III

Rowan avança lentement dans la remise, se glissant entre les appareils. Pas un brin de poussière, mais pas non plus de bruits de fonctionnement.

Il songea que ces trucs devaient nécessiter pour marcher une puissance électrique importante. Le compteur avait certainement été prévu en conséquence. Il chercha donc des yeux des prises spéciales. Peine perdue.

Tout de même, ça, au moins, c'était à sa portée ! Pourtant, il ne voyait vraiment rien. Mais il refusa de s'avouer vaincu. N'importe quel appareil doit être branché. Il y avait forcément un câble et une prise pour ça!

Dieu sait que les câbles ne manquaient pas, mais ils aboutissaient tous à une autre machine, ou une de leurs extrémités traînait sur le sol... Il s'attaqua alors aux murs, afin de prendre le problème par l'autre bout.

Il y avait bien une prise, au fond, vieille et noircie par des court-circuits anciens, mais elle était visiblement destinée à une lampe baladeuse accrochée à côté. Il revint à la maison pour chercher la dernière note d'électricité. Elle devait bien exister...

Là, ce fut facile : le papier était posé au-dessus du compteur général, comme chez lui, et ce détail le troubla. Lui ? Pas lui ? A chaque instant, il rencontrait des détails qui lui rappelaient ses propres habitudes ou, au contraire, lui étaient totalement étrangers...

Il s'installa dans l'un des deux fauteuils du séjour pour lire la facture de la première à la dernière ligne... Elle était banale : pas de consommation exceptionnelle.

Alors comment fonctionnaient ces foutues machines ? Plus il essayait de penser à autre chose, plus le problème l'énervait... Il finit par aller chercher son sac, dans la voiture, pour s'occuper. Puis il décida d'allumer du feu. Il commençait à faire vraiment froid.

Les journaux du dessus de la pile, tous régionaux, dataient de l'avant-veille. Donc il devait rentrer à Paris quand il avait retrouvé sa personnalité. Mais pourquoi être passé par Le Mans ? Ce n'était pas la route.

La cheminée tirait bien et il s'assit devant, après avoir poussé son siège jusque-là. Les yeux fixés sur les flammes, il se laissa bientôt engourdir par leur chaleur, subissant avec plaisir leur fascination.

Un mot, non, une notion, tournait quelque part dans sa tête, venait par instants affleurer à la surface de son conscient.

Il fronça les sourcils, essaya de l'identifier au passage ; sans y parvenir. C'était comme un souvenir, un nom, qu'on a sur le bout de la langue mais qui refuse de revenir en mémoire.

La chaleur du feu, le bien-être, le plongeaient toujours plus profond dans sa rêverie. Les bûches grésillaient et les flammes bondissaient, parfois très haut. Il sentait une vague chaude monter le long de ses jambes en même temps qu'une envie de dormir l'envahissait.

«Energie.»

Le mot fut en lui sans qu'il le réalise. Son cerveau s'en amusait, tel un jet d'eau d'une balle de ping-pong. Energie... Cela lui semblait familier. Il ne s'y attarda pas, se laissant replonger dans la tranquillité, la paix du moment.

Quand il se secoua, il était plus de 20 h. Il décida d'aller dîner dehors et sortit prendre la voiture. Avec son gros pull blanc à col roulé, il avait franchement froid : il n'arrivait pas à réaliser qu'on était début décembre et ne s'était donc pas habillé en conséquence, en partant de Paris !

Il alla jusqu'à Saint-Martin, le port principal, pour être sûr de trouver un restaurant ouvert. Il en aperçut un, effectivement, sur le quai du dernier bassin.

Quelques tables seulement étaient occupées et il s'assit à l'écart. Une des serveuses eut une hésitation, qu'il nota, avant de venir à lui.

- Bonsoir. Vous changez de table, ce soir ?

Il refréna son étonnement au dernier moment. Si cette fille le connaissait, c'était qu'il devait venir ici, avant. Il allait falloir se surveiller.

- Une fantaisie, répondit-il en souriant.

- Je vous sers comme d'habitude ?

Pourquoi pas ? Il apprendrait peut être quelque chose.

- Oui, merci.

Elle revint presque aussitôt avec une assiette de crudités. Le Rowan précédent n'était pas très curieux. Pas même de fruits de mer, ici ?

Le repas se déroula sans anicroche. Et sans originalité, puisqu'il mangea une entrecôte-frites...

Lorsqu'il se retrouva dehors, sur le quai désert à cette heure, il faisait encore plus froid. Il décida d'aller s'acheter quelque chose de chaud le lendemain à La Rochelle.

C'est en revenant à la maison qu'il distingua, dans la lumière des phares, une grande boîte aux lettres fixée sur un poteau, assez loin de la bâtisse. Il s'arrêta et descendit de voiture.

Quatre plis, dont deux venant de banques! Il ressentit un pincement au cœur. Il se dépêcha de regagner la maison, claqua la porte derrière lui et alla directement au fauteuil après avoir allumé.

Crédit agricole et C.I.C. Les deux autres lettres émanaient l'une d'une maison allemande de vente par correspondance, l'autre d'une société informatique. Celle-ci contenait une facture pour du matériel électronique. Encore...

Il ouvrit l'envoi du Crédit Agricole. Un relevé de compte. 3 115 692 F! Son malaise s'accrut. D'où pouvait venir tout cet argent ? Le C.I.C. lui donnait une information supplémentaire la missive annonçait qu'en accord avec ses instructions, on avait traduit en France les devises étrangères qu'il avait apportées, florins, marks et dollars... Ce qui représentait, en tout, 4 989 351 F. Qui s'ajoutaient, bien entendu, à son dépôt précédent de 1 468 600 F.

Eh bien voyons !

On le prévenait aussi que la clé de son coffre était à sa disposition. Voilà ce qu'il fallait examiner en priorité dès le lendemain, décida-t-il. En attendant, il n'avait pas de télé, pas de bouquins. Lui qui adorait lire, il n'avait rien apporté ici en un an.

Il remit une bûche sur les braises, ce qui lui rappela qu'il n'avait vu aucun radiateur dans les différentes pièces. Pas frileux, l'autre Rowan... Il devait utiliser exclusivement la cheminée.

Il resta longtemps devant le feu, autant parce qu'il y était bien que par crainte du froid de la chambre. Et, bien sûr, il se réveilla au milieu de la nuit, grelottant. Il monta se glisser dans le lit sans se déshabiller.

A huit heures, le lendemain, il était réveillé. Mais il resta un moment allongé, sans bouger. Le jour se levait. Il se souvint qu'il avait oublié d'appeler Francis, la veille.

Il faisait encore plus froid, ce matin. Comment avait-il pu habiter ici ? Avec tout cet argent, pourquoi ne s'était-il même pas acheté un radiateur ? C'était invraisemblable. A moins que rien ne lui appartienne. Il était peut-être une sorte d'homme de paille.

Son esprit en revenait toujours à cette histoire de drogue, et ça lui fichait la frousse.

Peut-on changer à ce point ? Il avait toujours détesté la drogue. Ça lui semblait une fuite, une lâcheté, un refus minable d'affronter la réalité. Ce n'était pas qu'il soit d'un courage à toute épreuve. Il avait ses peurs, comme tout le monde ; mais il voulait faire face, debout.

Quand il avait perdu ses parents, à 18 ans, il avait pensé qu'il ne tiendrait pas le coup. La peine était trop forte, il se sentait trop seul, brutalement. Ses parents s'étaient mariés tard et il n'avait aucun souvenir précis de ses grands-parents, disparus durant sa petite enfance. Il lui restait une grand-tante, qu'il voyait rarement. Elle lui avait proposé de venir habiter chez elle, en Bretagne. Mais il avait refusé.

Avec l'assurance-vie souscrite par son père, il avait largement de quoi terminer ses études, aussi s'était-il inscrit en fac de droit, louant une chambre-studio. Puis, son service militaire terminé, il était entré chez Bardeau. Il n'avait même jamais revu sa grand-tante, alors qu'il allait parfois en vacances en Bretagne, avec Francis

Il se rendit à la cuisine, équipée d'une petite cuisinière à gaz butane, où il trouva du thé et se prépara un grand bol de liquide brûlant. Rien à manger avec, en revanche.

Cette fois, ça le mit en colère. Il en avait vraiment assez de tout ça. D'accord, il n'était pas le seul à avoir eu des coups durs, à avoir perdu ses parents jeune, à avoir dû se bagarrer, sans aide, pour faire son trou, mais cette affaire d'amnésie était de trop. Il aurait voulu pouvoir s'en prendre à quelqu'un, matérialiser la malchance et lui rentrer dedans.

Une réaction plutôt primaire, qui eut toutefois l'avantage de lui donner envie de lutter et plus seulement de savoir ou de comprendre. Même s'il était compromis dans une affaire quelconque, il n'en devait pas moins d'abord apprendre comment ça s'était déroulé.

Il fit une toilette de chat, tant il avait froid, avant d'aller fouiller le bureau. Il n'y découvrit guère que d'autres factures de matériels, toutes déjà réglées, et deux chéquiers entamés, qu'il empocha. Puis il sortit prendre la voiture. Le temps était gris, triste.

A La Rochelle, il acheta immédiatement deux radiateurs et, sur une impulsion soudaine, un joli blouson de mouton, très chaud, qu'il s'empressa d'enfiler. Après quoi il se rendit au C.I.C. dont l'adresse figurait sur le premier chéquier.

Il fut reçu avec certains égards et conduit à la salle des coffres, où on le laissa seul. Son casier renfermait une enveloppe contenant trois gros billets. L'un en florins, l'autre en marks, le dernier en dollars. C'était tout...

Pas plus avancé.

Il repartit, amèrement déçu, après avoir accroché la clé du coffre à son porte-clés.

Puis il passa au Crédit Agricole, à tout hasard, afin de savoir s'il n'avait pas un coffre, chez eux également. Non...

Lorsqu'il reprit sa voiture, il se sentait très déprimé. Il conduisit machinalement, fouillant désespérément sa mémoire à la recherche d'une bribe de souvenir des mois écoulés.

Quand il arriva chez lui, le temps s'éclaircissait, et il examina les alentours plus attentivement que la veille. La construction la plus proche se trouvait à une centaine de mètres au nord, plus près de la route.

Il secoua la tête, dégoûté, hésita puis se dirigea vers la remise. En ouvrant la porte, il se demanda soudain pourquoi elle n'était pas équipée d'une serrure sérieuse. Après tout il y en avait pour un paquet d'argent, là-dedans ! Mais aussitôt, il haussa les épaules. Ce n'était après tout qu'une invraisemblance de plus.

Bon, et cette histoire d'électricité ? Comment fonctionnaient ces sacrés appareils ?

C'est au moment où il se posait cette question qu'il se produisit quelque chose dans son crâne. Il n'éprouva pas la moindre douleur, non... simplement, un voile se leva soudain. Il eut l'impression absurde que son cerveau s'agrandissait, que des neurones venaient de s'y connecter. Comme s'il était un ordinateur que l'on relie à une banque de données. En une fraction de seconde, l'écran se couvre du nom de dossiers nouveaux, la mémoire de l'appareil s'enrichit.

Des mots... ou plutôt leur signification, envahirent sa tête ; merci, d'abord, puis... cadeau. Ils tournaient, plus ou moins nets, selon qu'ils approchaient la surface de sa conscience ou s'y enfonçaient. Puis ils disparurent totalement.

Lorsqu'il reprit conscience des machines, devant lui, il savait comment elles marchaient : à l'énergie, évidemment. Fournie par une pile photonique. C'était tout simple.

L'idée était apparue naturellement à son esprit. Il voyait une pile à énergie. Pas plus grande qu'une boîte de conserve. C'était largement suffisant pour alimenter ce genre de matériel...

Dieu! Comment pouvait-il connaître une chose pareille ? Il se demanda fugitivement s'il ne devenait pas fou.

Pourtant, une pile de ce type lui paraissait élémentaire, pas le moins du monde compliquée. Il savait, dans le plus petit détail, comment elle fonctionnait, comment elle était conçue, sur quel principe technique sa fabrication s'appuyait ! La pile et son convertisseur d'énergie, bien sûr, puisque le flot de photons qu'elle restituait était d'une puissance colossale et devait être transformé en électricité afin d'être utilisable par des appareils rudimentaires comme ceux-ci... Rudimentaires ?

Il y avait encore autre chose, un principe technique différent, mais ça restait flou... C'était en rapport avec les machines... Non, vraiment, il n'arrivait pas à faire monter cette idée à la surface du conscient. Il était trop perturbé par sa découverte précédente, il faudrait un déclic pour que ça vienne. Il secoua la tête. Il se tenait toujours à l'entrée de la remise, ahuri. Il devait retrouver son calme, mettre de l'ordre dans son cerveau où les idées, les images, se succédaient à une vitesse qui lui donnait le vertige. Il sentait que ses yeux étaient exorbités, ses mains agitées d'un tremblement si incontrôlé qu'il les enfonça dans ses poches. Enfin, sans presque s'en rendre compte, il pivota, partit vers l'ouest et traversa la route pour gagner la longue plage.

Là, il commença à avancer le long de l'eau, les yeux baissés vers les vaguelettes qui venaient s'écraser, de moins en moins haut, sur le sable. C'était le reflux.

Lentement, au fil des kilomètres, il se calma, ses pensées devinrent plus cohérentes. C'étaient toujours les mêmes mais, désormais, il pouvait en ordonner le défilement, les préciser une à une, les faire apparaître à volonté et s'y attarder le temps qu'il voulait.

C'est ainsi qu'il appela les différentes séquences de la construction d'une pile à énergie, comme on fait apparaître des données sur l'écran d'un ordinateur. Après quoi, il s'immobilisa brusquement, face à l'océan.

- Vains dieux, je sais comment construire une pile mille fois plus sophistiquée qu'une vulgaire pile solaire que les savants ne savent même pas encore fabriquer! C'est fou...

Il avait parlé tout haut, et le son de sa voix l'aida à reprendre pied dans la réalité.

- Comment est-ce possible ?

Son esprit lâcha très vite cette pensée pour revenir à la pile photonique. C'était une découverte bouleversante... Ses prolongements seraient fantastiques. Ils remettraient en cause non seulement les connaissances scientifiques mais aussi l'économie dans le monde entier...

Parce qu'une pile photonique se chargeait simplement à la lumière du jour... Un soleil équatorial pouvait en hâter le remplissage, c'était tout. Pas en améliorer la qualité. Au pôle Nord, par exemple, il faudrait seulement plus de temps pour... la remplir...

Un enthousiasme fou l'envahit. Ce truc, cette pile... Ça allait tout modifier, partout. Les rapports de force politiques aller être bouleversés et...

Les rapports de force... Si les dirigeants s'emparaient de ça, c'était fichu. Ce seraient toujours les mêmes qui s'enrichiraient démesurément : des industriels, des groupes économiques et des politiciens, évidemment. Ils prononceraient des discours enflammés et tromperaient le bon peuple, une nouvelle fois. L'argent irait à l'argent, le pouvoir au pouvoir, et la misère ne recevrait rien. Il était même possible qu'au compteur, l'électricité reste au même prix ! Il y aurait un type convaincant, très capable de prouver que ce serait normal. Le prouver! Alors que ces piles, c'était de l'énergie gratuite!

Son cerveau s'emballait à nouveau. Mais cette fois, il découvrait à chaque seconde les conséquences, l'impact de la découverte sur le monde des années 1990-2000.

Il eut l'impression que, brusquement, tout allait plus vite. Sa vie elle-même s'accélérait. Ses recherches sur les derniers mois passaient au second plan. Il ne sentait plus le besoin irrépressible de savoir. Ça n'avait plus véritablement d'importance, à côté de tout ça...

Le pétrole... tiens, le pétrole... il n'aurait plus qu'une valeur dérisoire. On en aurait besoin pour les dérivés chimiques, c'était tout. Du coup, les réserves dureraient une éternité !

Ça voulait dire que la domination des producteurs de l'or noir sur la Terre entière allait s'effondrer, puisque tout le monde recevait sa part de soleil, de lumière... Et c'était le truc le plus juste, le plus démocratique qui soit ! Qui ait jamais existé.

La cascade d'événements qui allait découler de cette découverte l'enthousiasmait au point qu'il en oubliait, maintenant, son amnésie et l'étrangeté de la situation.

«Il faut que j'écrive tout ça, que ça ne se perde pas !» songea-t-il soudain. Et il commença à courir sur le sable pour revenir. Mais il se figea soudain.

Tout noter ? Ça voulait dire que quelqu'un pourrait s'emparer de ces papiers et... Il ne songeait pas à lui-même mais à l'usage que ferait un industriel de cette découverte.

Non. Il devait prendre des précautions, réfléchir comme il ne l'avait jamais fait, imaginer toutes les éventualités et, à l'avance, trouver les moyens d'y parer.

Tout noter, d'accord, mais ensuite placer les documents dans des endroits... Mais ce n'était pas seulement une question de cachettes. C'était bien plus compliqué que ça! Il fallait mettre sur pied un coup tordu au possible...

Il rentra en s'efforçant de marcher calmement. Ça lui permettait de se concentrer. Arrivé à la maison, il reprit la voiture pour partir à la recherche d'une cabine téléphonique.

Ce fut Francis qui décrocha.

- Salut, Mérou Paisible.

- Ah, c'est toi, je commençais à me tracasser.

- C'est qu'il fait drôlement froid, ici, répondit Rowan.

Il y eut un blanc. Puis Francis reprit, interloqué :

- Quel rapport ?

- Aucun, pourquoi ?

- Tu fais ton faraud, hein ? Trouvé quoi ?

- Trop complexe pour te dire ça ici. Ecoute, il faut que je réfléchisse quelques jours, seul. Mais ensuite, j'aurai salement besoin de toi. Tu pourrais venir par le train vendredi soir ? On rentre ensemble dimanche.

- Mauvaise surprise ?

- Non. Enfin, pas mauvaise... mais la surprise du siècle.

- D'accord, seulement j'arriverai samedi matin par le premier train : on a des copains à dîner, vendredi.

- Ça marche. Salut.

Francis mit un temps à raccrocher. Il devait être mal à l'aise.