XI
Pour éviter de répéter son histoire, Cyrille attendit que tout le monde soit dans la maison avant de commencer.
Des types avaient débarqué la nuit précédente alors que Marc, son copain, n'était pas encore couché. Il les avait vus grimper dans la cabine du camion et démarrer.
Mais il avait vu aussi autre chose : une voiture de flics, dehors. Du coup, il avait sauté sur l'occasion et foncé à la gendarmerie afin de signaler le vol et de témoigner. Il avait eu du courage, le gars !
On avait enregistré sa déclaration, y compris ce qu'il avait dit au sujet d'une voiture de police... Un appel au commissariat avait déclenché la pagaille. Apparemment, le type de garde avait demandé qu'on écarte ce détail. Avec la rivalité habituelle entre police et gendarmerie, ce n'était pas habile...
Et le flic avait commencé à paniquer. Il avait avoué au gendarme que ses copains avaient été requis par les Renseignements généraux !
C'étaient donc les R.G. qui détenaient le véhicule... Les rois du pétrole avaient-ils assez de pouvoir pour faire appel à eux ? Sûrement ; mais dans ce cas, il s'agissait d'Elf, pas d'une compagnie étrangère.
Ou alors l'ordre émanait directement de Matignon... En tout cas, la déclaration, dont Cyrille avait apporté un double, comportait tous les détails. Elle valait de l'or !
D'autant que son copain avait expliqué que le camion contenait du matériel électronique moderne concernant une invention...
Rowan reprit du poil de la bête.
- On le tient, déclara-t-il.
- Qui ? fit Bernard.
- Florin. Je vais l'appeler depuis une cabine de La Flotte.
- On peut savoir ? intervint Céline.
- Tout à l'heure. Superstition, tu comprends ?:
- D'accord. Moi, je vais voir le matériel de la remise. J'aimerais commencer à travailler sur les ordinateurs.
Rowan dut se surveiller pour ne pas rouler trop vite. Il était excité au possible.
Il était 21h45 quand il composa le numéro de Matignon. Avec un peu de chance, le Premier ministre serait encore là.
Il lui fallut passer par le cabinet et parlementer pour obtenir enfin sa secrétaire.
- Bonsoir, madame, commença Rowan. Je souhaiterais obtenir un rendez-vous avec M. Florin le plus rapidement possible.
Un blanc, puis :
- Savez-vous que vous êtes sous le coup d'un mandat d'arrêt, M. Palech ? Vous êtes vraiment inconscient.
- Un mandat d'arrêt à cause de certains retards de paiement ? C'est risible, madame. Voulez-vous avoir l'amabilité de rapporter au Premier ministre que je dispose d'une déclaration de vol concernant un camion rempli du matériel impayé ? Elle stipule qu'une voiture de police accompagnait les voleurs, qui se sont présentés au commissariat comme appartenant aux Renseignements généraux...
Il laissa passer quelques secondes avant de poursuivre :
- La situation est la suivante : soit le Premier ministre me reçoit, soit je fais une conférence de presse, en France ou ailleurs, peu m'importe, où j'explique ce qui s'est passé depuis le début. Je fournis les doubles des commandes, les bons de livraisons et les factures, plus cette fameuse déclaration de vol, laquelle implique un service de police dont on sait qu'il travaille souvent pour Matignon. C'est un scandale assez important, compte tenu de ce qui est en jeu, non ?
- Qui nous prouve que vous ne donnerez pas de conférence de presse, ensuite ?
- Qui me prouve que je n'aurai pas un accident avant d'arriver à Matignon, ou juste après ?
- C'est indigne, monsieur Palech!
- C'est aussi ce que je pense des magouilles des derniers jours. Voulez-vous transmettre ce message, je vous prie ? Je rappelle dans une demi-heure.
- Mais c'est beaucoup trop peu, voyons !
- Une demi-heure, madame.
Quand il raccrocha, il se sentait empli d'une espèce de joie inconnue. Est-ce qu'il prenait plaisir à manœuvrer les grands de ce monde ? Ça l'assombrit. Il n'aimerait pas du tout devenir ce genre d'homme.
Tout paraissait fermé à La Flotte, aussi alla-t-il marcher le long du port. Le temps lui paraissait se traîner. Pour tenter de se calmer, il reprit les choses à leur début. Son réveil près du Mans...
C'est vrai qu'il ne croyait plus possible de retrouver ses souvenirs. Pourtant, il s'en moquait beaucoup moins qu'il ne l'avait affirmé à Francis. Sa thèse des extraterrestres était drôlement tirée par les cheveux, quand même ! Mais tout était absolument incompréhensible. Les principes scientifiques mis en jeu étaient vraiment trop en avance sur l'époque pour permettre une explication logique. Surtout qu'ils se révélaient chez un type ignare dans ce domaine. Alors bien sûr, le coup de l'extraterrestre était énorme... mais il fallait bien que tout ça vienne de quelque part ! Et puis ce «cadeau» qui avait traîné dans son cerveau était troublant...
Il décida de revenir à la situation actuelle. La faiblesse de son argumentation était incontestablement cet inventeur invisible. On voudrait le voir, forcément. Il devrait donc, dès le début, annoncer que le mystérieux inconnu avait prévu tout cela et s'en était justement protégé avec lui, Rowan. Ce serait à la limite du crédible, certes, mais personne ne pourrait trouver quoi que ce soit pour le contredire.
Presque onze heures moins le quart. Il revint à la cabine. Cette fois, on lui passa très vite la secrétaire.
- Le Premier ministre vous recevra après-demain à 11h30, dans son bureau.
- Parfait. Oh, au fait... Cette conversation était enregistrée, et je viendrai avec des photocopies des différents documents, bien entendu, pour le cas où il m'arriverait quelque chose, arrestation ou accident quelconque. Des amis feraient alors tout ce que je vous ai annoncé. Bonsoir, madame.
Il n'avait pas pensé du tout à enregistrer leur dialogue, mais ça ne faisait pas de mal d'en parler. Même si une bande se trafique.
Lorsqu'il arriva à la maison d'Ars, les autres ne lui laissèrent pas même le temps de quitter son blouson. Il aperçut, dans la lumière des phares, Céline et Cyrille à l'intérieur de la remise, habillés chaudement, travaillant sur les appareils. Ils avaient donc réussi à les mettre en route ? Et puis l'évidence lui sauta aux yeux. Des piles ! Tout fonctionnait sur piles...
- Ça marche. Rendez-vous après-demain chez Florin !
Bernard fonça à la cuisine chercher une bouteille de champagne. Ça faisait un peu convenu, mais après tout, ils avaient besoin de fêter leur premier succès.
Les ingénieurs passèrent toute la journée du lendemain sur les machines, à mettre au point des organisations, estimer statistiquement des prospectives, etc.
Rowan, lui, resta dans son bureau à noircir une fois de plus du papier avec tout ce qui concernait la pile solaire et le système anti-pesanteur. Il se rendit compte qu'il y aurait, économiquement parlant, intérêt à sauter le stade des moteurs électriques, lesquels nécessiteraient des investissements importants, pour en arriver directement à l'anti-pesanteur. Mais est-ce que la population serait prête, mentalement ?
Il faudrait construire une maquette et la tester. Il se prit à rêver d'un monde calme...
**
Plutôt tendu en entrant dans les salons de Matignon... Il n'attendit pratiquement pas.
Florin aurait beau faire, il ne lui plairait jamais. Il était politicien jusqu'au bout des ongles ! Avec un visage mince et sévère de moraliste, alors qu'on le devinait jouisseur. Tout en lui était ambigu ; il recelait chaque caractère et son contraire, et l'on comprenait qu'il pouvait jouer de l'un comme de l'autre, selon les circonstances.
Rowan était venu se faire rendre justice, mais tout changea en lui, brusquement. Il se sentit une autre dimension ; il lui semblait découvrir à cet instant seulement ce qu'il avait entre les mains.
Les deux hommes, debout, se dévisageaient, immobiles, et la scène avait quelque chose du duel au pistolet, dans un western... Cette idée tira un demi-sourire à Rowan, que l'autre prit le parti de considérer comme un signe d'abandon. Il fit le tour de son bureau pour s'asseoir, montrant un siège à son visiteur, sans un mot.
Rowan avait lu quelque part qu'il faut commencer une discussion difficile en marquant un point, afin de mettre immédiatement l'adversaire en position de défense.
- Monsieur le Premier ministre, attaqua-t-il donc, je me moque des intérêts financiers des uns ou des autres, des amitiés ou des services rendus. Je ne pense qu'à la France. Je me rends compte que j'emploie là un langage pompeux de politicien, ce que je ne suis pas. Mais il peut arriver qu'un homme en ait assez du pays qu'ont bâti lesdits politiciens de toutes tendances. C'est mon cas. Je considère que vos prédécesseurs ont joué leurs cartes personnelles et montré des carences qui les auraient fait mettre à la porte dans une entreprise privée. Un homme politique est au service de ses concitoyens et ne doit pas avoir d'autre raison d'être que d'exécuter, le plus fidèlement possible, leurs souhaits. Rien d'autre. Rousseau l'a écrit, il y a bien longtemps. J'ai entre les mains le moyen de ramener la classe politique à sa juste place, celle d'exécutante.
Le visage de Florin s'était fermé au point qu'il incarnait la vertu offensée...
- L'énergie gratuite, c'est ce que j'apporte au pays, va le placer loin au-dessus des autres puissances économiques mondiales, lui donner aussi une position primordiale en Europe. Même s'il fait bénéficier en priorité ses voisins de son acquis technologique. Vous et vos semblables allez enfin tenir vos promesses. Pas de gaieté de cœur, évidemment, mais parce que vous y serez forcés.
- Vraiment ?... Forcés !
- Oui. Voici la situation. Des copies des documents que je destine à la France se trouvent déjà, en de nombreux exemplaires, à l'étranger. Entre les mains de personnes qui en ignorent la valeur, mais qui sont chargées de les adresser aux plus grandes entreprises industrielles locales et aux journaux. Ces notes sont accompagnées d'un récit précis de tout ce qui s'est déroulé ici depuis la découverte. Il y en a au Japon, d'abord, mais aussi aux Etats Unis, en U.R.S.S., en Chine, Allemagne, Angleterre, Italie, Hollande, Grèce, ainsi que dans plusieurs pays d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Amérique du Sud. Avec ces documents, toutes ces nations peuvent s'équiper en moins d'une année. Car, voyez-vous, cette découverte, comme la plupart des plus grandes, est d'une extrême simplicité et son application d'un coût faible... Je n'ai pas encore parlé du discrédit définitif des hommes politiques français, qui auront laissé passer une chance pareille par intérêt personnel, pour intriguer.
Rowan s'offrit le luxe d'un sourire.
- Si votre gouvernement, monsieur le Premier ministre, voulait jouer son propre jeu, ces notes parviendraient dans les deux jours à leurs destinataires. Et, parallèlement, tous les organes de presse français, plus les organismes et associations qui comptent chez nous, recevraient un récit complet de vos agissements. Avec les raisons qui vous auraient poussé à placer la France dans une situation inférieure, après avoir été capable d'améliorer de manière considérable la vie de vos concitoyens. Je ne pense pas que ceux-ci vous le pardonneraient jamais ! Ni à vous, ni à vos semblables. Voilà la situation, monsieur le Premier ministre... Je ne vous ennuierai même pas avec la bévue imbécile de celui qui a fait voler le camion contenant mon matériel. Le rapport de gendarmerie à ce sujet, dont l'authenticité est incontestable, stigmatise la faute la plus bête que vous ayez commise. D'abord parce que même avec ce matériel, aucun technicien ne peut reconstituer le principe de la pile, mais surtout parce que toute tentative pour démonter la pile en question provoquera son explosion, précisément en application de son principe.
Il y eut plusieurs secondes de silence. Le visage de Florin ne trahissait rien.
Il se décida enfin :
- Tout au long de l'Histoire, monsieur Palech, il n'existe aucun exemple d'un homme ayant réussi à faire chanter un gouvernement...
- Sottise, interrompit sèchement Rowan. Les leaders terroristes internationaux le font couramment depuis plusieurs années, en toute impunité. Et tous les gouvernements se couchent. Le nôtre comme les autres ! Ces fanatiques prennent des otages innocents, et les dirigeants négocient durant des mois, voire des années...
- Il ne s'agit pas d'un homme seul, Palech. Et le jeu politique international est hors de votre portée. C'était «Palech», maintenant.
- C'est que je ne joue pas, monsieur Florin. Les arguments que j'ai en main me confèrent une force sans égale dans l'Histoire.
- Rien ne vous donne la paternité de cette invention. Vous ne l'avez pas même déposée !
- A-t-on déposé le brevet de la réaction nucléaire ? Non, monsieur. A partir d'un certain niveau, le dépôt d'un brevet est inutile. Parce que personne ne peut copier l'invention. C'est d'ailleurs l'une des forces de cette découverte. Nous pourrons vendre des piles de très grosse taille, pour alimenter longtemps des usines étrangères, on devra toujours appeler nos techniciens en cas de problème. Et nos techniciens se contenteront de procéder à des échanges standards. Les piles seront assemblées par des robots très simples, du genre de ceux que l'on utilise dans l'industrie. Ainsi, les secrets de fabrication ne seront connus que de quelques personnes.
- Vous ne pouvez tout contrôler vous-même, Palech, il vous faudrait un complexe industriel impensable. Des capitaux colossaux,
Rowan sourit.
- Mais je n'essaierai pas, monsieur. J'ai monté une société d'études et d'applications de cette invention. Nous nous y bornerons à trouver de nouvelles voies et à en prévoir les stades de manière à ce que le secret soit conservé. C'est tout simple. J'ai besoin de très peu de monde.
- Il est très dangereux, Palech, de s'attirer la... (Florin se reprit :) l'inimitié d'un gouvernement. Tôt ou tard, cela se paie.
- Je prends note de cette menace, monsieur Florin. Elle figurera en bonne place dans mon récit. Je vous vois mal survivre à ce qui pourrait m'arriver. Voyez-vous, j'ai été très naïf, autrefois... il y a une dizaine de jours. Je pensais que la France accueillerait mon cadeau à bras ouverts. Et c'est l'inverse qui se produit ! Le peuple a tout à gagner à ce changement. Une vie plus facile et des revenus importants... Imaginez sa colère s'il découvrait qu'on l'a volé ; que sa vie ne change pas ; que tout est toujours aussi cher ; qu'il y a autant de chômage ; que les jeunes ne trouvent pas de travail, un travail bien payé ; mais que les possédants, les personnes fortunées, s'enrichissent encore plus...
- Le gouvernement ne contrôle pas tout. Il y a certaines puissances, internationales, qui ne suivent pas les mêmes règles...
Rowan leva la main.
- Oui, bien entendu. Les trusts pétroliers ne sont guère différents de ceux de la drogue ou de la mafia, je le sais. Mais j'ai de quoi affaiblir leur virulence. D'une part, on aura encore besoin de pétrole dans le reste du monde pendant un certain temps ; d'autre part, ces compagnies pourront diversifier leurs activités. Seulement là, elles devront entrer dans mon jeu...En résumé, monsieur Florin, je veux que mon camion soit ramené à la centrale de Belleville, où les travaux avaient commencé, demain dans la journée, afin que la première pile alimentant une centrale soit mise en service dans trois semaines. Je veux aussi pouvoir vous joindre aisément. Vous donnerez des ordres dans ce sens. Enfin, vous me réglerez, le jour où la pile entrera en fonction, le montant exact de ce que je dois à mes fournisseurs. Vous connaissez la somme, n'est-ce pas ?
Il se leva en terminant, salua sèchement son interlocuteur de la tête et sortit. Florin resta assis derrière son bureau.
Rien n'était gagné. Rowan savait qu'il laissait derrière lui un homme plein de haine, qui ferait tout pour le détruire.
Et dans ce cas, il n'y a pas de demi-mesure...