérait ici de ses soucis domestiques et professionnels. Jodie pouvait bien passer deux semaines à se taper tous les minables et les poivrots qu’elle voulait, il s’en fichait. Et la chaussure - son entreprise, son empire de la chaussure - pouvait aller cahin-caha en son absence pendant la même période. Qu’il se repose et se délasse une quinzaine de jours, c’était l’ordonnance du médecin. La plongée faisait partie du délassement, mais n’en était qu’un élément. Les deux autres ” éléments ” étaient occupés pour l’heure à se dorer autour de la piscine, sur l’île Hayman. Quand elles seraient cuites à point, Sandie et Cheryl consacreraient le reste de l’après-midi à se pomponner pour le retour du héros. C’était lui, le héros. Et bon sang, il se sentait un vrai héros à barboter ainsi dans les abysses. Un vrai truc de macho, ça oui.

Barry, qui avait pris un peu d’avance, lui montrait quelque chose dans les coraux. Excès de zèle pour justifier ses appointements considérables de guide et de moniteur ? L’ayant rejoint, Schneider hocha lentement la tête à la vue des spirorbes multicolores nichés dans la roche. Une peinture d’enfant, se dit-il, un jaillissement instinctif d’éclaboussures de couleur, sans précision ni plan.

Étonné, Schneider s’attarda un instant à considé- rer sa propre subtilité. Puis il s’éloigna d’un coup de reins en faisant signe à Barry de le suivre. Alors quoi, s’il continuait dans ce registre, il allait verser dans le genre pigeon amateur d’émotions pour jeunes filles. C’était bien joli ces petites choses, mais ce qu’il recherchait lui, c’était les émotions fortes. Enfin, pas uniquement, pour être honnête avec lui-même - et qui d’autre que lui le pouvait, de temps en temps au moins? Ce qui lui plaisait vraiment, c’était l’idée de plonger dans l’immensité de l’océan. Un truc à lâcher dans la conversation lors du prochain cocktail sinistre que donnerait Jodie, ou alors au prochain salon de la chaussure de sport, devant les gars réunis au bar. En embellissant un peu, naturellement.

Hé là, qu’est-ce qui se passe ?

Pas grand-chose, rien que Barry qui lui saisissait la cheville pour lui montrer une autre trouvaille. Il avait intérêt à ce que ce soit bien. Quoi, un très gros coquillage avec une brindille épineuse qui dépassait ? Et alors ? C’était à se demander s’il ne surpayait pas Barry. Que faisait-il à présent, cet imbécile, faisant semblant de fourrer quelque chose dans sa bouche ? Ah! oui, le coquillage était occupé à avaler ce truc à épines. La belle affaire! Évidemment, si c’était de la jambe d’un homme que la bestiole s’empiffrait, ç’aurait pu être intéressant…

Schneider eut un mouvement de recul : une énorme masse sombre venait d’apparaître dans la demi-obscurité. Il saisit son guide à l’épaule et lui désigna cette masse qui avançait, prêt à prendre la fuite tandis que Barry, lui, couvrirait sa retraite. L’autre secoua la tête en exagérant son geste et, les mains en visière sur son masque, fit mine d’inspecter les récifs de corail environnants. Ah ! bon, il comprenait - Schneider soupira de soulagement dans son scaphandre. Ce n’était ni une baleine ni un requin tueur qui s’approchait lourdement, mais le semi-submersible qu’il avait vu tout à l’heure en surface, bourré de ces touristes qui n’avaient pas le cran de plonger pour aller voir la faune sous-marine.

Il sourit - pas facile avec du caoutchouc plein la bouche! - et s’écarta du mur de corail, pour se diriger vers l’étrange vaisseau de verre. Comprenant l’intention de son client, le guide ne bougea pas. Il se contenterait de le surveiller - autant laisser cet imbécile s’amuser pendant qu’il le pouvait. Barry avait maintes fois eu affaire à des clients de cette sorte : grands et gros, forts en gueule, et en mauvaise santé. Tous candidats à l’infarctus.

Schneider imaginait une trajectoire qui l’amène-rait juste au-dessous de l’engin se mouvant au ralenti. S’il restait bien aligné sur la proue d’acier, il espérait n’être pas remarqué. Surprenant comme on nage facilement sous l’eau, bien plus facilement qu’en surface. Il y était presque, encore un petit effort et il parviendrait sous la coque. Et là, hop! un grand coup de poing dans la vitre! Ha ha! Ces cornichons vont avoir une attaque! Ah! qu’est-ce qui m’arrive ? Schneider tressaillit.

Quelque chose de mou avait heurté son masque. Ce n’est qu’un poisson, espèce de crétin. Un poisson-libellule bleu électrique avec des lignes jaunes et vertes. Et voilà son copain. Regarde où tu vas, espèce de sprat. Bon, tu n’es pas un sprat, mais pas un maquereau non plus. Je me demande quel goût ça a, ce… ?

Le passage d’un banc de poissons minuscules le fit virevolter. Leur contact était presque aussi léger que celui des flocons de neige, mais tout de même surprenant. Que se passait-il ici? Il était pourtant vêtu de couleurs assez vives pour être visibles, non ? Tonnerre, il en venait encore et encore! La mer était remplie de poissons qui filaient… et pas seulement de poissons, mais d’une faune disparate où il croyait reconnaître des anguilles, des serpents, d’autres animaux semblables à des épaves, mais qui tous s’éloignaient à toute vitesse dans la même direction, vers les profondeurs de l’océan. Il vit même une de ces vilaines grosses tortues… Comment arrivait-elle à nager aussi vite ?

Le sillage de cette faune aquatique le faisait ballotter au gré du courant qu’il provoquait. Il battit des bras pour tenter de se stabiliser, se retourna. Où était Barry ? Il aurait dû se précipiter à son aide, cet ahuri! Il s’imaginait sans doute qu’il le payait pour se tourner les pouces ?

Mais tout redevint calme. A part quelques traî- nards, la mer paraissait vide. Beaucoup plus vide qu’auparavant, en réalité. A quelques mètres de distance, Schneider voyait au-dessus de lui l’image brouillée des passagers du semi-submersible. Leurs figures grisâtres s’écrasaient presque comiquement contre les parois de verre armé. Malheureusement, il n’était pas d’humeur à rire. Ce calme qui régnait avait quelque chose de bien étrange.

Il s’aperçut qu’il s’enfonçait et se servit de ses palmes pour se maintenir à la profondeur voulue. Il faisait si sombre, quelques mètres plus bas…

C’est alors qu’un mouvement attira son regard. Quelque chose s’élevait du fond de la mer.

Encore un poisson ? Non, l’objet brillait trop.

Un plongeur alors ? Oui, ce devait être un plongeur qui se servait d’une lampe - est-ce que Barry s’était muni d’une lampe, au fait ? Peut-être était-ce un de ces scientifiques qui remontait après une expérience. Toute cette agitation, tout à l’heure, c’était peut-être sa faute. Il devrait y avoir une loi qui…

Hé là! Il y avait bien une lampe, mais rien avec, personne pour la tenir. Rien qu’une lampe… ronde, grosse comme une balle de tennis… qui se promenait toute seule. Un de ces poissons lumineux qui habitent les fonds marins? Mais on n’était pas si profond, ici.

L’objet s’approcha, encore, encore. Brillant, d’un blanc très pur… mais avec un léger halo coloré, comme un arc-en-ciel très doux… scintillant… fascinant.

L’objet le dépassa, poursuivit son ascension.

Schneider le suivit du regard, le cou tendu, les yeux brillants derrière son masque. Une clarté pâle, presque lunaire, baigna un instant la partie basse du vaisseau où l’observaient les passagers, silhouettes spectrales au visage exsangue.

Le globe perdit de son éclat en approchant de la surface, non que sa lumière se soit affaiblie, mais parce qu’elle entrait en concurrence avec celle du soleil qui régnait là-haut.

Il creva enfin la surface; Schneider ne vit plus qu’une lueur très atténuée qui continuait de s’élever pour devenir de plus en plus petite, se perdre et finalement disparaître.

Schneider se rappela de respirer. Il flottait dans un silence pesant.

Il faudra que je raconte ça à la prochaine boum lugubre de Jodie, se dit-il.

Bien qu’étouffé par l’énorme masse liquide, un craquement effroyable résonna dans son dos comme un formidable bruit de tonnerre, d’une brutalité extrême, assourdissante. Il se retourna avant que l’onde de choc ne l’atteigne de plein fouet, porta d’instinct les mains à ses oreilles encapuchonnées, et vit Barry projeté loin de la muraille de corail, balayé comme fétu de paille, qui se contorsionnait pour résister au courant et maîtriser son corps.

D’où il se trouvait, il lui était difficile de comprendre ce qui se passait exactement; il vit néanmoins la barrière de corail se rompre et s’ébouler comme un tas de galets, dans une explosion de bulles jaillissant de la roche même.

A l’instant où il se sentit brusquement emporté avec violence, il eut la vision horrible de ce que serait sa relativement courte existence.

La déflagration fut aussi forte que celle de cent canons. Des fragments de polypes vivants fusèrent vers la surface tels des éclats d’obus, traversant le corps de Barry comme s’il n’avait pas eu plus de consistance que du papier mâché. L’homme - ou du moins sa fraction la plus importante - disparut dans un grand tourbillon rouge; d’autres tronçons de sa personne, mêlés à divers débris solides, vinrent exploser à la lumière du jour, en une furieuse fontaine de sang, de corail et de chair.

Schneider hurla dans le tuyau de son masque à air. Ce fut alors la barrière tout entière qui éclata, avec une violence qui n’épargna rien de ce qui flottait en surface - semi-submersible, avion amphibie, catamaran, ponton, plate-forme de plon-gée, nageurs. L’explosion transperça, déchira, pulvé- risa toute chose, qu’elle soit dure ou molle, avec la même aisance; en une fraction de seconde, Schneider eut encore le temps d’insulter son médecin, responsable au premier chef de ces vacances qui s’achevaient dans le sang.

Puis le chiffre de Neville Trevor Schneider IlI se trouva multiplié par mille.

 

AU-DESSUS DU GOLFE DU MEXIQUE

- Café, Doc ?

- Heu… oui? hésita James Rivers qui se détourna de son hublot, l’esprit encore occupé des intéressantes formations nuageuses, essentiellement des cumulo-nimbus, qui se présentaient au loin.

Le moustachu râblé qui se penchait vers lui leva de quelques centimètres le gobelet qu’il avait en main.

- Café. Dernière occasion avant ce qui va nous tomber dessus.

Acquiesçant d’un signe de tête, Rivers prit le gobelet de plastique que lui tendait Gardenia, non sans une grimace car le liquide chaud lui brûlait les doigts. Il prit vite une petite gorgée, agitant la main avec un sourire contraint. Ce type s’amusait toujours à ses dépens.

- A quelle altitude montons-nous ? s’enquit-il à voix assez haute pour dominer le vrombissement des quatre moteurs.

- On ne sait pas encore, répondit l’autre avec un coup d’oeil aux instruments placés devant Rivers. Pour ma part je préférerais voler bas, disons à cinq mille, on récolterait plus d’informations. Mais c’est le pilote qui décide, j’imagine. Dix mille serait bien plus prudent. Ça va l’estomac? - Il faudra bien de toute façon. Gardenia gratta son crâne dégarni.

- On en a eu de sévères ces derniers temps, à commencer par l’ouragan Gilbert en 88, mais celui-ci promet d’être le pire. Voyez ces indications.

Il se pencha au-dessus du bureau étroit pour regarder par les fenêtres à double revêtement de polycarbonate, ce qui obligea Rivers à reculer au fond de son siège.

- Vent de surface à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix noeuds pour l’instant, estima Gardenia à travers ses épaisses lunettes à monture d’écaille, mais ça risque de changer rapidement. A votre avis, qu’est-ce qui a trois bosses et chante Stormy Weather avec son cul ? Vous le savez ?

Rivers secoua négativement la tête, bien qu’il eût une idée de la réponse. Ce genre de plaisanteries revenait sans cesse depuis deux ans, depuis le désastre.

- Un chameau irakien. (Gardenia claqua la lan-gue, comme pour s’excuser.) Eh oui, je sais, c’est de mauvais goût. Mais cette bande de cinglés ne devrait pas faire joujou avec des choses qu’ils ne comprennent pas, surtout après la pâtée qu’ils ont prise à la guerre. Hé, regardez ce qui s’amène là-haut. Lâchez un peu ce café, Doc, vous allez finir par avoir chaud à la quéquette. On va être secoués.

Rivers observa le ciel. Les nuages avaient encore noirci et s’agitaient plus furieusement, comme en ébullition.

- Vous avez déjà essuyé un cyclone, Jim ?

S’il nota avec satisfaction que Gardenia avait cessé de l’appeler ” Doc ” - le doctorat en physique ne donnait pas lieu à une telle appellation -, Rivers ne se détendit guère au ton soudain sérieux de son interlocuteur. En dépit de sa gros-sièreté, affectée ou non, Thom Gardenia, spécialiste des cyclones et responsable de recherches à la NOAA, National Oceanic and Atmospheric Administration, basée à Miami, était loin d’être un imbécile. Les manières qu’il affichait n’étaient peut-être qu’une façon de surmonter sa nervosité, que partageaient tous les membres de cette mission. Après les dégâts dévastateurs de l’ouragan Zelda en Jamaïque, tout le monde à bord avait conscience du caractère sans précédent de ce qui se préparait, une tempête d’une puissance terrifiante, indescriptible. Rivers, pour employer une image que n’aurait pas désavouée Gardenia, se sentait la gorge aussi sèche qu’une culotte de grand-mère.

- Je suis déjà parti en mission à bord de notre Hercule C-130, répondit-il, mais je n’ai jamais eu de vol comme celui-ci.

Il but une gorgée de café, dont il apprécia la chaleur. Depuis un moment, il éprouvait une sensation de froid qui n’était pas liée à l’altitude, puisque les scientifiques présents portaient des chemises à manches courtes, et l’équipage une légère combinaison bleue d’uniforme.

La main épaisse de Gardenia s’abattit sur son épaule.

- Ne vous en faites donc pas, mon vieux, on n’a encore jamais perdu de British. Et vous y prendrez peut-être goût.

L’avion choisit ce moment pour plonger de l’aile. La poigne de Gardenia serra plus fort, et sa main vacante agrippa le bord du bureau.

- Simple balade de foire, Doc, plaisanta-t-il avec un sourire qui découvrait largement ses jaquettes dentaires de porcelaine, très blanches par contraste avec son épaisse moustache noire.

En veillant à ne pas renverser de café, Rivers se concentra sur l’examen des fonds marins qu’ils survolaient. D’où était-il parti, ce cyclone ? Était-il né au-dessus de l’Afrique, du choc des vents équatoriaux qui engendre des zones de basse pression ? Dans six pour cent des cas, de telles zones pouvaient donner un orage de cette ampleur, par aspiration de l’air qui se met à tournoyer; la rotation de la Terre entraîne cette masse d’air de plus en plus vite, de plus en plus fort, qui en dérivant se charge d’eau provenant de la mer chaude; c’est l’énergie puisée dans l’océan qui finit par s’accumuler dans l’atmosphère et alimente l’orage; et il se forme un mur interne de nuages de plus en plus turbulents, qui va délimiter le coeur de l’ouragan, son centre, l’oeil du cyclone.

- La Jamaïque et la pointe de Cuba sont sinistrées, annonça Gardenia comme l’appareil se redressait, et ce n’est encore qu’un cyclone de catégorie quatre. Il faut espérer qu’il s’épuisera vite.

- Quelle est la dernière mesure de l’oeil relevée par satellite ?

- Entre quarante et quarante-deux kilomètres avant qu’il n’accoste, seize depuis qu’il est revenu au large. Il semble rétrécir rapidement et… voyons… (il plissa le front) nous en sommes distants d’une trentaine de kilomètres. Quand nous l’atteindrons, je calcule qu’il aura environ onze à douze kilomètres de diamètre.

- Il se réduit si vite?

- Ça m’en a tout l’air.

- Et on va droit dessus.

- Eh oui. Notre pilote n’aime pas trop manoeuvrer dans ce genre d’espace, particulièrement quand il se réduit d’une minute à l’autre. Il y a de méchantes convexions à l’intérieur de l’oeil, et c’est très agité tout autour. - A cause des courants d’air ascendants ? - Exactement.

Rivers préféra risquer de se brûler la gorge en finissant son café avant que l’avion ne remue trop. Quelqu’un venait vers eux par le couloir central. L’homme alla s’accouder à la rangée de cadrans disposée devant le climatologue anglais.

- J’ai besoin de la place, Jim. Le pilote joue la sécurité, nous montons à dix mille.

Rivers se leva en emportant le gobelet vide. Joe Pusey, le météorologue du vol, se glissa dans son fauteuil.

- Attachez-vous, les gars, ça va se corser.

Le climatologue s’assit en face, et posa le gobelet à ses pieds. En tant qu’observateur, détaché de la division britannique de la Commission intergouver-nementale enquêtant sur les modifications climatiques, il n’était pas directement impliqué dans cette opération; il n’avait donc qu’à se rasseoir tandis que le scientifique américain et son équipe rassemblaient les données pour les retransmettre au Centre des cyclones, sur le continent. Ils avaient pour tâche principale de localiser avec précision le centre de l’orage, de façon que les météorologues puissent établir le tracé de sa progression et anticiper sa direction avant de lancer des avertissements aux zones côtières et intérieures concernées. Les sondes et détecteurs placés à l’extérieur de l’avion enregistraient la pression atmosphérique, le taux d’humidité, la température et la vitesse des vents, les radars mettaient en évidence leur trajectoire et celle de la pluie; tous éléments indispensables pour prévoir l’importance du déferlement orageux et évaluer les dégâts que provoquerait le cyclone Zelda en touchant terre de nouveau.

L’annonce qu’un orage particulièrement sévère traversait les îles Caraïbes n’avait atteint Rivers que la veille, au Centre de recherches Hadley, dans le Berkshire; son voyage précipité vers New York puis vers le sud des États-Unis l’avait laissé quelque peu épuisé. Mais toute fatigue l’avait abandonné à présent : il avait l’esprit vif et les sens aiguisés.

A bord de la cabine, l’équipe restreinte de cher-cheurs et d’hommes d’équipage s’affairait autour des consoles et des claviers d’ordinateur. Le jeune météorologue absorbé par ses instruments relevait des indications dont il conférait avec le pilote grâce à son casque à écouteurs. Même si chacun s’était montré courtois, et même amical - les sarcasmes habituels de Gardenia étaient après tout sans méchanceté -, Rivers se sentait traité un peu en étranger fraîchement débarqué, touriste, en technocrate de la recherche sans réelle expérience du terrain, qui n’a jamais chevauché le vent ni suivi le typhon. En fait, la réalité était sensiblement différente, mais à quoi bon les détromper? Il était là en tant qu’observateur, et rien de plus.

L’avion se cabra. Assis à son pupitre devant Rivers, Gardenia attacha prestement sa ceinture, puis se retourna et leva le pouce à son intention.

- Tenez-vous bien, mon vieux. Tant qu’on n’a pas à se balader en altitude, ce ne sera pas pire qu’une promenade en Jeep sur une route défoncée.

Rivers hocha la tête, mais ne rendit pas son sourire à Gardenia. Les cadrans disposés devant Joe Pusey accaparaient son attention. Comme il se penchait le plus possible pour les voir, le météorologue remarqua sa curiosité; il tapota ses écouteurs en désignant la poche placée sur le côté du siège de Rivers.

- Prenez les boîtes, cria-t-il.

Le climatologue plongea la main dans la poche dont il sortit une paire d’écouteurs qu’il ajusta à ses oreilles avant de régler à la bonne hauteur la mince tige du micro.

- Nous maintenons la communication pour le moment, entendit-il Pusey annoncer.

L’avion fit une embardée.

- Nous sommes en plein orage, messieurs, vous l’avez peut-être remarqué, fit une autre voix, celle du pilote. A part ça tout va bien! Nous montons actuellement à dix mille et nous sommes à une trentaine de kilomètres de l’oeil lui-même. Une fois dedans, j’essaierai de rester en orbite à l’intérieur, si ça vous est utile.

- On va repérer le centre et larguer une sonde pendant que tu traverseras, avant d’être au coeur.

- Ça me va, pour le coeur je suis toujours d’ac-cord.

Rivers tira un calepin de sa poche. On lui donnerait copie ultérieurement du rapport de mission, mais il souhaitait noter quelques observations personnelles. L’avion tangua encore, si fortement cette fois que sa ceinture de sécurité se tendit sous son poids. Une série de cahots suivit.

- Il est brutal le petit dernier, fit remarquer tranquillement un membre d’équipage.

- Ouais, c’est un méchant, dit le pilote. Il y a des rafales à deux cents noeuds ici.

Rivers nota quelques mots sous une information relevée précédemment. A mesure que les secondes passaient, les secousses devenaient plus violentes, et pratiquement constantes.

- Je fais les corrections pour trouver le centre, reprit le pilote.

- On doit trouver le vent zéro, c’est ce qu’il faut déterminer.

- Compris. Accrochez-vous bien, les gars.

L’appareil se mit à tressauter furieusement. Une pluie déchaînée tambourinait sur le fuselage, flagel-lait les hublots. Rivers jeta un coup d’oeil au plus proche : il ne vit que nuages gris emportés à une vitesse incroyable en une sombre frénésie. Une bourrasque plus puissante que les autres souleva l’avion aussi facilement que la vague une épave, et il se cramponna à son accoudoir; son stylo tomba à terre, il l’empêcha du pied de rouler plus loin. Le gobelet qu’il avait posé sur le sol avait basculé et décrivait un demi-cercle. Au moment où il se baissait pour ramasser son stylo, tout redevint étrangement calme.

Des exclamations étouffées se firent entendre dans les micros, la cabine s’éclaircit. Rivers se redressa avec moins de nervosité; par le hublot, il vit les vagues, en bas, décrire des cercles, blanches sur la mer d’un bleu profond, presque paisible. Sous le soleil, la paroi nuageuse de l’oeil apparaissait pâle et pacifique.

- Elle fait à peu près vingt kilomètres de haut, observa quelqu’un.

- Et elle est parfaitement claire tout du long, ajouta un autre.

- Bon, il s’agit de repérer le centre, recommanda le pilote.

- On y est pile, annonça Gardenia.

- Je le pointe.

- Dis donc, on atteint un nouveau record de pression à la surface de l’avion : 892 millibars.

- Non, c’était pareil en 69 avec le cyclone Camille, reprit la voix de Gardenia, et Gilbert, en 88, n’en était pas très loin, si je me souviens bien. Mais ce n’est pas courant sur les mers tropicales.

- Le vent est à 138 noeuds au sud, et à… attends… 186 noeuds au nord.

- Ils ne plaisantaient pas en disant que c’était une vacherie. Il va en faire de belles quand il retouchera terre.

- Merde, ça va être un catégorie cinq.

- D’après mon expérience, je dirais qu’il va s’ouvrir une voie large d’une soixantaine de kilomè- tres au moins.

- Hé, on est déjà à mi-chemin, l’oeil s’est resserré énormément. Il fait quoi, dix, douze kilomètres, d’après toi ?

- Moins, dit Gardenia. Je l’évalue à huit.

- On est descendus à 879 millibars. La pression peut-elle baisser aussi vite ?

Le silence régna quelques secondes. Rivers tendait l’oreille vers le ronronnement des moteurs, et sentait son anxiété monter. Sa main moite collait à la page de son carnet.

- On va larguer la sonde, décida Gardenia.

L’homme en uniforme bleu, assis à la console juste devant le scientifique, pivota sur son fauteuil. Il tenait en main le tube cylindrique, prêt à la manoeuvre. Après avoir ouvert une petite trappe pratiquée dans la coque de l’appareil, il y enfonça le tube. Par son hublot, Rivers regarda la sonde tomber.

- Ce n’est pas possible, s’étonna quelqu’un.

Joe Pusey contemplait ses cadrans d’un air de grande perplexité.

- Qu’y a-t-il, Joe ? s’enquit Gardenia sur un ton où Rivers décela une pointe d’énervement.

- La pression atmosphérique a encore baissé. Elle est à 878 millibars.

- Il doit y avoir erreur, Joe. Je n’ai jamais vu de pression aussi basse.

- Viens voir toi-même.

- Les gars, vous voulez que je reste dedans?

La question provenait du pilote.

- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Gardenia.

- On a pratiquement traversé. Il faut que je vire vite fait si vous voulez que je reste à l’intérieur de l’oeil. Il diminue rapidement.

Gardenia se retourna précipitamment sur son siège pour examiner le formidable mur de nuages dont s’approchait l’appareil. Il regarda à droite, à gauche, et décréta:

- L’oeil diminue rapidement.

- C’est ce que je te dis, rétorqua sèchement le pilote. Il faut se décider vite, Thom.

- On reste.

L’avion s’inclina abruptement sur l’aile située du côté de Rivers. Le temps qu’il aperçoive dans un rayon de soleil la sonde dégringolant vers la mer, ils retrouvèrent les nuages dont la masse grise les enveloppa tel un épais brouillard. L’appareil vibrait sous l’effort du demi-tour joint aux assauts renouvelés du vent.

- Désolé messieurs, l’oeil a rétréci plus que je n’imaginais. Nous y reviendrons dans un petit instant.

- Il s’est resserré jusqu’à moins de huit kilomè- tres, s’écria Gardenia surexcité.

- Peut-être sept, Thom.

- C’est exceptionnel!

- Et ça donne la frousse, non?

L’avion achevait son demi-tour. De nouveau le soleil.

- Je n’y comprends rien. (C’était Gardenia.)

- Il diminue, c’est indéniable. (Voix de Pusey cette fois, dénuée de toute trace d’émotion.) Il s’affaisse sur lui-même.

L’avion commençait à se redresser. Alors que la manoeuvre tirait à sa fin, Rivers repéra quelque chose. Il plissa les yeux.

Il crut d’abord que c’était la sonde qui continuait de tomber, mais comprit aussitôt sa méprise : elle devait être dans la mer à présent. En outre, l’objet s’élevait.

- Quelqu’un voit-il ce que je vois, là-dehors ?

- Je brûle de toute la curiosité dont je suis capable, Doc, railla Gardenia.

- Attendez, je crois que je vois aussi…, s’écria un membre de l’équipage. Sur la gauche… ah non, je l’ai perdu. C’est sous l’avion.

- Qu’est-ce que c’était? - Une lumière. - Un reflet sur la mer?

- Non, intervint Rivers, cela montait dans les airs. Un objet de taille assez réduite.

Et chacun de regarder par son hublot. A part le bruit du moteur, c’était de nouveau le silence.

- Je le vois! s’exclama quelqu’un. Là, au milieu !

Rivers entrevit une nouvelle fois l’objet, plus proche maintenant, qui s’élevait régulièrement le long de la colonne d’air chaud constituant l’oeil du cyclone; non plus un point lumineux, mais une lumière ronde de forme bien définie.

- Hé là, on se calme, trancha Gardenia sur le ton de la gronderie, c’est un éclair en boule, voilà tout. Le phénomène est intéressant mais on n’est pas là pour ça. Joe, je viens jeter un coup d’oeil sur tes appareils.

Il ôta ses écouteurs et déboucla sa ceinture.

- Elle est à notre niveau, dit l’un des hommes. Elle monte encore.

Gardenia se dirigeait vers le météorologue.

Fasciné, Rivers suivait du regard la petite boule de lumière.

Elle était d’un blanc pur, avec des contours légère-ment flous.

- La fée Clochette, murmura-t-il tout bas.

La lumière passa, elle poursuivit son ascension vers l’extrémité de la colonne cyclonale, en direction des premières couches de la stratosphère.

Soudain les événements se précipitèrent.

- L’oeil est en train de se fermer!

Privé de ses écouteurs, Gardenia n’avait pas entendu l’avertissement du pilote. Penché sur Pusey, il étudiait le tableau des cadrans. Tous les autres s’empressèrent de regarder dehors.

- Il fait cinq kilomètres.

- Je dirais quatre - et il se resserre encore.

- On va le traverser.

- Bon dieu! Là-haut, regardez ce qui se passe là- haut!

Rivers se pressa contre la vitre de plastique transparent pour scruter le ciel au-dessus de l’avion. Il cessa provisoirement de respirer.

Les volutes de nuages qui formaient la paroi lisse et cylindrique de l’oeil du cyclone s’affaissaient vers l’intérieur. Elles s’engouffraient, noires et furieuses, en rugissant, dans la zone de calme qui s’étendait au-dessous.

L’avion tangua, Gardenia s’accrocha au dossier de Pusey, et jeta autour de lui un regard de surprise.

- Retournez vous asseoir, lui conseilla Rivers.

Trop tard. Les fenêtres s’obscurcirent, l’avion plongea soudain comme si un marteau gigantesque s’abattait sur lui ou, plutôt, ce fut l’image qui vint immédiatement à l’esprit de Rivers, une avalanche de temps hostile.

Gardenia heurta le plafond, et son cou se rompit avec un bruit si sec qu’autour de lui on entendit le claquement par-dessus le tonnerre. Mais son corps instantanément inerte ne tomba pas à terre, car la cabine restait penchée malgré les efforts du pilote pour maîtriser son appareil : il s’effondra sur Rivers en l’écrasant contre la paroi. Les objets non fixés - livres, carnets de bord, claviers, petits instruments - se trouvèrent projetés dans l’habitacle, tandis que les machines plus volumineuses tiraient sur leur support.

Rivers repoussa à grand-peine le cadavre de Gardenia qui pesait sur lui. Il jeta un regard vers Pusey; retenu à son siège par sa ceinture, le météorologue s’agrippait des deux mains à son pupitre; il contemplait fixement les cadrans et images radar qu’il avait devant lui, d’un air atterré, comme si c’était son matériel et non le déchaînement de l’orage qui était responsable du destin atroce de l’équipage.

Le monde alors bascula. Rivers se trouva suspendu à ce qui avait été le plancher. Par-dessus le tumulte extérieur et celui de ses écouteurs, par-dessus le rugissement des moteurs surmenés, par-dessus le fracas assourdissant de métal, il entendit le pilote hurler: - On va tomber, on va tomber, on va…

 

COLOMBIE BRITANNIQUE, CANADA - A huit kilomètres au nord de Naramata

 

A l’aide d’un canif à lame épaisse, Annie Devereux détacha de l’épicéa un fragment d’écorce, en prenant soin de ne pas endommager l’arbre lui-même. Le ronronnement des tronçonneuses et autres scies mécaniques qu’on entendait au loin dérangeait sa paix intérieure, parce qu’il était devenu pour elle le son même de l’usurpation plus que de la producti-vité. Pour ne plus l’entendre, elle se mit à fredonner.

Les anciennes tribus côtières des Kwakiutl, les Indiens de Colombie britannique, lorsqu’ils prélevaient l’écorce d’un cèdre pour en faire des plats et des seaux, ou pour recouvrir leurs sombres maisons, avaient l’habitude de chanter une prière: Regarde-moi, mon frère! Je viens te demander ta robe Car tu es venu par pitié de nous Et il n’est rien en toi qui ne soit un bienfait…

 

Le jour venait - et il était proche - où les pilleurs apprendraient à ressentir cette même gratitude. Annie examina le bois.

- Pas de larves, dit-elle à haute voix, avant d’ajouter tout bas : Dieu merci.

Jetant l’écorce, elle pencha la tête pour contempler le ciel entre les hautes cimes des arbres, la poitrine soulevée par une respiration amples heureuse - mais qui s’acheva en un soupir.

Quinze ans auparavant, quand le ministère des Forêts lui avait donné son premier emploi d’ingé- nieur sylvicole, la moitié ou presque des quatre-vîngt-dix millions d’hectares que compte la Colombie britannique était recouverte de forêts, de bois tendre essentiellement mais aussi de bois de feuillus, dans le Nord-Est; et maintenant cette forêt, dont la plus grande partie s’était implantée après la période glaciaire, était bien mal en point, ses meilleurs sujets disparaissaient, décimés par la rapacité des exploitants forestiers malgré les soi-disant contrôles fédéraux. Cette forêt n’était plus que l’ombre de celles, si riches, qui l’avaient glorieusement précé- dée. Et le ravage continuait.

La concurrence du marché brésilien toujours sur-productif, tablant sur le profit par l’excès, jointe aux fluctuations des devises étrangères - baisse de la couronne suédoise et du franc français et, pire encore, chute dramatique du yen -,jouait contre la compétitivité du Canada. Désormais, seule la quantité pouvait garantir la viabilité.

Annie toucha le bois dénudé du pin. La chair, sous l’épiderme rude, avait une moiteur presque sen-suelle. Elle referma son canif, le glissa dans la poche de son anorak et se remit en route.

Ah, revenir au bon vieux temps des scies à main et de la vapeur, quand les rondins étaient halés par une paire de boeufs sur des pentes graissées à l’huile de poisson au lieu d’être empilés par des grues d’acier, quand le tri et le flottage des trains de grumes se dirigeaient à main d’hommes, armés de solides perches et de nerfs non moins solides, sans l’intervention de bateaux-grues ni de remorqueurs! Aujourd’hui les arbres - sapin du Canada, sapin baumier et de Douglas, cèdre, pin, épicéa - étaient obtenus par multiplication génétique. On croisait sous contrôle scientifique rigoureux les scions de sujets supérieurs , sélectionnés pour leur qualité et leur résistance aux maladies; les satellites jouaient les nourrices de l’air pour surveiller les aires boisées, les ordinateurs jugeaient de leurs mérites et planifiaient les nouvelles plantations. Et malgré tout, les zones RNS - à rendement non satisfaisant - étaient en augmentation, et les plantations anciennes dégénéraient. De plus en plus souvent, les jeunes plants refusaient de prendre, pendant que les arbres établis depuis longtemps paraissaient s’anémier.

Avec un coup de pied dans la poussière, Annie mit les mains dans ses poches et s’enfonça dans la forêt. Les bruits produits par les machines la poursuivaient en sourdine comme pour la défier, lui dire qu’on ne revient pas en arrière, que le progrès est le progrès et qu’après lui il n’y a plus rien.

Elle aboutit à une petite clairière cernée d’arbres et de sous-bois. Mieux tenue, on aurait pu la croire de main d’homme. En travers gisait un pin qui avait succombé aux années plus qu’à la maladie. Une partie de son bois avait pourri et s’était répandue en poudre sur le sol, mais Annie trouva néanmoins un endroit où s’asseoir entre les branches qui avaient perdu leurs feuilles. Et elle s’adressa aux arbres qui l’environnaient.

- Mes amis, leur dit-elle, vous êtes bien en peine. Mais j’ai idée que peut-être vous ne l’ignorez pas.

Elle se baissa pour ramasser un morceau d’écorce sur le tapis végétal recouvrant le sol de la forêt, qu’elle émietta pensivement, l’expression grave et l’esprit en déroute. Annie Devereux avait quarante et un ans, et déjà les traits marqués, durcis par l’exposition au vent, au froid et aux intempéries - seul inconvénient de sa vie au grand air, que ce soit pour les besoins de sa profession ou pour ses loisirs. Ses cheveux courts et bouclés, autrefois noirs, gri-sonnaient prématurément sans que son mode de vie y soit pour rien.

Annie n’avait eu que trois vraies histoires d’amour dans sa vie, deux si l’on excluait son idylle maladroite avec un garçon de son école plus jeune qu’elle d’un an, et plus petit d’au moins trente centimètres, le cancre de la classe. Leur histoire avait duré six mois en tout, et s’était terminée à leur soulagement mutuel avec la fin des cours. Trois ans plus tard, elle avait rencontré Louis, l’homme qu’elle épouserait, grand et grave, il s’était donné pour mission de sauver le monde. Ils avaient fait connaissance à l’Institut Kelsey du Saskatchewan et s’étaient mariés avant que s’achève le cycle bisannuel de leur cours. Dix années merveilleuses avaient suivi, dix années de centres d’intérêt partagés et d’un amour peu commun dans sa ferveur et son intensité. Leur enthousiasme à tous deux pour la protection et la préservation de l’environnement leur avait dicté le choix d’une profession; mieux encore, il leur donnait envers la nature elle-même une bienveillance qui les poussait à visiter les confins désolés du Canada pour en étudier sans relâche la faune et la flore, aussi bien qu’à effectuer des plantations non officielles sur les terrains où les envoyait le minis-tère. Ils partageaient leur amour de la nature avec l’amour qu’ils se portaient l’un à l’autre.

Quand l’envie leur en venait, chaque fois qu’ils le pouvaient, ils faisaient l’amour à l’air libre, près d’un lac, dans des clairières semblables à celle où elle s’attardait aujourd’hui, dans les hautes herbes ou même sur les pentes enneigées des terres du Nord, quand leur cabane de vacances, n’était pas trop loin pour permettre une retraite précipitée et que leurs vêtements avaient des ouvertures adé- quates qui amoindriraient la morsure du froid. Louis, natif du Québec sans être trop français, avait un physique opposé à celui de son premier amant: fort, mais plein de grâce, avec de grandes mains aussi sensibles que celles d’un chirurgien, aussi puissantes que celles d’un bûcheron ou d’un homme de chantier. Sa mort, par bonheur, avait été rapide: le cancer s’était emparé de lui totalement, sans lui laisser de répit, avec un égoïsme et une promptitude stupéfiants.

Trois semaines avaient suffi pour que le mal s’étende du poumon malade au poumon sain. La semaine suivante, le ravage était complet. Cinq ans avaient passé depuis sa mort; aujourd’hui, Annie avait l’impression que le dépérissement de Louis avait duré le temps d’un clin d’oeil. L’homme dont elle se souvenait, ce n’était jamais celui qui gisait, fragile, décharné, sur ce lit d’hôpi-tal à l’odeur aigre et douceâtre; celui qu’elle gardait en pensée, c’était le géant à l’épaisse barbe noire et aux petits yeux bruns qui souriaient.

Son troisième amour, la troisième passion de sa vie, se trouvait là tout autour d’elle. Rochers, collines, forêts, cours d’eau, lacs et montagnes coiffées de neige, tout cela était son amour au sens charnel du terme. Que de nuits - avec ou sans clair de lune, peu lui importait -, elle s’était baignée en des eaux glacées, puis couchée nue, humide, sur le tapis si accueillant de la forêt! Que de fois elle avait pris un arbre au hasard, noué ses bras autour du tronc rugueux, jambes levées pour sentir la rudesse de l’écorce et ses aspérités entre ses cuisses. Et elle demeurait ainsi suspendue, enlacée à l’arbre dur et immobile, elle jetait dans la nuit des cris qui étaient à la fois d’extase et de chagrin, et se laissait enfin tomber sur la terre où elle restait couchée, à gémir sur l’amant qu’elle avait perdu.

Et voici que cette terre autrefois si fertile, qu’elle aimait de toute sa chair, cette terre se mourait elle aussi, lentement, en un drame plus subtil, une douleur plus insidieuse, moins évidente - ou simplement moins acceptable.

Il est trop tard, Louis. Tu as toujours voulu croire en une possibilité de renaissance, toi qui étais l’optimisme même. Trop peu de gens parlent à voix haute, et trop peu les écoutent. Faut-il tout de même se mettre en colère? N’avons-nous pas toi et moi douté de ta maladie, refusé d’admettre le diagnostic la première semaine? Et la seconde, n’avons-nous pas cru, espéré, prié, que l’horreur se dissiperait d’elle-même, qu’elle t’abandonnerait pour aller terroriser quelqu’un d’autre, quelqu’un - honteuse prière - qui la méritait plus que toi ? Le cancer du poumon, mon pauvre Louis, toi qui n’avais jamais porté à tes lèvres la moindre cigarette. Cruelle ironie, ô combien cruelle!

Elle battit des paupières et s’aperçut qu’elles étaient humides. Pleurait-elle encore, après si longtemps ? Elle croyait pourtant avoir épuisé ses larmes. Annie s’aperçut qu’elle avait courbé la tête, et se redressa. Louis, Louis, pourquoi cette affreuse tristesse aujourd’hui, pour toi ? Mais si le deuil était toujours en elle, elle avait surmonté le plus difficile, trois ans après la mort de son mari. Alors pourquoi tant de chagrin, pour la forêt et ses futaies en détresse ? Ou bien pleurait-elle sur elle-même ? Elle ferma les yeux et un flot de larmes inonda ses joues.

Un bruissement attira son attention. Elle eut juste le temps de voir s’agiter le sous-bois tout proche, dérangé sans nul doute par quelque petite créature qui s’était aventurée trop près avant de remarquer sa présence, et venait de s’enfuir.

Sage précaution, chère petite bête. Il vaut mieux ne pas se fier à nous, les humains.

Un bruit sur sa gauche à présent, beaucoup plus fort. Quelque chose traversait la forêt avec fracas, un daim ou un élan, en tout cas un gros animal, d’après le tapage qu’il provoquait. Un battement d’ailes à présent. Annie leva un regard saisi, et vit une masse d’oiseaux prendre leur envol par-dessus les frondaisons, dans un grand claquement d’ailes.

Mon Dieu, ce n’est pas moi qui ai pu les effrayer à ce point ?

Les larmes lui brouillaient la vue; l’objet brillant qui attira son attention lui parut scintiller comme un diamant captant les rayons du soleil. Honteuse de ces larmes qui la gênaient, elle prit un mouchoir dans la poche de sa veste et se tamponna les yeux. Si l’un des bûcherons s’était approché…

La vision plus claire, elle revint à l’objet brillant et poussa une exclamation étouffée.

Que c’était beau! Elle n’osait plus bouger, de peur de déranger la minuscule lumière qui luisait au milieu des arbres, à une douzaine de mètres au plus. Elle voltigeait comme une ravissante luciole, et l’ombre de la forêt exaltait encore son éclat.

Bouche bée, émerveillée, Annie ne se rendit pas compte qu’elle portait lentement la main à son visage. Cette lumière qui flottait à hauteur d’épaule était du blanc le plus pur qu’il lui ait été donné de contempler, sans éblouir pour autant, et comme nimbée d’un très léger miroitement. Elle tendit la main vers elle.

L’objet commença son ascension, si facile, presque languissante. Et il se mit à danser.

Ce fut à deux mains cette fois qu’Annie cacha son sourire. Ses idées noires l’abandonnèrent, pour faire place soudain à un état de bienheureuse jubilation.

Le bruit des machines, les appels intermittents des hommes lui parvenaient de loin, mais ils n’avaient pas de réalité, ils appartenaient à une autre dimension. La seule réalité, c’était la lumière qui valsait doucement et voletait entre les arbres.

Elle fit un pas dans sa direction et l’ensorcelante lueur s’immobilisa. L’aurait-elle effrayée? Annie ne fit plus un geste. Louis, Louis, quelle est cette étrange merveille?

La lumière reprit son ascension, évitant souple-ment les branches pour, apparemment, s’élever jusqu’aux plus hautes cimes. Et voici qu’elle allait d’arbre en arbre, dont elle effleurait les plus minces rameaux, en rebondissant de l’un à l’autre telle une boule de flipper aérienne.

Avec un petit rire incertain, aussi tendue qu’un enfant surexcité, Annie suivit des yeux les évolutions en apparence capricieuses de la lumière, qui plongeait délicatement pour caresser une brindille avant de s’élancer d’une chiquenaude vers une autre brindille.

Dont il jaillit une étincelle. Et de la suivante, une flammèche.

Le sourire d’Annie hésita.

La lumière choisit un autre arbre pour voltiger parmi ses branches. Des étincelles fusèrent encore, comme sous le choc d’un galet sur la pierre, mais sans bruit. Cette fois, une flamme apparut. Et d’autres branches touchées s’enflammèrent aussi.

- Non, gémit Annie tout bas, non, je vous en supplie…

Les flammes grandissaient, elles commençaient à se propager.

D’arbre en arbre, la lumière allait de plus en plus vite enflammer d’autres branches, allumer d’autres foyers. Annie suivait son vol autour de la clairière. Le bois très sec offrait un combustible idéal, tout disposé à s’embraser.

Le craquement du feu la fit se retourner en sursaut. Les flammes avaient pris leurs aises, elles gagnaient de proche en proche, attrapant tout ce qui volait. L’incendie progressait. Annie se mit à crier, comme pour avertir les arbres.

Elle recula, trébucha, manqua tomber devant l’ardeur de ce feu qui s’étendait rapidement. Il fallait descendre dans la vallée alerter par téléphone le Service des forêts, elle le savait. Dieu que ce brasier progressait vite, s’emparant des arbres les uns après les autres avec une telle fougue, et la lumière, la lumière… au fait, où était-elle ?

Là, juste devant, près du sentier qui l’avait ame-née tout à l’heure jusqu’à cette clairière. Elle touchait les branches en surplomb, et les allumait. Annie poussa un cri en comprenant brusquement ce qui se passait sous ses yeux.

Elle s’élança vers le sentier assez rude.

Trop tard. Le tourbillon de flammes qui se jeta d’un arbre dans un autre lui coupa la retraite. Elle virevolta une fois, deux fois : le feu l’avait encerclée. Où qu’elle se tourne, les arbres flambaient. Elle entreprit néanmoins de chercher une brèche, mais une branche enflammée s’abattit juste à ses pieds, comme à dessein, comme si la forêt conspirait avec l’incendie pour l’empêcher d’agir.

Annie recula en trébuchant, les bras levés pour protéger son visage de la chaleur. Déjà sa peau commençait à tirer et à se couvrir d’ampoules. Il n’y avait pas de fuite possible. Le feu s’était étalé tout autour de la clairière, et il se propageait à une vitesse absolument prodigieuse. Un mur de flammes la cernait de toutes parts, aussi solide qu’une maçonnerie qu’on aurait construite autour d’elle.

L’oxygène se raréfiait. Elle tenta désespérément d’ouvrir davantage le col de sa chemise et tomba à genoux. Où courir, où se blottir pour s’abriter de cette chaleur torride ? Il n’y avait rien à faire, elle s’en rendait compte. Garder les yeux ouverts lui devenait pénible, mais elle s’y obligea: elle voulait revoir cette lumière, elle voulait la regarder là-haut, une fois encore…

Elle était toujours là, immobile, mais pâle comme une étoile qui a perdu son éclat, à cause du voisinage du feu où elle s’engouffra. Annie n’avait pas retrouvé l’impression merveilleuse qu’elle avait éprouvée tout à l’heure.

Elle fut prise de haut-le-coeur, se mit à suffoquer. Non, elle refusait de se soumettre à un destin aussi atroce! Elle tenta de se relever, mais en vain. Ses forces l’avaient abandonnée. Recroquevillée sur le tapis végétal qui fumait, les cheveux commençant à se consumer, elle pensa à son mari défunt. Il lui souriait.

Alors que la chaleur et le manque d’oxygène devenaient insupportables, l’expression de défaite et de douleur que prit le visage d’Annie n’était pas loin du sourire.

 

- On va tomber, on va tomber, on va…

Rivers ouvrit grands les yeux. Toutes les images du rêve s’évanouirent.

Il était allongé sur le lit au milieu des draps défaits, le corps moite, l’esprit momentanément hébété.

Gémissant un juron, il rejeta la couverture et claudiqua jusqu’à la croisée ouverte, mais il tomba sur les genoux avant de pouvoir l’atteindre. Main tendue vers les barreaux de la fenêtre, il réussit pourtant à se hisser à hauteur de l’appui. L’air du petit matin était humide. Rivers s’obligea à retrouver son calme. La douleur lancinante de son genou blessé le ramenait très précisément à la réalité présente.

- C’est fini, se dit-il en serrant très fort les barreaux, tu n’es qu’un imbécile, c’est fini…

Il garda quelques instants le front posé contre l’appui de la fenêtre avant de se laisser aller au sol, dos contre le mur. Tandis qu’il contemplait fixement le lit défait, les fragments de son rêve s’assemblaient dans sa mémoire. Il se mit à trembler.

Seule la douleur persistante le tira de sa sombre rêverie.

Il préféra se traîner jusqu’au lit plutôt que de se mettre debout. Là, sans se relever, il prit sur la table de nuit son appareil à vibrations antidouleur, le régla sur la plus forte intensité et en pressa l’extré- mité dans le creux voisin de sa rotule, là où se trouvait l’implant conducteur. Il actionna l’appareil; quelques secondes suffirent pour que la douleur s’apaise, mais il laissa le courant pendant une bonne minute avant d’éteindre.

Prenant appui sur sa bonne jambe, il se souleva sur le bord du lit avec un regard pour les marques de brûlures qui ravinaient sa cuisse gauche et les cicatrices, nettes celles-là, que la chirurgie lui avait laissées au genou. Il plia machinalement les doigts de sa main gauche; après tous ces mois, les tendons étaient restés raides, et du poignet au coude la chair ridée demeurait rouge et irritée. Mais ce n’est rien, se rappela-t-il. Rien en comparaison de ce qu’avaient enduré les deux autres survivants…

Il redressa les épaules, se passa les mains sur le visage pour en effacer toute trace de fatigue. La journée promettait d’être bien remplie. Ce qu’il pouvait détester ces conférences internationales! Trois jours de cette corvée! Et à quoi espérait-on aboutir ? A la conclusion que tout allait bien ? Pas de problème, rien qu’un malentendu écologique, une mauvaise phase que traversait la planète, mais le climat allait se stabiliser, tout irait mieux dans un an ou deux! Et les alarmistes de faire chorus avec les savants et les conservateurs, que la vanité ou l’indignation morale, quand ce n’était pas l’ignorance, poussaient à exagérer la gravité de la situation, et même à encourager les prises de position les plus pessimistes. Et comment leur répondre, alors qu’ils étaient plus près de la vérité que les modérés ? Heureusement, on avait limité les délégations étran-gères et placé cette conférence sous le signe de la retenue; personne ne souhaitait voir se reproduire la débâcle de l’année précédente, à Genève, où les querelles avaient dégénéré en violence ouverte, faisant la une des journaux du monde entier. Rivers frissonna à cette évocation, et prit la canne posée contre le pied du lit.

Il traversa le hall en boitillant jusqu’à la salle de bains, accrocha sa canne au porte-manteau derrière la porte avec un regard d’envie pour la baignoire… et entra dans la cabine de douche. Avant qu’on lui interdise le bain, ô ironie, il préférait se doucher plutôt que barboter dans une eau que son corps avait salie. L’attrait du fruit défendu, se gourmanda-t-il. D’ailleurs le compteur d’eau ne lui permettrait pas de transgresser l’interdit. Que vienne l’hiver, et qu’il apporte enfin la pluie!

Il se rasa sous la douche - la pile de son rasoir avait grand besoin d’être rechargée - et regarda le journal du matin sur la télévision de poche accrochée au tuyau de la douche. Les gouttelettes qui glissaient sur le minuscule écran antibuée semblaient tourner en dérision les immigrants qu’on voyait traverser les étendues brûlées par la sécheresse de l’Afrique centrale. Devant les images d’une tempête de neige en Syrie, il éteignit le poste : les autres chaînes montreraient sans doute à peu près les mêmes et il ne les trouvait pas idéales pour bien commencer la journée.

Il était attablé dans la cuisine devant sa deuxième tasse de café et fumait sa première cigarette lorsque le téléphone sonna. Il regarda sa montre : sept heures quarante. Cela ne lui laissait guère de temps pour la conversation.

La commande était sur le buffet avec ses clefs, il l’attrapa sans avoir à se lever, la dirigea vers le discret haut-parleur encastré dans le mur d’en face et pressa la touche réceptrice.

- Rivers, annonça-t-il en posant sa cigarette dans le cendrier. -Monsieur James Rivers ? fit une voix d’homme, pleine et riche, mais légèrement sifflante, celle d’une personne sujette à l’asthme. - Qui est à l’appareil ?

- Vous ne me connaissez pas, monsieur Ri-vers. - Alors comment avez-vous eu mon numéro? Il est sur liste rouge.

- Heu… c’est exact, mais nous avons des relations communes.

Rivers reprit sa cigarette et tira une bouffée.

- Qui, par exemple? demanda-t-il.

Son interlocuteur prit une inspiration avant de répondre:

- Peu importe pour l’instant. J’aimerais beaucoup vous rencontrer, monsieur Rivers.

- Ecoutez, je ne voudrais pas être impoli, mais je suis extrêmement pressé ce matin. Si vous me disiez enfin votre nom?

- Bien sûr, excusez-moi. Je m’appelle Poggs.

Même s’il était trop tôt pour faire de l’humour, Rivers ne put s’empêcher de sourire. Ce nom à la Dickens s’accordait bien avec la voix.

- Hugo Poggs ? précisa l’homme sur un ton d’espoir, comme si le climatologue pouvait avoir entendu parler de lui.

De fait, ce nom avait une consonance familière, mais Rivers aurait été incapable de dire où il l’avait entendu.

- Je suis censé vous connaître? demanda-t-il.

- Peut-être pas, répondit l’autre, sans déception manifeste. Il faut que je vous voie pour aborder avec vous une question de grande importance. Et probablement de grande urgence.

Rivers prit une gorgée de café. - Assurance-vie ? dit-il.

- Je crois savoir que votre vie est protégée des dieux, n’est-ce pas ?

Rivers saisit l’allusion.

- Je ne tiens pas à m’étendre sur ce sujet, monsieur.

Il entendit l’homme inspirer encore.

- Moi non plus, monsieur Rivers. Puis-je vous donner mon numéro de façon à ce que vous me rappeliez quand vous aurez davantage de temps?

- Je n’en vois pas la nécessité.

- Je n’ai que deux petits mots à dire pour vous aider à vous décider.

- Cela me rappelle encore l’assurance vie.

Un silence.

- En un sens, vous n’êtes pas très loin de la vérité.

Rivers s’aperçut qu’il écrasait nerveusement son mégot de cigarette. Nervosité qu’il mit sur le compte du rêve qui le tenaillait encore - rien à voir avec cet étranger.

- Alors, ces deux mots? s’impatienta-t-il.

- Fée Clochette.

Rivers fixa le récepteur avec le même effarement que si Poggs en personne venait d’entrer dans la pièce. Il se passa un instant avant qu’il presse le bouton MEMO.

- Donnez-moi votre numéro, dit-il.

 

Rivers ouvrit sa portière. Il y avait un cafard sur le siège. D’une chiquenaude, il expédia l’insecte sur le pavé, et l’écrasa sans lui laisser le temps de se sauver. Dans les circonstances actuelles, même le Front de libération animale ne s’en plaindrait pas.

- Ma journée aura au moins servi à quelque chose, dit-il à ce qui restait de l’insecte sur le béton.

Après une inspection rapide, il prit dans la boîte à gants l’insecticide inoffensif pour l’environnement (mais offensif pour les cafards et autres rampants) et en aspergea soigneusement l’intérieur de la Rover. Puis il referma la porte et fuma une cigarette en attendant que le produit agisse.

Adossé à la voiture, il se demanda une fois de plus comment cet homme affublé d’un drôle de nom avait su. Et ce qu’il savait exactement. Quand l’appareil expérimental sévèrement endommagé s’était écrasé à quinze kilomètres de Galveston, et qu’on l’avait extrait de l’épave avec seulement deux autres survivants, il n’avait cessé, à ce qu’on lui avait rapporté, de répéter ce nom : fée Clochette, fée Clochette, fée Clochette… C’était tout ce qu’il avait dit durant les deux semaines qui avaient suivi l’accident.

Il lui avait fallu tout ce temps pour reprendre connaissance, et une semaine encore pour se rappeler ce que signifiait ce nom. Un nom qui était devenu depuis secret d’État.

L’un de ses voisins passa devant lui avec un bref signe de tête en guise de bonjour. Son porte-docu- ments excepté, il ne portait que des choses légères une chemisette blanche, une cravate à rayures et un short foncé lui arrivant au genou. Les parties découvertes de son anatomie étaient enduites de crème solaire, tandis que sa poche de poitrine arborait un badge adhésif d’alerte aux ultraviolets recouvert d’une substance chimique photosensible, dont la teinte se modifiait selon la puissance du rayonnement solaire tout au long de la journée. Rivers rendit le salut sans s’étonner de la prudence de son voisin.

Ce Hugo Poggs aurait donc appris quelque chose concernant la fée Clochette? mais comment ? et qu’insinuait-il exactement? Ce nom de Poggs ne lui était pas étranger, sans qu’il puisse se rappeler par quel biais. Il avait dû l’entendre, ou le lire quelque part. Mais tant pis, la mémoire lui reviendrait.

Il jeta sur la route poussiéreuse sa cigarette à demi consumée et rouvrit la portière pour laisser s’échapper le plus gros des émanations. Après avoir vérifié d’un coup d’oeil l’absence d’insectes agonisant pattes en l’air, il démarra et descendit du trottoir.

A cette heure pourtant matinale, le soleil chauffait déjà implacablement. En dépassant son voisin, un agent de change de la City lui semblait-il, Rivers songea à se rabattre pour lui proposer de l’emmener jusqu’à la gare. L’homme d’affaires - qui s’appelait Simpson ou Timpson - se rendait tous les jours au bureau à bord d’une grosse Jaguar bordeaux. Mais depuis que ces grandes consommatrices d’essence et leurs conducteurs étaient devenus des parias, il prenait les transports en commun. Et puis zut, se dit Rivers en continuant sa route, je le laisse marcher, j’ai bien d’autres choses en tête ce matin.

Le courant d’air eut tôt fait de balayer les derniers relents d’insecticide. Il referma les vitres et laissa fonctionner l’air conditionné.

La conférence au sommet de Bracknell occuperait sans doute la majeure partie de la matinée; après déjeuner, elle se scinderait en réunions plus restreintes qui se répartiraient dans les divers locaux de l’immense siège de la Météo nationale et du Centre Hadley tout proche. Nul doute qu’elles se prolongeraient tard dans l’après-midi, peut-être même dans la soirée. Sa propre intervention serait brève, tous les scientifiques et membres représenta-tifs présents n’ayant que trop conscience du carac-tère chaotique du temps régnant sur la planète et de ses effets désastreux sur l’environnement. On attendait néanmoins de lui et de ses collègues un calcul prévisionnel sur l’évolution du caractère d’irrégula-rité qui se manifestait actuellement en une ” constance reconnue “. Le mot, récente trouvaille du Centre national américain de la recherche atmosphérique, lui arracha un sourire. Une recherche scientifique approfondie définissait des paradigmes précis; si les divers gouvernements du monde voulaient préparer leurs pays à ces désastres contre nature, il leur faudrait des ordinateurs de pointe dont Rivers doutait que son organisation puisse les livrer. De telles prévisions devaient s’appuyer sur une information qui obéisse à certaines formes,- à certaines règles, si complexes soient-elles; malheureusement, en matière de temps atmosphérique, aucune cohérence ne semblait exister, ni aucune règle de base. Le battement d’ailes d’un papillon du Massachusetts peut provoquer une tornade en Inde. Mais comment savoir quand le papillon s’est envolé ? Tout ce que les différents groupes de travail avaient à offrir, c’était des possibilités; et encore, les variations climatiques devenant ces dernières années si capricieuses - et souvent si violentes -, ces possibilités se fondaient-elles principalement sur des suppositions chiffrées. La vérité, c’est que le monde s’était mis dans de sales draps et que personne - scientifiques, climatologues, météorologues et autres vieux amateurs d’algues, personne - ne pouvait dire au juste ce que réservaient à la race humaine les prochaines décades. Ni même les prochaines semaines.

Le bruit sec d’un heurt le tira brutalement de ses réflexions: Quelque chose avait frappé la voiture mais il poursuivit sa route, presque certain d’en connaître la cause. C’est la faute du gouvernement, informat-il en pensée le lanceur de pierres. Les actuelles restrictions automobiles étaient l’oeuvre des politiques, et non la sienne. Au moins cela dégageait-il un peu les voies urbaines, mais il valait mieux surveiller en permanence les légions de cyclistes et de taxis-tandem, dont la plupart manifestaient une folle témérité. Quant à l’atmosphère, elle était un peu plus respirable, ce dont il fallait se montrer reconnaissant.

Rivers s’engagea sur l’autoroute qui le mènerait hors de Londres.

 

Le Bureau de la Météorologie nationale du Royaume-Uni avait rassemblé pour cette conférence un nombre considérable d’organisations mondiales, depuis la Commission scientifique aux problèmes de l’environnement du Conseil international de l’asso-ciation scientifique jusqu’à la Société linnéenne royale (section Évolution et Extinction) en passant par le Comité intergouvernemental du programme pour l’environnement de l’ONU, l’Organisme de météorologie mondiale de l’Institut norvégien de la recherche scientifique et de la lumière, l’Association alimentation et agriculture des Nations unies et l’Institut de l’économie terrestre. Le simple fait de parcourir la liste des assistants avait donné à Rivers un accès de migraine.

Il consacra une partie de sa communication aux délégués - elle dura cinq minutes en tout - à vanter les mérites du nouvel ordinateur Cray X-MP Mk IV, indiscutablement l’appareil le plus impressionnant au monde en matière de prévisions atmosphériques, qui avait amélioré de vingt pour cent les performances de son prédécesseur. Il serait prochainement connecté aux appareils compatibles dans le monde entier et partagerait donc instantanément ses connaissances avec l’ensemble des pays membres du Pacte mondial pour l’environnement de 1993 ; cela persuaderait peut-être les autres nations, qui n’y avaient pas adhéré pour des raisons généralement d’ordre commercial, de devenir membres du Pacte. Le Cray X-MP Mk IV était capable d’identifier des problèmes atmosphériques bien avant qu’ils n’atteignent un stade crucial; dans certains cas, il pouvait même contribuer à résoudre ces problèmes. Mais cet appareil à la pointe de la technologie la plus sophistiquée n’était qu’un des apports de la science aux difficultés croissantes de l’environnement terrestre. Rivers ne mentionna pas le papillon du Massachusetts.

Après le déjeuner, les groupes de travail organisés à l’avance se répartirent dans les divers départements du bâtiment tandis que la conférence se poursuivait. Certains groupes se retirèrent au Centre Hadley pour la recherche et les prévisions climatiques, où discussions, controverses et même insultes continuèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Rivers faisait partie d’un de ces derniers groupes, et ce ne fut pas avant 23 heures 30 qu’il réussit à s’esquiver dans un bureau tranquille, d’où il composa un numéro de téléphone.

 

Il déplaça sa jambe. La douleur avait commencé vingt minutes seulement après qu’il eut quitté la ville. Deux fois déjà il s’était arrêté pour marcher un peu, suivant en cela le conseil de la kinésithérapeute qui lui avait recommandé de faire fonctionner sa jambe accidentée le plus souvent possible, pour étirer les muscles et les tendons sans jamais les laisser se contracter ou s’affaiblir. Il avait invectivé cette femme à cause de la douleur que lui causaient ses exercices, et il l’avait souvent maudite au cours des derniers mois, mais il lui envoyait maintenant des fleurs de temps à autre - un article de luxe, ces temps-ci - en signe de reconnaissance pour son insistance et sa persévérance. Dans un an, avait-elle promis, il n’aurait plus besoin de canne et ne garderait pour tout souvenir de l’accident qu’une légère claudication et une tendance de la jambe gauche à se fatiguer facilement. Elle n’avait pas mentionné les cicatrices physiques. Ni lui les cicatrices mentales. La sécheresse de l’été avait épuisé la campagne; les prairies étaient rousses et brûlées, les feuilles des arbres complètement flétries. Même le bétail au pré lui parut maigre et apathique. La dernière pluie digne de ce nom était tombée trois mois et demi auparavant, et les nuages qu’on voyait souvent dans le ciel, s’ils semblaient lourds de pluie, n’en donnaient pourtant jamais. Aujourd’hui le temps était clair, le ciel livide n’offrait rigoureuse-ment aucune protection contre le soleil.

Au bout de deux heures de voyage environ, comme il traversait une petite ville du Dorset, un policier descendit du trottoir pour lui faire signe de s’arrêter. Sans doute voulait-il examiner de plus près la vignette collée sur son pare-brise. Les contrefaçons devenant courantes, les amendes pour ce motif avaient récemment augmenté de façon cuisante. Devant le cachet du ministère de la Défense (le public ignorait généralement que le Bureau de la Météo était un des rouages de ce ministère), l’agent se redressa avec un rapide salut. Rivers le lui rendit le plus sérieusement du monde, retenant son envie de rire jusqu’à ce qu’il soit loin du policier occupé de nouveau à surveiller la circulation de sa tranquille bourgade. L’augmentation des taxes routières, dis-suasives pour les grosses cylindrées et les poids lourds, n’ayant eu que peu d’effet sur la consommation de carburant et la pollution, le gouvernement avait imposé une loi restreignant l’usage des véhicules selon un système d’alternance hebdomadaire, dont étaient exclus les transports routiers et les services de première nécessité. Les véhicules étaient autorisés à circuler selon la couleur de leur vignette, bleue une semaine, orange la semaine suivante. Le prix de ces vignettes (il fallait les renouveler chaque trimestre) aurait suffi à lui seul à décourager l’automobiliste occasionnel; conjugué au coût exorbitant du carburant, il avait abouti à alléger considérablement le trafic sur les routes anglaises, alors que les transports en commun commençaient enfin à réali-ser de substantiels profits. Le système était radical, mais fonctionnait assez efficacement pour que d’au-tres pays l’adoptent, à l’exception de l’Amérique du Nord, dont les militants pour les droits civils avaient influencé sans peine le vote du Sénat. Le plus drôle en l’occurrence, c’est que le policier qui avait arrêté Rivers était daltonien (cela ne constituait plus un obstacle à l’intégration dans la police); sinon, il aurait vu que le pare-brise du climatologue arborait une vignette verte, ce qui l’autorisait à circuler à tout moment.

Quarante minutes plus tard, Rivers touchait au but. Il se rangea sur le bord d’un chemin menant à une ferme, cette fois pour relire les indications que lui avait données Poggs. ” On se perd facilement de par chez nous “, lui avait affirmé ce dernier au téléphone. En prenant le papier posé sur le siège du passager, il s’aperçut que le jour baissait consi-dérablement. Un coup d’oeil vers le soleil lui révéla que de gros nuages noirs envahissaient la moitié du ciel, en une masse énorme et spectaculaire dont la vue, si elle n’avait été aussi menaçante, l’aurait réjoui et soulagé à la pensée de la pluie qu’elle charriait.

D’où venait donc cette masse nuageuse? A sa connaissance, aucun orage n’avait été prévu.

Le front soucieux, il prit le téléphone, composa un numéro et, en attendant qu’il sonne, examina à nouveau les volumineux nuages.

- G23, annonça-t-il quand on décrocha. Jonesy ? C’est Jim.

- Tu ne sais pas que c’est dimanche? Tu dois te reposer, non? On ne sait pas non plus comment elle est arrivée là, si c’est pour cette maudite masse nuageuse que tu appelles. J’ai été au Central et à l’Observatoire, j’ai même fait une photo à courte portée. Personne ne se doutait qu’elle était en route avant son apparition sur le satellite il y a très peu de temps.

- Elle a dû partir de quelque part, et il lui a fallu du temps pour s’élaborer comme ça. On a peine à croire qu’en période de sécheresse personne ne l’ait vue se dessiner. Pas étonnant qu’on ait perdu toute crédibilité auprès du public.

- Je sais, je sais, mais cela ne relève pas de notre département, hein? Tout ce qu’ils savent dire, c’est que cela provient d’une turbulence au-delà de la côte sud.

- Dieu sait que nous avons besoin de pluie, mais celle-ci ne me paraît pas très bienveillante.

- Ne sors pas, si tu veux mon avis. Quand ça éclatera -et c’est pour bientôt - le parapluie ne te sera d’aucune utilité.

- Je suis déjà dehors.

- Alors bonne chance. Au moins les jardiniers seront contents, sans parler des cultivateurs. Je suppose que tout le monde devrait l’être.

- Cela dépendra des dégâts. Pour moi, l’orage a l’air méchant.

Il y eut un bref silence. Soyons optimistes, dit Jonesy.

- Bien. Je veux un rapport complet demain. Je tiens à savoir où cela a commencé, et le volume précis de pluie qui sera tombée, ainsi que le relevé de variations de vitesse et de pression.

- Je croyais que tu étais en congé cette semaine.

- Envoie-le à mon adresse.

- Ce sera fait. Bonne fin de journée, et reste à l’abri. Heureusement que la conférence est finie, nos amis d’outremer ne nous assailleront pas de questions gênantes. Un orage providentiel qui arrive après l’une des plus longues sécheresses de l’histoire du Royaume-Uni, et personne pour le prévoir. C’est presque aussi embarrassant que le cyclone de 87.

Après avoir raccroché, Rivers observa encore le front nuageux qui s’approchait. Il voyait à présent les mouvements qui l’agitaient, les tourbillons de vapeur, les noirceurs plombées qui en alourdissaient la base. Il sortit de la voiture pour sentir l’atmosphère. Épaisse, désagréable, d’une chaleur moite que seule une douche peut dissiper. En fait de douche, il s’en préparait une belle, un déluge peut- être qui allait s’abattre sur la Terre. Rivers n’était que trop conscient de ce qui était en train de se produire partout dans le monde.

Il remonta dans la Rover, vérifia encore sa direction et poursuivit sa route.

 

L’orage éclata avec une force démoniaque.

Le ciel si lourd de menaces se déchargea d’un seul coup de son courroux. La pluie avait une telle violence que les vitres de la voiture furent instantanément inondées. Rivers freina, trop précipitamment et trop fort; la voiture se mit à déraper sur le chemin dans le crissement affreux de ses pneus. Il sentit le choc sur son aile avant, sans en entendre vraiment le fracas à cause du bruit de l’averse. La secousse suivie d’un arrêt brutal lui projeta le buste en avant; sa ceinture de sécurité mordit dans sa chair, mais fort heureusement le maintint sur son siège, et le garda d’aller heurter le pare-brise. D’instinct, il s’était arc-bouté sur les pieds, contracté pour recevoir le choc. Il haleta en étreignant son genou: une douleur fulgurante montait dans sa jambe blessée. Il jura, et tapa du poing sur le volant. La douleur se répandait en lui comme le feu par deux voies à la fois, l’une remontant à l’aine et l’autre descendant à la cheville. Comme le feu, oui… Avec une maladresse fébrile, il chercha à tâtons la boucle de sa ceinture. Mais ses doigts gourds ne sentaient pas la touche, et son bras le brûlait…

La pluie tambourinait sur le métal juste au-dessus de sa tête, se jetait furieusement sur les vitres en un rideau gris mouvant.

Rivers hurla son angoisse. Il se répétait mentalement : ” Tu n’es pas dans l’avion, tu ne vas pas tomber! Du calme, il n’y a aucun danger… ” Le front couvert de transpiration, il s’acharna sur l’ouverture de la ceinture de sécurité.

Elle se décoinça enfin et reprit sa place dans l’enrouleur. Un nouvel accès de douleur lui arracha un cri. Ce fut à deux mains qu’il empoigna sa jambe. On va tomber, tomber, tomber…

Non, non, il n’était pas en danger, il savait où il se trouvait, la voiture n’avait pas beaucoup souffert; mais le corps sans vie de Gardenia allait au hasard percuter les parois de la cabine, avec ses yeux révulsés et sa bouche tordue en un rire de dément; le cadavre se moquait des vivants parce qu’il savait, lui, ce qui allait leur arriver là, très vite, il savait ce qu’était mourir… Et Rivers avait beau savoir où il se trouvait, et ce qui s’était passé, sa gorge se contractait encore pour pousser d’autres cris.

Il n’en eut pas le temps : sa portière s’ouvrit brusquement, une silhouette encapuchonnée inspecta la voiture. Sous la capuche, le visage était tendu par l’inquiétude. Sa conscience vacilla, il eut l’impression que l’habitacle se mettait à tournoyer.

- Est-ce que tout va bien ? dit la femme.

Tout s’apaisa dans la voiture, il reprit ses esprits. Mais son corps fut saisi d’un tremblement incoer-cible.

- Votre jambe? Vous vous êtes fait mal à la jambe? demanda-t-elle en élevant la voix pour dominer le bruit de la pluie battante.

Il la contempla fixement sans comprendre. Elle se pencha par-dessus son buste pour vérifier. Des gouttes de pluie tombèrent de la cape qui l’enveloppait, mais le corps incliné vers lui l’abritait des rafales extérieures.

Elle se tourna vers lui, le visage tout près du sien, et malgré l’ombre il vit la douceur de ses traits, et la gentillesse de ses yeux qui semblaient pourtant sombres dans l’obscurité.

- Je ne vois rien de grave, dit-elle. Pouvez-vous essayer de remuer la jambe ?

Il voulut lui expliquer, et ne parvint pas à articuler une syllabe. Il grimaça, essaya encore.

- Ça va. J’ai pris un coup sur une ancienne blessure.

Elle eut un sourire qui le fit plisser les yeux d’étonnement. Il émanait d’elle la fraîcheur même de la pluie. Mystérieusement, sa seule présence exorcisait le cauchemar. -Pensez-vous pouvoir bouger? lui demanda-t-

 

elle.

- Bouger? Oh! oui, oui, je peux. C’est pour la voiture que la question se pose.

- Elle va être bloquée un moment, je le crains. Vous vous êtes précipité dans un fossé, peu profond heureusement. (Elle avait une pointe d’accent amé- ricain.) Vous avez fait un dérapage spectaculaire, je peux vous le dire. Par chance vous avez réussi à n’effleurer que légèrement un arbre, mais votre aile droite aura tout de même besoin d’une petite réparation.

- Vous avez vu l’accident ?

- J’étais aux premières loges. C’était formidable, mais je ne vous demanderai pas d’autre démonstra-tion. (Elle lui tapota l’épaule.) Allons venez, que je vous conduise jusqu’à la maison.

- J’ignorais que je me trouvais près d’une maison.

- Pas si près que ça quand même. Vous allez devoir marcher un peu, j’en ai peur. Vous croyez que vous y arriverez ?

Il jeta un coup d’oeil au siège du passager.

- Je vais avoir besoin de ceci, répondit-il en attrapant la canne qui avait glissé contre la portière. Je vais me débrouiller, ajouta-t-il sèchement quand la jeune femme voulut lui prendre le coude pour l’aider à sortir de la voiture.

Elle recula d’un pas, mais son visage n’exprima ni surprise ni ressentiment. Au contraire, elle lui décerna un demi-sourire.

- Vous allez être drôlement mouillé, le prévint-elle gentiment.

C’était fait. Dès l’instant où il avait quitté la voiture il avait été complètement trempé. Il regarda le ciel, en battant des paupières sous le déluge : une vaste couverture grise, sans la moindre trouée. Et la pluie était chaude, bizarrement, presque tropicale.

Il claqua la portière et revint à elle.

- C’est loin?

- Assez loin pour que vous ayez besoin d’aide, dans ces conditions particulières. Le chemin va être terriblement bourbeux maintenant.

- On verra comment je m’en tire.

- Appuyez-vous au moins sur mon épaule, d’ac-cord ?

La pluie crépitait sur sa cape jaune vif, dont le capuchon baissé ne laissait voir de nouveau que le bas de son visage.

- Avant tout il faut que je me rende compte rapidement des dégâts.

- Pas la peine, il n’y a presque rien, quelques égratignures et une bosse. Vous avez vos clefs ? Alors accrochez-vous à moi.

Il obéit. L’épaule offerte était petite sous sa main, mais plutôt solide.

L’épithète ” bourbeux ” relevait de l’euphé- misme : le chemin s’était déjà transformé en un marécage. Ironiquement, ce fut la jeune femme qui glissa la première. Il lui saisit le bras pour la redresser; elle fit des efforts désespérés pour ne pas perdre l’équilibre, si bien qu’à la fin ce fut de ses deux bras qu’il l’entoura en la serrant contre son corps, instant étrangement intime, fugitif mais intense.

- Vous étiez censée me venir en aide, non ? dit-il.

Elle s’écarta, apparemment troublée, et baissa la tête de façon à ce qu’il ne puisse voir ses yeux. - Excusez-moi “,crut-il entendre par-dessus le bruit des trombes d’eau.

Ils continuèrent tant bien que mal, cramponnés l’un à l’autre, courbés sous la pluie qui les cinglait avec une violence qui ne faisait qu’augmenter. Des milliers de gouttes semblables à de minuscules bombes à eau leur fouettaient la tête et les épaules avant d’éclater avec une force absolument accablante. L’eau paraissait un peu plus fraîche, un tout petit peu; de la vapeur montait du sol boueux comme des feuillages qui bordaient le chemin. Rivers se reprit à évoquer la diluvienne averse tropicale.

La douleur de sa jambe le taraudait de plus en plus à mesure que se poursuivait ce trajet si malaisé. Il tomba alors sur les genoux, entraînant sa compagne dans sa chute, glissa encore en essayant de se relever, et ils tombèrent une seconde fois tous les deux. Elle avait roulé sur le côté, ce qui rabattit sa capuche en arrière; ses cheveux sombres qui lui frôlaient l’épaule furent aussitôt trempés. Il fut très surpris de voir qu’elle riait à en perdre le souffle.

- Il y a…, parvint-elle à articuler, il y a très longtemps que… que je ne me suis pas autant amusée!

Il s’essuya le visage, geste qui eut le don de redoubler cette hilarité. Regardant sa main, il s’aperçut qu’il venait de se barbouiller la figure de boue.

- Ce n’est pas grave, dit-elle avec un effort pour se relever, les taches de boue sont déjà lavées.

Elle poussa un cri de surprise en perdant de nouveau l’équilibre. Le climatologue se baissa pour ramasser sa canne qui s’enfonçait dans le bourbier. Il la planta profondément dans le sol - qui était encore ferme sous sa couche superficielle détrempée - et parvint ainsi à se hisser sur ses pieds. Puis il tendit la main à sa compagne.

- Allez-y doucement, sans à-coups. Enfoncez un pied et portez tout votre poids sur lui.

Elle suivit ses instructions et le rejoignit, la mine toujours aussi réjouie. Elle était irrésistible avec ses cheveux plaqués autour de son visage, ses yeux pétillant de gaieté, et il ne put que lui rendre son sourire.

- On essaie encore ? suggéra-t-elle.

- Quelle distance reste-t-il à parcourir?

- Un bout de chemin. Pensez-vous y arriver?

- Je n’ai pas l’intention de rester ici.

- Appuyez-vous sur moi.

Cette fois, poussant sa propre épaule sous la sienne, elle lui entoura la taille de son bras. Il plaça sa main libre autour de son épaule et ils poursuivirent péniblement leur route. Plus loin, ils trouvèrent de chaque côté du chemin des talus plantés d’arbres formant une sorte de voûte rudi-mentaire. Mais la pluie n’en passait pas moins à travers les branches, légèrement amortie seulement. De minuscules ruisseaux dévalaient des rai-dillons, emportant dans leur course des mottes de terre détrempée, autant de mini-glissements de terrain. Des feuilles, des brindilles et même de petites branches tombaient du haut de cette trop légère couverture.

- Qu’est-ce que cela veut dire ? cria-t-elle de façon à ce qu’il puisse l’entendre. Je sais que le temps est devenu très bizarre, mais une pluie pareille, ce n’est pas possible ?

- Continuez à méditer là-dessus, cela nous fera peut-être arriver plus vite chez vous.

Elle écarta le bord de sa capuche pour pouvoir le regarder.

- J’ai l’impression que je suis la seule à trouver ça drôle, hein ?

Il dérapa, mais parvint cette fois à se retenir de tomber.

- Pourtant je souris, non ?

- En fait, c’est plus une grimace qu’un sourire. Est-ce que votre jambe vous fait très mal ?

- Très mal, oui, mais je m’en arrangerai.

Une autre glissade lui valut un nouvel élancement de feu dans la rotule. Il jura entre ses dents. Au sortir du couvert des arbres, la pluie les assaillit avec plus de violence encore. Ils durent marcher courbés, au prix d’un effort qui semblait grandir à chaque pas.

- Cette terre était dure comme le roc tout à l’heure encore, lui cria-t-elle à l’oreille.

- L’eau s’infiltre dans les fissures et engorge la couche arable. Pour qu’elle pénètre davantage, il faut que la pluie dure bien plus longtemps.

La souffrance devint soudain si vive qu’il s’arrêta abruptement. Tête levée vers le ciel, mâchoires crispées, il haletait.

- Trouvons un abri, vous devez vous reposer, dit-elle aussitôt, les yeux remplis d’inquiétude.

Il regarda autour de lui. Un abri? Où?

- Quand on sort du chemin les arbres sont plus épais. Suffisamment pour nous protéger, j’en suis sûre.

Rivers savait qu’il n’atteindrait jamais la maison dans ces conditions. Sa blessure lui causait une douleur paroxystique entrecoupée d’élancements. La voiture était loin derrière eux à présent, mais la maison se trouvait peut-être aussi loin devant. S’ils réussissaient à trouver un semblant d’abri, au moins pourrait-il avaler ses analgésiques.

- Montrez-moi où c’est, articulat-il à grand peine.

- Il va falloir monter là. (Elle désignait le talus.) Pourrez-vous grimper?

Il jura intérieurement. Je vais essayer, dit-il.

Ils avancèrent en titubant vers le talus de droite, dont la base formait un creux, un caniveau où se déversait l’eau de pluie.

- Vous d’abord, cria-t-elle. Je vous soutiendrai par derrière, et ensuite vous pourrez me tirer jus-qu’à vous.

L’idée de cette séduisante secouriste lui poussant l’arrière-train n’enthousiasmait guère Rivers, qui dut pourtant se rendre à la raison. Il entreprit de gravir le talus en enfonçant sa canne dans la terre molle du caniveau. L’ascension fut ardue, mais, avec beaucoup d’efforts et de fortes poussées, il parvint en haut. Là, il prit appui sur son bon genou et tendit sa canne à sa secouriste. Elle en saisit l’extrémité en cherchant des yeux une prise pour son autre main. Cela donna à Rivers une nouvelle occasion de contempler brièvement le visage levé vers lui, d’admirer la pâleur de son teint, le dessin ferme de sa bouche, de s’étonner encore de la douceur de son regard.

Alors qu’elle enfonçait profondément les pieds et sa main libre dans la boue ruisselante, il la tira de toutes ses forces de façon à l’amener régulièrement à lui. Elle était presque en haut, Rivers la soutenant d’une main passée sous l’épaule, quand le sol ameu-bli qui le supportait s’éboula. Projeté en avant, il la percuta et ils culbutèrent tous deux au pied de la courte pente, dans le bourbier.

En tombant elle poussa un cri bref, de surprise plus que de peur, mais leur atterrissage, Rivers la figure dans la boue, à moitié effondré sur elle affalée des quatre membres, lui inspira un juron bien senti, destiné au ciel plutôt qu’à leur propre maladresse.

Rivers releva la tête, et, à la vue de cette tête sortant du bourbier, le visage de sa compagne passa de l’anxiété au sourire.

Lui, en revanche, ne saisissait en rien l’humour de la situation, et s’apprêtait à le lui faire remarquer quand ils distinguèrent à travers l’épais rideau de pluie des phares qui approchaient.

Le véhicule avançait doucement, à vitesse constante, le long du chemin glissant, en s’enfonçant parfois dans les trous et les ornières gorgés d’eau, sans qu’on perçoive le bruit de son moteur dans le fracas de l’averse. Son capot formait avec le pare-brise une ligne presque continue, aérodynamique depuis le pare-chocs jusqu’au toit. Son vitrage inté- gral, sa carrosserie vert foncé luisant sous l’eau, sa forme arrondie et ses phares flamboyants lui donnaient plutôt l’allure d’une bête qui s’approchait que d’une automobile.

Il s’arrêta près du couple gisant à terre, et la vitre du conducteur s’abaissa lentement. Le visage amical et ridé qui apparut dissipa instantanément les idées sinistres qu’avait pu nourrir Rivers. La voix qui s’éleva lui était familière.

- Puis-je vous proposer une place, monsieur Rivers, ou est-ce que vous vous amusez trop pour le moment avec ma fille?

 

- Bienvenue à Hazelrod.

Par-dessus son épaule, Hugo Poggs lança un regard à Rivers, installé à côté de sa ” secouriste ” en cape jaune sur un des sièges arrière de la Toyota Previa, qui en comportait huit. La femme assise à la gauche de Poggs se retourna pour regarder leur passager de face. Elle avait le visage rond, plein sans être empâté, les cheveux grisonnants tirés en une juvénile queue de cheval nattée. Ses yeux bleu pâle l’observèrent avec une touche d’amusement.

- Je ne savais pas que les climatologues apportaient avec eux leur temps personnel, dit-elle.

Cette remarque suscita un petit rire de gorge chez Poggs, qui passait du chemin creusé d’ornières dans une vaste cour aux pavés ronds; des dépendances construites de bois et de brique et d’anciennes écuries y encadraient une grande maison de style anglais du XVIII siècle, fortement délabrée. Un homme court de taille mais de carrure imposante, vêtu d’un ciré vert et d’un chapeau de l’armée australienne, leur fit signe de la main. Il traversait la cour à toute vitesse en direction d’un hangar, un seau de métal à la main.

- C’est l’heure de la soupe, fit observer Poggs en arrêtant la Toyota aussi près que possible des trois marches du perron.

Il coupa le contact et s’appuya de son bras vigoureux au dossier de son fauteuil pour mieux regarder Rivers. Corpulent, le teint brique marqué de coupe-rose aux joues, le menton disparaissant presque entièrement dans la chair du cou, il avait l’habitude - mais peut-être était-ce une nécessité - de prendre une courte inspiration avant de parler.

- Je vous suggère quelques ablutions et une remise au sec avant que nous ne procédions aux présentations, dit-il.

La douleur de sa jambe s’était un peu calmée, mais Rivers aspirait à prendre ses médicaments ainsi qu’une douche rapide et bien chaude. Il regrettait d’avoir laissé chez lui son appareil à ondes courtes; il n’avait pas cru nécessaire de l’emporter pour ce voyage, et puis il essayait de diminuer la fréquence de ses recours à cette méthode. Il descendit de voiture.

La pluie avait faibli, tout en continuant à rebondir sur les pavés et le toit de la voiture avec une force considérable. La fille de Poggs se précipita à sa suite. Il se demanda fugitivement s’il ne s’était pas mépris sur son accent dans le tumulte de l’orage, puisque Poggs, quant à lui, incarnait le type même du gentleman anglais, des pantalons de tweed à la chemise Vilella à carreaux et cravate de laine (de toute évidence, l’absence de la veste de tweed assor-tie aux coudes renforcés de cuir était due à la canicule), sans oublier les riches intonations graves de sa voix essoufflée.

Il s’apprêtait à remercier la jeune femme de son aide quand elle se retourna vers une enfant d’environ huit ans qui venait de sauter de l’arrière de la voiture pour se cacher sous sa cape. Rivers n’avait pas eu le temps de remarquer la présence de cette petite fille, pas plus que celle d’un autre enfant, un garçon cette fois en tee-shirt et en short, qui s’extrayait du véhicule par l’autre côté, où la femme aux cheveux gris l’enlevait dans ses bras. Tout le monde courut vers le perron et s’engouffra sous le large porche avec des cris de feinte panique.

- Je propose que nous les suivions à une allure plus digne, suggéra Poggs en glissant hors du véhi-cule sa silhouette massive.

- Je crois bien que j’ai laissé ma dignité là-bas dans la boue, répliqua Rivers.

Ensemble ils se dirigèrent vers les marches du perron, Rivers boitant bas, Poggs apparemment insensible à la pluie. Passé le porche vitré où un landau de poupée rouillé et deux bicyclettes d’enfant disputaient l’espace à des bottes de caoutchouc et une pile de bûches sèches pour le feu, le climatologue se trouva dans un vaste hall, haut de plafond, avec un escalier très large menant à un balcon au premier étage. Deux portes étaient restées ouvertes de chaque côté de ce hall; par la plus proche il aperçut une pièce spacieuse, qui semblait encombrée jusqu’au dernier centimètre carré de meubles et de bibelots. Des poufs s’y éparpillaient entre fauteuils et sofas, et dans un angle il aperçut un grand plant de figuier. Il explora le hall du regard, espérant voir la fille de Poggs, mais elle n’était visible nulle part. Les deux enfants en revanche, sensiblement du même âge et étonnamment semblables, se trouvaient juste à côté de la porte d’entrée, à califourchon tous les deux sur un vieux cheval à bascule à la peinture écaillée. Ils avaient les cheveux les plus noirs qu’il ait jamais vus, épais et bouclés, ressemblant beaucoup à ceux des Tziganes; mais la peau claire, et les yeux d’un bleu surprenant. Ils se balançaient à l’unisson sur leur cheval avec la force tranquille d’un mouvement parfaitement accordé, sans prêter aucunement attention à l’arrivée d’un étranger parmi eux.

- Il faut vous défaire de ces choses mouillées, monsieur Rivers.

La dame replète aux cheveux tressés venait d’ap-paraître; elle portait une serviette de bain blanche et marchait droit sur lui. Mais à son grand soulagement elle la jeta sur la tête des deux enfants qu’elle se mit à frictionner vigoureusement, sans tenir compte de leurs petits cris aigus de protestation.

- Je crois que ce serait sage en effet; insista Poggs. (Il pointa un index rondelet vers le premier étage.) La salle de bains est la troisième porte sur le palier. La douche manque un peu de fougue, mais elle suffira à vous débarrasser de la boue. Laissez vos vêtements dans le couloir, nous vous en fournirons de rechange.

- Écoutez, je pense que ce n’est pas la peine de…

- Ne dites donc pas de sottises, interrompit la femme sur un ton qui ne tolérait aucune discussion. Vous montez et on se verra un peu plus tard. Nous aurons tout le temps de bavarder après.

Et elle continua à sécher les enfants qui se tortillaient.

- Mais ma voiture…

- Personne ne va s’enfuir avec, lui assura Poggs. Si vous voulez bien me laisser vos clefs, je la remonterai jusqu’ici. Nous aurons tôt fait de la sortir du fossé dès que la pluie aura cessé.

Il était inutile d’argumenter, et d’ailleurs Rivers n’en avait nulle envie : il se sentait crotté et mal à l’aise, et voulait tenter quelque chose pour calmer sa douleur.

- C’est très aimable à vous, dit-il.

Poggs secoua la tête avec une expression de lassitude tout à fait inattendue.

- C’est entièrement égoïste de notre part, monsieur Rivers.

Il leva la main pour arrêter la question que Rivers allait poser.

- Quand vous serez en meilleure forme, monsieur Rivers. Si vous me pardonnez cette image, vous ressemblez à une pauvre chose que le chat aurait ramenée à tout prix et hésité à relâcher.

Il gloussa à sa propre trouvaille, qui lui valut un regard furieusement grondeur de la dame.

Rivers entreprit donc de monter au premier. Dans le tournant de l’escalier, il baissa les yeux vers le hall et s’aperçut que la famille l’observait. Même les deux enfants, aux yeux si bleus qu’à cette distance ils paraissaient brouillés, le regardaient depuis leur cheval à bascule. Les adultes s’empressèrent de détourner les yeux pour vaquer à leurs activités; la femme fit descendre à tour de rôle les enfants du cheval de bois, Poggs s’en alla nonchalamment dans une autre pièce. Interloqué par cette attention, et s’interrogeant sur le véritable motif de leur invitation, le climatologue passa sur le palier dont il compta les portes. Le plus étonnant de tout ceci, n’était-ce pas qu’il ait accepté cette invitation ?

Il referma sur lui la porte de la salle de bains, éclairée par une fenêtre assez petite que la pluie fouettait par rafales. Il n’y avait ni clef dans la serrure ni verrou, mais il était trop fatigué et se sentait trop mal pour s’en préoccuper. Au-dessus du lavabo, il sortit de sa veste humide une petite boîte de dihydrocodéine et avala trois comprimés avec de l’eau du robinet, en souhaitant que la maison soit équipée d’un bon épurateur. Puis il se déshabilla et fit couler la douche jusqu’à la température désirée avant d’y entrer. Il ferma les yeux, offrant son visage au jet tiède.

Comme il se savonnait le corps, la chaleur de la douche jointe à l’effet des comprimés commença à soulager sa douleur; quelques minutes encore, et ce fut presque à regret qu’il ferma les robinets et attrapa une serviette suspendue près de la baignoire.

Ce fut peut-être à cause de la pluie tambourinant sur la fenêtre qu’il ne l’entendit pas frapper à la porte; il ne s’avisa de sa présence que lorsqu’elle parla. - Vous n’avez pas déposé vos vêtements dehors.

Il était occupé à se sécher la figure dans la longue serviette qui l’enveloppait presque entièrement, et la surprise le figea sur place. Penchée dans l’embra-sure de la porte entrouverte, elle portait sur le bras une pile de linge propre.

- Ceci devrait vous aller, dit-elle avec un charmant sourire, nullement embarrassée.

Son regard tomba sur la jambe blessée; il la vit tressaillir avant de détourner vivement les yeux. Il déplaça la serviette de façon à dissimuler la cicatrice.

- Puis-je les emporter? demanda-t-elle.

- Emporter quoi ?

- Vos vêtements mouillés.

- Ah! oui.

Et il désigna du menton le tabouret sur lequel il les avait posés.

Elle lui tendit les habits qu’elle avait apportés, et s’aperçut à ce moment de l’embarras où il se trouvait. Une lueur d’amusement pétilla encore dans ses doux yeux bruns. - Excusez-moi. On n’est pas très portés sur la pudeur ici, surtout par les chaleurs d’été. Je vais faire l’échange, si vous voulez bien.

Elle ramassa les vêtements trempés et posa les secs à leur place.

- Au fait, je m’appelle Diane. Je me félicite d’avoir vu arriver l’orage et décidé de descendre faire un tour le long du chemin pour venir à votre rencontre. C’est si facile de nous manquer. Si j’avais su que vous alliez embourber la voiture, j’aurais apporté un autre imperméable.

- Vous ne m’avez donc pas trouvé par hasard?

- Nous vous avons attendu toute la matinée, monsieur Rivers. Poggsy a emmené la tribu à l’église en me laissant le soin de guetter votre arrivée. - Poggsy ? - Hugo, mon beau-père. - Ah! je comprends.

Elle se demanda ce qu’il comprenait, mais continua.

- Poggs est un nom tellement loufoque, nous avons décidé de le rendre encore plus loufoque. Il prétend ne pas aimer ça, mais moi je pense que c’est le contraire. (Elle fit halte à mi-chemin de la porte.) Descendez quand vous serez prêt. Vous avez la mine de quelqu’un à qui une boisson forte ferait le plus grand bien, et, connaissant Poggsy, il ne sera que trop disposé à vous accompagner.

Il l’arrêta sur le seuil. Savez-vous pourquoi je suis ici ?

Elle fixa sur le sien son doux regard brun.

- Oui. Et j’espère seulement que vous pourrez faire quelque chose.

- Faire quelque chose ? Je ne comprends pas.

- C’est bien le problème. Aucun de nous ne comprend. Mais peut-être serez-vous le lien qui nous permettra de comprendre.

Au moment où elle fermait la porte, une rafale plus violente de vent mêlé de pluie secoua brusquement la fenêtre derrière lui.

La pluie avait cessé quand il quitta la salle de bains. Dans le hall rempli de soleil, le parquet étincelait d’une lumière qui l’obligea à plisser les yeux comme il descendait l’escalier.

Rafraîchi, il se sentait infiniment plus dispos, et sa jambe ne le faisait plus souffrir. Sa tenue, pantalon large de velours côtelé et chemise de serge, était agréable à porter : les chaussures n’avaient qu’une pointure de trop. Il se demanda à qui appartenaient ces vêtements.

Au milieu de l’escalier il remarqua qu’un des enfants, juché sur le cheval de bois, surveillait sa descente. C’était la fillette. Le soleil tombant des carreaux du porche mettait un lumineux reflet roux dans ses cheveux. Même dans l’ombre, l’extraordinaire intensité de ses yeux bleus continuait d’éclairer son petit visage. ” Bonjour “, dit Rivers gentiment, avec un sourire destiné à montrer sa bonne volonté.

La petite glissa de son cheval sans un mot et sautilla jusqu’à la pièce qu’il avait entrevue précé- demment. Des voix en provenaient; il se dirigea donc de ce côté.

Hugo Poggs occupait l’un des fauteuils volumineux mais d’aspect confortable, la femme à la tresse, que Rivers présumait être son épouse, un coin du canapé en compagnie du petit garçon pelotonné contre elle. Diane était assise sur une chaise à haut dossier, la fillette à ses pieds. Le robuste personnage assis près d’une fenêtre, derrière les autres, qui l’observait d’un oeil soupçonneux, devait être l’homme au ciré qui traversait la cour en courant quand ils étaient arrivés. Sa stature râblée accentuait la puissance qu’il dégageait, et son tour de taille menaçait de faire sau-ter les boutons de sa chemise. Du seuil, Rivers salua l’assemblée d’un signe de tête.

- Alors, vous sentez-vous mieux? s’enquit Poggs avec entrain.

- Beaucoup mieux, oui. Merci de votre accueil si aimable.

- Mais non, mais non. C’est vous qu’il faut remercier d’avoir fait ce long trajet pour venir nous voir, sur la seule foi d’un appel téléphonique. Venez donc vous asseoir je vous prie, nous vous avons réservé un fauteuil confortable.

Il désignait le fauteuil inoccupé qui lui faisait face. Tandis que Rivers enjambait quelques coussins pour l’atteindre, Poggs sortit une pipe dont il vida le fourneau en le tapotant dans un cendrier.

Le garçonnet souleva la tête de l’ample poitrine où elle reposait.

- Grand-père…

Poggs se renfrogna, mais sans rancune.

- J’avais oublié, marmonna-t-il en remettant la pipe dans sa pochette. (Puis ses traits s’animè- rent.) Le soleil est haut au-dessus de nos têtes, monsieur Rivers, aussi que diriez-vous d’un petit quelque chose qui vous échauffe l’estomac et vous tourmente le foie? Ou alors vous pouvez essayer la bière familiale concoctée par Mack, mais je décline toute responsabilité quant à l’ef-fet que ce breuvage peut avoir sur votre foie. En cas de choc cataleptique, je ne serais pas autrement étonné.

L’homme assis près de la croisée se contenta de répliquer par un sourire épanoui refusant toute polémique. Sans doute avait-il entendu maintes et maintes fois la plaisanterie.

- Un whisky m’irait très bien, dit Rivers en prenant place dans le fauteuil.

- Ah! quelle bonne idée! approuva Poggs avec enthousiasme, j’en ai un d’excellente marque.

Il s’évertua à se hisser au bord de son fauteuil, et on put craindre un instant que l’effort ne soit trop important pour lui.

- Ne bougez pas, Poggsy, il n’est pas question que vous vous rompiez quelque chose, s’écria Diane en s’élançant vers le buffet placé à l’autre bout de la pièce, où était posé un plateau d’argent couvert de bouteilles. La petite fille l’imita, non sans se retourner une fois, probablement pour s’assurer que Rivers ne la suivait pas.

Poggs émit un grognement satisfait, et se réinstalla avec un clin d’oeil à l’adresse du climatologue.

- Le Macallan, Diane. En l’honneur de notre invité.

Le salon était spacieux et clair, avec ses deux portes-fenêtres occupant toute la hauteur du mur et une troisième donnant sur la cour pavée. Malgré le soleil qui y entrait à flots, malgré la compagnie de cette famille chaleureuse, pourquoi Rivers éprouvait-il de l’inquiétude ? Après ce coup de téléphone de mauvais augure, il s’attendait à une rencontre grave sinon dramatique avec le dénommé Poggs, dans laquelle lui-même aurait tenu le rôle de ques-tionneur. Et voici qu’il avait complètement perdu l’initiative, à l’avantage de son interlocuteur.

- Il faut que nous ayons une conversation, dit-il à Poggs. Seul à seul.

- Bien sûr, bien sûr. Mais je souhaite que vous fassiez d’abord notre connaissance. (Il fixa longuement sur Rivers le regard de ses yeux légèrement chassieux.) Je tiens à vous rassurer sur le fait que nous sommes tous ici des gens absolument normaux.

Mal à l’aise, Rivers remua sur son siège.

- C’est que je… (Il s’éclaircit la gorge.) Je ne dispose pas de beaucoup de temps. Il va falloir que je rentre bientôt.

- Alors que vous êtes venu de si loin ? intervint la femme de Poggs. Ce n’est pas raisonnable, il me semble ? Soyez un peu patient avec nous, monsieur Rivers. Vous ne le regretterez pas, je vous le promets.

- Je ne m’attendais pas du tout à cela.

La réplique provoqua le rire de Poggs, que personne n’imita.

- J’en suis bien certain, mon cher, et je sais bien aussi qu’en l’occurrence je n’ai pas du tout la manière. Néanmoins, je me demande si vos recherches sur les étranges conditions climatiques que nous connaissons ont avancé. Avez-vous dégagé un schéma, trouvé une référence? Avec les moyens d’observation dont elle dispose par satellite, ses stations climatiques et leurs batteries d’ordinateurs nourris de données à l’échelle mondiale, la Météorologie nationale a-t-elle progressé dans la découverte de ce qui cause ces variations de climat extrêmes, et le chaos qu’elles entraînent ? (Il se pencha en avant, ce qui aurait fait saillir son menton s’il n’avait été enchâssé dans sa chair.) Car, enfin, tout n’est pas imputable au réchauffement du globe, n’est-ce-pas ? Quelle théorie votre unité de recherche avance-t- elle, monsieur Rivers ? Avez-vous seulement le commencement d’une réponse?

Diane s’approcha du climatologue et lui tendit un verre de whisky.

- Nous sommes tous terriblement inquiets, lui dit-elle comme pour excuser le franc-parler de Poggs. Tout cela a été si soudain. Il prit le verre.

- Vous n’êtes pas les seuls à être inquiets. Mais je préfère vous dire tout de suite que je ne peux vous donner aucune information.

- Je sais que vous êtes lié par le secret professionnel, mais il peut y avoir réciprocité. Vous vous apercevrez sans doute que vous avez plus à apprendre de nous que l’inverse, dit Poggs.

Après lui avoir remis l’autre whisky qu’elle avait préparé, Diane s’assit sur le bras de son fauteuil. La fillette vint s’appuyer sur le dossier, menton posé sur ses mains jointes. Elle continua d’examiner Rivers, avec gravité.

Poggs leva son verre et Rivers imita distraitement son geste, auquel son hôte prenait visiblement grand plaisir. Il but religieusement une gorgée d’alcool avant de déclarer:

- Avant tout, j’aimerais que nous revenions sur ce que vous avez vécu avant l’accident de l’appareil américain.

Rivers se raidit.

- Je suis sûr que vous avez suivi les reportages et autres ” échos ” que la presse a publiés alors. Ne vous ont-ils pas appris tout ce que vous vouliez savoir ?

- Si, mais superficiellement. L’accident a suscité beaucoup de commentaires de la part des média.

- C’est habituel pour les accidents d’avion. Mais je ne suis pas venu ici pour en parler. Je suis venu pour apprendre ce que vous savez au sujet de la fée Clochette.

- Chaque chose en son temps, répondit Poggs avec une irritante affabilité. (La fillette se pencha pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Il lui tapota la joue, et revint à Rivers.) Notre petite dryade me dit que vous avez peur de nous.

Rivers manqua s’étrangler avec son whisky. ” Aurais-je une raison d’avoir peur? “

- Pas la moindre, mais il n’est que trop naturel que vous éprouviez quelque méfiance. Après tout, vous êtes en droit de vous interroger sur nos motivations. C’est peut-être ce qui vous rend craintif, et je souhaite dissiper cette crainte. A presque tous les égards, monsieur Rivers, nous sommes une famille tout à fait normale.

- Et aux autres ?

- Je vous demande pardon ?

- Vous dites être une famille normale à presque tous les égards. Et aux autres ?

Poggs eut un petit rire.

- Puis-je vous appeler James ?

- Non.

- Ah.

Rivers vida son verre et se sentit plus détendu. Sur ce point il partageait l’opinion de son hôte : le whisky était meilleur quand sa force était légère-ment contenue. En le tenant par le haut, il posa son verre en équilibre sur son accoudoir.

- Un autre pour notre visiteur, Diane, s’il te plaît.

Avant qu’elle ait pu se lever, Rivers l’arrêta d’un geste.

- J’ai assez, merci. (Il ressentait au milieu du front un léger engourdissement, résultat peut-être de l’action combinée des pilules et de l’alcool.) Monsieur Poggs, si nous n’avons pas à l’instant une conversation privée, je m’en vais.

Poggs prit une inspiration sifflante.

- Oh là là, cela ne tourne pas du tout comme je l’avais prévu.

La dame rondelette se pencha vers lui et lui pressa la main.

- Le tact n’a jamais été ton fort, Hugo, et j’avoue ne pas comprendre pourquoi tu te donnes tant de mal en cette occasion. Au rythme où vont les choses dans le monde d’aujourd’hui, et étant donné sa profession, je suis certaine que notre visiteur est un homme très occupé. (Elle se tourna vers le climatologue, le visage empreint d’une expression de com-préhension pleine de bon sens.) Mais en premier lieu, ne serait-ce que pour sauvegarder les bonnes manières, il est temps que nous nous présentions à vous. Après quoi vous pourrez en venir avec mon mari aux questions de travail.

- Il n’y a pas d’obligation, répondit-il en espé- rant que son impatience se lisait sur ses traits.

- Non non, aucune obligation; simplement, comme votre voiture est pour l’heure embourbée le nez dans le fossé, vous avez le temps, Bon! Je suis Barbara Poggs, mais comme ils ont baptisé Hugo du surnom de Poggsy, je dois endurer celui de Bibby. La faute en revient à nos petits-enfants! (Elle donna une tape sur la tête du garçon qui leva vers elle un sourire réjoui.) Vous connaissez déjà Diane, et assis près de la fenêtre voici Mack - c’est son vrai nom, pas une abréviation. Sans l’aide qu’il nous apporte pour le bétail et le jardin maraîcher - ici nous nous suffisons à nous-mêmes, monsieur Rivers - nous serions perdus. Il est formidable aussi pour réparer les choses, cela va des fils électriques au toit de la grange; il habite un appartement au-dessus des anciennes écuries, de l’autre côté de la cour. Vous aurez remarqué qu’il n’est pas bavard.

Elle ébouriffa les cheveux du garçon et fit signe à la fillette de venir. Sans hésitation la petite vint se nicher contre elle, main tendue pour toucher le bras de son frère.

- Et voici nos lutins des bois, nos dryades comme vous disait Hugo tout à l’heure. Ces enfants se nomment Eva et Josh, encore que, dans la grande tradition des surnoms, Eva insiste pour qu’on l’appelle Minnie - Dieu sait pourquoi -, mais je soupçonne pour ma part qu’une certaine souris de dessin animé y est pour quelque chose. Par bonheur, Josh est tout à fait satisfait de son nom. Ouf! j’en ai fini. A présent, pour rompre avec une habitude de - oh, disons un jour ou deux -, j’aimerais prendre moi aussi quelque chose de fort. Diane, un gin-tonic plus corsé que la normale, s’il te plaît, et pourquoi ne pas nous accompagner, chérie ? Tu as pris de plein fouet ce terrible orage, tu dois avoir besoin d’un remontant. Diane se leva de l’accoudoir.

- Heureusement que vous avez pris les choses en main, Bibby, Poggsy était en train de tout gâcher lamentablement. (Elle glissa entre les meubles sa mince silhouette et demanda devant le buffet:) Et pour vous, Mack ? Vous ne voulez pas abandonner votre breuvage artisanal pour essayer quelque chose de civilisé?

Mack secoua simplement la tête, et son regard revint aussitôt à Rivers, très étonné de cette attention soutenue.

Bibby écarta doucement les enfants.

- Laissez-nous maintenant mes chéris, et allez jouer tous les deux. Mettez vos caoutchoucs si vous sortez, cela va être détrempé et boueux dehors.

Il y avait bien longtemps que Rivers n’avait pas entendu parler de ” caoutchoucs “, et d’une certaine façon le mot le détendit - car comment prêter une intention mauvaise à quelqu’un qui emploie un terme aussi désuet ? Mais c’était peut-être le mélange de l’alcool et des médicaments qui lui engourdissait l’esprit.

- Si vous donnez à Mack vos clefs de voiture, il la remorquera hors du fossé, poursuivit-elle. Quant à moi, je vais prendre mon courage à deux mains et entrer en cuisine pour préparer le déjeuner. J’aimerais beaucoup que vous restiez déjeuner, monsieur Rivers, mais la décision vous appartient. (Elle se leva pour prendre le verre que lui tendait sa belle-fille.) Si vous ne croyez rien d’autre, monsieur, je vous demande de croire au moins que nous ne sommes pas vos ennemis.

Et elle se retira, suivie de la petite troupe des enfants et du factotum.

Ses derniers mots avaient surpris Rivers. Ses ennemis ? Pourquoi seraient-ils ses ennemis ? Qu’est-ce qui leur faisait supposer qu’il le croyait? L’inquiétude le reprit.

- Vous êtes sûr que vous ne voulez pas vous resservir ?

Il leva les yeux sur Diane, qui tenait la bouteille de whisky. Elle avait une expression d’amusement, sans une once de moquerie.

- Après tout, ce n’est pas une si mauvaise idée, dit-il en tendant son verre.

Elle le servit, et posa le flacon près de son beau-père. Poggs prit son inspiration d’asthmatique.

- Je suppose qu’il n’existe pas de manière douce de vous faire entrer dans le sujet, monsieur Rivers. De là l’erreur que j’ai commise au début, sans doute. Je voulais sincèrement que vous vous sentiez d’abord à l’aise avec nous, et il semble que j’aie abouti à l’effet inverse. Si c’est possible, j’aimerais vous emmener dans mon bureau, qui se trouve à côté. Je pourrai peut-être vous y expliquer pourquoi il était important que nous nous rencontrions.

Rivers but une gorgée de scotch, le regard pensivement fixé sur son hôte. Il tenta une fois encore de se rappeler où il avait entendu ce nom de Poggs et n’y parvint pas, à son grand agacement.

- D’accord, dit-il en se levant. Puisque j’ai fait tout ce chemin jusqu’à vous, et que je suis passa-blement intrigué, je suis d’accord pour écouter ce que vous avez à me dire.

Poggs se leva aussi. Son visage avait une expression curieuse où se mêlaient le soulagement et l’anxiété.

- Emportez votre verre, conseilla-t-il, j’ai idée que vous pourriez en avoir besoin.

 

Diane les suivit dans l’entrée. Après l’escalier, ils s’arrêtèrent devant une porte close. Pendant que Poggs fouillait ses poches à la recherche d’une clef, elle adressa à Rivers un sourire fugitif, d’encouragement peut-être.

- Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier vraiment, lui dit-il.

- Il n’y a pas de quoi, c’était très amusant, je vous l’ai dit. Mais à la vérité j’aimerais mieux ne pas avoir à recommencer.

Poggs ouvrit la porte et entra. Rivers s’attarda un instant sur le seuil. Vous êtes partie prenante ? demanda-t-il à la jeune femme.

- Je vous demande pardon?

- Faites-vous partie du jeu que joue Poggs, avec ses petits airs de mystère ?

Les traits de Diane se durcirent.

- Oh, il n’y a pas de jeu, je peux vous l’assurer. Mais il y a un mystère.

Elle passa devant lui d’un geste vif, et entra. Il hésita un instant avant d’entrer aussi.

Comme le salon qu’ils venaient de quitter, la pièce était vaste et claire, mais encombrée celle-ci de livres, de papiers, de piles de journaux et de dossiers. Au milieu se dressait une longue table à tréteaux dont pas un seul centimètre carré n’était libre et, dans un angle, un bureau avec une machine à traitement de texte et un fax. Devant la table, un gros fauteuil de cuir usé tournait le dos à une haute fenêtre à la française, par laquelle on voyait des pelouses brûlées de soleil et des carrés de légumes. Des étagères remplies de dossiers et d’ouvrages de référence occupaient deux murs; le troisième, habillé de carreaux de liège du sol au plafond, servait de panneau d’affichage que recouvraient presque totalement articles de revues, pages dactylographiées et coupures de presse, dont certains passages étaient soulignés au feutre rouge. Sur le dernier mur, près de la fenêtre, se trouvait un large planisphère constellé d’épingles de couleur. Poggs désigna le panneau de liège.

- Prenez le temps de parcourir cette documenta-tion, si vous voulez bien, monsieur Rivers. Vous n’avez pas besoin de les étudier, je suis bien certain que la plupart de ces articles et reportages vous sont tout à fait familiers. Mais je ne crois pas inutile que vous puissiez les passer en revue, ce qui vous donnera une meilleure vue d’ensemble.

Rivers se tourna vers Diane d’un air perplexe.

- Je vous en prie, insista-t-elle.

Il n’en était plus à vouloir faire plaisir à l’excellent homme, mais, malgré sa réelle curiosité, Rivers ressentait au fond de lui-même une certaine réticence à se laisser entraîner. Outre le fait que ces personnes lui étaient totalement étrangères, sa déontologie professionnelle lui interdisait toute intelligence avec elles. Poggs en avait-il conscience ? Se rendait-il compte que Rivers appartenait à l’une des structures nationales spécifiquement créées pour étudier les phénomènes climatiques des dix dernières années ? Peut-être pas, car, sinon, aurait-il suggéré que la lecture de ces coupures de presse lui donnerait une ” vision d’ensemble ” ? Il aurait dû savoir qu’il possédait déjà cette vision d’ensemble. Enfin, courtoisie oblige, Rivers se dit qu’un peu de révision ne lui ferait pas de mal. Posant son verre sur un coin de la table, il se dirigea vers l’immense panneau de presse.

Tous les articles étaient consacrés à des catastrophes écologiques ou climatiques de toutes sortes, des inondations au Bangladesh à la sécheresse du Middle West américain. Il lut essentiellement les titres, jeta un coup d’oeil aux photos et à leurs légendes, parcourut quelques paragraphes dactylographiés : chutes de grêlons et gelées sévères qui avaient détruit les plus beaux vignobles du continent australien, famines dans la Corne de l’Afrique, ouragans dévastateurs aux Caraïbes, dans le Pacifique et même en Angleterre; tremblements de terre en Arménie, au Japon, en Italie, à San Francisco; plus récemment, second séisme important en Alaska, qui avait anéanti la ville d’Anchorage et ses voisines Portage et Whittier.

Attachées par un trombone, des coupures concernant deux éruptions volcaniques: l’explosion massive d’une fissure à Heimaey, l’une des petites îles voisines de l’Islande, qui avait dépassé les dégâts causés par une éruption semblable en 1973, en rayant de la carte la principale ville portuaire, la transformant en une masse de lave compacte; la seconde éruption s’était produite dans les territoires très peuplés du centre de Java, au mont Merapi, où des cendres et des gaz surchauffés s’étaient déversés sur les villages à des kilomètres à la ronde. Un article plus bref relatait la déroutante éruption sous-marine de la Grande Barrière de corail sur la côte nord-est de l’Australie, qui avait tué cent vingt-huit touristes et vacanciers.

Puis il parcourut une longue étude dactylographiée consacrée à la pollution industrielle en Pologne. En haute Silésie, de la neige acide avait gâté les cours d’eau, métamorphosé les forêts de pins en un paysage de moignons squelettiques et noircis. D’énormes nuages toxiques qui s’étaient formés au-dessus de villes comme Zabrze, Chorzôw, Katowice, avant de se réunir et de dériver, avaient encrassé l’air de leurs émanations de bioxyde de soufre, goudron, plomb, zinc, magnésium - interminable liste de matières destructrices -, corrompu l’atmosphère, infligé des maladies et fait de villes comme Cracovie des sites écologiquement sinistrés dans une campagne abîmée aux eaux polluées. En se remémo-rant ces faits pourtant bien connus, Rivers ne pouvait empêcher la colère de monter en lui.

Suivait un article découpé dans une revue, illustré de photographies aux couleurs sinistres, témoignage de la folie ou peut-être du désespoir des hommes qui avaient fait du bassin d’Aral, autrefois coeur fertile de ce qu’avaient été les Républiques soviétiques de l’Asie centrale, un vaste désert dont la mer avait disparu, où plus rien ne poussait sur le sol saturé de sel, où l’air lui-même corrodait tout ce qu’il touchait, les tissus humains comme les bâtiments, où les nourrissons ne pouvaient téter le lait de leurs mères, trop toxique, où malformations et retards mentaux étaient monnaie courante.

Rivers passa à l’article suivant. Tout à la lecture des coupures jaunies, il avait oublié Poggs et Diane qui attendaient patiemment, sans l’interrompre. Diane finit par s’approcher de la haute croisée où elle contempla, immobile, les pelouses et les haies mouillées. Le soleil recommençait à chauffer la terre, qui exhalait une vapeur, une écharpe de brume grise flottant au ras du sol.

Le climatologue consulta un texte consacré au virus meurtrier qui s’était répandu tout autour de la Méditerranée et jusqu’aux rivages de l’Angleterre; ce virus s’attaquait au cerveau et au système nerveux des phoques et des dauphins, dont les cadavres dérivaient en masse sur la mer avant de s’échouer sur les plages et les rochers. La pollution créée par l’homme était-elle la cause directe de la maladie, ou avait-elle seulement affaibli le système immunitaire de ces animaux à un point tel qu’ils y étaient devenus sensibles ? Là-dessus, les avis des scientifiques divergeaient. Ils n’avaient qu’une seule certitude : le réchauffement des mers et des océans avait facilité la propagation de l’épidémie. Des espèces comme la baleine bleue, la baleine franche, la baleine à bosse n’avaient plus pour effectif à présent qu’un à deux pour cent de leur population précé- dente, malgré les graves avertissements des défen-seurs de l’environnement à la fin des années 80 ; et la totalité des mammifères et des oiseaux marins - même ceux vivant dans les régions arctiques et antarctiques où l’homme pose rarement le pied - avaient accumulé dans leur organisme de larges doses de pesticides, de mercure et d’autres éléments polluants.

Il en vint à un écho assez bref relatant le suicide collectif de milliers de pingouins au début de la décennie. Le reportage suivant traitait de la réimplantation d’espèces en danger - l’éléphant, l’hip-popotame, le rhinocéros, la girafe - dans de nouveaux parcs naturels créés sous les climats les plus favorables d’Espagne, d’Italie, de France méridionale et d’Amérique du Nord.

Au fur et à mesure qu’il avançait dans sa lecture, la colère avait fait place à un découragement teinté d’amertume. Depuis des années, on lançait des avertissements que peu de gouvernements, sinon aucun, écoutaient. L’accumulation de malheurs et de catastrophes qui avaient frappé presque tous les pays de tous les continents avait fini par les obliger à en tenir compte, même s’ils ne le faisaient encore qu’à contrecoeur.

Des vingt-cinq millions de kilomètres carrés de forêt tropicale qui couvraient la surface de la pla-nète, il ne restait que huit millions, malgré l’accord sur la limitation de la déforestation signé par les Nations unies en 1995. Une autre résolution avait été universellement acceptée et mise en oeuvre par les divers gouvernements : celle d’équiper d’un pot catalytique toute automobile construite à partir de 1993 ; la production de voitures à faible consommation d’essence était encouragée par une taxation réduite; on accordait des subventions à la poursuite des recherches sur la voiture électrique, qui n’était toujours pas admise car elle ne plaisait qu’à moitié aux écologistes purs et durs, ces derniers soutenant que la pollution produite par les centrales nucléaires ou à combustible fossile pour fabriquer les batteries de ces véhicules en annulait tout le bénéfice. Mais l’introduction au Royaume-Uni d’une taxe punitive d’immatriculation sur les voitures performantes neuves ou déjà existantes, jointe à la charte de circulation par semaines alternées de 1996, avait provoqué durant les premiers temps de leur mise en application des émeutes sans gravité et des marches de protestation dans les différentes villes du pays. D’autres mesures étaient venues s’y ajouter, une taxe ” carbonique ” sur l’emploi des combustibles fossiles, un crédit de quatre-vingt-dix pour cent pour l’installation de panneaux solaires sur les résidences privées, de cinquante pour cent sur les locaux commerciaux, de vingt-cinq pour cent pour l’isola-tion de bâtiments plus anciens, à usage domestique ou commercial. La suppression du chlorofluorure de carbone intervenait progressivement, ainsi que la réduction des émissions d’oxyde de carbone et d’oxyde d’azote provenant des usines et des centrales électriques; les centrales conventionnelles fonctionnant au charbon étaient équipées de brû- leurs produisant peu d’oxyde d’azote. Mais tout cela était peu en regard de l’immense dommage infligé à la planète et à son atmosphère depuis le début de l’ère industrielle; sans compter que les différents pays étaient loin de partager les mêmes vues sur l’étendue de ce dommage, ou les moyens de le réparer. Selon le propos d’un écologiste militant, que citait l’une des plus récentes coupures de presse : ” Trop peu de gens font trop peu de choses, et trop tard.

Rivers marqua une pause pour chercher du regard Hugo Poggs, maintenant assis dans le vieux fauteuil de cuir devant la table à tréteaux, tenant distraitement son verre presque vide dans sa main charnue.

- Continuez, je vous en prie, dit-il.

Aucune raison ne s’y opposant, Rivers obéit. Et puis la compilation qu’il avait sous les yeux, quoique fort déprimante, exerçait sur lui une sorte de fascination morbide.

L’hémisphère Nord infesté d’insectes, la malaria et la fièvre jaune qui se répandaient en Europe, au Canada et en Amérique du Nord, l’asthme, la bronchite et autres problèmes respiratoires en augmentation dans les deux hémisphères, des maladies animales comme l’encéphalite spongiforme des bovins, de retour en Angleterre depuis deux ans, qui avaient tué plus du tiers du bétail… Et encore l’année précédente, un cyclone dans la baie du Bengale avait fait treize mille morts et détruit plus de quatre millions d’habitations; en Algérie, la quantité moyenne de pluie pour une année était tombée en un seul après-midi; aux États-Unis, les terres céréalières de l’Ouest avaient été ravagées par la pire sécheresse que l’Amérique ait connue; l’assé- chement progressif des eaux du Nil réduisait à néant le système d’irrigation égyptien et diminuait de façon catastrophique, jusqu’à quatre-vingt-cinq pour cent, l’énergie hydroélectrique fournie par le barrage d’Assouan; les eaux contaminées de l’Eu-phrate produisaient les mêmes effets; dans l’État vaincu d’Israël, trois cents prisonniers de guerre israëliens étaient morts de froid dans des camps à ciel ouvert durant la nuit la plus glaciale jamais enregistrée dans la région; un incendie de forêt en Colombie britannique avait détruit deux millions d’hectares de jeunes futaies; un groupe de six touristes s’était perdu dans une tempête de neige sur l’île Grande Canarie, on avait retrouvé leurs corps gelés trois jours plus tard, après la fonte rapide de la neige. Rivers s’arrêta net devant le titre qui annonçait L’OURAGAN ZELDA DÉVASTE LA JAMAÏQUE. Une autre coupure de presse montrait la photo d’un avion accidenté, reconnaissable uniquement à la queue et à un morceau d’aile; le corps de l’appareil n’était plus qu’une masse confuse de métal noirci. Glacé par cette vision, il lut la légende : TROIS HOMMES ÉCHAPPENT PAR MIRACLE A LA MORT. L’article montrait les portraits des deux membres d’équipage et le sien, visiblement extraits de dossiers d’archives. Le cliché qui le représentait était entouré de rouge.

Il se retourna, en proie à une colère toute diffé- rente.

- Qu’est-ce que cela veut dire? demanda-t-il sèchement. Qu’est-ce qui se passe ici, à la fin?

Poggs leva la main en un geste d’apaisement. Regardez aussi les autres entrefilets marqués en rouge, dit-il calmement.

- Vous plaisantez?

- Monsieur Rivers, intervint Diane, je vous le demande. Nous ne voulons pas vous piéger, il n’y a aucune machination là-dessous. Nous avons les mêmes soucis que vous. Faites ce que vous demande Hugo, ensuite vous nous écouterez.

Il avait besoin d’une cigarette, mais se rappela qu’il portait des vêtements qui ne lui appartenaient pas. Ces gens avaient le don de le contrarier, de le dérouter. Il secoua la tête en signe de refus.

- Qu’avez-vous à perdre? dit Diane avec simplicité.

Après tout… elle n’avait pas tort. Il n’y avait là rien à perdre et peut-être - peut-être seulement - quelque chose à gagner. Quoi, il n’en savait rien au juste, mais il allait le découvrir dans les dix minutes qui suivraient, faute de quoi il s’en irait, que sa voiture soit prête ou non. Un peu de marche jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche ne lui ferait aucun mal.

Sa décision prise, il revint au tableau d’affichage et parcourut encore une fois l’ensemble des articles. Ceux qu’on avait entourés au feutre rouge concer-naient le tremblement de terre en Alaska, l’éruption de la Grande Barrière de corail australienne, le cyclone en Inde, l’incendie de forêt au Canada et, bien sûr, l’accident d’avion auquel il avait lui-même survécu.

- Oui, vous avez choisi certaines catastrophes, dit-il en continuant d’examiner les plus récentes coupures, à la recherche d’un fil conducteur. (Renonçant finalement, il leur fit de nouveau face :) Mais où vouliez-vous en venir?

Poggs se pencha en avant, les coudes appuyés sur la table au milieu des papiers, tenant son verre de whisky comme s’il s’agissait d’un calice.

- A ceci : en chacune de ces circonstances, des témoins affirment avoir observé une petite balle lumineuse juste avant la tragédie.

Un instant interdit, Rivers se reprit pourtant.

- Les phénomènes lumineux ne sont pas rares, surtout en présence de séismes et manifestations du même ordre. De telles visions ne présentent aucun caractère exceptionnel.

- Il faut admettre qu’il existe de nombreuses formes de phénomènes lumineux, comme vous les appelez, qui défient les lois de la géophysique, et sont souvent générés par des événements tectoni-ques. Si vous le désirez je puis énumérer fort longuement leurs variations, qui vont de l’effet piézo- électrique à la chimiluminescence, mais je craindrais d’éprouver plus encore votre patience. Dans le cas qui nous occupe, je parle d’une source lumineuse bien différente : une sphère flottante isolée qui a été vue avant chacun des événements indiqués ici. L’un des témoins, une femme qu’un hélicoptère des pompiers a pu sortir du feu, a décrit l’objet juste avant d’expirer. Alors même qu’elle était grièvement brûlée et aurait dû mourir bien avant qu’on ne l’atteigne, il paraît que ses yeux avaient un regard qu’on ne peut qualifier autrement que d’émerveillé. Elle a dit à ceux qui n’ont pu la sauver avoir vu une ” lumière féerique ” un instant avant l’embrasement. Une seule petite ” lumière féerique “. Rivers prononça tout bas: ” La fée Clochette. “

Il alla à la table et vida son verre. Puis, considérant Poggs d’un oeil froid:

- Comment avez-vous pu avoir connaissance de ce nom que j’ai prononcé, la fée Clochette ? Il y a eu censure, aucune agence de presse ni aucun journal n’ont rapporté ce détail.

Poggs eut un sourire presque confus. Eh bien je… heu… disons que nous étions bien renseignés. -Cessez de tourner autour du pot! gronda Rivers. - Ce sont les enfants qui nous l’ont dit, intervint vivement Diane. Josh et Eva. Il posa son regard sur elle. - Les enfants… ?

- Oui, mon ami, dit Poggs en se rasseyant. Les enfants nous ont signalé votre photo dans le journal. Ils étaient dans un état d’extrême agitation. Il faut vous dire qu’eux aussi ont vu cette mystérieuse lumière. En fait, ils l’ont vue avant chacune des catastrophes qui sont soulignées en rouge sur le tableau derrière vous.

 

MER DES CARAÏBES - 2000 mètres sous le niveau de la mer

 

L’appareil frôlait le fond, évitant les protubé- rances rocheuses, s’élevant au-dessus des reliefs plus minimes; son ordinateur intégré modifiait complè- tement sa direction quand l’obstacle s’avérait trop difficile à négocier. Sa coque métallique compacte évoluait généralement dans l’indifférence des habitants sous-marins; seul un marlin bleu trop pré- somptueux avait tenté malencontreusement, quelques minutes auparavant, de l’assommer avec sa mâchoire supérieure longue comme un pic, et y avait renoncé devant la passivité de cet étranger à l’épiderme très coriace qui s’était éloigné vers d’au-tres eaux plus profondes.

Dauphin V (ainsi nommé en référence au premier Dauphin construit à la fin des années 80, dont il était directement issu) avait fait un long voyage, commencé au large des côtes d’Afrique du Nord, où il s’était séparé du vaisseau mère, le navire expérimental Arthur C. Clarke, pour glisser dans les eaux agitées de l’Atlantique. Destiné à collecter des informations, Dauphin V avait donc sillonné tout l’océan comme un missile errant au fond; il avait franchi la chaîne traversant l’Atlantique en passant par la faille de Vema pour gagner les régions plus chaudes des Caraïbes. Il était prévu qu’il traverse la chaîne d’Aves et rejoigne enfin le vaisseau mère quelque part dans les grands fonds du bassin vénézuélien.

Durant cette longue exploration, il s’était fré- quemment approché de la surface, sans jamais l’atteindre toutefois car les vagues étaient trop fortes et trop dangereuses pour un instrument aussi sensible; dans cette position, il lâchait de petites capsules radio qui montaient flotter en surface pour attendre le passage dans le ciel d’un satellite. Quand cela se produisait, la capsule émettait à travers l’espace ses informations qui étaient alors transmises directement à la terre ferme.

Dauphin V avait diverses tâches : mesurer la force des courants, l’intensité des orages, prendre la tem-pérature de l’eau et en relever la salinité. Mais sa mission de loin la plus importante consistait à donner des renseignements sur la présence du plancton à tous les stades de son voyage. L’importance de ces minuscules organismes marins dérivant entre les pôles et l’équateur était en effet incommensurable, puisqu’ils absorbaient le gaz carbonique dans les régions les plus froides pour le relâcher en attei-gnant les tropiques, créant ainsi un équilibre dans l’atmosphère terrestre. Cependant, la planète se réchauffant, les calottes glaciaires fondant, la masse de gaz carbonique avait augmenté de façon alarmante et le plancton des océans se conduisait de bien étrange manière. Les scientifiques tout comme les politiques désiraient ardemment savoir dans quel état il se trouvait à ce jour.

La petite machine avait bravé les formidables tempêtes des profondeurs, houles colossales et marées titanesques, mille fois plus puissantes que n’importe quel orage atmosphérique; elle continuait malgré tout sa progression tranquille, et rien ne l’arrêtait. Seules l’intéressaient les données qu’elle enregistrait, en telle quantité qu’il fallait des ordinateurs de conception toute récente pour pouvoir les absorber toutes.

Dauphin V se trouvait maintenant en milieu moins hostile; le marlin bleu lui-même était resté loin derrière, en quête d’une proie plus fragile. L’appareil s’enfonça en suivant la pente naturelle du fond.

Quelque chose alors remua sous son ventre de métal. De grandes volutes de sable s’élevèrent en tournoyant, et, dans les nuages troubles qu’elles soulevaient, des myriades de poissons de toutes les couleurs se mirent à nager avec frénésie. Un alba-core long d’un mètre buta contre la machine qui avançait tranquillement, et s’assomma à moitié. L’animal décrivit un cercle complet sur lui-même avant de recouvrer suffisamment ses esprits pour rejoindre ses semblables qui fuyaient vers des eaux plus claires. Trois barracudas occupés à dévorer de conserve un maquereau royal décidèrent d’abandonner leur festin à mi-course et prirent également le large. Les restes du grand maquereau coulèrent au fond, où les agita une vibration semblable à un spasme d’agonie.

Un grondement sourd monta du tréfonds de la mer; la roche usée par le temps commença de s’effriter avant de se craqueler. Les eaux profondes s’agitèrent, elles paraissaient bouillir. Des courants changèrent de direction, d’autres se créèrent. En surface, les eaux se mirent à clapoter. L’orage sous-marin secouait Dauphin V, qui pourtant hésita à peine dans sa course. A la différence des créatures qui l’entouraient, la machine n’avait pas peur.

Sous la couche de sable et de sédiments du fond, une fissure commença à s’ouvrir dans la roche, une faille sismique là où il n’y en avait pas auparavant, dans un bruit d’énorme déchirure que la masse liquide n’atténua que légèrement. La crevasse s’allongea sur cinquante kilomètres, davantage peut- être; et sous la pression venue des entrailles de la terre, le sol commença à s’élever, une muraille presque aussi longue se dressa lentement, fantastique, gigantesque bloc de pierre, noir et abrupt, avec un bruit écrasant, un mugissement extrêmement profond.

Le maelstrom emporta Dauphin V dans une plon-gée en spirale avant de le projeter encore et encore contre la muraille qui venait d’apparaître. Sa coque renforcée finit par se rompre, ses circuits internes si complexes se fracassèrent. Des pièces minuscules jetèrent quelques étincelles, et ce fut tout. En quelques secondes, la machine était devenue inutilisa-ble, simple morceau de ferraille sur lequel les éléments déchaînés continuaient à s’acharner. Elle ne tarda pas à se désintégrer tout à fait, et ses fragments dérivèrent au gré des courants, comme des épaves.

Le bouleversement du fond sous-marin entraîna un vaste déplacement des eaux, qui se soulevèrent en une vague sismique, un tsunami qui se rua en avant, de plus en plus vite, jusqu’à atteindre rapidement une vitesse de plus de sept cents kilomètres à l’heure. A mesure qu’elle s’approchait d’eaux moins profondes, la vague grandissait de plus en plus. Elle fut bientôt colossale.

Elle se dirigeait vers un chapelet d’îles situé non loin de là. ILE DE LA GRENADE, PETITES ANTILLES - Un coteau surplombant le port de Saint George’s

 

Nello Kwame Lewis arrêta sans douceur son beau minibus sur le talus bordant la route poussiéreuse et trouée d’ornières. Parce que son véhicule n’avait pas de portes - pas plus que de fenêtres d’ailleurs - et qu’il n’entrait pas dans les habitudes des Grenadins d’éteindre leur moteur sans nécessité, il ne lui fallut pas longtemps pour sauter de voiture puis fouler l’herbe courte et rude vers l’endroit d’où il aurait une vue complète du port. Mais il n’avait pas le coeur à admirer la beauté idyllique de cette vue: la mer d’un bleu turquoise qui venait baigner paresseusement ce port des Caraïbes, le paquebot immaculé à l’ancre au quai des douanes, les voiliers et les petits canots amarrés à des pieux métalliques du côté du carénage, les voiles blanches des yachts évoluant sans effort du port au lagon… et par-dessus tout, le ciel, si bleu - sauf peut-être une petite tache grise au loin, vraiment très loin, qui semblait posée sur la mer elle-même -, d’un bleu presque artificiel de carte postale. Mais Nello, qui voyait cette scène tous les jours, était trop contrarié pour l’apprécier.

- Misère, s’écria-t-il en jetant à terre sa casquette d’Epcot (oubliée dans son bus par un touriste l’an-née précédente) avant de se jeter lui aussi sur le sol d’un même élan, misère, cette fille me rend débile!

Il ramassa un morceau d’écorce à moitié pourri et le lança en bas du coteau, tirant brusquement de sa léthargie le gecko qui se reposait dans son ombre. Le lézard en alerte, l’oeil fixe, garda une immobilité de pierre; deux battements de ses larges paupières, et il ondula vers un coin plus tranquille.

- Et tout ça pour un employé minable avec une bedaine de patron! Oh! là là, misère, que ça tourne mal! se lamentait Nello pour expliquer à tous vents que l’objet même de sa haine était un homme insignifiant - un employé de bureau, de fait - et qui avait de l’estomac.

Et Nello de marteler la terre de ses talons chaussés de baskets, conduite assez inattendue de la part d’un gaillard de vingt-trois ans, propriétaire d’un minibus appelé ” L’amour toujours “, qui gagnait correctement sinon fastueusement sa vie en faisant le taxi pour les gens du coin d’un bout à l’autre de l’île, et pour les touristes là où ils le voulaient. Considéré également comme l’un des espoirs de l’île au jeu de dominos, il était sur le point d’être choisi pour représenter la Grenade au prochain championnat entre les îles orientales des Caraïbes, qui devait avoir lieu à la Barbade. C’était là l’autre raison de la déception croissante de Nello : ce même ” employé minable “, qui lui avait volé sa femme - enfin, sa future femme plus exactement -, l’avait battu de façon écrasante aux dominos la nuit dernière.

- Ne cherche pas la bagarre, mon gars! hurla-t-il en direction du Bureau des douanes, au loin, tout en bas de la colline.

Nello, qui en temps ordinaire avait l’esprit clair et le caractère accommodant, tremblait présentement de fureur et d’amertume sous l’effet du désespoir. Même le passage du bus ” Vers le Paradis “, dont le chauffeur Norris Hercules, son voisin et ami, klaxonna et agita la main à travers le pare-brise sans vitre, ne put le tirer de sa sombre méditation. Il ne répondit pas à Norris, pas plus qu’aux passagers qui, fatigués par leur journée de travail, lui faisaient signe à travers les fenêtres dépourvues de carreaux.

- Va te taper un godet, Nello, cria le chauffeur sans se formaliser. Peut-être un peu de rosée de la montagne, hein vieux ?

L’allusion au rhum distillé illégalement fit se tordre de rire les passagers. ” Doux Jésus, Nello joue méchant loup-garou aujourd’hui “, dit Norris à celui qui se trouvait près de lui.

- On va pas s’énerver pour ça, lui fut-il répondu. Tiens bon, Norris, mon garçon, et surveille la route, tu es trop émotif.

Le sourire fendu jusqu’aux oreilles, Norris fit cahoter le bus dans un nid-de-poule. Aux cris de ” chauffard et écraseur “, il répliqua paisiblement ” Moi j’appelle ça un nid de bouc, tu vois. ” Cela fit rire aux larmes le passager et ses voisins.

Le minibus de couleur éclatante souleva derrière lui un nuage de poussière qui se déposa sur la tête et les épaules de Nello. Absorbé dans sa contemplation malveillante du Bureau des douanes, minuscule au loin, ce dernier ne parut même pas le remarquer.

- Oh! là là, que ça tourne mal, répéta-t-il.

C’était exact. Tout avait commencé de mal tourner pour lui depuis six jours. Jusque-là Angella était sa promise, tout le monde le savait au village de Boca, qu’ils habitaient tous les deux. Et voilà qu’il l’avait surprise à faire les yeux doux - un clin d’oeil, en l’occurrence - à Clyde A. Jelroyd, l’employé minable en question, au carnaval de Saint Georges. Malheureusement Angella travaillait toute la semaine à la Poste centrale de la ville, qui se trouvait tout près du Bureau des douanes, où ce nullard d’employé (moitié Africain, moitié Indien) remuait ses papiers et mettait des tampons, et, par deux fois depuis cette fameuse nuit de carnaval, Nello avait surpris Angella et ce gros patapouf en train de se promener tranquillement dans les rues. La première fois - son minibus était plein, mais tant pis -, il s’était arrêté net au carrefour entre Green Street et Tyrrel Street pour les accabler de ses remontrances. Comme ils protestaient de leur innocence, il avait crié : ” Ne me prenez pas pour un oison ! ” en levant le poing pour ” écraser ce cloporte “. Seule l’arrivée d’un policier l’avait empêché de mettre sur-le- champ son projet à exécution, et seules les récriminations indignées de ses clients jointes au concert de klaxons provoqué par l’embouteillage que créait son minibus depuis dix minutes l’avaient obligé à regagner son siège - ce qui était heureux, car le policier n’avait pas été loin de partager la correction desti-née au cloporte.

Le soir même, il était venu trouver Angella. Il gémissait : ” O femme, tu ne sais pas que cet homme a un bâtard en nourrice ? ” Apparemment, la femme légitime de Jelroyd pas plus que son enfant illégi-time ne préoccupaient beaucoup Angella puisque, trois jours plus tard, Nello les avait revus ensemble, déambulant main dans la main sur la place du Marché. Derechef il avait abandonné son minibus, rempli de touristes cette fois, et traversé la place en courant pour confondre le couple perfide, qu’il avait perdu dans la foule aux environs d’une rue transver-sale. (C’était ce qu’il croyait du moins; en fait, ils l’avaient vu arriver de loin, avec sa tête qui tressau-tait peu discrètement à chaque foulée au-dessus de la masse des autres têtes, et ils s’étaient esquivés dans une autre partie du marché. En attendant que Nello passe, Clyde avait acheté à Angella quelque collier de coquillages qu’elle avait accepté avec un petit rire timide, et une lueur dans l’oeil qui laissait présager d’âutres folies.) Quand Nello revint un quart d’heure plus tard à ” L’amour toujours “, il était vide de touristes. Un tumulte d’avertisseurs se déchaînait de tous côtés et un agent s’affairait à relever son numéro d’immatriculation. Cela se passait moins d’une demi-heure auparavant (il lui avait fallu vingt minutes pour sortir de l’embouteillage) et il était encore ulcéré de l’injustice du sort : l’infidélité de sa bien-aimée, la conduite répugnante de son rival, l’inconstance de ses passagers, la colère du policier et bien sûr la contra-vention qu’il lui avait infligée, tout le révoltait. Oh ! misère, quel jour sombre c’était aujourd’hui!

Un oiseau prit son vol et passa au-dessus de lui en battant frénétiquement des ailes, comme s’il avait un rendez-vous urgent.

Nello concentra toute son attention sur le Bureau des douanes. Il imaginait Clyde A. Jelroyd quittant sa douce amie - qui était la sienne, à lui Nello ! Il imaginait le baiser qu’ils avaient dû échanger avant de se séparer. Il imaginait l’employé des douanes prenant le thé avec ses collègues de bureau, qui travaillaient exception-nellement tard à cause de l’arrivée du paquebot; il le voyait jubiler en racontant comment il avait volé sa femme, et, mieux encore, comment il l’avait écrasé aux dominos, ce qui allait sans aucun doute lui permettre de prendre sa place au championnat.

Nello produisit sur ses dents un bruit de succion qui, dans le langage local, exprimait le plus profond mépris. Son regard fixe brillait d’une sourde malveillance.

- Je vais mettre la quimboiseuse après toi, gronda-t-il d’une voix caverneuse. Elle te fera du mauvais parce que tu me meurtris la vie. Elle enverra l’embrouilleur frapper à ta porte. (Il trouva le moyen de sourire, bien que ce fût loin d’être drôle.) Ma tantine est quimboiseuse, elle fera ça pour moi.

Nello avait toujours éprouvé pour sa tante une crainte révérentielle, et il n’était pas le seul dans l’île. C’était une femme redoutable, qui tenait à sa réputation de sorcière et ne laissait jamais passer une journée sans jeter un sort ni concocter un brouet. A tout moment, on pouvait la trouver en train d’administrer une bague ou un bain d’herbes contre la maladie ou le malheur, ou de délivrer d’un enfant non désiré une jeune fille qui avait ” avalé le fruit de l’arbre à pain “, de jeter la malédiction sur l’ennemi d’un client impatient, de préférence pros-père, ou de satisfaire aux demandes traditionnelles, par exemple tenir à distance Mama Maladie, l’esprit du mal, pendant la période de Noël. Jusqu’à ce jour, alors même qu’il était un adulte, il redoutait de rendre visite à sa tantine sans Papa et Maman et si possible au moins deux de ses frères et trois de ses soeurs.

La nuit dernière pourtant, après la partie de dominos si honteusement perdue, imbibé du rhum qu’il avait fait alterner avec il ne savait plus trop combien de ti-punchs, il avait pris la route venteuse qui montait à travers les collines vers la cabane de sa tante. Mais, hélas, il n’avait pu se résoudre à frapper à la vieille porte de tôle ondulée que, à la différence des habitants de l’île, elle tenait constamment fermée. Lâchement, il était resté assis tout tremblant dans son minibus, à surveiller de ses yeux écarquillés la petite fenêtre éclairée. Et Tantine était venue à la fenêtre et l’avait regardé aussi, droit dans les yeux. Un moment, même, il avait cru qu’elle irait mettre sur lui le mauvais oeil. Et puis elle avait fait un geste de la main dont il ne savait pas si c’était une invitation ou sa façon à elle de lui ordonner de décamper hors de sa vue. Il avait filé sans demander son reste, en égratignant aux broussailles les ailes de son minibus dans un demi-tour très serré sur la piste étroite, qui ne lui avait pas demandé moins de sept manoeuvres. Et elle de s’esclaffer, d’un rire qui l’avait poursuivi tout le chemin jusqu’au village, il en était certain.

Le bruissement tout proche d’une fougère, suivi d’un bruit de fuite désordonnée, tira Nello de sa méditation. Un lézard, le même peut-être qu’il avait réveillé tout à l’heure, sortit des herbes pour grimper la colline comme une flèche, traverser les ornières de la route et s’enfoncer dans l’épaisse broussaille de l’autre côté. Après un claquement de langue dédaigneux pour la sotte créature, Nello reporta son attention vers le port. Un brusque souffle de vent d’une fraîcheur inhabituelle le fit frissonner.

- A jeu de singe, coup de bâton! Tu me donnes fatigue, Jelroyd, et ma Tantine va te donner le mauvais oeil. Elle a fait arrangement avec moi pas plus tard que cette nuit.

Nello venait de se convaincre qu’il en était ainsi. La nuit dernière, il avait dormi dans son bus plutôt que de réveiller ses parents en évoluant sans légèreté dans la maison à une heure aussi tardive. Allongé dans l’obscurité de sa voiture, le rire de la quimboiseuse résonnant encore dans sa tête, Nello avait compris qu’elle savait pourquoi il était venu jusqu’à sa cabane, même s’ils ne s’étaient rien dit. Tout le monde savait que sa fiancée le ridiculisait, on en faisait des gorges chaudes dans le village, et Tantine ne pouvait pas fermer les yeux là-dessus, jamais elle ne manquerait à un membre de la famille. Elle allait préparer sa potion magique en chantant sa formule de malédiction, elle allait jeter le mauvais sort.

- Tu vas être malade bien vite, Jelroyd, tu vas voi’ ! hurla-t-il.

Il sursauta : un vol de mouettes passait très bas en direction des terres, et leur cri strident était saisis-sant en cette fin d’après-midi languissant. Il tendit le cou pour les suivre; les oiseaux n’étaient plus que des points minuscules dans le ciel quand il s’aperçut que le vent soufflait dans son dos, un vent froid qui lui piquait la peau. Il se retourna vers l’océan; ses sourcils se froncèrent profondément à la vue de la masse grise qui approchait.

Sur le moment, Nello ne saisit pas exactement le sens de ce qu’il voyait, car il n’y avait aucun nuage dans le ciel, un ciel parfaitement bleu, pâlissant légèrement à l’horizon; la masse grise provenait de la mer elle-même, sorte de renflement qui s’amenui-sait progressivement à chaque extrémité. Avant qu’il ait pu y réfléchir vraiment, un autre élément vint le distraire de son examen.

A une dizaine de mètres en face de lui, à hauteur de son visage, flottait une lumière resplendissante. Elle était ronde comme une balle de cricket, et sensiblement de la même taille, avec des contours un peu brouillés, comme le soleil. Elle planait juste au-dessus de la pente, pas tout à fait immobile mais dans une position presque constante.

Nello jeta un cri en se cachant les yeux avec ses mains.

- O Mama, je ne veux pas, gémit-il.

Et si c’était vers lui, au lieu de son rival, qu’on avait envoyé l’embrouilleur, l’homme-bobo? Le vent venu de l’océan, fort maintenant comme la bise de Noël, s’engouffra sous sa chemise.

Il risqua un coup d’oeil à travers ses doigts; l’étoile-en-plein-jour était toujours là, comme si elle le surveillait personnellement. Mais au-delà de cette mystérieuse et fascinante lumière se dressait maintenant une menace sur laquelle on ne pouvait plus se méprendre. Nello comprit enfin la nature de l’immense renflement grisâtre sur l’océan.

- O doux Jésus, murmura-t-il dans un souffle, ô bonté divine, ô misère, ô Mama, Mama !

Sur toute sa largeur, la vague s’étendait sur une cinquantaine de kilomètres au moins; quant à sa hauteur, on ne pouvait pas l’estimer à cette distance. Mais elle était d’une hauteur formidable, cela, Nello pouvait l’affirmer.

Il entreprit de se lever, et la balle de lumière s’éleva aussi, de façon à rester au niveau de son visage. Il s’aperçut alors que ses jambes n’avaient plus la force de le soutenir, trébucha, manqua rouler en bas de la pente mais réussit à s’accrocher à une touffe d’herbe drue, glissa encore, se rattrapa une seconde fois et demeura écartelé sur le dos, à regarder le mur liquide qui se rapprochait à toute vitesse.

En bas, quelque part dans la ville, une cloche se mit à sonner, puis une autre. Il crut entendre des cris humains, mais un nouveau bruit commençait à dominer tous les autres, un sifflement continu semblable à celui du ressac se ruant vers le rivage, un bruit sans répit, qui augmentait à mesure que l’énorme masse sombre roulait vers l’île. Elle ramassa les yachts, hors-bord, canots et voiliers comme du vulgaire bois de flottage et les charria avec elle dans sa course vers le port.

Le bruit était devenu un grondement puissant, un fracas de tonnerre. Des centaines, des milliers d’oiseaux survolaient Nello en un courant ininterrompu, une foule d’animaux - lézards, rongeurs, opossums, et même un tatou - le dépassèrent en toute hâte, dans les cris aigus et les grognements de panique.

- C’est trop, Tantine, je ne voulais pas ça! implora Nello, mains jointes levées vers le ciel resté bleu.

La vague avait vingt mètres - non, trente mètres! - de haut. Elle déferla sur le port en écrasant bateaux et bâtiments, et jeta le grand paquebot blanc, contre le Bureau des douanes avec tous ses employés, y compris le grand rival de Nello en amour et aux dominos, qui prenait effectivement le thé avec ses collègues en les régalant du récit de ses exploits dans les deux domaines de jeu. Clyde A. Jelroyd entendit les cloches, il entendit même les cris au-dehors, puis ce curieux grondement précipité et, au moment où le mur explosa dans la pièce, il entendit son propre hurlement - assez brièvement toutefois, car lui-même fut bientôt aussi plat que le Règlement des douanes et de la régie dont il gardait toujours un exemplaire sur son bureau. Il avait déjà découvert que l’infini ne comporte aucun bruit.

Dans sa contemplation horrifiée, Nello ne remarqua pas que la petite lumière avait disparu.

Le raz de marée s’abattit sur la ville, détruisant tout sur son passage, le bois comme le béton, le métal comme le verre, et comme la chair humaine. Nello pleurait pitoyablement.

- O misère, misère, gémit-il pour la troisième fois cet après-midi-là, oh! là là, que ça tourne mal!

 

Ils avaient parlé tout l’après-midi, ne s’arrêtant que pour un déjeuner tardif, avant de poursuivre jusqu’au soir. Le crépuscule était tombé et ils continuaient à discuter, sur des thèmes allant du changement de la pluviosité à la réduction drastique de la production alimentaire dans le monde, des méthodes de sélection forestière aux menaces des risques toxiques. (Rivers apprit que Hugo Poggs avait contribué de près à la publication du titre les Dangers des matières industrielles, bien connu des scientifiques et spécialistes de l’environnement, chez qui l’ouvrage faisait référence à ce jour.)

Il fut vite évident pour le climatologue que la connaissance qu’avait son hôte de la crise générali-sée embrassait un domaine bien plus vaste: Poggs avait mené une étude détaillée sur la totalité des catastrophes relatives à l’environnement de ces der-nières années, majeures ou mineures, et aussi diverses que la propagation à grande échelle des maladies infectieuses et le manque de neige skiable dans les Alpes. Rivers s’était peu à peu rappelé dans quelles circonstances il avait entendu le nom de Poggs : quelques années auparavant, l’article que ce dernier avait consacré à la ” manière douce “, préco-nisant de travailler avec la nature plutôt que contre elle, avait été largement encensé, aussi bien pour la justesse de ses prémisses que pour le réalisme de ses projections financières. Ensuite, il avait prédit la montée du niveau des océans due au réchauffement de la planète et établi la liste des pays dont les basses terres seraient submergées et des îles qui disparaîtraient. On l’avait alors étiqueté ” hypocon-driaque du climat ” et ” Cassandre géophysique ” ; il avait réuni contre ses calculs assez de scientifiques et autres géologues pour s’attirer le dédain des médias, et donc du public.

Que cette prédiction, et d’autres qu’il avait faites à l’époque sur l’avenir de la planète, ait été finalement avérée aurait pu lui valoir l’estime de ces mêmes détracteurs s’il n’avait émis par la suite une hypo-thèse ahurissante qu’il avait présentée au monde. A partir de là, Poggs avait été rejeté comme étant un esprit excentrique, bien que plutôt brillant.

On avait peu entendu parler de lui depuis, ce qui expliquait que son nom n’ait évoqué qu’un vague souvenir chez Rivers quand Poggs avait appelé la première fois. Au cours de leurs discussions de la journée, il n’avait entendu de la part de l’homme aucun propos qui puisse être qualifié le moins du monde d’excentrique - aussi longtemps du moins qu’ils n’abordèrent pas le sujet de ce ” phénomène électrique “.

Poggs avait su écouter autant que parler. Il ne cachait pas son intérêt très vif pour les opinions de Rivers en matière de climat et de modification de l’environnement, qui se fondaient évidemment sur le volume exceptionnel des données dont il disposait en tant que haut fonctionnaire du Bureau de la Météorologie nationale.

A aucun moment le climatologue ne se sentit l’objet d’une quelconque pression, car si Poggs et sa belle-fille l’interrogèrent beaucoup, aucune de leurs questions n’exigeait une réponse qui aurait trahi un ” secret officiel “. Si bien qu’il commença à se détendre en leur compagnie; il avait même prêté une oreille très attentive à certaines informations que son propre service avait pu négliger ou traiter trop rapidement pour cause de surabondance de données. Par exemple, le réchauffement variable mais étendu du permafrost en Alaska (il se modifiait plus lentement que l’air, ce qui fournissait souvent une mesure plus exacte); Poggs avait déterminé à travers ses recherches personnelles ce facteur, dont le département de Rivers s’était inexcusablement désintéressé, peut-être parce qu’une preuve supplé- mentaire du réchauffement général n’était guère nécessaire. Elle avait pourtant son importance si l’on voulait tenir sur ce problème un dossier complet et précis.

L’épouse de Poggs les rejoignit à la nuit tombante, alors que les ombres du jardin se fondaient à l’obscurité ambiante.

- Les petits sont au lit, annonça-t-elle en allumant une lampe. (Elle adressa à Rivers un sourire bref mais chaleureux.) Ils attendent un baiser et un câlin de Maman. Je leur ai déjà lu un chapitre, Diane, ne les laisse pas te jouer la comédie.

Diane se leva, lissa sa jupe de jean.

- Je n’en ai pas pour longtemps. Monsieur Rivers, nous serions ravis que vous restiez. Croyez-le ou non, il y a encore une quantité de questions à aborder; et puis nous n’aimons pas du tout vous savoir sur les routes pour ce long trajet vers Londres, à cette heure-ci. Et bien que Mack ait donné son accord pour la voiture, qui sait si elle ne vous causera pas de problèmes ? Il vaut mieux les avoir en plein jour, ne croyez-vous pas?

Rivers regarda sa montre.

- Je ne m’étais pas aperçu qu’il se faisait aussi tard. Merci de votre offre, mais je ne peux accepter. J’ai…, heu, des choses à faire demain. Poggs l’enveloppa d’un regard circonspect.

- Il faudrait que nous en venions à cet étrange globe de lumière à présent.

Un silence gêné tomba dans la pièce.

- Je me demandais à quel moment nous y arriverions, dit Rivers.

Poggs s’éclaircit bruyamment la gorge, et mit entre ses dents sa pipe éteinte.

- Je pense que, auparavant, nous voulions que vous nous connaissiez un peu mieux, expliqua Diane sur un ton d’excuse.

- Nous ne voulions pas que vous nous croyiez complètement fous, vous comprenez, ajouta Bibby, une lueur malicieuse dans l’oeil.

Il lui rendit son sourire.

- Oh! non, vous m’avez convaincu que vous n’étiez pas absolument fous. Mais nous n’avons pas évité qu’un seul sujet, monsieur Poggs. Je crois me rappeler que, il y a plusieurs années, vous avez fait grand bruit dans le monde scientifique avec une certaine proclamation officielle. Depuis que je suis assis dans votre bureau j’essaie désespérément de me rappeler en quoi elle consistait exactement, et je n’y parviens pas. Ce que je sais, c’est qu’elle n’a pas amélioré votre crédibilité.

Poggs resta quelques instants à mâchonner sa pipe d’un air méditatif, un faible sourire aux lèvres. Diane ouvrit la porte.

- Je crois que je vais aller voir Josh et Eva, je ne serai pas longue.

On entendit décroître le bruit de ses pas dans l’entrée.

- De toute évidence, vous faites référence à l’hypothèse de la Terre Mère, monsieur Rivers, dit enfin Poggs. Il ne s’agissait pas vraiment d’une proclamation de ma part. C’est en fait un thème très ancien, qui n’a été formulé pour la première fois en termes scientifiques qu’au début des années 70 par un esprit brillant, James Lovelock. D’après ses conclusions, la Terre n’était pas seulement un havre de vie, elle est une entité vivante, un organisme en soi dont l’environnement et les formes de vie interfè- rent constamment pour maintenir et préserver son équilibre. Lovelock et moi partagions le même avis sur bien des sujets à l’époque, même si je dois dire qu’il prenait les effets de la pollution avec plus de légèreté que moi. Planter un arbre plutôt que de gaspiller de l’argent à équiper sa voiture d’un pot catalytique, c’était son principe. (Poggs eut un rire condescendant.) J’admets qu’il n’avait pas tort sur tous les points. Il considérait l’énergie nucléaire comme salutaire, au grand dam des puristes conservateurs, et j’étais d’accord avec lui là-dessus. Malheureusement nous avons eu un désaccord fondamental sur sa théorie de Gaia. - Gaia… ?

- La déesse grecque de la Terre. Un nom fantasque pour une idée sérieuse.

- Et quel était votre désaccord?

- Ah oui. Mais laissez-moi vous exposer d’abord le principe auquel nous souscrivions l’un et l’autre, à savoir que la Terre est en elle-même un système régulateur vivant et toujours vigilant. (Poggs fut prompt à remarquer la pointe d’irritation qui apparut sur le visage de son interlocuteur.) Entendez-moi bien, je ne veux pas dire ” vivant ” au sens où dans cette pièce nous sommes vivants. Il existe d’autres définitions de ce mot.

Rivers fit un signe de tête plutôt évasif. Il ne voyait pas l’utilité de débattre sur ce point pour le moment.

- Pour autant que nous le sachions, poursuivit Poggs, l’atmosphère terrestre a toujours été instable, remplie de gaz en réaction continuelle les uns avec les autres jusqu’à ce que, comme il faut l’espérer, ils trouvent un compromis qui permette une interac-tion aboutissant à une atmosphère équilibrée et stable. Ce n’est pas le cas jusqu’à présent, aucun mouvement ne s’étant jamais dessiné en faveur d’une telle stabilité; au demeurant, cela aurait pu entraîner la disparition de tous les organismes générés par cette instabilité, y compris l’humanité. Et alors même que les turbulences n’ont jamais cessé au sein de l’atmosphère, nous les humains menons notre vie quotidienne sans avoir conscience du combat, essentiellement parce que le volume d’oxygène et la température sont restés fichtrement les mêmes depuis quelques millions d’années, à peu de chose près. Lovelock et moi-même partagions la conviction qu’il existait un élément organisateur de l’ensemble, et ré-organisateur le cas échéant, bien entendu. Nous aboutîmes à la conclusion que cet élément organisateur consistait en un unique et vaste organisme, la Terre Mère elle-même.

Il se laissa aller contre le dossier de son grand fauteuil de cuir et attendit patiemment la réaction de Rivers.

- Je crois comprendre pourquoi vous n’étiez pas au mieux avec vos collègues scientifiques, votre partenaire et vous, fit observer Rivers. Votre théorie est un peu subversive, non?

Poggs gloussa.

- Mais toute science devrait l’être! La non-acceptation des règles établies n’est-elle pas le moteur des découvertes radicales ?

Bibby, qui avait pris le siège qu’occupait Diane, intervint non sans un soupçon d’impatience.

- Poggsy, mon très cher, je crois que notre invité aimerait que tu en viennes au fait plutôt que de t’adonner à ce badinage des profondeurs. Je suis moi-même assez lasse, non pas du tout de ton discours rien moins que brillant, mon ami, mais à cause de cette maudite humidité.

- Tu as entièrement raison, concéda son époux, je dois admettre que je me sens assez fatigué moi aussi. Vois-tu, je crois qu’il nous faudrait un autre orage pour clarifier l’atmosphère.

- J’espère seulement qu’il ne ressemblera pas à celui de ce matin! gémit-elle en s’éventant avec une liasse de papiers qu’elle avait pris sur la table à tréteaux.

- Bien, bien, venons-en donc au fait, comme l’a suggéré Bibby avec tant de tact. Voyons… voyons, où en étais-je ?

- Vous en veniez à votre désaccord fondamental avec la théorie de Gaia, je crois.

- Oui, et à la raison pour laquelle l’institution scientifique m’a pris en grippe par la suite. Dieu sait que l’hypothèse de Lovelock les dérangeait déjà bien assez sans que j’y ajoute mon grain de sel. Les pauvres diables étaient persuadés que j’étais encore plus cinglé que Lovelock !

Cette pensée le fit glousser de joie, mais son rire s’acheva en une toux d’asthmatique qui souleva d’anxiété le sourcil de Bibby.

- Voyez-vous, dit Poggs en reprenant son sérieux, selon Lovelock l’action que mène la Terre pour stabiliser l’environnement ne vise que sa pro-pre survie, et non celle des organismes qui vivent à sa surface, ou au-dessous. Certains processus inter-viendront toujours pour débarrasser les mers de la pollution et annihiler les gaz nocifs de l’atmosphère. C’est une procédure parfaitement naturelle chez Gaia, une fonction innée qui relève de l’instinct de conservation. Et, dans cette procédure, Lovelock n’accorde aucune importance significative à la vie humaine, il pense que notre espèce peut être celle qui souffrira le plus, alors que d’autres formes de vie, plus frustes, survivront.

- Hugo… prononça Bibby sur un ton d’avertissement.

Il secoua la tête.

- Oui, oui, j’y viens. Pour ma part, j’ai toujours soutenu et je continue à soutenir que la Terre (pour leur donner plus de poids, il scanda les mots en tapant contre la table le fourneau de sa pipe) agit-dans-un-but-métaphysique-pour-soutenir-l’humanité.

Rivers prit sa dernière cigarette et l’alluma, sans tenir compte du regard désapprobateur de Bibby. Tirant sans effet sur sa pipe vide, Poggs attendait son commentaire.

Repris par l’énervement et un sentiment de rancoeur inexplicable - peut-être dû au fait qu’il lui fallait bien admettre à présent avoir fait pour rien ce long trajet désagréable et même hasar-deux -, le climatologue exhala un nuage de fumée grise.

- C’est une déclaration pour le moins étrange de la part d’un scientifique, prononça-t-il en se contraignant à l’euphémisme.

- Ma foi, je n’en suis pas sûr, rétorqua très affablement Poggs. De la géologie à la géophysique puis à la métaphysique, il ne m’a jamais paru y avoir une telle progression. Tout dépend de ce qu’on a su assimiler en chemin, je suppose. Et aussi de la volonté qu’on a de progresser.

Bibby agita la main pour dissiper la traînée de fumée venue jusqu’à elle.

- Votre scepticisme ne me surprend pas, monsieur Rivers. Il est vrai que nous avons dû nous en accommoder de tous côtés. C’est le même scepticisme qui a provoqué cette grave scission entre James Lovelock et mon mari, comme il a nui à sa réputation d’éminent géologue et de membre de l’Académie des sciences. La raillerie n’est pas d’une compagnie facile, je vous l’assure, surtout quand la sincérité vous anime totalement.

Rivers fit tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier que Diane avait eu la prévenance de lui fournir, puis de vider par deux fois déjà. Il sentait monter fortement en lui une colère froide qu’il avait peine à contenir.

- Je le crois volontiers, mais la sincérité ne compense pas le manque absolu de preuves. Avez-vous un argument à avancer, quelque chose qui puisse étayer cette… cette notion ? Comme vous avez manifestement échoué à convaincre vos pairs, je présume que non.

- Je suis en mesure de vous donner certains éléments…

- Des preuves manifestes ?

- C’est impossible dans une hypothèse de cette nature.

Rivers fit mine de se lever.

- Je l’imagine, en effet. J’ai failli un moment m’y laisser prendre. Je croyais avoir affaire à des gens raisonnables, et l’essentiel de ce que vous aviez à me dire m’intéressait, je le reconnais. A présent, au contraire… (Il eut un geste de désillusion.) A présent, je ne suis plus sûr de rien. Je suis venu ici dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’important, car j’ai étudié de fond en comble la question des phéno-mènes lumineux depuis mon accident, croyez-moi, et je n’ai rien trouvé qui puisse expliquer ce que j’ai vu ce jour-là dans la tempête. (Il écrasa son mégot.) Et qu’est-ce que j’entends de votre bouche ? Une profession de foi selon laquelle la Terre et ses habitants sont tout un, et font partie du même écheveau compliqué.

- Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire.

- Peu importe, c’est du même tonneau. Et je suppose que maintenant vous allez me demander d’adhérer à je ne sais quel culte quasi religieux, à toutes fins de découvrir la vraie lumière ? Écoutez, si c’est vraiment tout ce que vous inspire le sujet, une espèce de symbolisme mystique des plus obscurs, tout juste bon à étayer vos croyances personnelles, je suis désolé de vous dire qu’à mes yeux ce sont des fadaises. - Je ne comprends pas votre colère. En vérité, Rivers ne la comprenait pas davantage.

- Mettez-la sur le compte de la déception, répli-qua-t-il en se dirigeant vers la porte.

Bibby se leva prestement.

- Monsieur Rivers, nous n’avions vraiment pas l’intention de vous…

Il marqua une pause à mi-chemin.

- Je ne mets pas en doute l’honorabilité de vos intentions, mais il faut que vous compreniez que je n’ai pas de temps à perdre. Le contexte est trop dramatique et trop désespéré pour que je m’arrête à ce genre d’absurdités.

Etait-ce la fatigue, était-ce la douleur lancinante de sa jambe qui avait recommencé depuis vingt minutes ? Tout ce qu’il savait, c’était qu’il devait quitter cet endroit, s’éloigner de ces gens avec leur fable ridicule de Terre Mère et leurs enfants qui voyaient des lumières à des milliers de kilomètres. Trop, c’est trop.

Poggs était resté assis, mais il insista d’une voix anxieuse:

- Vous devez m’écouter.

Rivers eut un sourire désobligeant.

- Pas du tout, je ne le dois pas.

Il ouvrit la porte sans douceur et traversa l’entrée en boitant, d’un pas qui claquait sur le parquet ciré. Le sentiment d’oppression lui tenaillait le crâne; il pressa encore le pas, serrant les dents comme pour retenir une plainte. Il voulait aller trouver Diane pour lui réclamer ses vêtements; secs ou non, il avait l’intention de les remettre et de quitter Hazelrod pour l’ignoble capitale où la folie, au moins, était banale et insignifiante. Il saisit le montant de l’escalier et pivota pour se lancer dans son ascension.

Quelqu’un était déjà dans l’escalier, à mi-hauteur, qui descendait lentement. Quelqu’un qu’il voyait mal dans la pénombre.

- Diane ? appela-t-il, le pied sur la première marche.

Elle serrait contre elle les deux enfants, un de chaque côté, qui avaient le visage d’une pâleur irréelle. Elle s’était arrêtée en le voyant, et parla d’une voix basse où perçait l’inquiétude, qui s’effor- çait au calme pour ne pas effrayer davantage les enfants. Car la peur se lisait clairement dans leurs grands yeux fixes.

- Ils ont encore vu la lumière.

A ce moment précis, toutes les vitres du porche et de la porte d’entrée explosèrent, projetant dans le hall des milliers d’éclats de verre avec la force d’un obus, sans qu’aucun signe ait permis de prévoir la déflagration.

Sans le réflexe purement instinctif qui l’aplatit sur les marches, Rivers aurait eu la tête et le cou percés de fragments de verre; des centaines d’échardes se fichèrent néanmoins dans sa chemise et son pantalon, dont le tissu épais protégea son épiderme.

Il poussa un cri sous l’effet du choc plus que de la douleur, et resta à plat ventre sur l’escalier, bras pliés sur la tête. Le fracas du verre brisé se faisait entendre tout autour de la maison; on eût dit qu’elle était prise dans le tourbillon de quelque terrible tempête, qui cassait toutes ses vitres les unes après les autres.

Diane se recroquevilla avec ses enfants dans l’escalier. Ces derniers hurlaient tandis qu’elle les serrait contre elle, leur faisant un rempart de son corps.

Juste au-dessus, la vitre du palier éclata comme sous un coup formidable porté de l’extérieur, et une cascade de verre brisé tomba sur la tête et les épaules de ceux qui étaient tapis dans l’escalier. L’épouse de Poggs, qui avait suivi Rivers dans l’entrée, tomba à genoux derrière la porte au moment où s’effondraient les grandes baies du bureau; Poggs ne dut son salut qu’à la protection du haut dossier de cuir de son fauteuil.

Le verre jaillit encore de la fenêtre située au fond de l’entrée, avant d’asperger le sol de sa gerbe mortelle une fois l’explosion passée.

Pelotonnés, tremblants, tous écoutèrent les déflagrations venues des autres pièces de la maison.

On ne percevait pourtant aucun bruit d’orage, aucun souffle de vent. Au-dehors, l’atmosphère était d’un calme absolu.

 

LA NOUVELLE-ORLÉANS, LOUISIANE-Quartier du Vieux Carré

Mal. Oh Mère divine, cela faisait mal.

Elle bougea un peu dans le fauteuil d’osier. Le jonc tressé craqua, les coussins parurent soupirer sous le poids considérable. Le petit mouchoir parfumé du dimanche, celui qui sentait la lavande, qu’elle utilisa pour s’éponger le cou et le front eut bientôt sa dentelle trempée, et sa senteur viciée.

Les mains agrippées aux bras courbes du fauteuil d’osier et pesant sur eux jusqu’à la limite de ce qu’ils pouvaient endurer, elle réussit à se lever. Un ventila-teur à pales bourdonnait en rythme au plafond, mais ce fut au passage de son corps massif que bougèrent les rideaux de voile de l’immense lit, et non au courant d’air frais que brassait l’appareil.

Distraite par le bruit de la rue, elle alla à l’une des portes-fenêtres, poussa ses lourds volets verts et sortit sur l’étroite galerie au balcon de fer forgé; l’éclatante lumière du jour, si impatiente, s’engouffra derrière elle dans la pièce pour y rencontrer des ombres qui ne cédaient pas comme des ombres ordinaires, trop denses celles-ci, trop inflexibles. Dehors, sur la galerie, le soleil intense de l’après-midi plissait à peine les yeux de la femme, même au sortir d’une chambre si sombre; ces yeux noirs et protubérants fixaient sans ciller la foule des promeneurs qui flânaient dans la colonnade de la rue.

Un touriste, à l’accoutrement voyant et à la voix forte, la remarqua et s’arrêta; il poussa sa femme du coude et pointa l’index vers le balcon, en l’exhortant à saisir cette tranche de vie de l’authentique vieille ville. Mais sa femme frissonna à cette vue et pressa le pas en le tirant par le coude, sans se retourner.

Sur le balcon, la femme haletait dans l’air suffocant qui montait de la rue. Les poings serrés sur la rambarde de fer forgé, elle se balançait pour bercer la douleur qui lui transperçait le crâne, de gauche à droite, d’avant en arrière, selon un rythme qui s’adoucit graduellement pour finir en une oscillation presque imperceptible.

Son regard tomba sur un enfant noir solitaire qui se faufilait entre les promeneurs du dimanche et les touristes, et ne le lâcha plus. Le garçon s’arrêta, regarda autour de lui comme si quelqu’un l’avait appelé, et lentement tourna la tête dans sa direction; il leva les yeux et sa mâchoire s’affaissa.

Il joignit précipitamment les mains sur la poitrine en un geste de supplication, puis courba la tête.

Elle le laissa partir parce que ses pensées étaient ailleurs, mais ce contact momentané lui avait donné du plaisir.

Le garçon s’enfuit comme le vent en oubliant sa destination première. Il revint sur ses pas jusqu’à sa maison, où il tomba dans les bras de sa mère, très surprise. Il ferait des cauchemars durant toute la semaine qui suivrait.

La femme rentra dans la chambre obscure, refermant derrière elle les lourds volets. Puis elle ferma les yeux et, avec sa peau noire et ses vêtements noirs, devint une ombre parmi les ombres. Mais quiconque eut osé entrer à cet instant eut immédiatement pris conscience de sa présence en entendant sa respiration bruyante et en sentant son odeur. Encore eut-il fallu oser entrer. Elle poussa un faible gémissement.

Cela lui avait fait mal Et elle ne comprenait pas pourquoi.

Elle avait perçu la menace, elle avait dirigé ses pensées vers ” l’endroit ” - montre-moi où il se trouve, ô Grande Mère, montre-moi où c’est, je t’en prie. Et la pression avait été presque intolérable, son esprit avait reçu des coups; mais elle n’avait pas faibli, elle n’avait pas cédé, et cela lui avait fait mal, très mal.

Elle avait senti la rupture, l’éclatement en menus fragments; elle en avait ressenti le plaisir, mais aussi la douleur.

Cette sensation ne ressemblait pas aux autres, et elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle l’affaiblissait à ce point.

Mais elle savait qu’il fallait trouver un remède à cette situation. Bientôt, elle en était certaine, elle saurait que faire.

 

Il n’était que huit heures passées de quelques minutes, et le soleil séchait déjà la terre détrempée; de molles vapeurs s’exhalaient du sol, à l’image de ce jour sans acuité, sans vivacité, où même les chants d’oiseaux rendaient un son indolent, apathique. Le ciel était d’un bleu nébuleux, les vertes collines entourant la vallée peu profonde où se nichait Hazelrod d’un vert très assourdi.

Tout en menant Rivers des jardins au verger, Diane lui expliquait le système de culture de la petite propriété qu’ils traversaient. Il écoutait poli-ment, mais son esprit était préoccupé d’autre chose, en particulier des étranges événements de la soirée précédente.

Il n’y avait plus personne dans le parc entourant la maison - du moins Poggs et Mack, armés de fusils de chasse, n’avaient-ils trouvé aucun signe d’intrusion quand ils avaient exploré l’endroit après ce singulier orage. On en avait conclu qu’un vent inhabituel, une tornade peut-être, avait encerclé la bâtisse et fait éclater ses fenêtres, en laissant intact ce qui se trouvait alentour, dépendances, arbres, clôtures, tout ce qui aurait dû être vulnérable. Personne n’avait discuté cette version des faits, en tous cas personne n’en avait suggéré d’autre.

Personne non plus n’avait été sérieusement blessé, même s’il avait fallu du temps à Diane pour extraire les petits éclats de verre plantés dans la chemise et le pantalon épais de Rivers. Il présentait quelques coupures, sur le dos des mains surtout, et une estafilade le long de la pommette qui avait nécessité quelques soins. Elle aussi avait des coupures aux mains et deux petites entailles sur le front; ses cheveux étaient pleins de fragments de verre, ceux de la fenêtre du palier qui avait explosé au-dessus d’elle, accroupie avec les enfants, mais, grâce à sa protection, Josh et Eva étaient indemnes - un peu étourdis seulement, sans larmes et sans état de choc important.

Poggs et son épouse étaient également sains et saufs, bien que Bibby ait éprouvé une grave frayeur, plus violente que celle des autres. Les instants terribles où elle s’était précipitée vers les enfants qui hurlaient, vécus dans une sorte d’éter-nité trépidante et glacée, l’avaient sérieusement ébranlée : ce matin, sa pâleur dramatique faisait encore peine à voir.

Après le potager s’étendait une pâture partagée par une clôture basse; d’un côté paissaient des vaches et picoraient des poules, l’autre étant réservé aux moutons et aux oies. Rivers se pencha sur la barrière pour observer les animaux.

- Voici donc votre fabrique alimentaire personnelle!

Diane secoua la tête, l’air mécontent.

- La formulation est cynique, mais probablement exacte. Nous élevons des porcs aussi de l’au-tre côté du verger, et des canards.

- Des porcs et des canards ensemble ?

- Non, il y a un étang, et un petit ruisseau.

- Comme je le disais…

Elle sourit.

- Nous avons aussi des ruches. Mais cela ne vaut pas les cochons, qui sont de grands cultivateurs, et dont on ne perd pas une miette.

- J’espère que vous ne leur avez pas donné de surnoms ?

- A vrai dire, les enfants le font.

- Et que leur direz-vous quand le moment sera venu pour Cochonnet de se faire débiter en rondelles ?

- Nous sommes à la campagne, monsieur Rivers, dans une ferme où on travaille, même si elle n’est pas très importante. Bien sûr, nous sommes sentimentaux avec certains de ces animaux, mais il existe une loi naturelle qui s’impose ici, et les enfants le comprennent.

- Ce n’est pas une critique de ma part. Quelle surface exploitez-vous, deux, trois hectares ?

- Cinq, dont la plus grande partie est boisée. Nous cultivons du blé, de l’orge, de l’avoine. Puis toutes sortes de haricots, et aussi des pois, des carottes, des choux et des betteraves. Par petites quantités à la fois, en divisant les parcelles.

- Et vous vous occupez de tout cela alors que vous êtes si peu nombreux?

- Mack vaut trois hommes vigoureux. En période de surcroît de travail, nous embauchons des ouvriers à la journée.

L’une des vaches traversait le champ, et, dans la brume qui montait de la terre, son corps dont on ne distinguait pas les pattes semblait flotter au-dessus du sol.

- On dirait que vous êtes prêts à soutenir un siège, observa Rivers en suivant l’animal des yeux.

- Un siège?