VII
- Et la fabrication ? demanda Francis.
- Ça avance, fit Rowan. Les éléments des paraboliques sont arrivés sur place. Cyrille a terminé les montages et installé le tout cette semaine. On est en avance sur le programme. Dès que les morceaux du système de charge sont livrés, il commence à les assembler.
Hélène, ses cheveux blonds impeccablement coiffés, comme toujours, se dirigea vers eux, un plateau de mini-pizzas dans les mains.
- Dites, les bonshommes, vous vous servez ? .J’en ai un peu assez de faire le tour. Vous avez à boire ? Il y a un champagne rosé au frais.
- Tu es la meilleure, Hélène, assura Francis en lui posant la main sur le bras en un geste d'amitié.
Rowan et lui s'étaient mis à l'écart pour parler discrètement des travaux.
- Quand est-ce que tu attaques le monde de l'automobile '? reprit Francis.
- Finalement, je crois que je vais jouer le coup en même temps avec Elf et Total, les pétroliers français. Je demande un rendez-vous avec les patrons de Renault et Peugeot et les chefs de la diversification et des recherches avancées d'Elf et Total. Peut-être aussi avec les directeurs des recherches des deux constructeurs. Je leur colle une bagnole à moteur électrique entre les mains et on part sur l'autoroute du Sud, à fond. Céline a presque terminé ses études sur des vieilles R 21 et 405. D'après elle, les résultats seront fabuleux. Des accélérations très améliorées, un freinage étonnant et le silence, évidemment.
- L'autonomie ?
- Pas loin de six mois, ou quelque chose comme 12 000 km.
- Comment tu te sens, là-dedans ?
- Fantastiquement bien.
- Ton crâne, je veux dire ?
- Oh, il me fout la paix... Il y a toujours cette autre idée qui continue, à essayer de sortir, mais ça ne vient pas. J'ai l'impression que ce sera comme la première fois, un déclic soudain quand un détail me mettra sur la piste. Je ne cherche pas trop parce que j'ai la certitude que ça viendra, tu comprends ? Une sorte de confiance.
- Mais toujours rien sur les quinze mois de noir ?
Rowan secoua la tête.
- Là, j'ai tiré un trait. Je crois que ça n'émergera jamais. Je me fais une raison.
- Autre chose, à propos de ta boîte. Tu as un comptable ?
- Pas encore. J'ai un ordinateur avec un logiciel de gestion et je remplis les cases vides. Toutes les dépenses y figurent : salaires, commandes, frais, tout ça.
- Mais tu n'as pas eu de rentrées ? Comment fais-tu ?
- Je puise dans les comptes ; mais je dois reconnaître que si je ne reçois pas un paiement bientôt, j'aurai des soucis de trésorerie... Enfin, dès que la centrale fonctionnera, ça tombera. Ensuite, je mettrai une banque dans le coup. Il n'y aura pas de problème, tu penses. Elles voudront toutes travailler avec moi !
Francis paraissait songeur.
- Tout de même, tu jongles un peu, non ?
- Pas avec la centrale. D'ici à deux semaines au plus tard, on ouvre les vannes. Je n'ai qu'une grosse pile de terminée, mais pour la démonstration, ça suffira. Elle tiendra près d'un mois, toute seule, alors tu penses...
Chantal arriva, trois coupes de champagne dans les mains.
- Chargée de mission, sourit-elle. Hélène n'ose pas venir troubler votre conversation. Je vous signale d'ailleurs que vous avez l'air de conspirateurs, tous les deux. Serait temps de vous mêler aux autres.
Elle avait raison, et ils s'approchèrent d'un petit groupe qui faisait cercle autour de Patrice. Il travaillait dans la pub, et racontait en détail la campagne ayant abouti à un film qui faisait fureur à la télé.
La soirée fut finalement assez gaie, et Rowan partit vers 2,3 h 30. Comme toujours, désormais, il évita de traverser le bois de Vincennes, par superstition.
Une fois chez lui, il tournicota un moment avant (l'allumer la télé, pour écouter le dernier journal tout en se déshabillant.
- «... premières images après ce terrible accident d'hélicoptère. De nombreux journalistes attendent devant l'hôpital de Nevers le premier bulletin de santé du professeur Fargot. C'est lui qui décidera en effet si le Premier ministre peut être transporté dans un établissement parisien. Pour l'instant, les multiples fractures des jambes ne semblent plus faire craindre l'amputation, contrairement à ce qu'on disait cet après-midi. En revanche, l'enfoncement de la boîte crânienne est confirmé, et personne ne sait si le blessé pourra jamais reprendre une vie normale...»
Rowan s'était immobilisé, une manche seulement de son pyjama enfilée. Puis il fonça dans le séjour pour se planter devant l'écran.
«L'Elysée n'a encore fait aucun commentaire. Néanmoins, le président a convoqué pour demain matin un Conseil des ministres spécial. Il est évident qu'en attendant des nouvelles plus précises, c'est probablement le ministre de l'Intérieur qui assumera les fonctions de chef du gouvernement. Mais c'est une situation provisoire. On suppose que le président va consulter le remplaçant avant de désigner un nouveau Premier ministre. Qu'en sera-t-il alors du gouvernement ? Personne ne peut encore le dire...»
Rowan éteignit machinalement le poste puis se laissa tomber dans un fauteuil. Il essayait de réfléchir, mais avait de la peine à se concentrer. Le Premier ministre avait bien dû laisser un dossier dans un coffre quelconque, seulement son successeur aurait autre chose à faire en ce moment que le recevoir, lui...
Maintenant, son cerveau fonctionnait vite. Il arriva tout de suite à la conclusion qu'il fallait hâter les choses. Il aurait préféré avoir du temps, mais vu la nouvelle situation...
Il décrocha le téléphone et appela Céline. Elle répondit à la sixième sonnerie, d'une voix tellement ensommeillée qu'elle était à peine audible.
- Céline, je vous en prie, réveillez-vous. C'est Rowan.
- Mmmm.
- Céline, il faut que...
- Rowan ?...
Sa voix était brusquement d'une clarté parfaite.
- Oui, je...
- On a essayé de vous joindre toute la soirée. Vous êtes au courant ?...
- Oui, je viens d'apprendre à l'instant. Au-delà de ce qui lui arrive, c'est un pépin terrible pour nous.
Céline ne répondit pas. Comme à son habitude, elle sentait bien qu'il avait quelque chose à dire et le laissait parler.
- Je n'ai aucun document, aucun accord pour nos installations. Cyrille va hâter les travaux, mais il faut tout prévoir. Je veux qu'on fasse le test avec les voitures dès que possible. Combien de temps vous faut-il pour être prête ?
- Les moteurs tournent normalement. Il reste à les installer sur les carrosseries et à assurer la transmission aux roues motrices.
- Long ?
- Aucune idée. Ça peut prendre une journée comme une semaine. Impossible de prévoir les surprises qui vont se présenter. Sur le papier, ça colle, mais...
- Faites vite, Céline, très vite. Beaucoup de choses dépendent de ça, maintenant.
**
Céline avait trouvé un petit garage, à Bobigny, où elle travaillait avec deux mécanos. Depuis quatre jours, elle se heurtait au même problème : impossible de transmettre totalement la puissance du moteur aux roues sans les faire patiner. Pas assez de progressivité. Or dessiner un nouveau différentiel serait long, le faire fabriquer encore plus. Et puis elle sentait qu'il y avait quelque chose qui clochait.
- On démonte tout, décida-t-elle soudain.
- Les deux moteurs ? râla un des mécanos, Gonzalvo, un Portugais qui ne pouvait travailler sans faire hurler une radio près de lui.
Rowan l'appelait le rocker mécanique...
- Oui...
Elle se tourna vers son patron.
- Tout reprendre depuis le début. On tâtonne de trop. Pas sérieux. Compter sur le hasard. Pas sain.
Dans son travail, elle utilisait souvent ce style télégraphique.
Bernard étudiait les plans, au fond du garage, dans un petit appentis. Il ne releva pas la tête quand ils arrivèrent. Un crayon à la main, il griffonnait en marge et traçait de longs traits aboutissant au schéma du moteur.
- Tu cherches quoi ? questionna Céline en venant se pencher sur son épaule droite.
- Je me demande pourquoi la puissance arrive brutalement. Linéaire ou pas, c'est un moteur électrique, et on doit déterminer la quantité d'énergie qui passe, la moduler à volonté. Les locomotives le font bien !
Quand il réfléchissait comme ça, son accent devenait encore plus prononcé.
- Tu penses à quoi ?
- L'impression que la commande du champ magnétique secondaire, avec le nouveau bobinage, n'est pas progressive. Comme s'il n'y avait pas de débit, et puis brusquement, hop ! tout passe. Pas normal. Un moteur électrique, c'est la progressivité, la douceur même, et là, c'est le contraire.
Céline alla vers un coin où d'autres plans, plus détaillés, étaient roulés. Elle en sortit un et l'étala tant bien que mal sur un établi. Elle avait beaucoup de respect pour Bernard qui était, après tout, un spécialiste de l'électronique. A l'X, elle avait tout étudié, depuis la mécanique jusqu'à l'électronique, mais elle en connaissait moins que lui dans des domaines très précis.
- Un shunt ? dit-elle, pour elle-même.
- Eh, cong ? tu as dit quoi ?
A tout autre moment, elle se serait cabrée devant ces «cong» chantants qu'il lâchait sans arrêt, paraissant parler à un copain. Cette fois, elle répéta simplement :
- On diminue le débit, au début, pour obtenir une perte de puissance, et on enlève le shunt ensuite, quand on a démarré.
- Mais... mais c'est déjà fait, mes couilles ! La grande forme, Bernard ! Céline fronça un peu les sourcils.
- Comment ?
- Eh, regarde toi-même, le second bobinage...
Il démarre forcément avec un temps de retard. Ça veut dire que le champ s'est déjà établi. Mais il doit d'abord traverser le secondaire avant d'être amplifié par le dernier bobinage. C'est une question de millisecondes... Et ça n'empêche que tout le jus arrive d'un seul coup, puisqu'il y a amplification avant la transmission aux roues !
Si on démarre sur le primaire, sans enclencher le second bobinage, la progressivité sera normale, non ?
Bien sûr... En réalité, tu retardes seulement l'enclenchement du bobinage 2 avec un rupteur chassé par le premier tour de roues, parce que s'il vient s'adjoindre au primaire déjà en fonctionnement, il n'y a plus de problème. Ils se fondent, tu comprends ? Il n'y a plus qu'un seul débit de puissance, contrôlé à volonté.
Rowan était largué, mais il ne put s'empêcher de glisser :
- Ça ne va pas diminuer l'accélération, au démarrage ?
Bernard se tourna vers Céline, qui réfléchissait. Il avait un petit sourire amusé, comme s'il lui faisait passer un examen.
- Non, déclara-t-elle enfin d'une voix lente. Je crois même que la motricité sera améliorée... La puissance passera mieux dans les roues. Oui, à mon avis, elle sera améliorée, au contraire !
Elle avait terminé d'une voix presque triomphante pour elle. C'est-à-dire normale pour quiconque...
- Long à faire ? demanda encore Rowan.
- Un rupteur à installer. Il faut démonter les moteurs, mais la mise en place du rupteur ne prendra pas plus de deux minutes. Ce sera prêt demain matin, je vais y travailler cette nuit.
- Les mécanos peuvent se charger du démontage, non ?
- Oui... mais j'ai envie d'y mettre un rupteur magnétique qui viendra se reloger automatiquement après son éjection commandée par la pédale d'accélérateur. Ce sera plus simple que de faire appel à de la mécanique. Tout se mettra en place sans intervention et bloquera, soudera en quelque sorte les deux bobinages. En ce moment, rien ne les empêche vraiment de se désolidariser en cours de route.
Bernard ne souriait plus. Il se tourna vers Rowan.
- Elle est forte, la petite, tu sais, cong ! Oh... pardon, patron... Pas fait attention. L'admiration, quoi.
Rowan riait.
- Puisque tu as commencé, autant continuer à se tutoyer. Du moins pour ceux qui le veulent, il n'y a pas d'obligation, ajouta-t-il en direction de Céline.
- D'accord pour moi aussi, mais je n'utiliserai pas le «cong»...
Il se marra à nouveau.
- Ça aurait moins de charme que dans sa bouche... Bien, je rentre à la boîte. Vous me tenez t courant ?
Il n'y avait personne, là-bas. Il alla prendre le courrier et le posa sur son bureau. Puis il appela Matignon, demandant la secrétaire du Premier ministre nommé depuis deux jours, Florin, un centriste, à la stupéfaction générale. D'accord, ça faisait peu de temps qu'il était en place, mais il y avait urgence.
La communication fut difficile à obtenir, puis il eut une femme qu'il ne connaissait pas. Il lui expliqua qu'il avait rencontré le précédent Premier ministre, qu'un projet était en cours de réalisation et qu'il devait tenir son successeur au courant.
- Le Premier ministre est extrêmement occupé, M. Palech. Dans les meilleures conditions, il ne pourra recevoir du monde avant deux mois.
Un coup de massue. Parce que c'était le politicien qui devait donner l'ordre de passer le réseau de la centrale sur la pile !
- Savez-vous si M. Florin a été informé des travaux en cours par M. Varand ?
- Bien entendu... (Elle se reprit rapidement pour ajouter :) Ceux qui avaient un caractère d'urgence,
Il la salua et raccrocha.
Sale histoire... Non seulement tout était retardé, mais cette construction risquait en outre d'attirer les curieux. Il fallait immédiatement prendre des précautions. Il descendit appeler Cyrille d'une cabine, dans la rue.
L'ingénieur se trouvait sur le chantier, dans la cabane.
- Cyrille, on a des soucis. Démontez totalement le système de chargement et mettez-le en sécurité quelque part, avec la pile.
- Quand ?
- Tout de suite. Pas de visiteurs, ces temps-ci ?
- Des gars de la centrale, avec un ou deux types. De l'E.D.F., je pense.
- On ne vous les a pas présentés ? Non, je m'en aperçois, maintenant.
Rowan sentit tout son corps se crisper. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi, mais il était sûr que ça sentait mauvais.
- Comment entrez-vous dans la centrale ?
- On m'a donné une clé de la grande grille pour accéder à l'espace intérieur, mais ça ne permet pas de pénétrer le bâtiment lui-même.
- Vous y avez des trucs, en ce moment ?
- Une partie du système de chargement et la pile.
- Cyrille, ne me posez pas de question, sortez immédiatement tout notre matériel de là. Prétextez un mauvais fonctionnement ou n'importe quoi, mais sortez-le avant la fermeture. Ensuite, chargez le tout sur le camion que vous utilisez d'habitude et restez sur place, seul. Cette nuit, ouvrez la grille et conduisez vous-même le camion pour aller le planquer très loin... Peut-être sur un parking, je n'ai pas d'idée. Puis appelez-moi chez moi en demandant tin faux numéro, celui de la cabine où vous vous trouverez. Choisissez-en une multiple, Je vous recontacterai dans les dix minutes, d'une cabine publique, moi aussi. Vous me donnerez immédiatement le numéro de celle voisine de la vôtre, et là, on pourra parler. O.K. ?
- Il risque d'y avoir des difficultés ?
- Sincèrement, je ne sais pas. J'appréhende qu'on essaie de nous piquer le tout. On est obligés de laisser les paraboliques... Avec les systèmes de chargement et la pile en plus, n'importe qui en connaîtrait assez pour refaire les plans. N'emmenez aucun ouvrier avec vous, hein !