AIGLONETTE ET
INSINUANTE,
OU LA SOUPLESSE
Un écrivain obscur, mais dont la plume était exempte de malice comme d’adulation, traça ce qui aurait dû arriver au roi BIEN-NÉ. Le pauvre prince ne l’aura point lu. Ses ministres lui dérobèrent sans doute son histoire ; car ils en furent si mécontents, qu’ils mirent en prison le libraire qui la débitait : heureusement une femme compatissante fit abréger le temps de cette dure pénitence ; et quant à l’auteur, il n’a été connu ni du ministre, ni du public. Voyons s’il saura tracer quelques lignes qui ne causent de chagrin à personne, et qui puissent plaire à celle à qui elles seront particulièrement destinées.
Dans un grand empire naquit d’une grande souveraine, et de l’époux qu’elle avait élevé à une grande dignité, une princesse que le ciel destinait à jouer un grand rôle. Toutes les bonnes fées accoururent à sa naissance. L’une lui donna la beauté, une autre la grâce, une autre l’esprit, une autre le courage. La fée un peu altière, qui lui avait fait ce dernier présent, voyant arriver doucement et d’un air modeste, une petite fée, regardée par elle comme du second ordre, lui dit avec assez d’aigreur :
– Je parie que vous apportez en don la souplesse ; mais Aiglonette, (c’est ainsi que la princesse avait été nommée) Aiglonette n’en aura aucun besoin. Retirez-vous ; vous pourriez nuire au don que je viens de lui faire. La souplesse est incompatible avec la force et le courage.
– Vous vous trompez, répondit en souriant la douce petite fée.
– Quand cela serait, reprit l’autre, convenez, au moins que votre présent est inutile. Avec de la beauté, de la grâce, de l’esprit, une âme forte et généreuse, on peut faire tout plier ; et l’on n’a jamais besoin de plier soi-même, surtout quand on est élevé au dessus du vulgaire par la fortune et par le rang.
– La fortune et le rang sont-ils, dit la petite fée, hors de toute atteinte possible ? La beauté est-elle inaltérable ? Sans la souplesse a-t-on toujours l’esprit du moment et de l’occasion ? Car, supposé que nous fussions invariables nous-mêmes, il y a grande apparence qu’autour de nous, beaucoup de gens et de choses varieront, et que nous ne serons pas long temps regardés du même œil…
– Douter de son bonheur, est déjà un défaut de courage, s’écria l’altière fée. Retirez-vous ; je crains que vous ne jetiez sur Aiglonette un peu de votre prévoyance, qui n’est que pusillanimité ; un peu de votre souplesse qui, chez les grands, n’est que faiblesse honteuse.
La petite fée fit la révérence, et dit en se retirant :
– Si quelque jour on a besoin de moi, je reviendrai ; car l’enfant est si joli qu’il m’intéresse.
Ce joli enfant devint la plus belle et la plus aimable princesse du monde. L’idée ne lui vint point que manquer de souplesse, fut un malheur. La reine, sa mère, n’en avait jamais eu besoin. Elle gouvernait, sans contradiction, son époux et l’empire, et aurait pu dire comme Louis le Fastueux : J’ai toujours fait la loi chez moi, et quelquefois chez les autres. Par exemple, elle sut marier sa fille au gré de son ambition dans un État voisin, malgré d’anciens préjugés, et malgré d’assez bonnes raisons qui, dans cet État, empêchaient beaucoup de gens de regarder de bon œil une pareille alliance. La mère triompha par sa politique puissante, des préjugés et des raisons ; et la fille, dès qu’elle parut, fit oublier toutes les répugnances, et les changea en adorations. Ce ne furent que fêtes à la cour où elle devait régner. Le bel esprit, entr’autres, l’enivra de son encens. Ce n’est pas qu’il ne soit fade et de chétif aloi ; mais à force de revenir à la charge, à force de tenir l’encensoir sous le nez des grands à l’église, au spectacle, à la promenade, à la toilette, au cercle, sans les laisser jamais respirer un air pur, il faut bien qu’ils soient enivrés à la fin. Et puis, injustes humains, injustes sujets, vous jugez à la rigueur celle à qui vous avez ôté la possibilité de réfléchir et de se connaître !
Tout ce que faisait la belle Aiglonette était peint avec des pinceaux flatteurs. Oui, je ne puis le dire sans attendrissement, ce qui depuis fut appelé prodigalité criminelle, se nommait alors bienfaisante libéralité ; ce qu’on a qualifié depuis de liberté et d’indulgence excessives, se nommait alors affabilité aimable, mépris magnanime de l’exigeante étiquette. Les appréciations et les qualifications avaient déjà changé dans le public, que le langage des courtisans était encore le même. Aveugles qu’ils étaient, ils croyaient qu’Aiglonette ne pouvait trop persister dans une conduite qui, dangereuse pour elle, désagréable à tout le monde, leur paraissait souverainement avantageuse pour eux. Qu’ils se sont trompés ! Je les vois précipités dans un abyme dont ils ne regagneront pas les bords. N’insultons pas à l’infortune : tristes victimes de leurs adulations, ils se sont fait encore plus de mal qu’ils n’en ont fait à leur maîtresse abusée ; car son infortune n’est pas sans remède, comme la leur.
Si le rang s’est affaissé sous le poids de ses propres privilèges, le courage est resté. Si la beauté est altérée par le chagrin, la grâce reste. L’esprit… il a dû s’étendre et se former. Le malheur n’amène-t-il pas la réflexion ? Le blâme ne nous force-t-il pas à l’examen de notre conduite ? Si l’on n’avoue hautement aucun tort, il y a au moins des choses qu’on ne justifie pas hautement : on colore, on élude, on distingue, donc on apprécie. Je le répète, le courage reste, la grâce reste, et l’on est en chemin d’acquérir cette capacité d’esprit qu’on croyait si mal-à-propos avoir auparavant, quand, au lieu d’être éclairé par l’expérience, on était sans cesse aveuglé par des flatteurs.
Ces acquisitions, loin de compenser les pertes qu’avait fait la princesse, en aggravaient le sentiment. Elle n’en était que plus malheureuse pour être devenue plus clairvoyante. Sans compter le reste, il était bien douloureux de ne voir que d’avides courtisans dans ceux qu’elle avait pris pour des amis véritables.
Jusqu’à quand, princes, croirez-vous avoir des amis ! S’il y a des gens de bien sur le globe, vous pourrez avoir des serviteurs fidèles, des conseillers vertueux ; mais des amis ! Songez que, pour avoir un ami, il faut être ami soi-même. Il faut écouter des confidences, et vos secrets seuls vous paraissent importants ; partager chagrins et plaisirs, et vous ne voyez d’intéressants que les vôtres ; supporter l’inégalité, la sécheresse, l’abattement de corps et d’esprit, et vous voulez qu’on soit toujours prêt à vous entendre, à vous répondre, à courir avec vous ou pour vous. Il vous faut un automate que vous remontiez à votre heure, et c’est à quoi un courtisan ne ressemble pas mal à l’extérieur ; mais dans le fait, c’est lui le plus souvent qui ajuste, remonte, qui dispose l’aimant, ou tient les fils ; c’est vous qui êtes la machine.
La princesse était donc bien malheureuse. Quelquefois la religion lui inspirait quelque patience ; d’autres fois une justice intérieure, que les grands mêmes ne peuvent faire taire toujours, lui disait : Tu expies les dures vengeances que tu t’es permises, les persécutions que tu as faites ou laissé faire. Alors une lugubre résignation prenait la place d’un amer ressentiment ; mais son chagrin, pour varier, n’en était pas moins du chagrin.
Un jour, contre l’ordinaire, quelqu’un de ceux qui l’approchaient lui conseilla de tirer parti de je ne sais quel amusement qui se présentait.
– Je le pourrais, dit Aiglonette, si j’avais dans l’esprit un peu plus de souplesse…
Il n’en fallut pas davantage. Voilà la petite fée, repoussée autrefois, qui se glisse dans l’appartement. Elle ne fut point présentée ; mais elle avait tant de grâce et une petite dose de timidité si convenable, que la princesse ne put prendre sur elle de lui montrer une désobligeante surprise : au contraire, elle s’approcha de l’inconnue, avec qui elle s’entretint de la pluie et du beau temps d’un air fort naturel.
– Qui êtes-vous, madame ? dit à la fin la princesse. Vous me paraissez aussi polie qu’aucune des personnes de ma cour ; avec cette différence, que vous n’outrez rien. Votre parure n’est pas si entièrement calquée sur celles qu’on m’a vu applaudir ; vos empressements sont modérés, votre politesse n’est point rampante ; il y a dans ce que vous faites et dites, une mesure, un à-propos que je n’ai vus a nulle autre que vous.
– Que vous êtes vous-même obligeante et aimable ! s’écria la fée. Que vous êtes bien cette Aiglonette qui encore au berceau m’inspira un si tendre intérêt ! Je suis fée. Je m’appelle Insinuante. Comme je ne sais ni marcher très vite ni parler très haut, j’arrivai un peu tard lors de votre naissance, et me laissai repousser par des fées plus imposantes que moi. Je vous apportais la souplesse ; on m’assura que vous n’en aviez aucun besoin. Aujourd’hui, que vous la désirez, il ne tient qu’à vous de l’avoir.
Aiglonette rougit.
– Les fées qui vous empêchèrent de me douer n’avaient pas absolument tort, dit-elle, et j’aurais dû n’avoir aucun besoin du présent que vous vouliez me faire. Même aujourd’hui j’aurais quelque honte de l’accepter, ne pensant pas qu’il me convienne d’en faire usage. Le roseau consent à plier…
– Le chêne rompt, acheva la fée.
– Oui, quand les vents sont d’une impétuosité si extrême, si redoublée, qu’il ne faut pas s’y attendre, parce que cela est trop rare.
– Dépend-il du chêne de modérer les vents ?
– Peut-être que non, mais…
– Il est bon toujours de savoir plier, puisqu’il peut ne nous rester d’autre ressource.
– N’est-il pas plus beau, reprit fièrement Aiglonette, n’est-il pas plus beau de rompre que de plier lâchement ?
– Lâchement ! répéta Insinuante avec un sourire. Voilà une fleur de rhétorique trop commune, mais bien indigne d’une princesse de votre esprit. Une pareille épithète décide la question avant qu’elle ne soit éclaircie. Sans doute, tout vaut mieux que de faire lâchement quoi que ce soit. Je pourrais, imitant cette manière d’argumenter, demander à mon tour… Mais, non ; laissons l’exagération et les épithètes. Il s’agit d’examiner s’il faut toujours se roidir contre les coups de la fortune, ou s’il faut plier quelquefois, et quand il y a peu d’apparence qu’on puisse résister avec succès.
– Mes amis, dit Aiglonette, ceux qui montrent le plus de zèle pour ma gloire, me conseillent de ne point fléchir, et trouvent que je ne le pourrais faire sans honte…
– Quoi, dit la fée, des courtisans tiennent ce langage ! Ah, ne les en croyez pas. Ce qu’ils appellent votre gloire, c’est leur intérêt… D’ailleurs, fussent-ils de bonne foi, ce sont les plus mauvais connaisseurs en honte et gloire que l’on connaisse. Se prosterner est leur seule manière de plier ; ils marchent toujours courbés.
– Mais qui écouter, qui croire ? reprit Aiglonette. Irai-je consulter mes détracteurs, mes implacables ennemis ?
– Non, dit la fée, non, belle Aiglonette, ne consultez que l’expérience, dont vous trouverez les fastes dans l’histoire, et n’en croyez ensuite que votre propre discernement.
– Eh bien, dit Aiglonette, sans aller bien loin dans l’histoire, ma mère fut malheureuse, et ne fléchit point. Je conviens que les circonstances étaient très différentes, et je suis assez judicieuse pour ne rien conclure du succès qu’obtint sa courageuse persévérance. Mon frère n’a jamais cédé…
– Et en quoi, dit la fée, a-t-il réussi ?
– Laissons ma famille, dit Aiglonette. Denis le tyran ne vous paraît-il pas assez ridicule dans son école ?
– Assez ; mais c’est à cause de cette férule qui remplaçait le sceptre de fer qu’il n’avait pu retenir.
– La reine Zénobie ravalée, comme dit un auteur célébré, au rang de matrone romaine, ne m’inspire qu’une pitié dédaigneuse.
– En cela nous différons beaucoup, dit la fée. Une autre fin plus tragique à ses glorieuses aventures eût mieux figuré peut-être dans un livre. Mais pour Zénobie, qui ne l’aurait point lu, c’eût été là un faible avantage, auquel elle fit très bien de préférer quelques années d’une vie douce et paisible, et le mérite de laisser des filles contentes de leur sort. Changez un peu les temps dans votre imagination, belle Aiglonette ; faites vivre Zénobie à Rome, non point sous des despotes ni avec des esclaves, mais avec les Gracques, leurs mères et leurs épouses, et vous ne la plaindrez plus.
– Mon Dieu, s’écria Aiglonette, que prétendez-vous dire ? Compareriez-vous les *** aux Gracques et Mad. ** à la fille de Caton ?
– Pas plus, dit la fée, que vous ne vous compariez à Zénobie. Vous ne tombez ni si bas ni de si haut. C’était une vraie héroïne.
– Vous prenez, madame, dit en rougissant la princesse, le ton à la mode, le ton républicain. Faut-il que des êtres d’une nature supérieure à la nature humaine, se laissent gouverner par les circonstances et imitent des gens qu’ils devraient mépriser ?
– Nous n’imitons personne, reprit la fée ; mais aussi nous ne craignons personne, et nous disons la vérité aux grands quand ils en valent la peine, et que nous les croyons disposés à l’entendre. D’après mon humeur naturellement douce complaisante, ainsi que d’après mon inclination pour vous, je voudrais n’avoir que des vérités flatteuses à vous dire. S’il en est autrement, prenez-vous en au sort qui est plus puissant que vous ou moi ; ou plutôt soumettez-vous à lui, et recevez de moi des conseils que me dicte votre seul intérêt.
La fée se tut. La princesse rêva. Deux charmants enfants se présentèrent. Insinuante se mit à badiner avec le plus jeune.
– Et vous, lui dit-elle, daignerez-vous ne pas être malheureux ?
Les larmes vinrent aux yeux à Aiglonette.
– Adieu, madame, lui dit Insinuante : si vous ne voulez pas que je vous sois utile, je vous suis sûrement importune.
– Non, restez, de grâce restez, dit la princesse : vous avez pris sur moi un ascendant que je ne puis plus détruire. Quoi que je fasse, je ne pourrai plus suivre mes résolutions avec cette confiance, avec cette approbation de moi-même que j’avais avant votre visite.
– Voulez-vous la souplesse, dit la fée ? je vous l’offre pour la dernière fois : plus tard vous ne pourriez plus en faire usage avec grâce. Ce qu’on admirera aujourd’hui, l’on s’en moquera demain. La condescendance forcée ne touche personne. Il faut encore avoir le choix de fléchir ou de résister, pour que fléchir soit une vertu.
– Donnez, dit la princesse ; je ne promets pas de m’en servir, mais donnez.
À ces mots, plus de fée dans l’appartement ; mais la princesse resta avec un autre esprit, un autre cœur, ou pour mieux dire, avec une faculté nouvelle, qu’elle fut portée à exercer dès ce moment, ne fût-ce que pour en essayer, et se convaincre qu’elle l’avait. C’est aussi ce qu’elle fit ; mais avec tant de discrétion et de prudence, qu’elle avait déjà pris beaucoup de mesures, écrit beaucoup de lettres, entravé, retardé, contremandé beaucoup de choses, avant qu’autour d’elle on se fût aperçu d’aucun changement : ce qui lui sauva une infinité de représentations auxquelles il lui eût été difficile de ne pas céder. Un matin pourtant elle feignit de s’endormir à la lecture d’une feuille imprimée, qui depuis deux ans parlait tous les jours de l’auguste Aiglonette et de son illustre mère. Je ne suis sûrement pas la seule que cet homme endort, dit-elle en rouvrant les yeux ; et je crois qu’il me nuit plus qu’il ne me sert, puisqu’il fait en sorte qu’on s’ennuie de mon panégyrique. Qu’on lui demande quel est le profit qu’il tire de sa feuille en six mois : je lui paierai cette somme, à condition qu’il voyage tout ce temps-là, et qu’à son retour il écrive d’une autre manière. Cela fut exécuté sur-le-champ ; et depuis ce temps un autre folliculaire non moins grossier et insolent que celui-là était fade et emphatique, ne sut plus comment remplir les pages destinées à injurier Aiglonette. Peu à peu les barbouilleurs et les discoureurs des deux partis baissèrent de ton ; de sorte que, si on la loua beaucoup moins, elle cessa d’être déchirée.
Ô combien furent durs et pénibles quelques-uns des sacrifices qu’elle crut devoir faire aux circonstances ! Mais comme le naturaliste ne voit partout qu’insectes, fossiles, pierres, métaux, et devient plus savant à chaque pas qu’il fait, ainsi la princesse voyait dans tous les objets, soit leur résistance, soit leur flexibilité ; et sans cesse elle était éclairée sur les avantages du présent qu’elle avait reçu. Soit hasard, soit providence, le même jour qu’elle vit un lingot d’or s’amincir à l’infini sans rien perdre de sa valeur, un autre lingot d’or se laisser partager en lames arrondies, et recevoir de l’empreinte qu’on lui donna, une nouvelle beauté, elle vit se briser sous la baguette d’un enfant tout un trésor de verrerie. Le même jour qu’elle vit une haute muraille minée par des eaux croupissantes, s’écrouler et écraser dans sa chute des animaux et des enfants, elle vit de faibles joncs relever leurs têtes modestes de dessous les eaux accumulées d’un torrent furieux. La même poule qu’elle a vue hier se battre avec courage contre un ennemi redoutable de sa jeune couvée, elle la voit aujourd’hui rassembler ses poussins, et hâter et couvrir leur retraite ; car l’épervier qu’elle aperçoit dans les airs, est trop fort : l’attendre et le combattre serait non-seulement folle imprudence pour elle-même, mais encore cruauté affreuse envers ceux qu’il est de son devoir de protéger. Ce n’est pas uniquement de la nature qu’Aiglonette reçut d’utiles leçons ; l’histoire fourmille d’exemples qui parlèrent encore plus haut dès qu’elle leur prêta l’oreille. La société bien consultée, eût suffi seule ; car chaque maison est un état, chaque famille est une nation.
Un courtisan voulant un jour l’amuser, lui fit le récit de ce qu’il venait de voir chez une femme de sa connaissance. Elle et une de ses amies, belles toutes deux, avaient été récemment attaquées de la petite vérole, et venaient de recouvrer la santé. Il s’était fait recevoir chez l’une d’elles, non sans peine. Le jour était faible. Une belle main réchappée, sans perte, du naufrage, couvrait à tout moment un front et des joues qui avaient tout perdu. L’autre amie arrive. À peine était-elle reconnaissable. La première fait un cri ; celle-ci, un éclat de rire.
– Où allez-vous en sortant de chez moi ? demande la première.
– À la comédie, répond l’autre.
– Quoi ! dans votre grande loge ?
– Oui, tout comme toujours. Je n’aurai plus le plaisir d’être admirée ; mais il me restera celui de voir et d’entendre ; et je ne suis pas assez dupe pour renoncer à tout, pouvant conserver quelque chose.
Quand ce courtisan vit la princesse se contenter du crédit qu’elle pouvait avoir, jouir des plaisirs qui lui restaient, acquérir une considération nouvelle par l’oubli de son ancienne splendeur ; quand il s’étonna, quand il osa la blâmer, elle lui rappela les deux amies.
Beaucoup de gens crièrent à l’ingratitude. Vous m’avez si mal guidée, leur dit Aiglonette, que c’est beaucoup que je vous pardonne. Tâchez de suivre mon exemple, et n’espérez pas que je me perde pour vous.