CHAPITRE XI

POIGNET-D'ACIER

—Est-ce vous qui l'avez amenée ici?

—Comme vous dites, capitaine, c'est moi, Louis-le-Bon! et qu'elle sait marcher, la gaillarde! Il parait qu'elle avait déjà fait un tour dans le désert, à la Colombie, vous vous rappelez…

A ce moment, le gouverneur provisoire du fort du Prince-de-Galles sortit de la salle aux Échanges.

Poignet-d'Acier l'aperçut.

—Voici M. Boyer, cessez de me parler, et même de me connaître, quoi qu'il arrive, fit-il à Louis-le-Bon.

—Pour cela, si on s'avisait de vous toucher! dit celui-ci.

—Non, ne vous occupez pas de moi, et comportez-vous plutôt comme mon ennemi que comme mon ami, reprit rapidement Poignet-d'Acier.

—Mais où nous reverrons-nous?

—A moins d'accident, ce soir, à la fumerie de l'autre côté du pont de bois. Amenez-y madame Robin s'il est possible, répondit le capitaine, s'éloignant sans affectation et gagnant la porte de la factorerie.

—Quel homme! quel homme! on dirait qu'il a vingt ans, et il est vieux comme le monde! murmurait avec enthousiasme Louis-le-Bon, en le regardant partir. Il y a plus de trente ans, quand nous nous sommes vus pour la première fois, il avait la même mine, excepté que ses cheveux se sont diantrement enneigés depuis! Quel homme! quel homme! castors et loutres! il vivra éternellement comme défunt Mathusalem!

De fait, et sans se servir de la plaisante comparaison du bon trappeur, la plupart dès personnes qui avaient rencontré Poignet-d'Acier, soit dans le désert américain, soit au Canada, étaient surprises de la vigueur extraordinaire qu'il conservait jusque dans ses vieux jours [28].

[Note 28: Je renvoie le lecteur aux précédents volumes de la collection,
La Huronne, la Tête-Plate, les Nez-Percés, les Iroquois.]

Depuis si longtemps on parlait de lui, de ses prodiges, de sa haine pour les Anglais, que toutes lui prêtaient un âge impossible. Pas une qui lui donnât moins de cent ans. Bon nombre assuraient qu'il commandait déjà un régiment de volontaires lors de la prise de Québec, en 1759.

Enfin le merveilleux avait brodé à cet individu un tel manteau de mystère, que bien des gens le considéraient comme un mythe.

Pour ceux qui le voyaient sans rien savoir de lui, Poignet-d'Acier était un homme d'une grande taille, maigre, sec, mais vert comme un chêne.

Il avait une tête admirable d'expression, une tête sombre, passionnée, telle que les aimait Byron, Salvator Rosa ou Velasquez; son regard tombait d'aplomb, il fascinait comme celui de l'aigle; ses mouvements avaient l'élasticité de la jeunesse.

Quelle que fût l'époque de sa naissance, ainsi que l'huile sur un marbre, les années avaient passé sur son corps sans en altérer la solidité.

Seulement ses cheveux, sa longue barbe étaient entièrement blancs, enneigés, pour nous servir du terme de Louis-le-Bon.

En entrant dans le fort du Prince-de-Galles, il portait le pittoresque costume des trappeurs du Nord.

Mais à sa ceinture, un superbe couteau de chasse et deux revolvers richement montés; à sa main droite, une de ces admirables carabines à deux coups, comme sait les fabriquer la maison Lebeau, de Liège, revendiquaient pour Poignet-d'Acier un plus haut rang dans le monde des aventuriers septentrionaux.

Il allait franchir la porte du fort quand le gouverneur l'avisa.

—Je ne me trompe pas, pensa-t-il, en courant après lui, c'est Poignet-d'Acier, le fléau des établissements de la Compagnie, le rebelle de 1837-38. Parbleu, voilà une chance heureuse de garder le poste que j'occupe temporairement! Il faut m'en emparer.

Se retournant aussitôt, il appela deux de ses commis.

—Peter, Jack, saisissez-vous de cet homme; il y aura vingt guinées pour chacun de vous si vous réussissez à le prendre.

Séduits par la promesse de cette libéralité, les employés ne se le firent point répéter.

En même temps que M. Boyer, ils se précipitèrent sur les pas de
Poignet-d'Acier.

La cour de la factorerie se trouvait vide alors, car les engagés étaient occupés à leur repas du matin. Louis-le-Bon, qui avait tout vu, sans être aperçu du gouverneur, résolut de prêter assistance au capitaine, mais de façon à ne point laisser soupçonner leurs relations.

Sachant Poignet-d'Acier assez habile pour avoir peu de chose à craindre de trois hommes ordinaires, notre trappeur jugea qu'en fermant la porte de la factorerie il couperait au chef facteur et à ses émissaires tout secours de l'intérieur, et fournirait ainsi à son protégé le loisir de se débarrasser d'eux.

Aussitôt conçu, aussitôt exécuté.

Louis-le-Bon se jette sur la porte, donne un tour de clef, envoie la clef au fond de la cour, et va se cacher derrière une pièce d'artillerie, dans l'angle d'un bastion, pour être témoin de la scène extérieure.

Au moment où il allongeait prudemment sa tête par-dessus le rempart, M.
Boyer criait à Poignet-d'Acier:

—Rendez-vous, ou vous êtes mort!

—Est-ce à moi que vous parlez? répondit le capitaine en s'arrêtant.

—Oui, dit le gouverneur, vous êtes mon prisonnier.

Poignet-d'Acier sourit.

—Vous plaisantez, monsieur Boyer, dit-il, en plaçant tranquillement sa carabine sur son épaule.

—Allons, Jack, Peter, sautez dessus! répliqua celui-ci.

—Camarades, dit le capitaine, avec son calme ordinaire, on m'appelle
Poignet-d'Acier.

A ce nom les deux commis reculèrent, en montrant tous les signes de la plus profonde épouvante.

Louis-le-Bon se prit à rire silencieusement dans son coin.

—Vous verrez qu'ils n'oseront pas le toucher, se disait-il. Quel homme! ours et buffles! quel homme!

—Ah! ça, dit avec colère le gouverneur à ses séides est-ce que vous aussi vous allez vous conduire comme des poules mouillées?

Et pour leur donner l'exemple, il mit la main sur l'épaule de
Poignet-d'Acier.

—Je vous prie, monsieur, de retirer votre main, dit celui-ci d'un ton paisible, mais ferme.

—Jack, à moi! clama le gouverneur.

Mais Jack et Peter n'avaient plus d'oreilles. Tous leurs sens semblaient s'être réfugiés dans leurs yeux qu'ils tenaient grands ouverts sur le fameux capitaine.

—Monsieur Boyer, reprit ce dernier, si vous ne me lâchez pas à l'instant, je vous corrigerai comme on corrige les petits polissons.

—C'est ce que nous allons voir, impudent coquin! vociféra le chef-facteur.

Il n'avait pas achevé que Poignet-d'Acier, le soulevant de terre, comme il eût fait d'un enfant, le lançait à dix pas de lui, après l'avoir gratiné de deux bruyantes claques sur les parties les plus charnues de son individu.

Le malheureux gouverneur tomba dans un banc de neige, haut de huit à dix pieds, au fond duquel il disparut tout entier comme dans un abîme.

Louis-le-Bon pouffait de rire sur son observatoire.

—Rentrez à la factorerie, mes amis, dit le capitaine aux deux employés, qui n'avaient pas fait un seul mouvement, rentrez-y, et quand on vous commandera quelque chose contre Poignet-d'Acier, souvenez-vous de sa figure.

Après ces mots, il suivit son chemin, sans plus se presser que si rien d'inusité ne lui fût arrivé.

Le gouverneur hurlait, comme un fou, en cherchant à sortir de son banc de neige.

Ce n'était pas chose facile, car plus il faisait d'efforts, plus il s'empêtrait.

—Maintenant, se dit Louis-le-Bon, la farce est jouée; d'ici à ce que M. Boyer se soit tiré de là et d'ici à ce qu'on ait rouvert la porte du fort, le capitaine aura le temps de prendre le large. Ours et buffles, quelle pirouette il a faite en l'air, notre bourgeois!

Sur ce, le trappeur descendit du rempart et alla gaiement s'asseoir au milieu des gens qui déjeunaient dans la grand'salle du fort.

Bientôt des cris attirèrent les commis dans la cour.

On apprit, avec étonnement, que la porte avait été fermée sur le gouverneur.

Celui-ci tempêtait au dehors, ordonnant d'ouvrir sur-le-champ, de s'armer et de voler à la poursuite de Poignet-d'Acier.

Mais ce n'était pas chose aisée que d'ouvrir la porte de la factorerie sans la clé.

On chercha cette clé, on ne la trouva pas.

—Forcez, brisez la serrure! criait M. Boyer.

Autre difficulté, car la serrure était énorme,—une véritable serrure de forteresse ou de prison.

Il s'écoula près d'une heure avant qu'elle pût être sise en pièces.

Ajournant le soin de chercher à découvrir celui qui avait fermé la porte et soustrait la clé, M. Boyer choisit vingt hommes déterminés et partit immédiatement pour donner la chasse au terrible capitaine.

A la nuit tombante, ils n'étaient pas rentrés au fort.

Louis-le-Bon avait prévenu madame Robin du rendez-vous assigné par
Poignet-d'Acier.

La jeune femme éprouva un vif sentiment de joie, en apprenant que ce personnage la faisait demander.

—C'est un ami de mon mari, c'est lui, dit-elle, qui m'a arrachée du couvent où mes parents m'avaient enfermée dans la Colombie. Dieu nous l'envoie!

Louis-le-Bon ne doutait pas que le capitaine vînt au lieu indiqué, malgré le danger qu'il courait.

A l'heure du crépuscule, sous prétexte d'une promenade, Victorine et le trappeur sortirent donc de la factorerie et s'acheminèrent vers ce lieu, situé à un demi-mille de distance.

La fumerie était un vieux bâtiment désert, en bois, où durant la bonne saison on faisait boucaner le poisson, mais abandonné pendant l'hiver.

En y entrant, madame Robin fut saluée par une exclamation de bonne humeur.

—Notre petite dame; oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Nick Whiffles! s'écria Louis.

—Nick Whiffles, en chair et en os, mais en os surtout, répondit un grand gaillard, mince, efflanqué, dont le visage disparaissait complètement sous la plus plantureuse barbe rouge qui se fût jamais vue.

—Et ça vous va, Nick?

—Entre le zist et le zest, mon cousin, repartit-il, tout comme disait mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale….

—Jetez du bois au feu, interrompit une voix.

—Tout de suite, capitaine, tout de suite.

—Oh! monsieur, fit Victorine, courant à Poignet-d'Acier qui se chauffait devant un ardent brasier, oh! monsieur, combien je suis heureuse…

—Pas plus que moi de vous avoir rejointe, ma chère enfant, dit le capitaine.

Et se levant, il prit Victorine par la main et la baisa au front.

—Allons, ajouta-t-il, asseyez-vous là, sur ce tas de mousse; ce n'est pas très-confortable, mais vous devez être habituée à notre existence. Folle, va, continua-t-il tendrement, qui s'aventure dans le désert à la poursuite de plus fou qu'elle!

—Vous savez donc…

—Parbleu! si je sais que votre mari, vous croyant morte, s'est, par désespoir, lancé à travers les neiges de la baie d'Hudson.

—On m'a assuré qu'il était à la rivière de la Mine de Cuivre, dit madame Robin. Pourvu qu'un malheur…

—Il en est bien capable; mais soyez tranquille, mon enfant, je l'irai chercher.

—Oh! je vous accompagnerai!

—Du tout! du tout! C'est bien assez d'être venue jusqu'ici. Il ne faut pas vous exposer davantage.

—Pardon, monsieur, dit fermement Victorine, ma résolution est prise.

—Puérilité! fit le capitaine.

Madame Robin secoua la tête d'un air décidé.

—Écoutez, ma chère, dit Poignet-d'Acier, vous connaissez l'intérêt que je vous porte, à vous et à….. votre mari!

—L'ignorer serait de l'ingratitude, monsieur.

—Eh bien, confiez-vous à moi. Retournez au Canada. Nick Whiffles vous accompagnera.

—Oui bien, je le jure votre serviteur! répondit le trappeur, tout en caressant fraternellement une gourde de whiskey avec son ami Louis-le-Bon.

Poignet-d'Acier poursuivait:

—C'est pour vous, pour Alfred que je suis venu ici. Soyez sûre que je vous le ramènerai.

—J'en ai la conviction, monsieur; mais, je vous le répète, je suis déterminée à aller moi-même à sa recherche.

Le capitaine sourit.

—Eh bien, soit! dit-il, vous viendrez avec nous. Mais ne vous dissimulez pas les dangers auxquels vous vous exposerez.

—Oh! je n'ai pas peur! s'écria-t-elle bravement; et avec vous, monsieur…..

—C'est convenu, mon enfant. Dans quelques jours, vous partirez du fort avec Louis-le-Bon, et nous rallierez à la rivière du Veau-Marin. Je vous préviendrai lorsqu'il faudra nous mettre en route. En attendant je tâcherai de trouver un guide. Maintenant, ma chère Victorine, permettez-moi cette familiarité, au revoir! car je ne suis point tout à fait en sûreté.

—Ils ne sont donc pas parvenus à vous atteindre, capitaine? demanda
Louis-le-Bon.

—A l'atteindre! atteindre le capitaine! essaye donc d'atteindre un éclair avec les doigts, mon cousin, dit Nick Whiffles.

—Au revoir! dit encore Poignet-d'Acier en embrassant paternellement
Victorine.

Ils se quittèrent, et madame Robin rentra à la factorerie avec son compagnon.

Le gouverneur était toujours absent. Il revint le lendemain, enragé de n'avoir pu rattraper son ennemi.

Quatre jours se passèrent sans que l'on entendit parler de
Poignet-d'Acier. Madame Robin trouvait le temps mortellement long.
Dans la nuit du quatrième, alors que tout le monde reposait au fort du
Prince-de-Galles, des hurlements féroces retentirent dans la cour.

Victorine s'éveilla en sursaut.

Un sauvage hideux se tenait devant elle, prêt à la saisir dans ses bras.

Derrière lui apparaissait le visage cynique de James Mac Carthy.

CHAPITRE XII

LES ENNEMIS

Par le trait que nous avons précédemment rapporté, on a pu se faire une idée de la nature et de la violence des passions de Kitchi-Ickoui.

Déjà, sur la place, elle avait remarqué Mac Carthy.

La vue du métis lui avait causé une vive impression.

Quand elle rentra dans la hutte conjugale, il ne fut pas difficile au jeune homme de voir immédiatement qu'il l'intéressait.

—Mon frère comprend-il la langue des valeureux Chippiouais? lui demanda-t-elle.

James fit un signe de tête affirmatif.

L'Indienne reprit d'une voix aussi caressante que possible:

—Si mon frère veut faire une promesse à Kitchi-Ickoui, elle le rendra heureux.

Appuyée d'un regard brûlant, cette déclaration était aussi nette que laconique.

Mac Carthy la saisit parfaitement; mais il crut qu'il était de bonne politique de paraître ne pas entendre.

—Quoique, dit-il, ma soeur soit aussi brillante qu'un rayon de soleil au mois des plantes, et quoique ses paroles puissent être claires comme l'eau d'une source, je ne distingue pas au fond de son discours.

—Mon frère, questionna-t-elle d'un ton inquiet, n'a-t-il point d'amour pour les femmes [29]?

[Note 29: La plupart des Indiens de l'Amérique septentrionale sont adonnés au vice d'Onan, et un grand nombre à celui qui, au dire de la Bible, appela sur Sodome le feu du ciel.]

—Si, répondit-il, j'avais une femme aussi belle que ma soeur, je l'aimerais comme le lierre aime le chêne.

L'air de désappointement qui s'était montré sur le visage de la squaw disparut aussitôt.

—Alors, dit-elle, mon frère fera à Kitchi-Ickoui la promesse qu'elle désire de lui.

—Aimé de ma soeur, je ne m'appartiendrais plus pour n'appartenir qu'à elle! dit-il avec vivacité.

La joie brilla dans les yeux de la Grande-Femme.

—Mon frère veut-il être libre? dit-elle.

—Si cela est agréable à ma soeur.

—Oui, mais tu n'essaieras point de t'échapper.

—Mon bonheur sera de demeurer là où demeure Kitchi-Ickoui, dit-il d'un ton qui acheva de faire perdre la tête à l'indienne.

Elle reprit plus bas, de façon, à n'être pas entendue des deux squaws qui babillaient avec leurs enfants au fond de la cabane, sans se préoccuper de ce que faisait la favorite de Kit-chi-ou-a-pous avec le captif:

—Mon frère sait-il courir l'allumette!

—Je sais, dit galamment Mac Carthy, en l'embrassant sans la moindre répugnance, tout ce qu'il plaira à ma soeur que je sache.

—Alors, dit-elle, je vais couper les liens de mon frère. Mais s'il me trompait, s'il essayait de s'évader, je le ferais brûler à petit feu sur des charbons ardents.

James protesta de sa bonne foi par un geste.

La voluptueuse Chippiouais trancha les cordes qu'il avait aux mains, et s'étendit sur un cadre voisin de celui où il était couché.

Les deux autres femmes de Kit-chi-ou-a-pous ne tardèrent pas à l'imiter.

Quand Mac Carthy supposa qu'elles dormaient, il se leva doucement, alluma au brasier agonisant une brindille de sapin et s'approcha du lit de Kitchi-Ickoui.

Celle-ci souffla brusquement l'allumette qui s'éteignit.

C'était une preuve que la Grande-Femme n'avait plus rien à refuser au métis.

Sans mot dire, il se glissa auprès d'elle.

Le lendemain, Kitchi-Ickoui, à qui, durant la nuit, il avait déroulé son plan d'attaque, le conduisit au conseil des sagamos.

Ce fut en vainqueur et non en prisonnier qu'il y parut.

Telle était, en effet, l'influence de cette femme, que personne, pas même son mari, n'eût osé contre-balancer sa volonté.

Qu'il devinât ou non ce qui s'était passé entre elle et Mac Carthy,
Kit-chi-ou-a-pous fit au jeune homme un cordial accueil.

Les autres chefs le reçurent avec une bienveillance marquée, et tous les guerriers se montrèrent dès lors aussi respectueux envers Visage-de-Cuivre,—ainsi le nommaient-ils à cause de la couleur de son teint,—qu'ils avaient d'abord été méprisants et insulteurs.

Il fut décidé que l'expédition aurait lieu dans la nuit du surlendemain, afin que les Chippiouais eussent le temps de réclamer le concours d'une petite tribu qui résidait à quelques milles du village.

On choisit le meilleur orateur chippiouais pour aller porter la proposition à cette tribu.

Il partit, ayant au cou un collier de wampums, sur lequel, par des figures hiéroglyphiques, était spécifié l'objet de sa délégation.

A la main droite, il tenait une hache peinte en rouge.

Arrivé dans le camp de ceux auxquels il avait été dépêché, le mandataire des Chippiouais informa le principal sagamo du but de sa mission.

L'okema convoqua sur-le-champ un conseil de guerre auquel l'ambassadeur fut invité.

Là, celui-ci, posant à terre sa hache et montrant son collier de coquillages, prononça le discours suivant qui fut écouté avec une religieuse attention.

«—Frères, je suis venu à vous, envoyé par les vaillants Chippiouais, pour vous engager à vous unir à eux, dans une campagne qu'ils vont entreprendre contre les Habits-Rouges.

«Vous savez quelles injures nous ont faites les Habits-Rouges du fort de la rivière Churchill.

«Vous savez qu'ils nous ont volé nos plus belles fourrures,—nos provisions de buffle fumé, et jusqu'à nos femmes!

«Vous savez qu'il n'est point de jour où ils ne nous fassent un outrage sanglant.

«Vous savez qu'ils ont à leurs établissements de la rivière Churchill des vivres en abondance, de la poudre, du plomb, des fusils, des couvertures pour vos squaws, et pour vous de l'eau-de-feu autant que vous voudrez.

«Vous savez que si nous nous emparons de la factorerie, l'abondance régnera dans nos camps pendant plusieurs lunes.

«Vous savez aussi que les Manitous nous ordonnent à tous de venger enfin nos ancêtres des injures qu'ils ont reçues des Visages-Pâles.

«Mais ce que vous ne savez pas, mes frères, c'est que nous avons un moyen infaillible pour pénétrer dans les comptoirs des blancs; c'est qu'en vous appelant à eux, les Chippiouais veulent uniquement vous récompenser, par une portion du butin, de la fidélité que, jusqu'à présent, vous leur avez témoignée.

«Aussi est-ce moins pour vous demander votre avis que pour vous emmener avec moi que j'ai pris le sentier qui conduit à vos wigwams.»

Ayant dit, il se tut.

Les chefs délibérèrent un instant, puis l'un d'eux releva la hache, tandis qu'un autre s'emparait du collier.

Et tous ensuite, par des cris, proclamèrent que l'offre des Chippiouais était acceptée.

L'ambassadeur reprit le chemin de sa tribu, suivi de cinquante guerriers.

Ils arrivèrent le lendemain matin.

Un banquet de chair de chien et de becatie de daim, arrosé avec de l'huile de phoque, avait été préparé pour les recevoir.

Kit-chi-ou-a-pous, qui jeûnait depuis deux jours, prit part à ce banquet.

Tandis que les convives mangeaient et chantaient leurs exploits, le sorcier Pointe-de-Flèche entra, en hurlant, dans la salle.

Il avait les membres sillonnés de blessures, d'où le sang coulait à flots.

—L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous! cria-t-il.

Et ses regards, ses mains se dirigèrent vers James Mac Carthy, assis à côté de Kitchi-Ickoui.

Les assistants se levèrent effrayés, menaçants.

Pour tout dire, ils ne voyaient pas d'un bon oeil les attentions dont la
Grande-Femme comblait cet étranger, ce demi-sang.

Bien qu'il lui fît bonne figure, Kit-chi-ou-a-pous lui-même était animé contre James d'une haine féroce qui ne cherchait que son assouvissement.

A l'instant le jeune homme embrassa, dans toute son étendue, l'animosité dont il était l'objet.

Il se crut perdu.

Mais, sans se lever, Kitchi-Ickoui dit à Pointe-de-Flèche d'un ton de défi:

—De qui parle mon frère?

—Du fils de louve placé à côté de ma soeur, répondit-il insolemment.

—Pointe-de-Flèche oublie, dit-elle, qu'il est mon ami.

—L'ami de ma soeur, repartit le sorcier avec une amère ironie, peut être l'ennemi des Chippiouais.

La Grande-Femme secoua les oreilles, dont les longs pendants cliquetèrent sur ses épaules.

Ce mouvement chez elle était un symptôme de colère.

Les assistants ne l'ignoraient pas. Il y eut un frémissement dans l'assemblée.

—Pointe-de-Flèche est jaloux, dit-elle; il a voulu courir l'allumette avec moi, je ne l'ai pas souffert.

A ces mots, le Grand-Lièvre tressaillit et darda sur le magicien des prunelles flamboyantes.

Celui-ci étourdissait les auditeurs de ses cris: L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous!

Kitchi-Ickoui enfla sa voix, pour dominer celle du devin.

—Si, tonna-t-elle, Pointe-de-Flèche ne cesse pas, moi je lui fermerai les lèvres. Il est l'allié des Visages-Pâles. Il a reçu des présents d'eux. Le sang qui ruisselle sur lui, c'est le sang d'un veau qu'il a égorgé ce matin. Si ma parole est fausse, qu'il nous laisse visiter son wigwam.

Le sorcier s'était tu, et cette accusation avait tourné contre lui la majorité des Chippiouais.

Profitant habilement de son triomphe, la Grande-Femme continua:

—Qu'il nous dise d'où lui vient ce collier de grains de cuivre qu'il a sur la poitrine! qu'il nous dise d'où lui vient cette médaille avec le portrait de l'okema des Saiganosch [30]! Pointe-de-Flèche est un traître.

[Note 30: Le chef ou la reine Ses Anglais.]

Confus, interdit, le magicien cherchait vainement une réponse.

La Grande-Femme, animée par son mutisme, poursuivit en s'exaltant et en faisant sonner ses boucles d'oreilles sur ses vastes omoplates:

—Depuis longtemps j'attendais l'occasion de dire ma pensée sur Pointe-de-Flèche; depuis longtemps je voulais dévoiler et punir ses fourberies. Par amitié pour les siens, je le ménageais. Mais il a poussé ma patience à bout. Le moment est venu de lui infliger le châtiment qu'il mérite.

En achevant, elle saisit un mockoman [31] de cuivre dont elle s'était servie pour manger ses aliments.

[Note 31: Couteau.]

Alors le sorcier recouvra la parole.

—Que ma soeur prenne garde, dit-il. Les Esprits protègent Pointe-de-Flèche. Si puissante que soit ma soeur, elle ne peut rien contre eux.

A cette provocation, Kitchi-Ickoui répliqua par un ricanement diabolique.

—Tes Esprits et toi n'avez ni coeur ni pouvoir, dit-elle; et je vais t'en convaincre.

Et là-dessus, elle lança avec force au magicien le couteau qu'elle avait posé à plat dans sa main droite allongée.

Pointe-de-Flèche lâcha une plainte, tourna sur lui-même et tomba baigné dans une mare de sang.

L'arme lui avait traversé le poumon.

Soit que l'autorité de la meurtrière fût sans contrôle, soit que les Chippiouais ne tinssent point leur devin en grande affection, ce crime les trouva indifférents.

Mac Carthy avait l'âme trop noire pour s'en indigner.

Les sauvages riant des contorsions que faisait sur le sol la victime expirante, il se mit à rire avec eux.

—Eh bien, demande donc à tes Manitous leur protection, dit au moribond
Kitchi-Ickoui, en s'avançant vers lui pour reprendre son couteau.

Mais, comme elle étendait le bras vers le manche, Pointe-de-Flèche saisit l'instrument dans ses doigts déjà crispés par la mort, le retira, et d'une voix caverneuse, prononça ces mots:

—Oui, les Manitous sont avec moi contre toi!

Ce disant, il frappa du couteau le sein de la Grande-Femme.

Kit-chi-ou-a-pous se leva d'un bond, son casse-tête à la main, se précipita sur le sorcier et lui fracassa le crâne.

Le reste des assistants prenait sans doute plaisir à ce spectacle, car ils poussèrent à l'envi leur exclamation favorite:—Ouah! ouah!

Kitchi-Ickoui n'était que légèrement blessée.

Se redressant d'un air triomphant, elle dit à son mari, en lui présentant son sein déchiré par la lame du mockoman:

—Minickouâ, (bois); ce sang te donnera de la vigueur.

—Oui, je boirai, dit le sagamo, qui se mit aussitôt en devoir de sucer la plaie.

Tandis qu'il se livrait avec une sorte de volupté à cette opération, sa femme lui souffla à l'oreille:

—Kitchi-Ickoui ne pourra accompagner les Chippiouais sur le sentier de la guerre; mais tu me ramèneras Visage-de-cuivre, je le veux.

—Je le ramènerai, dit le Grand-Lièvre.

Ils partirent, au nombre de deux cent cinquante, armés d'arcs, de flèches, de lances et de fusils.

Vers le milieu de la nuit, leur bande, dirigée par Mac Carthy, atteignit les bords de la rivière Churchill, et peu après le fort du Prince-de-Galles.

Les guerriers se cachèrent dans un ravin, à une portée de pistolet de la factorerie.

Puis Mac Carthy, suivi de Kit-chi-ou-a-pous et de son lieutenant
Pied-de-Buffle, s'avança au pied du rempart.

Là il siffla, plusieurs fois, d'une façon particulière.

Au bout d'un quart-d'heure d'attente, le corps d'une femme se profila au sommet du mur.

—Alanck-ou-a-bi! murmura le Grand-Lièvre, dans un accès de joie cruelle.

—Est-ce toi, mon fils? demanda-t-elle, sans apercevoir les deux Indiens qui se tenaient effacés derrière un banc de neige.

—Son fils! ce demi-sang est son fils! marmotta encore le chef indien, en serrant convulsivement la poignée de son tomahawk.

CHAPITRE XIII

LES SUITES D'UNE TRAHISON

—Jetez-moi une corde, dit sèchement James.

—Mais que désire mon fils? Ne sait-il pas que s'il rentre ici, le gouverneur…

Mac Carthy l'interrompit brutalement par ces mots:

—Voulez-vous vous hâter de me jeter la corde!

—Les Esprits me puniront de ma faiblesse, dit Alanck-ou-a-bi, en se retirant de l'embrasure où elle s'était tenue jusqu'alors.

Au bout d'un instant, elle reparut.

Dans ses mains, l'Indienne avait un gros câble qu'elle déroula lentement et avec une répugnance marquée, le long du rempart.

Puis elle l'attacha à l'affût d'un canon.

—Est-ce fait? demanda Mac Carthy.

—Oui, mais, je t'en prie, une fois encore, ne viens pas…

James, sans répondre, se cramponna à la corde et escalada la muraille.

Aussitôt, derrière lui, silencieusement, s'élancèrent le Grand-Lièvre et
Pied-de-Buffle.

—Saisis la squaw, j'en ai besoin, dit en grimpant le premier à son lieutenant; tu l'attacheras et tu la mettras en sûreté, dès que nous aurons ouvert la porte du fort.

En arrivant sur le chemin de ronde, derrière Mac Carthy, Pied-de-Buffle exécuta, en partie, l'ordre du sagamo.

—Pourquoi mon frère fait-il du mal à cette femme? demanda James, en voyant le Chippiouais, qui, après avoir renversé l'Étoile-Blanche, la bâillonnait avec un morceau d'étoffe arraché à la couverte de la pauvre femme.

—Parce que c'est ma volonté, répondit laconiquement Kit-chi-ou-a-pous.

Mac Carthy ouvrit la bouche pour protester.

—Encore un mot, dit l'okema, et je te brise le crâne!

Ensuite, il l'entraîna vers la porte de la factorerie et lui commanda de l'ouvrir.

Ce n'était point difficile, car, la serrure n'ayant pas encore été remplacée, chaque soir ou fermait cette porte à l'aide d'une barre de bois transversale.

Dès qu'elle eut été retirée, Kit-chi-ou-a-pous poussa un cri sinistre, que répétèrent deux cents vois stridentes, et les Chippiouais, qui avaient attendu au dehors, se précipitèrent tumultueusement dans l'enceinte de la factorerie.

Réveillés en sursaut par le vacarme, les employés de la Compagnie furent, pour la plupart, pris d'une panique invincible; ils cherchèrent à se cacher dans les caves, dans les magasins, au lieu de s'apprêter à la résistance.

Profitant de la confusion générale, Mac Carthy tenta d'échapper à la surveillance de Kit-chi-ou-a-pous, pour se glisser dans l'appartement de madame Robin.

Mais il comptait sans l'esprit soupçonneux du Chippiouais, qui n'avait cessé de redouter quelque embûche.

James fut suivi par le Grand-Lièvre, et le sauvage se plaça brusquement devant lui, au moment où il pénétrait dans la chambre aux Perdrix.

Elle était éclairée par une lampe de cuivre, à large bec, suspendue au plafond.

A la vue de Victorine, Kit-chi-ou-a-pous lâcha une exclamation de surprise.

—Djecouessin-Netchegousch! [32] s'écria-t-il.

[Note 32: Mot à mot; la jeune fille française.]

De son côté, au milieu de sa terreur, la jeune femme parut le reconnaître, car Mac Carthy l'entendit proférer:

—Le Renard-Rusé!

—Ah! dit l'Indien, avec un sourire de joie, j'avais annoncé à ma soeur que je la retrouverais.

Et se jetant sur elle, il l'enleva dans ses bras.

A cet instant, Louis-le-Bon fit irruption dans la pièce.

D'une main il tenait un pistolet, de l'autre un coutelas.

Remarquant Mac Carthy le premier, il lui asséna dans le visage un coup de la crosse de son pistolet et le fit rouler tout sanglant à ses pieds.

Après avoir, en un clin d'oeil, administré au métis cette punition sommaire, le brave trappeur allait décharger son arme sur Kit-chi-ou-a-pous, mais le tomahawk d'un Chippiouais, entré immédiatement après lui dans la chambre, l'atteignit à la tête et le renversa sur le plancher près de James.

Ce nouvel arrivant, c'était Pied-de-Buffle.

—Ouah! fit-il, en posant le talon sur l'épaule de sa victime, et tirant d'une gaine de cuivre son couteau à scalper.

—Ne le tuez pas! ô mon Dieu, ne le tuez pas! suppliait Victorine se débattant aux bras du Grand-Lièvre.

—Égorge-le, mon frère! ou plutôt donne-moi ton mokeatogan, que je l'achève, le brigand! dit James qui, après s'être relevé, trépignait comme un fou sur le corps de Louis-le-Bon.

—Ouah! répliqua le sauvage; je ne suis pas le frère de Double-Langue.
Qu'il se retire, sinon, au lieu d'une scalpe, j'en ferai deux.

—As-tu placé la squaw dans un lieu sûr? s'enquit Kit-chi-ou-a-pous.

—Elle est en un lieu sûr, dit Pied-de-Buffle.

Puis, tandis que le Grand-Lièvre sortait, emportant Victorine, il se baissa, cerna avec son couteau le cuir chevelu de Louis-le-Bon, arracha la peau en un tour de main, suspendit à sa ceinture l'horrible trophée, et partit en répétant, pour la troisième fois, à pleins poumons, son affreux: Ouah!

Mais il n'était pas trois pas à hors de la chambre, que Mac Carthy faisait feu sur lui.

Pied-de-Buffle tomba raide mort.

—Et d'un! voilà comment je me venge des insulteurs! A bientôt les autres! murmura James.

Ensuite, il descendit dans la cour avec le projet de se rendre chez le gouverneur provisoire et de le châtier aussi des prétendus outrages qu'il en avait reçus.

La Providence lui voulut éviter un nouveau forfait.

Déjà une partie des employés avaient succombé dans une lutte contre les Chippiouais; le reste des commis et le chef-facteur était en fuite, et, aux lueurs des torches de résine, les sauvages commençaient une de ces orgies monstrueuses auxquelles ils ont l'habitude de se livrer, chaque fois que le hasard ou la vénalité des traitants met à leur disposition une grande quantité d'alcool.

Facile avait été leur victoire, la moitié au moins des gens du fort du Prince-de-Galles étant absente à l'heure de la surprise, et occupée, on s'en souvient, à pêcher sur le lac à la Truite.

Cependant les Chippiouais firent un carnage effroyable. Les scalpes fraîches dégouttantes de sang, dont plusieurs ornaient leur poitrine, leurs bras ou leurs armes, ne l'attestaient que trop.

De fait, tous les hommes pris furent massacrés, mutilés ainsi que toutes les vieilles femmes.

Quant aux jeunes squaws, indiennes pur ou demi-sang, ils les gardèrent pour les faire servir,—suivant l'usage,—à leurs caprices.

Accoutumées, dès l'enfance aux vicissitudes d'une existence nomade, ces malheureuses s'inquiétaient assez peu de ce qui leur arriverait, depuis qu'elles étaient à peu près certaines de ne point périr.

Après avoir aidé les Chippiouais à piller les caves, les entrepôts de provisions; après avoir saigné et dépecé pour eux des boeufs et des moutons qu'on nourrissait à la factorerie, elles dressèrent, dans la cour, un immense bûcher, sur lequel on mit rôtir les viandes.

Aux clartés fulgurantes de ce bûcher, les sauvages, déjà à demi ivres, se prirent à danser, en faisant retentir l'air de leurs hurlements féroces.

Ni plume, ni pinceau n'eût été capable de représenter cette scène digne de l'Enfer. Théâtre, décors, acteurs, ronde, chants, tout lui semblait avoir été emprunté.

Pendant que ses guerriers faisaient ainsi bruyante débauche,
Kit-chi-ou-a-pous avait porté madame Robin dans la grand'salle.

Il la déposa sur un banc, et lui dit eu français:

—Je vois que ma soeur n'a point oublié le Grand-Lièvre; et lui a toujours gardé dans son coeur l'amour qu'elle lui a inspiré, quand il chassait sur les bords du rio Columbia et qu'on le nommait le Renard-Rusé [33]. Alors, j'ai dit à ma soeur que je l'aimais; mais elle m'a repoussé. Aujourd'hui elle est en mon pouvoir. Je suis libre de faire d'elle ce que je voudrai; pourtant je lui offre encore de me suivre librement dans mon wigwam et d'y occuper, parmi mes femmes, le premier rang, après Kitchi-Ickoui.

[Note 33: On sait que les Indiens changent fort souvent de nom.]

Victorine ne répondant pas, le sauvage poursuivit en se redressant avec fierté:

—Que ma soeur regarde. Je commande une armée de guerriers aussi nombreux que les grains de sable de la baie d'Hudson. Je suis plus puissant que tous les autres okemas du désert américain et plus fort que les blancs.

Depuis les Grands Lacs jusqu'à l'Océan Glacé, depuis la mer du Nord jusqu'à la mer de l'Ouest le nom de Kit-chi-ou-a-pous est célèbre; on le respecte, on l'honore, et malheur à qui l'oserait injurier! Que ma soeur appuie son coeur contre le mien, et je la ferai aussi grande parmi les Peaux-Rouges que parmi le» Visages-Pâles.

Avec ces mots Kit-chi-ou-a-pous étendit la main vers la jeune femme.

Mais elle recula vivement, eu s'écriant:

—Laissez-moi! laissez-moi, je vous en prie!

—Ma soeur en aime donc un autre! fit-il ironiquement.

—Oui.

Un accès de jalousie enflamma les prunelles du sauvage.

—Elle aime Double-Langue? dit-il avec un geste de mépris.

—Je ne vous comprends pas, balbutia Victorine.

—Double-Langue, reprit Kit-chi-ou-a-pous, c'est le Bois-Brûlé, le demi-sang.

—Celui que j'aime, c'est mon mari! dit-elle résolument.

Le Grand-Lièvre fronça les sourcils.

—Double-Langue serait le mari de ma soeur! dit-il en arrêtant sur elle un regard d'une fixité irritante.

—Encore une fois, je ne vous comprends pas. Qui est ce Double-Langue?

—L'homme qui m'accompagnait dans la chambre de ma soeur.

—M. Mac Carthy?

—Oui.

—Lui! je le hais! dit-elle avec horreur.

—D'où vient alors que ma soeur ne m'aime pas! reprit Kit-chi-ou-a-pous.

—Je vous l'ai dit, parce que j'aime mon mari.

L'Indien fit un signe d'incrédulité.

—Quand j'ai connu ma soeur, dit-il, elle n'avait pas de mari.

—C'est vrai; mais il y a plus de dix ans. Mes parents m'avaient envoyée au fond de la Colombie pour me séparer de celui que j'aimais. Il est venu m'y chercher et m'a épousée.

—Où donc est le mari de ma soeur?

—Il voyage vers le Nord.

Kit-chi-ou-a-pous secoua la tête d'un air dubitatif.

—Mon frère le connaît, continua hardiment la jeune femme; car mon frère l'a vu près de là rivière de la Mine de Cuivre. Il se nomme Alfred Robin.

—Le Jeune-Taureau! Oui, je le connais, c'est un brave, dit le
Grand-Lièvre d'un ton calme.

Victorine s'était heureusement souvenue que Mac Carthy lui avait dit qu'un chef indien appelé le Grand-Lièvre avait rencontré Alfred sur les bords du Copper-Mine-River. Cet éloge donné à son mari lui parut d'un bon augure, et elle s'imagina que le sauvage allait aussitôt cesser ses persécutions. Mais combien elle se trompait! Outre que les Peaux-Rouges de l'Amérique septentrionale sont généralement très-passionnés pour les femmes blanches, Kit-chi-ou-a-pous aimait Victorine avec l'opiniâtreté des gens de sa race. Il l'aimait depuis longtemps déjà, et les années avaient attisé sa flamme au lieu de l'affaiblir.

Cet amour était né dans une entrevue qu'il avait eue fortuitement avec Victorine, quand celle-ci habitait un couvent (ou mission) non loin du fort Vancouver.

A cette époque, le Grand-Lièvre chassait dans la Colombie, pour le compte de la Compagnie de la baie d'Hudson. Épris de Victorine, il s'était proposé de l'enlever. Mais pendant qu'il mûrissait son dessein, elle quittait en secret le couvent, et s'embarquait à Astoria pour les États-Unis [34].

[Note 34: Voir la Huronne.]

Si jamais il n'avait revu la jeune femme, il n'en avait pas moins gardé sa mémoire et l'espérance de la retrouver un jour. Car les Indiens s'attachent avec une persistance incroyable à la poursuite d'un désir non satisfait. Cette ténacité est telle, que l'objet qu'ils ont souhaité et n'ont pu posséder ici-bas, beaucoup croient qu'ils en jouiront dans le monde des Esprits.

—Mon frère, dit madame Robin vivement et en se rapprochant du sagamo, mon frère peut me donner des nouvelles de mon mari?

Comme il gardait le silence, elle ajouta:

—Mon frère lui a parlé? m'a-t-on dit.

Avant que Kit-chi-ou-a-pous eût répondu, un Chippiouais entra dans la grand'salle, en disant:

—Pied-de-Buffle est mort!

—Qui l'a tué? demanda le Grand-Lièvre.

—On l'a trouvé mort là-haut! dit le premier.

Du bout du doigt, le sagamo désigna alors Victorine au Chippiouais.

—Garde cette Peau-Blanche, je vais savoir qui a tué Pied-de-Buffle, lui dit-il en s'éloignant.

A peine avait-il quitté la salle, que James Mac Carthy y pénétra doucement.

Dissimulé derrière la porte, l'avocat avait entendu une partie de la conversation de Kit-chi-ou-a-pous avec madame Robin.

En l'apercevant, la jeune femme sentit renaître toutes ses appréhensions.

—Que me voulez-vous? lui dit-elle.

—Continuer, chère amie, répondit-il avec un sourire moqueur, le tendre entretien que vous aviez avec cette brute…

—Monsieur, je vous enjoins…

—Un moment! un moment! Laissez-moi vous parler. Votre gardien ne comprend pas un mot de français. Je vous prierai donc nettement de me suivre. Je connais certain passage par lequel nous pourrons nous échapper!

—Plutôt mourir cent fois… commença Victorine.

—Allons, soyez raisonnable, fit-il en haussant les épaules. Nous n'avons pas de temps à perdre… Le Grand-Lièvre vous plairait-il, d'aventure, plus que moi?

—Oui! répliqua-t-elle décidément.

—Vous voulez donc qu'une fois encore j'use de la force!

—Je ne vous crains pas, repartit Victorine.

Comme elle prononçait ces paroles, Kit-chi-ou-a-pous reparut.

Sur ses épaules, il portait le cadavre de Pied-de-Buffle.

Sans articuler une syllabe, il le jeta au milieu de la pièce, puis il tira son couteau, pratiqua une large incision à la blessure qui avait donné la mort à son lieutenant, y plongea sa main et en retira une balle qu'il examina à la lueur d'une torche.

S'adressant ensuite à Mac Carthy, que ces préliminaires ne cessaient pas d'inquiéter:

—Donne-moi ton pistolet.

Le jeune homme fit un geste de refus.

Kit-chi-ou-a-pous lui arracha le revolver passé à sa ceinture, et essaya la balle sur la bouche de l'arme.

Ensuite, froidement, il ordonna à l'Indien:

—Empare-toi de ce sang-mêlé. Il est le meurtrier de Pied-de-Buffle.

James ne put opposer qu'une vaine résistance. Bien vite terrassé par le Chippiouais, il fut traîné devant le bûcher, où Kit-chi-ou-a-pous le condamna à être brûlé, pour avoir assassiné son lieutenant.

Les Indiens accueillirent cette sentence par un redoublement de vociférations.

Cependant le coupable ne pâlissait ni ne tremblait. Il promenait sur ses bourreaux un regard audacieux, provocateur.

L'un d'eux l'ayant touché avec un tison ardent, au moment où on achevait de le garrotter pour le livrer aux flammes, il se contenta de dire d'un ton élevé:

—Je suis le neconnis [35] de Kitchi-Ickoui!

Et tous, sans en excepter le Grand-Lièvre, reculèrent frappés d'épouvante.

[Note 35: Nous avons déjà dit qu'en chippiouais ce terme signifie amant ou ami.]

CHAPITRE XIV

LE TALISMAN

Malgré les craintes trop légitimes qu'elle pouvait entretenir pour sa sécurité personnelle, madame Robin suivait, avec une anxiété croissante, les péripéties de cette scène barbare.

Assise sur un banc, près d'une fenêtre dont les carreaux de parchemin avaient été mis en pièces pendant la courte lutte des employés du fort contre les Chippiouais, elle pouvait tout voir, tout entendre. Et, miséricordieuse, clémente comme les personnes de son sexe, elle demandait à chaque instant, pitié, grâce pour le détestable auteur de ses infortunes.

Mais sa voix s'abîmait dans le fracas de toutes ces voix.

N'y eût-elle pas été engloutie, qu'un ricanement démoniaque seul lui eût répondu.

Lorsque Mac Carthy prononça ces mots talismaniques:

—Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! et lorsqu'elle vit les Indiens s'écarter avec terreur, Victorine le crut sauvé, dans son coeur compatissant se formula une prière de reconnaissance à Dieu.

Mais l'effroi des Peaux-Rouges fut de brève durée.

Bientôt, ils se rapprochèrent à cette question que Kit-chi-ou-a-pous adressa au captif:

—Double-Langue sait-il ce que signifie son discours?

—Je le sais, répondit froidement James.

—Sait-il que s'il a encore menti nous augmenterons les tortures qu'on lui prépare.

—Je suis, répliqua hautement Mac Carthy, le neconnis de Kitchi-Ickoui.

Pour la seconde fois, les Chippiouais firent un mouvement en arrière.

Victorine remarqua que le Grand-Lièvre perdait lui-même de son assurance quand il reprit:

—Que Double-Langue nous montre donc la clarté de sa parole.

—Coupez mes liens, dit l'avocat.

Cette demande parut rendre la fermeté à Kit-chi-ou-a-pous.

—Le neconnis de Kitchi-Ickoui doit pouvoir se débarrasser, sans secours, de ses ennemis, dit-il d'un ton moqueur.

—Yea! yea! appuyèrent en choeur les Chippiouais.

—Mon frère veut-il voir dans ma poitrine? dit James sans se troubler.

L'okema n'eut garde de se rendre à ce désir.

—Double-Langue a menti! s'écria-t-il avec joie. C'est un fils de loup blanc et de renarde rouge; c'est le rejeton d'Alanck-ou-a-bi, qui a fui le wigwam de son maître pour aller habiter la loge d'un Visage-Pâle; il sera rôti, et les chiens des Chippiouais dévoreront ses chairs.

—Ce n'est pas vrai! répliqua vivement Mac Carthy, en brisant, par un violent effort, les cordes avec lesquelles on l'avait attaché.

De nouveau les Chippiouais semblèrent consternés. Ils s'éloignèrent pêle-mêle du métis, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent la fuite.

Dans leurs rangs on criait:

—Il a la médecine! il a la médecine!

Profitant aussitôt de la réaction qui s'était opérée en sa faveur, James écarta sa tunique, et, au-dessous de son sein droit, indiqua un tatouage récemment pratiqué.

Ce tatouage, de couleur rouge, représentait un homme et une Indienne échangeant un baiser.

Quoique les figures fussent grossièrement dessinées, on pouvait voir, en y mettant de la bonne volonté, que l'une, avec ses longues oreilles battant sur les épaules et son nez chargé d'ornements, était celle de la Grande-Femme; l'autre, vêtue en trappeur, celle de Mac Carthy.

Les Chippiouais les reconnurent sans doute, car ils se mirent à beugler sur tous les tons:

—Kitchi-Ickoui et Double-Langue! Kitchi-Ickoui et Double-Langue!

Un nuage de dépit passa sur le front du Grand-Lièvre.

—Qui prouve que c'est Kitchi-Ickoui qui a donné cette médecine au sang-mêlé? dit-il.

—Je le prouverai, répondit James.

—Et comment le prouveras-tu?

—En la faisant parler elle-même.

—Oui, mais elle n'est; pas ici!

—Nous la verrons en retournant au village de mes frères.

—S'ils t'y ramènent, Double-Langue! répliqua le sagamo avec un sourire sarcastique.

—Ils m'y ramèneront, reprit James en haussant le ton, oui, ils m'y ramèneront, car Kitchi-Ickoui m'a dit, en me faisant ces signes, le soir du jour où elle fut blessée par Pointe-de-Flèche: Je t'aime; tu es mon neconnis, et si quelqu'un de mes guerriers t'outrageait, je soufflerais sur lui Matcho-Manitou, le méchant Esprit.

Ces paroles raffermirent le triomphe du jeune homme.

Les Chippiouais y applaudirent en masse, par une gesticulation et des cris furibonds.

L'un d'eux, chef puissant, passa au Bois-Brûlé son calumet, et Kit-chi-ou-a-pous fut obligé de dévorer en silence la colère dont il était agité.

Mais il lui fallait une victime: il fit venir Alanck-ou-a-bi, que deux
Chippiouais gardaient près de la porte du fort.

La misérable créature fut traînée devant le bûcher.

Le Grand-Lièvre l'apostropha en ces termes:

—Femme éhontée, tu as quitté la hutte de ton mari pour te jeter dans les bras d'un des ennemis de notre race. Je t'ai déjà punie en t'arrachant le nez avec mes dents, en te crevant un oeil avec mon doigt, mais ton supplice n'est pas fini!

Sans faire attention ni à lui, ni à ses menaces, l'Étoile-Blanche considérait James avec une rayonnante expression de bonheur maternel.

—Le demi-sang est ton fils, le fils de tes débauches avec un Saiganosch [36], n'est-ce pas? continua Kit-chi-ou-a-pous, heureux de trouver une occasion nouvelle pour abaisser Mac Carthy dans l'esprit des Chippiouais.

[Note 36: Anglais.]

—Oui, c'est mon enfant! le fruit chéri de mes entrailles! allait s'écrier Alanck-ou-a-bi. Mais un signe imperceptible du jeune homme l'arrêta. Craignant de le perdre par cet aveu, elle baissa la tête; elle refoula dans son coeur son orgueil, son amour de mère, et, d'un ton indifférent, elle dit:

—Je ne connais pas cet homme.

Seules, les mères ont de ces dévouements aveugles.

Mais il y avait là, autour d'eux, vingt squaws, vingt autres femmes jalouses, dont pas une n'ignorait le lien qui unissait Mac Carthy à l'Étoile-Blanche.

—C'est faux! c'est faux! s'écrièrent-elles. Double-Langue est fils d'Alanck-ou-a-bi et du gouverneur Mac Carthy.

—Kit-chi-ou-a-pous le savait bien. On ne le peut tromper, dit le sagamo avec un accent de satisfaction cruelle.

James pensa que, s'il n'intervenait, la vertu de son amulette courrait des risques.

—Qu'est-ce que mon frère veut faire de cette squaw! interrogea-t-il hardiment.

—Cette squaw, répondit le Grand-Lièvre, a été ma femme: elle m'a trahi.
Je veux la brûler.

—Mon frère ne la brûlera pas.

—Qui a dit cela? s'écria le sagamo courroucé.

—Moi, dit résolument Mac Carthy.

—Toi!

—Oui, moi, qui parle par la bouche de Kitchi-Ickoui, moi qui porte, comme mon frère, la grande médecine de vie sur la poitrine.

Et, pour donner plus de poids à cette assertion, l'avocat toucha du doigt son tatouage.

Kit-chi-ou-a-pous rugit de fureur et leva sur le jeune homme son tomahawk.

Mais le chef qui avait prêté son calumet à Mac Carthy retint le bras du
Grand-Lièvre.

—Mon frère, dit-il, doit céder à Double-Langue et attendre la décision de la sage Kitchi-Ickoui.

—Yea! yea! secondèrent les assistants.

Se tournant alors vers James, son protecteur ajouta:

—Que veux-tu?

—Qu'on mette cette femme en liberté, répondit-il en désignant
Alanck-ou-a-bi.

—C'est impossible, dit le chef.

—Alors vous la voulez brûler? reprit Mac Carthy.

—Non.

—Qu'en ferez-vous?

—Je l'ai dit. On vous conduira l'un et l'autre à Kitchi-Ickoui, et si ton discours a été clair, si le symbole dont tu es marqué est l'oeuvre de Kitchi-Ickoui, tu prendras place à nos conseils, tu garderas cette squaw pour en faire ton esclave ou ce qu'il te plaira.

—Mon frère a parlé avec la prudence d'un Manitou, dit Kit-chi-ou-a-pous, comprenant la nécessité de dissimuler son ressentiment et de faire oublier la brutalité avec laquelle il avait traité le neconnis de sa femme; car depuis son héroïque prouesse amoureuse, Kitchi-Ickoui jouissait d'un privilège bien rare, consacré, chez diverses tribus indiennes, aux squaws douées d'un tempérament aussi robuste que le sien: elle rendait inviolables tous ceux à qui elle accordait la grâce de ses faveurs.

—Mon frère, répondit le chef au Grand-Lièvre, doit une réparation à
Double-Langue. Qu'il fume donc avec lui le calumet de paix.

—J'accepte, dit l'okema, en tendant son poagan à Mac Carthy.

S'exagérant l'étendue de la victoire qu'il venait de remporter, l'avocat crut qu'il lui était possible d'en augmenter encore les profits.

—Je remercie mon frère, dit-il après avoir aspiré une bouffée de tabac; il reconnaît enfin que je suis son ami; aussi je lui veux demander un présent.

—Mon oreille est ouverte à ta parole.

—Je désire, dit James, que mon frère me donne la femme blanche.

—Djecouessin-Netchegousch?

—Oui, la jeune Française.

—Te la donner à toi, Double-Langue! s'écria le Grand-Lièvre, redevenu furieux.

—C'est mon voeu!

—Et qu'en ferais-tu si je te la donnais? observa le sagamo avec une ironie mordante.

James avait prévu la question. Il répondit adroitement:

—Si tu me donnes la femme blanche, j'en ferai l'esclave de
Kitchi-Ickoui.

Kit-chi-ou-a-pous partit d'un éclat de rire.

—Double-Langue est fou, dit-il. Djecouessin-Netchegousch est ma captive, je la garde. Mais si Double-Langue ou tout autre essaie de me l'enlever, je lui briserai la tête comme je le fais à cette squaw infidèle! ajouta-t-il en dirigeant son formidable tomahawk contre le crâne d'Alanck-ou-a-bi.

Par bonheur, elle sut éviter le coup en se jetant en arrière.

Et le chef qui s'était déjà interposé, s'emparant de Kit-chi-ou-a-pous, lui parla bas à l'oreille.

Leur conversation dura quelques minutes. Elle fut très-animée, à en juger par les gestes des interlocuteurs. Mais, à la fin, le Grand-Lièvre parut consentir à ce que l'autre exigeait de lui.

—J'attendrai, dit-il.

Puis il commanda à ses guerriers de s'apprêter à partir.

Les uns s'empressèrent alors de charger leur butin sur des traîneaux, auxquels ils attelèrent les chiens de la factorerie. Les autres réunirent en troupeau le bétail et les chevaux qu'ils avaient trouvés. Après quoi ils mirent le feu aux bâtiments du fort, et le quittèrent en hurlant comme des démons.

Kit-chi-ou-a-pous avait placé madame Robin sur un traîneau, et lui-même en dirigeait l'attelage.

Les autres captives marchaient à pied entre leurs ravisseurs.

L'aurore se levait sous un ciel pâle et terne, mais qui commençait à s'embraser des lueurs ardentes de l'incendie, quand les Chippiouais abandonnèrent le théâtre de leur sanglant exploit.

Durant tout le jour et toute la nuit suivante ils cheminèrent pour regagner leur camp.

Mais ils allaient lentement, car les gros animaux qu'ils poussaient devant eux, enfonçant à chaque pas dans la neige, n'avançaient qu'avec peine.

Le lendemain soir seulement, ils approchèrent des huttes.

On en distinguait déjà la fumée dans le lointain, quand
Kit-chi-ou-a-pous ordonna de faire halte.

La troupe se trouvait alors devant une colline de glaçons, haute d'une vingtaine de mètres; mais chacun des glaçons était énorme et mesurait de sept à huit pieds d'épaisseur sur quinze à vingt de longueur et largeur.

Ça et là, ainsi que des cellules dans une ruche, apparaissaient des trous, à la base de l'édifice, laquelle pouvait bien compter dix pas de rayon.

Quelques-unes de ces ouvertures avaient été bouchées tu moyen de glaces, comme le donnaient à supposer certaines nuances différentes de l'ensemble.

Cette montagne de congélations était le cimetière d'hiver des Chippiouais; ils y inhumaient leurs morts. Lorsqu'arrivait la bonne saison, lorsque le sol cessait d'être aussi dur que la roche, ils enlevaient les cadavres en grande pompe, pour les déposer dans le sein de la terre.

Kit-chi-ou-a-pous fit tirer d'un traîneau, où on les avait placés, les Chippiouais tués durant le combat du fort du Prince-de-Galles. On lava les corps avec de la neige, fondue sur des feux qui avaient été aussitôt allumés; puis ils furent revêtus de costumes de parade, armés en guerre et plongés, un à un, dans les trous dont nous venons de parler.

Kit-chi-ou-a-pous prit alors la parole et dit:

«Frères, vous êtes encore assis parmi nous; vos corps conservent les mêmes traits et continuent de nous ressembler extérieurement, si ce n'est qu'ils ont perdu la faculté de se mouvoir. Mais où est maintenant ce souffle qui, hier encore, envoyait la fumée au Grand-Esprit? Pourquoi ces lèvres, qui proféraient alors un langage si agréable et si expressif, sont-elles immobiles? Pourquoi ces pieds, qui surpassaient en vitesse les daims sur les montagnes, sont-ils maintenant engourdis? Pourquoi ces bras, qui vous servaient à gravir sur les plus hauts arbres ou à bander l'arc le plus raide, tombent-ils à vos côtés sans mouvement? Hélas! tous ces membres, toutes ces parties de vous-mêmes que nous contemplions, il y a peu, avec admiration, avec amour, sont inanimés comme si trois cents hivers s'étaient accumulés sur eux!

«Cependant nous ne vous regretterons pas, braves et illustres guerriers, comme si vous étiez perdus à jamais pour nous ou que votre nom fût enseveli dans l'oubli. Non: vous êtes allés au monde des Esprits, avec ceux qui sont venus avant vous; et quoique nous ayons été laissés après vous pour perpétuer votre réputation, nous irons un jour vous rejoindre.

«Animés par le respect que nous vous portions pendant qu'ici vous viviez avec nous, nous venons vous rendre le dernier devoir de tendresse qui est en notre pouvoir.

«Afin que votre corps ne soit pas exposé dans la plaine et en danger d'être la proie des animaux de la terre ou des airs, nous aurons soin de vous porter sur les bords d'Athapusco où reposent vos ancêtres; nous espérons que votre esprit vivra avec les leurs et que vous nous recevrez lorsque nous arriverons, comme vous, sur ces grands territoires de chasse que nous ne connaissons pas [37].»

[Note 37: Voyez Carver.]

Les Chippiouais écoutèrent ce discours dans un religieux silence.

Ayant terminé, le Grand-Lièvre fit fermer les tombes avec de la neige, sur laquelle on versa de l'eau chaude, laquelle, condensée aussitôt par le froid, prit la fermeté et le poli de la glace.

Pendant qu'il prononçait son oraison funèbre, Mac Carthy avait réussi, grâce au crépuscule, à se rapprocher de Victorine.

—Un mot, madame, lui dit-il rapidement: voulez-vous vous sauver?

—Avec vous?

—Il ne s'agit pas de moi…

—Ne vous ai-je pas dit que je vous méprisais! l'interrompit-elle.

—Mais, enfant, ce sauvage fera de vous…

Victorine lui coupa encore la parole.

—Il fera de moi ce que bon lui semblera. Faut-il vous répéter que je le préfère à vous?

—La sotte! la folle! s'écria James, en la saisissant rudement par le bras.

—Sotte ou folle, dit-elle, en se dégageant, j'ai plus de confiance en ces sauvages qu'en vous.

—Mais, malheureuse, vous ne vous imaginez pas de quoi ils sont capables! Vous ne savez pas quelles féroces voluptés leur luxure sait tirer des femmes! Vous ne savez pas…

—Je sais, monsieur, que votre langage est d'une grossièreté…

—Victorine, je vous en conjure, laissez-moi vous arracher…

—Non, répondit-elle avec impatience? non, je ne veux ni de vous ni de vos services; vous m'êtes plus odieux que le plus brutal de ces Indiens.

Comme elle disait cela, et comme la cérémonie funèbre tirait à sa fin, le bruit d'une fusillade nourrie retentit, autour d'eux.

CHAPITRE XV

ENTRE PEAUX-BLANCHES ET PEAUX-ROUGES

Tandis que les Chippiouais mettaient à sac la factorerie du Prince-de-Galles, le gouverneur et quelques-uns des employés, qui avaient, réussi à échapper à la barbarie des Indiens, couraient au lac à la Truite, où campait encore le parti de pêche, naguère commandé par James Mac Carthy.

Les pêcheurs furent mis au courant de ce qui venait de se passer au fort; puis M. Boyer tint conseil avec ses principaux commis.

Ignorant la trahison de James et cherchant à s'expliquer l'irruption imprévue d'une tribu de Peaux-Rouges avec laquelle la Compagnie de la baie d'Hudson se croyait en bons termes, il accusa hautement Poignet-d'Acier d'avoir exécuté cette entreprise.

Les antécédents du fameux capitaine; sa haine bien connue pour les Anglais; les luttes successives que, depuis plus de trente ans, il soutenait contre eux; son apparition inopinée peu de jours avant le coup; son altercation avec le gouverneur, tout semblait justifier la présomption de M. Boyer.

On sait, toutefois, que Poignet-d'Acier était bien innocent de la charge élevée si gratuitement contre lui.

Mais le sous-chef-facteur n'eut pas de peine à faire partager son opinion à ses subordonnés.

Après s'être consultés, ils se trouvèrent en nombre suffisant pour marcher sur le fort et tâcher de le reprendre à l'ennemi.

Les tentes furent pliées hâtivement et l'on se mit en route.

En approchant de la rivière Churchill, le gouverneur prit les plus grandes précautions pour ne pas tomber dans une embuscade, car il ne savait pas que les Chippiouais avaient évacué la factorerie.

Une épaisse fumée, qui s'élevait lentement de l'enceinte fortifiée, lui apprit une partie de la vérité. Quelques hommes, dépêchés en éclaireurs, revinrent bientôt, annonçant que rétablissement semblait désert.

Malgré cet avis, M. Boyer disposa sa troupe en ordre de bataille avant de s'avancer plus loin.

Puis, assuré de pouvoir faire bonne résistance si ce calme apparent cachait un piège, il se porta résolument, mais en silence, sur le comptoir.

La porte en était grande ouverte.

Aux lueurs d'un immense brasier, dans la cour, on apercevait des monceaux de cadavres, de ruines et de débris,—tous les vestiges d'une place de guerre mise au pillage, mais pas un être humain.

Une demi-douzaine de chiens décharnés erraient seulement autour du foyer, en poussant des hurlements plaintifs.

—Si, au moins, le feu avait pu prendre à la poudrière! comme tous ces coquins vous auraient dansé la danse de Saint-Guy! murmura le gouverneur, en contemplant, avec fureur, les bâtiments à demi consumés par l'incendie.

—Le capitaine! cria tout à coup un des commis qui se trouvaient à côté de lui.

Quel capitaine! demanda M. Boyer.

—Mais Poignet-d'Acier! Le voyez-vous? le voyez-vous, monsieur? fit l'employé en désignant du bout de sa carabine un homme trop occupé, sans doute, à fouiller les décombres fumants pour avoir remarqué l'arrivée des trappeurs.

Au nom de Poignet-d'Acier, le gouverneur arma brusquement un fusil à deux coups qu'il tenait à la main.

Et en même temps, d'une voix haute, il cria à ses gens:

—Qu'on s'empare de lui! mort ou vif, qu'on s'empare de lui. Cent louis de récompense à celui qui me l'amènera vivant!

Cet ordre parvint aux oreilles de l'homme qu'il concernait et qui se trouvait, en ce moment, à l'autre extrémité de la cour.

Levant la tête, il découvrit une bande d'individus prêts à fondre sur lui.

Aussitôt, et sans bouger de place, il appela:

—Nick!

—Qu'y a-t-il? capitaine, répondit-on du fond d'une construction que les flammes avaient peu endommagée.

—Les Habits-Rouges! Gare à vous! reprit Poignet-d'Acier, saisissant un tison enflammé et se plaçant sous l'embrasure d'une porte.

Cette porte, c'était celle de la poudrière.

Elle avait été enfoncée par les Chippiouais, qui s'étaient emparés d'une partie des munitions contenues dans le magasin.

—Si vous ou vos hommes faites encore un pas, dit alors Poignet-d'Acier au gouverneur, je mets le feu aux poudres.

Déjà les trappeurs envahissaient la cour, pour se précipiter sur lui: ils reculeront frappés d'épouvante.

Ferme et fier comme un Jean-Bart, le capitaine les regardait avec mépris.

—Allons, Nick, dit-il, il faut en finir! venez!

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit celui-ci, qui sortit tout à coup d'une salle basse, en portant un corps sanglant sur ses épaules.

—Qu'avez-vous donc là? lui demanda Poignet-d'Acier.

—Louis-le-Bon! ô Dieu, oui! Louis-le-Bon, qui avait trop chaud sans doute, car il s'est fait décoiffer par quelque vermine rouge.

—Il est mort! laissons-le et partons! dit le capitaine en montrant la horde de commis qui refluait confusément vers la porte de la cour.

—Laisser là mon camarade! non.

—Il est mort…

—Ni mort ni en vie, mais il y a de l'espoir. J'en ai vu revenir de plus loin, quoiqu'il ait le crâne furieusement endommagé et qu'il soit dans une maudite petite difficulté. Avec quelques gouttes d'extrait de basilic…je m'entends, capitaine.

—Mais nous allons être obligés de sauter par-dessus le rempart.

—On y sautera.

—Avec ce fardeau?

—Avec ce fardeau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale…..

—C'est impossible, mon ami, c'est impossible, dit Poignet-d'Acier en frappant du pied avec impatience.

Nick Whiffles se mit à rire.

—Vous allez voir, dit-il en déposant à terre le corps de Louis-le-Bon, qui remuait faiblement et proférait des plaintes entrecoupées.

Ensuite, il releva un des cadavres gisant sur le sol, l'accota contre la porte de la poudrière, pendant que les employés de la Compagnie achevaient de vider la cour dans une confusion extrême, et, arrachant à Poignet-d'Acier le brandon qu'agitait celui-ci, il le fixa aux doigts crispés du cadavre.

L'obscurité naissante jointe à la distance où la porte de la cour était du lieu de cette scène n'eût pas permis aux fuyards de découvrir la supercherie, en admettant même que leur panique ne les en eût point empêchés.

—Maintenant, dit Nick quand il eut terminé, nous pouvons, capitaine, décamper tout à notre aise, ou continuer nos recherches si cela vous va mieux. Soyez tranquille, les Anglais ne nous troubleront pas.

—J'ai soif, à boire! murmura Louis-le-Bon.

—A boire! oui, mon vieux! reprit Whiffles, qui se baissa et approcha sa gourde des lèvres du blessé.

—N'avez-vous rien trouvé! demanda Poignet-d'Acier.

—Rien, capitaine. Mais il n'est pas probable que ces diables de serpents-à-sonnettes aient tué une si jolie petite femme!

—Je ne le pense pas non plus.

—Ils l'auront réservée…..

—Ne me dites pas cela, Nick! ne me le dites pas!

—Comme il vous plaira, capitaine. Du reste, ce serait fâcheux, n'est-ce pas, que cette créature du bon Dieu devint la femme d'un Peau-Rouge, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais attendez jusqu'à demain. Le cousin Louis-le-Bon n'aura plus cette fièvre gui lui fait battre la campagne à tort et à travers comme un cheval aveugle, et il nous dira ce qui s'est passé ici.

—Oui, répondit Poignet-d'Acier d'un ton rêveur.

Et, après un moment de silence, il ajouta:

—Peut-être, cependant, vaudrait-il mieux se mettre sur-le-champ à la poursuite des Chippiouais, car ce sont eux assurément qui ont envahi le fort. Par bonheur qu'en nous rendant à la rivière du Veau-Marin, où nous espérions rejoindre cette pauvre Victorine, j'ai eu l'idée de remonter la rivière Churchill. Sans cela, nous aurions ignoré le désastre de la factorerie et vainement attendu. Après tout, peut-être madame Robin était-elle déjà partie.

—Partie! dit Nick, en secouant la tête. Pour cela, je jurerais que non, quoique dans la famille des Whiffles on n'ait jamais eu l'habitude de jurer, ô Dieu, non! Mon grand-oncle…

—Laissez vos histoires, interrompit Poignet-d'Acier. Pourquoi pensez-vous qu'elle n'était point partie?

—Oh; ça, rien de plus simple, comme disait mon oncle le grand voya…

—Le temps presse, trêve de digressions!

—Vrai, capitaine, vrai. Mais où en étais-je? Vous m'avez coupé…

—Vous supposiez que madame Robin n'avait pas encore quitté le fort.

—Je ne supposais pas, capitaine, puisque j'en suis certain.

—D'où vous vient alors cette certitude?

—De là, dit laconiquement Nick Whiffles, en posant la main sur le bras de Louis-le-Bon.

—Je ne comprends pas.

—Oh! c'est facile. Mon cousin que voici accompagnait la jeune dame. On nous l'a dit quand nous sommes passés à Outaouais; eh bien, il ne l'aurait pas plus abandonnée que moi je ne l'abandonne, ô Dieu non!

—C'est juste! prononça Poignet-d'Acier.

—A présent, capitaine, si vous m'en croyez, nous allons déguerpir, reprit le trappeur, en chargeant de nouveau Louis-le-Bon sur ses épaules.

—Mais nous ne pouvons passer par la porte!

—Je le sais bien.

—Comment ferez-vous avec ce corps?

—N'ayez pas peur. Seulement, pour plus de sûreté, remettez, si ça ne vous désoblige pas, un autre charbon dans la main de notre mort, car celui que j'y ai placé s'éteint.

—J'admire votre prudence, dit Poignet-d'Acier en suivant l'instruction que Whiffles venait de lui donner.

Puis ils se glissèrent sur le rempart, derrière la poudrière.

Nick s'était muni d'une corde.

Après avoir examiné les lieux et s'être assuré qu'aucun des employés de la Compagnie ne rôdait de ce côté, il attacha le corps de Louis-le-Bon avec sa corde et le descendit doucement au pied du mur.

Durant ce temps, Poignet-d'Acier avait sauté dans un banc de neige.

Nick ne tarda pas à l'imiter, reprit son fardeau, et tous deux disparurent dans la profondeur de la nuit, en riant cordialement du bon tour qu'ils avaient joué au gouverneur du fort du Prince-de-Galles.

Cependant celui-ci, qui s'était retiré à un demi-mille de la factorerie, avec tous ses gens, avait remarqué en chemin les traces laissées par le départ des Chippiouais.

Quoiqu'il brûlât de se venger de Poignet-d'Acier et de le faire prisonnier, la crainte d'une explosion de la poudrière l'empêchait de revenir sur ses pas.

Nul des employés, au reste, ne l'y eût accompagné à cet instant.

S'étant consulté, il pensa que ce qu'il avait d'abord de mieux à faire, c'était du poursuivra les Chippiouais et de les forcer de rapporter leur butin au comptoir.

En conséquence, M. Boyer donna l'ordre de prendre la piste des pillards, et, le lendemain soir, il les rattrapa, sans qu'ils s'en doutassent, devant leur cimetière hivernal, au moment où Kit-chi-ou-a-pous achevait de prononcer son discours funèbre sur la tombe des guerriers morts à l'attaque de la factorerie.

Avec une vingtaine de ses trappeurs les plus intrépides le gouverneur devançait le gros de la troupe d'un quart de mille environ.

Impatient du réparer l'échec qu'il avait subi, il commanda le feu dès qu'on fut à portée de fusil.

Pendant quelques minutes, le bruit des détonations troubla les
Peaux-Rouges.

Mais ils étaient bien armés, bien approvisionnés.

Ils se rallièrent A la voix du Grand-Lièvre, ripostèrent vigoureusement et se ruèrent en foule sur les agresseurs.

Aussitôt, Mac Carthy avait compris que de la victoire dépendait son salut.

Quittant Madame Robin, à demi morte d'effroi, il se jeta à la tête des
Chippiouais.

Une mêlée générale s'engagea.

Dans la foule des assaillante, le métis reconnut M. Boyer.

Le souvenir de l'insulte qu'il en avait reçue fit bouillonner le sang dan» ses veines, et, un poignard d'une main, un revolver de l'autre, il s'efforça de joindre le gouverneur pour le tuer.

Déjà il s'en approchait, déjà il allait le frapper, quand un des employés de la Compagnie se précipita entre eux.

Son bras brandissait un couteau.

L'arme meurtrière s'abaissa sur Mac Carthy, qui fit un mouvement pour l'éviter: à cet instant, une Indienne couvrit le jeune homme de son corps.

La lame du couteau s'enfonça tout entière dans le sein de cette malheureuse.

Elle tomba en criant:

Mon fils, mon fils, prends garde à la femme blanche! Elle sera pour toi une cause de malheur…

—Tiens, voici pour toi, chienne amoureuse des Visages-Pâles! hurla Kit-chi-ou-a-pous, qui se mit À trépigner sur le cadavre sanglant de la moribonde.

Puis, se tournant vers Mac Carthy, il ajouta avec une ironie amère:

—Double-Langue a le coeur faible! Je vais lui apprendre à se débarrasser d'un ennemi.

Avec ces paroles, son tomahawk, qui tournoyait aussi rapide que l'éclair, s'abattit lourdement sur la tête de l'infortuné gouverneur, dont le corps roula près de celui d'Alanck-ou-a-bi.

Moins d'une minute avait suffi à l'accomplissement de ce drame.

Terrifiés par la perte de leur chef, les trappeurs se replièrent, en désordre sur le reste de la troupe qui volait à leur secours.

Ils y semèrent la terreur dont ils étaient agités, et toute la bande battit précipitamment en retraite.

Des vociférations stridentes célébrèrent le triomphe des sauvages.

De poursuivis, ils devinrent poursuivante, et, comme des cougouars avides de sang, donnèrent la chasse à la proie qui tentait de leur échapper.

Exalté, enivré par le combat, Kit-chi-ou-a-pous avait oublié sa capture, sa passion, sa jalousie, pour rivaliser d'ardeur avec ses guerriers, s'acharner à l'oeuvre de destruction commencée par cette déplorable victoire.

Quant à Mac Carthy, il se hâta d'abandonner le champ du carnage pour retourner vers madame Robin.

La nuit était venue, mais c'était une de ces nuits claires si communes dans les régions boréales.

—Voulez-vous fuir? dit le métis à la jeune femme.

—Non… non… pas avec vous! balbutia-t-elle.

—Je vous y obligerai! s'écria-t-il, en saisissant une verge pour en toucher les chiens attelés au traîneau où elle était assise.

Madame Robin sortit alors de la stupeur dans laquelle elle paraissait plongée et se dressa dans le dessein de quitter le véhicule.

James l'y rejeta en la poussant rudement avec la main et prit place à son côté.

Puis, de sa baguette, de sa voix, il stimula les chiens qui partirent aussitôt.

Mais ce fut dans la direction du village.

En vain Mac Carthy voulut-il les contraindre à prendre une autre route, ses jurons, ses coups de houssine, loin de le servir, accélérèrent davantage encore la course des animaux têtus vers les loges des Chippiouais.

Le métis était au désespoir: un pressentiment disait à Victorine que la
Providence ne l'avait pas tout à fait abandonnée.

CHAPITRE XVI

L'AVERSION ET L'AMOUR

Ces divers mouvements s'étaient succédé en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour les décrire.

Mac Carthy avait une violente envie de se jeter hors du traîneau et d'emporter madame Robin au loin.

Ce désir, il eût essayé de le réaliser, malgré les cris, malgré la lutte que Victorine n'aurait certainement pas manqué de lui opposer; mais il était trop tard: de nouvelles difficultés surgissaient autour de lui.

Le bruit du combat avait trouvé un écho dans le village chippiouais.

Rentrés dans leurs huttes souterraines avec les enfante et quelques guerriers infirmes, les squaws attendaient le retour des vainqueurs, lorsque le retentissement de la fusillade parvint à leurs oreilles.

Laissant aussitôt là les apprêts du festin dont elle s'occupait, chaque Indienne valide sortit en toute hâte de sa loge et s'avança vers le théâtre de l'engagement.

Moins que l'espoir de pillage, l'idée de prêter main-forte à leurs seigneurs et maîtres les poussait [38].

[Note 38: Autant les sauvagesses du Sud sont molles et apathiques,
autant celles du Nord sont hardies, belliqueuses, remplies d'initiative.
On en voit figurer dans la plupart des expéditions entreprises par les
Chippiouais.]

Elles marchaient donc à la bataille, en proférant des cris perçants, quand le traîneau de Mac Carthy fondit comme une flèche au milieu du bataillon qu'elles formaient.

Reconnaissant celles qui les nourrissaient, les chiens s'arrêtèrent.

C'était la ce que Mac Carthy redoutait par-dessus tout. Il fustigea brutalement les pauvres bêtes pour les faire passer outre. Peine perdue, l'attelage ne bougea pas plus que s'il eût été gelé sur place.

La vue de Victorine causa un vif étonnement aux sauvagesses, qui jamais auparavant n'avaient rencontré une blanche et s'imaginaient que toutes les femmes étaient rouges comme elles, ou au plus cuivrées comme les demi-sang.

Elles entourèrent le traîneau, et, timidement d'abord, s'approchèrent de madame Robin. Mais cette timidité dura peu. Bientôt les squaws s'enhardirent. Elles allongèrent les mains sur Victorine, la touchèrent avec des rires et des grimaces grotesques, et elles finirent par lui ôter la fourrure qui recouvrait fia tête, pour mieux examiner la jeune femme.

Celle-ci supporta avec patience leurs importunités, quoiqu'elle en fût cruellement blessée.

Mais Mac Carthy, s'apercevant que, non contentes de regarder, de palper, les squaws paraissaient disposées à dépouiller Victorine de ses vêtements pour se les approprier et s'assurer que la Peau-Blanche avait une conformation semblable à la leur[39], Mac Carthy voulut mettre fin à leur indiscrétion.

[Note 39: A cet égard, les Indiens de l'Amérique Septentrionale sont, en général, les plus curieux des humains. Deux tribus étrangères, un peu distantes l'une de l'autre, viennent-elles à se rencontrer, elles s'inspectent mutuellement le corps, afin de voir si la nature les a pourvus d'organes identiques.]

—Retirez-vous! leur cria-t-il, en langue chippiouaise.

Cet ordre se perdit dans les rires bruyants des Indiennes, dont les tracasseries augmentaient à chaque instant.

—Veux-tu bien te retirer! continua James, en repoussant durement une squaw plus insolente que les autres et qui commençait à dégrafer la robe de Victorine.

Dans ce but, la sauvagesse était montée sur le bord du traîneau et se tenait courbée en deux.

Le coup que lui porta Mac Carthy lui fit perdre l'équilibre: elle roula dans la neige, à la grande hilarité de ses compagnes.

Furieuse de sa déconvenue, elle se releva et se précipita sur Mac
Carthy, en hurlant:

—Il battu une femme! ce louveteau a battu une femme! il faut le fouetter! il faut le fouetter.

Toutes les autres, après elle, répétèrent à l'envi:

—Il faut le fouetter! il faut le fouetter!

Et, en moins d'une minute, l'avocat, enlevé du traîneau par les Indiennes, voyait déjà la partie essentielle de son habillement céder sous leurs doigts avides, lorsque, se rappelant fort à propos la parole magique qu'il avait reçue de l'amour de la Grande-Femme, il s'écria:

—Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui!

Le mot eut tout le succès qu'il en attendait.

Les Chippiouais se reculèrent immédiatement, en murmurant d'un ton respectueux et effrayé tout à la fois:

—Il est le neconnis de Kitchi-Ickoui! il est le neconnis de
Kitchi-Ickoui!

Celle qui, la première, avait levé la main sur lui, se prosternant la face dans la neige, dit avec une humilité profonde:

—Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite?

Et, tour à tour, les squaws prirent la même, posture et dirent:

—Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite?

Ces moeurs bizarres, ces salamalecs étranges étonnaient si fort madame Robin, qu'un instant elle oublia, la triste condition à laquelle le sort l'avait réduite.

Pour Mac Carthy, le front haut maintenant, le regard superbe, il-posait comme un dieu.

—Vous remarquerez, j'espère, que je commande souverainement ici, madame! dit-il avec suffisance à Victorine.

Cette observation tira la jeune femme de ses réflexions.

—Que m'importe votre souverain commandement! répondit-elle dédaigneusement.

—Je vais vous l'apprendre! reprit-il.

Et s'adressant aux Indiennes:

—Kitchi-Ickoui, dit-il, vous enjoint de me laisser passer.

—Que mon frère passe! firent-elles unanimement.

—Kitchi-Ickoui vous enjoint encore de m'abandonner cette femme blanche.

—Est-elle la captive de mon frère? demanda une des Chippiouaises.

—Oui, elle est ma captive.

—Cela n'est pas, Double-Langue a menti; cette femme blanche est la captive de Kit-chi-ou-a-pous, dit soudain une voix derrière lui.

Mac Carthy se retourna avec colère.

—Qui donc ose contredire le neconnis de Kitchi-Ickoui?

—Moi, répondit un sauvage qui arrivait en boitant, car il avait été blessé d'une balle à la jambe; moi. J'ai vu Kit-chi-ou-a-pous s'emparer de la femme au visage pâle; c'est à lui qu'elle appartient.

—Elle appartient à Kitchi-Ickoui! s'écria James.

L'Indien secoua dubitativement la tête.

Mac Carthy continua:

—Je la lui ai promise avant de partir pour cette expédition, je la lui donnerai, car c'est grâce à la médecine de Kitchi-Ickoui que les braves Chippiouais ont vaincu leurs ennemis.

—Mène-la donc à Kitchi-Ickoui, Double-Langue! fit le Peau-Rouge avec un accent sarcastique.

—Mon frère doute-t-il de ma parole?

—Quand la glace est pourrie, l'homme prudent doit s'en défier, quoique à la surface elle soit toujours brillante.

Le métis n'entendit pas ou ne voulut pas entendre cette outrageante figure de langage.

Il disait en français à madame Robin:

—Votre sot entêtement sera cause pour nous deux de plus d'un ennui. Mais au moins vous ne m'attribuerez pas ce qui vous arrivera. Si pourtant vous le vouliez encore…

—Je veux tout, sauf votre vue odieuse! s'écria-t-elle fébrilement.

—Par bonheur que les goûts ne sont pas tous les mêmes et que j'ai la sagesse qui vous manque, repartit Mac Carthy, d'un accent ironique. Avant deux jours, fière dame, vous solliciterez, vous bénirez cette présence qui vous fait, dites-vous, tant déplaisir aujourd'hui.

Comme il parlait, un chuchotement circula dans la foule des squaws chippiouaises, qui s'écartèrent devant une créature géante s'acheminant péniblement vers le traîneau.

L'aspect fantastique de cette créature avait attiré les regards de
Victorine.

Indifférente aux menaces de Mac Carthy, elle la considérait profondément.

Voyant que madame Robin ne l'écoutait pas, son interlocuteur promena les yeux autour de lui.

—Kitchi-Ickoui! s'écria-t-il tout à coup avec un tressaillement involontaire qui ramena sur lui l'attention de Victorine.

C'était, en effet, la Grande-Femme.

Elle s'approcha de Mac Carthy, l'enlaça dans ses bras robustes et le gratifia d'un déluge de baisers dont la vivacité fit sourire madame Robin.

Le jeune homme, confus, cherchait à échapper à ces marques non équivoques d'une tendresse passionnée.

Mais ce n'était point chose facile: Kitchi-Ickoui joignait la force à l'ardeur.

—James dut se soumettre à ses caresses jusqu'au moment où elle aperçut madame Robin.

Le front de la Grande-Femme se plissa. Ses yeux s'enflammèrent. Elle s'éloigna de deux pas de Mac Carthy, et fixant sur lui des prunelles embrasées:

—Quelle est cette face pâle?

—Une esclave pour la chérie de mon coeur, répondit Mac Carthy.

—D'où vient-elle?

—Du fort du Prince-de-Galles.

—Qui l'a prise?

—C'est Kit-chi-ou-a-pous qui l'a prise.

—Et qui l'a amenée?

—Lui.

—Pourquoi alors se trouve-t-elle avec Visage-de-Cuivre? demanda
Kitchi-Ickoui d'un ton de plus en plus sec.

—Parce que, dit Mac Carthy, le mari de ma soeur est parti à la poursuite des Habits-Rouges, après les avoir vaincus, et que je suis resté pour garder sa captive.

Cette réponse sembla apaiser la jalousie naissante de la Grande-Femme.

—Conduis-la dans ma loge, tait-elle.

Victorine n'avait rien compris à leur conversation tenue dans le dialecte chippiouais; mais elle devina dans Kitchi-Ickoui une ennemie cruelle.

Quoique souffrant encore vivement de la blessure que lui avait faite Pointe-de-Flèche, cette dernière avait—mais à grand'peine—suivi les autres squaws dès que la crépitation des armes à feu se fit entendre. Ce fut toutefois moins pour prendre part à la lutte que pour avoir des nouvelles de son neconnis qu'elle quitta le wigwam conjugal.

La tiédeur avec laquelle Mac Carthy la reçut surprit d'abord
Kitchi-Ickoui.

Cependant, elle était trop fière pour manifester son étonnement; et si, en découvrant madame Robin, elle pressentit en elle une rivale, l'Indienne dissimula bien vite ses impressions derrière un calme perfide comme la vengeance qu'elle méditait déjà.

—Les braves Chippiouais ont remporté la victoire? dit-elle à Mac Carthy, en marchant à côté de lui, près du traîneau qui s'approchait doucement du village.

—Oui, répondit James, ils ont vaincu les Habits-Rouges.

—Rapportent-ils beaucoup de butin?

—Leurs traîneaux en sont garnis.

—Où sont ces traîneaux?

—Près du cimetière d'hiver.

—Mon frère les a donc quittés?

—Je les ai quittés pour amener cette face pâle à la belle
Kitchi-Ickoui, et j'ai cru que ce présent lui serait agréable.

—Ton présent, dit la Grande-Femme, regardant le métis en plein visage, ton présent, je le ferai manger à mes chiens.

L'expression de férocité dont elle marqua ces paroles causa un frémissement à Mac Carthy.

Ils arrivaient à la cabane de Kit-chi-ou-a-pous.

—Descendez du traîneau, et dorénavant écoutez mes conseils, il y va de votre vie! dit James à Victorine.

Cette recommandation fut faite d'un ton si différent de celui que Mac Carthy prenait ordinairement avec elle, que madame Robin,—toujours disposée à pardonner,—le remercia par un coup d'oeil presque affectueux.

—Que dis-tu à cette Peau-Blanche? interrogea impérieusement
Kitchi-Ickoui.

—Je lui dis que tu es sa maîtresse et qu'elle doit t'obéir en tout ce que tu lui commanderas.

—Dis-lui alors que je veux sa robe de pelleteries.

—Quand nous serons dans la loge de ma soeur, je le lui dirai.

Et, poussant Victorine, frissonnante de froid, vers l'ouverture de la hutte:

—Dépêchez-vous d'entrer, lui dit-il.

En même temps il se glissait derrière elle, la soutenait et la descendait dans la salle souterraine, remplie, comme toujours, d'une fumée épaisse, nauséabonde.

La jeune femme était épuisée de fatigue.

James la plaça sur un lit de fourrures où elle s'endormit aussitôt.

Puis, sentant qu'il fallait à tout prix rentrer dans la faveur de Kitchi-Ickoui, il s'empressa auprès d'elle, pansa habilement sa blessure, grâce à quelques notions chirurgicales qu'il avait acquises à Québec, et réussit à lui persuader qu'il brûlait pour elle d'un amour sans partage.

Chez les sauvages, les passions du coeur diffèrent peu de celles des civilisés: ceux-ci et ceux-là croient aisément ce qu'ils aiment.

Le lendemain matin, les Chippiouais revinrent dans leur camp, en traînant avec eux le butin qu'ils avaient fait à la factorerie du Prince-de-Galles.

Ils ramenaient, en outre, une dizaine de captifs blancs. Mais
Kit-chi-ou-a-pous et plusieurs autres chefs avaient disparu.

Les uns prétendaient qu'ils avaient été tués, les autres qu'ils étaient encore à la poursuite des employés de la Compagnie de la baie d'Hudson.

En l'absence de l'okema, la Grande-Femme le remplaçait. Ayant pris connaissance des nouvelles, elle dit à Mac Carthy:

—Si mon bien-aimé le veut, il sera chef de la puissante nation chippiouaise.

—Ce qui plaît à ma soeur me plaît, répondit le métis.

—Alors, il deviendra mon mari.

—Mais Kit-chi-ou-a-pous? observa Mac Carthy.

—Kit-chi-ou-a-pous, dit-elle froidement, est au territoire des Esprits.

—Le fait n'est pas encore prouvé.

—Il doit l'être.

—Que ma soeur s'explique.

—Aujourd'hui, dit l'Indienne, le père et la mère de Kit-chi-ou-a-pous, vieux, infirmes, incapables de subvenir à leurs besoins, et n'ayant pas d'enfant pour les nourrir, ont décidé de donner leur grande fête de mort.

—Qu'est-ce que cela signifie?

—C'est que Manitou leur a appris en songe que Kit-chi-ou-a-pous ne reparaîtrait plus ici pour les approvisionner de viande, de gibier et de chair de poisson.

Un sourire d'incrédulité erra sur les lèvres du métis, mais il s'abstint de toute réflexion.

—Suis-moi, Visage-de-Cuivre, reprit l'Indienne.

Mac Carthy jeta un coup d'oeil furtif sur la couche où reposait madame
Robin.

Elle dormait toujours.

James sortit de l'a cabane avec Kitchi-Ickoui, et l'accompagna sur une sorte de place, où deux Chippiouais, homme et femme, blanchis par les ans, fumaient gravement, entourés par une multitude de sauvages qui chantaient et dansaient.

Les vieillards étaient accroupis sur leurs talon».

C'était le père et la mère du Grand-Lièvre. On les nommait: le
Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise.

Quand Kitchi-Ickoui parut, ils se levèrent, et, l'un après l'autre, lui présentèrent leur calumet.

Elle aspira quelques bouffées, les chassa vers l'orient se tourna vers le cimetière, dont on apercevait le faîte, un mille environ de distance, et marcha dans cette direction.

Le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise se rangèrent derrière elle; et, à leur suite, se pressa la bande entière des Chippiouais.

Observant cet ordre, ils atteignirent la colline de glace.

Au sommet, dans la neige durcie, on avait creusé deux trous de quatre à cinq pieds de profondeur.

Chacun des vieillards gravit le monticule,—l'homme par l'est, la femme par l'ouest,—et s'enfoncèrent, volontairement, dans les fosses, où ils demeurèrent ensevelis jusqu'au cou.

Le Renard-Argenté se mit à chanter ses exploits, l'Hirondelle-Grise étendait devant elle un regard stupide.

Pendant ce temps, deux devins faisaient fondre de la neige dans des vases de terre placés sur un feu qu'on avait allumé au pied du tumulus.

Quand l'eau fut à demi bouillante, ils retirèrent les vases, montèrent sur le sépulcre de glace, et répandirent leur eau autour du corps des deux vieillard.

Ceux-ci ne proférèrent aucune plainte, ne donnèrent aucun signe de douleur.

Seulement l'eau se congelant peu à peu sous la rigueur de la température, la voix du Renard-Argenté s'affaiblit insensiblement; le regard de l'Hirondelle-Grise devint de plus en plus atone.

A la base du monument funèbre, les Chippiouais formaient une ronde infernale en criant à tue-tête:

Ele-bon-roun! ele-bon-roun! (ils meurent! ils meurent!)

CHAPITRE XVII

NICK WHIFFLES ET POIGNET D'ACIER

—Est-ce que je suis en paradis? demanda d'une voix faible Louis-le-Bon en roulant autour de lui des regards incertains.

—O Dieu, oui, mon cousin, tu es en paradis, et tu pourras te vanter que nous t'avons tiré d'un fameux enfer, répondit en riant Nick Whiffles.

—Qui est là? reprit le blessé.

—Qui? des amis, comme de raison.

—J'ai soif.

—Ah! tu as soif? On a donc encore soif au paradis fit l'autre en riant.

—Ne le tourmentez pas, Nick, intervint Poignet-d'Acier.

—Le tourmenter, capitaine! tourmenter une créature souffrante! Ce n'a jamais été dans le caractère de la famille des Whiffles. Mon grand-oncle, le célèbre voyageur dans l'Afrique Centrale, avait coutume de dire…

—C'est bon, c'est bon, Nick, s'écria Poignet-d'Acier. Je n'ignore pas que vous et les vôtres êtes d'excellentes gens.

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua le trappeur, en faisant boire à Louis-le-Bon quelques gouttes une infusion qu'il venait de préparer.

—C'est comme du fiel, murmura celui-ci.

—Amer à la bouche, doux à la santé, repartit le premier.

—C'est donc toi, Nick? dit le blessé.

—Moi, toujours moi, ô Dieu oui!

—Nous ne sommes plus sur la terre, n'est-ce pas?

—Du tout, nous sommes sur la neige, dit Whiffles avec un grand sérieux.

—Que s'est-il donc passé?

—Pour ça, c'est à toi à nous le dire, mon cousin.

Louis-le-Bon n'entendait pas. Autour de lui, il promenait toujours des yeux inquiets, comme ceux d'un homme ivre qui tâche de rattraper le fil d'une raison fuyante.

Cependant le lieu où il se trouvait ne pouvait avoir rien d'extraordinaire pour lui.

C'était une hutte de peaux, au milieu de laquelle brûlait un feu pétillant, dont l'ardeur avait, toutefois, grand'peine à combattre l'intensité du froid, qui se glissait dans le wigwam.

Deux hommes se chauffaient devant le foyer: l'un était Poignet-d'Acier, l'autre un Indien complètement inconnu à Louis-le-Bon, alors couché dans un coin de la tente, sur un lit de mousse, recouvert de pelleteries.

Auprès de ce lit Nick Whiffles était agenouillé: sa main droite portait une écuelle de bois remplie du liquide qu'il donnait au blessé; sa main gauche, passée sous le coude de Louis-le-Bon, lui soutenait la tête pour le faire boire.

—Il me semble, dit le malade, que j'ai là-dessus un sac de plomb.

Et il mit le doigt sur son crâne tout enveloppé de linges grossiers.

—Un sac de plomb! répéta Nick, ça se pourrait; mais si tu en as un, c'est en moins.

Cette naïveté de Whiffles fit sourire Poignet-d'Acier.

Louis-le-Bon poursuivait:

—J'ai des douleurs du diable!

—Ah! ah! tu n'es donc plus en paradis? dit Nick.

—Qui a parlé de paradis?

—Toi, mon cousin, rien que toi, ô Dieu oui!

—J'ai encore soif!

—Voyez-vous l'ivrogne! dit gaiement Whiffles en approchant le vase des lèvres du patient.

Après avoir bu avec avidité deux ou trois gorgées, ce dernier balbutia, en passant la main sur son front:

—Ah! je me rappelle…

—Oui, essaie de te rappeler, mon cousin, dit Nick, en replaçant la tête de Louis sur l'oreiller.

Alors Poignet-d'Acier se leva et s'approcha du lit.

—Me reconnaissez-vous, mon ami? dit-il au blessé.

—Oh! que oui, capitaine.

—Bien. Vous souvenez-vous de ce qui a eu lieu au fort?

—Quel fort?

—Ah! votre mémoire n'est pas encore tout à fait revenue; je vais l'aider. Mais, pour ne pas trop vous fatiguer, répondez seulement à mes questions.

—Oui…

—Vous étiez au fort du Prince-de-Galles!

Louis-le-Bon fit un signe affirmatif.

—Il a été attaqué?

—C'est vrai, je me rappelle maintenant. Les Chippiouais…

—Des vermines! marmotta Nick entre ses dents.

Poignet-d'Acier interrompit son interlocuteur.

—Qu'est devenue, dans le combat, la jeune femme?

—Elle, capitaine!

—Oui, madame Robin.

—C'est le Bois-Brûlé…

—Quel Bois-Brûlé?

—Le fils de l'ancien gouverneur, M. Mac Carthy.

—Celui qui fut élevé aux établissements… à Québec?

—Celui-là même.

—Eh bien?

—Il a dû l'emmener, le gredin!

—Tant mieux, c'est un ami de Victorine. Alfred l'aime beaucoup.

—Un ami de la jeune dame! s'écria Louis-le-Bon avec un geste de dénégation, dont la vivacité, réveillant ses souffrances, lui arracha une plainte.

—Comment! ce n'est pas son ami? dit Poignet-d'Acier en fronçant le sourcil.

—Non, capitaine.

—Je crois que vous vous trompez.

—Un métis l'ami de quelqu'un, peuh! grommela Nick.

—Bois-Brûlé langue fourchue, coeur de carcajou, ventre de loup, sang de vipère, ajouta l'Indien qui fumait accroupi près du feu.

—Je ne me trompe pas, répondit Louis-le-Bon. Mac Carthy a voulu l'outrager…

—L'outrager! s'écria Poignet-d'Acier d'une voix tonnante.

—Il s'était introduit dans sa chambre; mais je la guettais. Nous l'avons arrêté au moment où il allait…

—C'est bien. Qu'en a-t-on fait?

—Le chef-facteur l'a jeté à la porte du fort.

—Son père?

—Non, capitaine, non; mais le remplaçant de son père, car c'est dans la nuit qui suivit la mort de M. Mac Carthy…

—Le scélérat! Mais il est singulier que madame Robin ne m'ait pas dit un seul mot de cet attentat.

—Parce qu'elle n'en savait rien.

—Je ne vous comprends pas.

—Il l'avait fait endormir.

—Endormir!

—Oui, par sa mère, une Indienne.

—Tout cela est fort étrange, proféra Poignet-d'Acier, en regardant Nick comme pour lui demander s'il ne pensait pas que Louis-le-Bon eût encore le délire.

Le vieux trappeur saisit aussitôt cette interrogation muette.

—Non, non, dit-il; il possède à présent sa raison, comme moi et vous, capitaine. Quoiqu'il… enfin, suffit, je m'entends.

—Et vous dites qu'il l'a enlevée? reprit Poignet-d'Acier.

—Je le crains, car je me souviens de l'avoir vu à côté d'elle, quand…

Le blessé s'arrêta.

—Eh bien! dit le capitaine.

—Castors et loutres! ici je n'y suis plus.

—On conçoit, intervint Nick, on conçoit, mon cousin.

C'est alors que tu as reçu ce coup qui t'a fait voir autant de cierges allumés qu'il y en a dans une église un jour de grande fête.

—Cela se peut, prononça Louis-le-Bon d'un ton indécis.

—Mais, observa Poignet-d'Acier, puisqu'on l'avait chassé de la factorerie…

—Il y était revenu.

—Quand? de quelle manière?

—Quand? la nuit de l'attaque. De quelle manière? c'est plus que je n'en sais, capitaine. En tout cas, il paraissait l'ami des Chippiouais.

—C'est ça, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit Nick.

—Vous comprenez? s'enquit Poignet-d'Acier.

—Si on comprend! répondit Nick. Mais c'est clair comme de l'eau de roche ce que dit mon cousin.

—Je ne trouve pas.

—Une supposition, mon oncle le grand voyageur…

—Laissons là votre oncle et toutes vos histoires, Nick, dit impatiemment Poignet-d'Acier. Ce n'est pas l'heure de compter des fariboles.

Puis se retournant vers Louis, il ajouta:

—Les Chippiouais vous ont donc attaqués à l'improviste?

—Oui, capitaine.

—Par quel moyen ont-ils pu pénétrer dans le fort?

—Est-ce que la mère du Bois-Brûlé n'y était pas restée? fit Whiffles avec un mouvement qui voulait dire: Ce n'est pas difficile à deviner, ça!

—Oui, oui, c'est juste! reprit Poignet-d'Acier, frappé de cette idée.
C'est juste. La mère de Mac Carthy aura ouvert…

—Probablement, dit Louis-le-Bon.

—Mais, questionna de nouveau le capitaine, n'est-ce pas vous qui avez accompagné madame Robin à la factorerie?

Oui, c'est moi.

—Elle vous avait pris à Québec.

—Non, monsieur, à Montréal. J'étais allé visiter ma famille, que je n'avais pas vue depuis vingt ans. Mon frère, qui servait comme jardinier chez M. Robin, m'écrivit pour me demander si je voulais conduire sa maîtresse dans les pays d'en haut. Ça me fit rire d'abord de penser qu'une petite femme avait envie de se promener à travers les Indiens. Mais, pour faire plaisir à mon frère, j'acceptai, croyant bien que la créature en aurait assez dès que nous serions à vingt-cinq milles d'Outaouais.

Pas du tout. Elle a marché, pagayé, chassé, tout comme un franc trappeur, et nous sommes arrivés ici après cinq mois de voyage.

—C'était pas la peine de la mener si loin pour se la laisser prendre! gronda Nick.

—Alors, dit Poignet-d'Acier d'un air songeur, vous présumez qu'elle est maintenant au pouvoir de ce Mac Carthy.

—Oui, capitaine.

—Quel est votre avis, Nick?

—Mon avis est que je n'en ai pas, ô Dieu, non? dit le vieux chasseur entre deux bouffées de tabac.

—Pourtant vous m'aiderez à la retrouver.

—Ça c'est certain, capitaine; Nick n'a qu'une parole.

Whiffles n'était pas coutumier d'un semblable laconisme. Poignet-d'Acier en fut surpris.

—Vos réponses sont étrangement brèves; me bouderiez-vous, ami Nick? dit-il.

—Peut-être bien, capitaine.

—Parce que je vous ai empêché de nous raconter une des miraculeuses aventures de votre oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale?

—Oui, dit sèchement le trappeur.

Poignet-d'Acier sourit.

—Bah! reprit-il, vous ne me garderez pas rancune, Nick.

—De la rancune, moi?

—Je savais bien; donnez-moi la main.

—Voici, capitaine, voici, dit Whiffles, en allongeant sa grosse main calleuse, mais à une condition, pourtant.

—Et laquelle? J'y souscris d'avance.

—Une autre fois vous ne couperez pas net comme ça au milieu de mon discours, car les paroles rentrées, ça me donne des crampes de langue si violentes que j'ai failli en mourir au moins cent mille fois dans ma vie, oui bien je le jure, votre serviteur!

Poignet-d'Acier partit d'un éclat de rire.

—Voyons, causons sérieusement, dit-il au bout d'un instant.

Mais ne sommes-nous pas sérieux comme des carpes! fit le trappeur.

Sans relever cette boutade, le capitaine poursuivit:

—Louis-le-Bon pourra, durant quelques jours, se passer de nos services; sa fièvre est calmée. En s'astreignant à un régime sévère, dans un mois il sera sur pied. Tu me promets d'en avoir soin, mon frère?

—Corne-de-Taureau en aura soin, répondit l'indien, auquel
Poignet-d'Acier avait adressé ces dernières paroles.

—Surtout, dit Nick, ne lui donne pas d'eau-de-feu; car si l'eau-de-feu c'est le lait des hommes en bonne santé, c'est le poison des malades, ô Dieu oui!

—Je ferai comme tu veux, Barbe-Rouge, dit le sauvage.

Poignet-d'Acier reprit:

—Nous allons, Nick,-chercher la piste des Chippiouais. Cela vous va-t-il?

—Cela me va comme un sac de poudre. Mais une réflexion, capitaine, sauf votre respect.

—Faites.

—Je vous ai suivi depuis les établissements sans vous demander où nous nous dirigions, et ça parce que je vous aime. Pourtant, je le confesse, je ne suis pas sûr que ce soit vous.

—Quoi? fit Poignet-d'Acier quelque peu stupéfait.

—Vous allez dire que je suis un drôle de corps. Croyez-vous que ça soit ma faute? Non. Dans la famille des Whiffles nous sommes tous comme ça. S'il y a un tort, capitaine, c'est notre grand'mère, la grand'mère aux Whiffles qui est coupable. La grand'mère aux Whiffles, capitaine, était une femme…

—Nick! Nick! vous vous écartez de la route.

—Vrai, oui, capitaine; où en étions-nous? Ah! m'y voilà. Je vous disais donc que je désirais savoir si vous étiez vous, car c'est étonnant, excusez, qu'on vous trouve partout depuis des années et des années. Je vous ai vu à la Colombie, je vous ai vu à la rivière Rouge, je vous ai vu dans les montagnes Rocheuses, je vous ai vu à l'Assiniboine, sur le Ouinipeg, sur le lac Supérieur; je vous ai vu à Montréal, où vous commandiez les insurgés contre ces maudits Anglais; je vous ai vu…—où vous ai-je encore vu, capitaine?—et je vous retrouve un matin,—non, un soir,—n'est-ce pas que c'était un soir! Ça était-il un matin, dites, capitaine?

—Une après-midi, ami Nick! dit Poignet-d'Acier en lui frappant amicalement sur l'épaule.

—C'est cela, une nuit! s'écria Whiffles. Il faisait noir comme chez le diable, ce jour-là… Je vous retrouve. Étais-je content, un peu, hein? Oh! capitaine, je vous aurais bien embrassé. Voulez-vous que je vous embr… Une bêtise, n'y faites pas attention. Nous nous retrouvons; vous voulez que je vienne avec vous à la baie d'Hudson. Mauvais pays; trop de froid, trop de neige, trop de glace, ô Dieu oui! Le Grand Créateur a dû le faire dans un moment de colère. Mon oncle, le fameux voyageur…

—Ah! interrompit Poignet-d'Acier, je consens à vous écouter jusqu'à la fin, mais ne troublez pas la cendre de votre oncle.

—Ce n'est pas de mon oncle, mais de mon grand-père que je voulais parler. Mon grand-père…

—Je vous en prie, s'écria le capitaine dans un accès d'hilarité, laissez également reposer votre grand-père, et arrivez au but.

—Au but! Quel but?

—Mais vous ne croyiez pas à mon identité.

—Iden… quoi? répliqua Nick, en allongeant l'oreille comme s'il avait mal entendu.

—Identité.

—Je ne comprends pas le latin, car je ne suis jamais allé aux écoles, moi, dit-il gravement.

Et apostrophant l'Indien:

—Comprends-tu, toi, Corne-de-Taureau?

—Non, dit le sauvage en secouant la tête.

—Enfin, fit Poignet-d'Acier, vous doutiez que je fusse bien l'homme que vous avez rencontré si souvent dans le cours de votre existence?

—Et j'en doute encore, sans vous offenser, capitaine.

—Vous êtes fou!

—Fou! Qui a jamais osé déclarer que Nick était fou? Capitaine, si vous n'étiez vous…

—Vous me reconnaissez donc, à présent?

—Si je vous reconnais! La preuve, c'est que si un autre que Poignet-d'Acier s'était permis de dire à Nick Whiffles qu'il est fou, le sang de Nick Whiffles aurait pris feu, et… je ne sais pas ce qui serait arrivé, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Vous vous faites plus méchant que vous ne l'êtes; mais écoutez-moi une minute.

—Cinq—dix—quinze—vingt! lança le trappeur d'une seule émission de voix.

Poignet-d'Acier ajouta avec un sourire:

—Une me suffira, mais pas d'interruption, je vous en prie.

—Des interruptions…

—Ah! vous recommencez déjà!

—Jamais! dit Whiffles d'un accent solennel.

—Nous allons partir à la recherche de madame Robin. Il y a cinq milles d'ici à la factorerie. Dans une demi-heure, avec nos raquettes, nous y serons. Notre ami, Corne-de-Taureau qui, depuis avant-hier, nous a offert tant de preuves de dévouement, gardera Louis-le-Bon. Il veillera à ce qu'il ne manque de rien. Et je le récompenserai de ses peines en lui donnant une livre de poudre à notre retour. Mais il est décidé que nous ne rentrerons qu'avec la jeune femme, n'est-ce pas!

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit Nick.

Comme il articulait sa locution favorite, la peau qui servait de porte à la hutte s'écarta brusquement.

CHAPITRE XVIII

TRISTESSE ET L'OURS BLANC

Nick Whiffles poussa une exclamation de joie.

—Tristesse! ma pauvre Tristesse que je croyais perdue! Venez ici, mademoiselle la coureuse! vous mériteriez certainement d'être battue. Ne dites pas que non, ou je me fâche. Des mamours! je n'en veux pas. L'hypocrite! où êtes-vous allée! Répondez. Je l'ordonne. Voyez comme elle est arrangée! Peut-on se mettre dans un pareil état! Elle a le cou tout en sang; ô Dieu, oui! Que ça vous arrive encore une fois! Ça n'est pas Calamité, ni Infortune qui m'auraient joué de ces tours-là. Je parierais que ce sont les chiens de ces vermines d'Indiens qui me l'ont déchirée ainsi. Est-ce possible? Pauvre petite. Elle grelotte.

Allons, chauffez-vous un petit brin, et promettez-moi de ne plus recommencer, ou sinon gare à la baguette de mon fusil, oui bien, je le jure, votre serviteur!

En prononçant ces paroles, Nick mangeait de baisera une grande chienne, maigre comme un squelette, laide comme un loup, qui était entrée sans façon dans le wigwam.

Ses longs poils, clairsemés, presque aussi roux que la barbe du vieux trappeur, étaient couverts de givre et de glaçons ensanglantés. Il était facile de voir que la misérable bête avait dû soutenir, depuis peu, une lutte acharnée avec quelque carnassier.

—Qu'est-ce que je vous disais, capitaine, poursuivit Nick, en s'adressant à Poignet-d'Acier; qu'est-ce que je disais? Le Grand Créateur n'abandonne jamais ces créatures-là! Il les aime comme il nous aime. Et penser qu'il y a des brutes à deux pieds qui les rouent de coups! Eh bien, moi, je ne suis pas un savant, car je n'ai jamais été aux écoles, pourtant je crois que les chiens ont leur intelligence à eux, comme les hommes. Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis!

—Il est l'heure de partir! répondit Poignet-d'Acier, qui s'occupait à remplir de provisions une gibecière en peau de daim.

—Pourquoi n'auraient-ils pas aussi une âme? reprit Nick en s'échauffant. Ils sentent la douleur et le bien-être comme nous. Regardez-moi celui-ci. Le feu le réjouit. Il s'étire, se roule et donne toutes sortes de marques de contentement. De vrai, ce n'est pas une créature ordinaire que Tristesse. Elle descend d'Infortune et de Calamité. C'est leur petite-fille. Est-ce que vous vous en souvenez, capitaine, d'Infortune et de Calamité? C'en était des créatures d'esprit [40]. Ah! on n'en fait plus comme ça. Après celle-ci le race en sera perdue. Vous figurez-vous qu'elle ne sache pas distinguer ce qui est bon et ce qui est mal? Vous vous trompez, capitaine. Elle sait parfaitement quand elle a péché, Tristesse. Je le lis dans ses yeux, dans sa mine honteuse. Elle me le confesse dans son langage de chien. Mais tout le monde ne l'entend pas, ce langage-la, ô Dieu, non!

[Note 40: Voir les Pieds-Noirs et la Tête-Plate.]

—Vous êtes prêt? dit Poignet-d'Acier.

—Oui, capitaine, dans un petit moment. Vous ne voulez pas vous mettre en route sans Tristesse?

—Elle pourra nous être utile.

—Utile! dites indispensable.

—Soit, je ne dispute pas sur les mots.

—Je vas lui donner à manger, car elle vient de m'avertir qu'elle avait faim.

—Dépêchez, ami Nick, le temps presse.

—Soyez tranquille, capitaine, avec Tristesse nous le rattraperons, capital et intérêt, le temps perdu. Ah! c'est que ça m'avait saigné le coeur, quand elle s'était égarée, l'autre jour à la chasse. Je ne disais rien, parce que c'est stupide un homme qui se plaint, mais j'avais là un poids qui me brisait les jambes.

Et Nick se frappa la poitrine, sans cesser de prodiguer à son chien les plus tendres caresses.

—Oui, dit-il, tout en lui coupant de menues tranches de venaison, oui, ma fille, tu as bien fait de revenir, car si tu étais restée absente, j'en aurais fait une maladie, c'est sûr. Allons, encore un morceau; mais plus qu'un. Pas de gourmandise. La gourmandise est la mère de tous les vices. C'est mon idée; et la tienne aussi, n'est-ce pas, Tristesse? As-tu soif? Un peu d'eau, avec une goutte de whiskey, ne te nuira pas. Le whiskey est l'ami des enfants du bon Dieu, lorsqu'on n'en abuse point. Calamité et Infortune ne le détestaient pas; mais ils n'en prenaient jamais trop. Ce n'était pas comme leur maître, qui quelquefois… N'est-ce pas, capitaine, que c'est drôle, ça!

—Quoi? demanda Poignet-d'Acier.

—Les hommes disent qu'eux seuls ont de la raison.

—Oui. Après?

—Après? S'ils ont seuls de la raison, pourquoi sont-ils moins raisonnables que les animaux? Voyez Tristesse, elle a mangé et bu suffisamment. Pour rien au monde elle ne toucherait maintenant à quelque chose. Mais nous autres nous prenons plaisir à dépasser les bornes de l'appétit ou de la soif. Que je prête ma gourde à Corne-de-Taureau, par exemple, il ne la quittera pas qu'il ne l'ait vidée et…

—Debout, méchant professeur de philosophie, interrompit
Poignet-d'Acier.

—Tout de suite, capitaine, tout de suite.

Avec ces mots Nick se leva et s'approcha de Louis-le-Bon.

Il se pencha sur le lit pour tâter le pouls du malade, qui s'était endormi.

—Ça va bien, murmura-t-il. Dans une huitaine la fièvre sera tombée, et dans quinze jours mon cousin remontera sur jambes. Avec une bonne perruque de poil de bison, il se refera une tête de jeune homme.

—En avant! cria Poignet-d'Acier.

—Nous y sommes, capitaine, dit le trappeur, en examinant l'amorce de sa longue carabine.

Puis il chaussa ses raquettes, siffla son chien et sortit du wigwam avec
Poignet-d'Acier.

La nuit finissait.

Les deux aventuriers s'acheminèrent rapidement vers la factorerie du
Prince-de-Galles.

En moins d'une demi-heure ils arrivèrent sur les ruines, de l'établissement.

—Voulez-vous savoir, dit Nick, si la jeune dame accompagne les
Chippiouais?

—Oui, répondit Poignet-d'Acier.

—Alors, tâchons de retrouver la chambre qu'elle occupait la nuit de l'attaque.

—Ce ne sera pas difficile, car je crois bien que j'y suis entré pendant la visite que nous avons faite avant-hier.

—A-t-elle laissé du butin [41]?

[Note 41: En français-canadien, ce terme signifie: effets, hardes, vêtements.]

—Sans doute, puisqu'elle a été brusquement enlevée.

—Tant mieux, capitaine, tant mieux.

—Pourquoi cette question?

—Vous verrez. Où est la chambre?

—Ici à droite, au-dessus de cet escalier à demi brûlé.

—Ça n'est pas la peine de monter voir. Attendez-moi sans vous commander, capitaine.

Puis Nick appela son chien.

—Ici, Tristesse! ici!

L'animal s'élança en bondissant sur les pas du trappeur, et
Poignet-d'Acier comprit le dessein de ce dernier.

Peu après, Nick Whiffles reparut.

A la main il tenait un mouchoir qui avait appartenu à madame Robin.

Il le fit sentir à son chien.

Tristesse se mit à aboyer, en sautant autour du mouchoir. Ensuite, secouant la tête, abaissant son museau au ras du sol et reniflant l'air, elle fureta dans la cour de la factorerie.

Les aventuriers ne la quittaient pas du regard.

Tristesse pénétra dans la grand'salle, s'arrêta une minute, en remuant joyeusement la queue et en regardant son maître, près du banc où Victorine s'était assise.

—Bon, dit Nick, la jeune dame a fait une station ici; nous sommes sur la piste, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—En effet, répondit Poignet-d'Acier, ramassant un objet qui brillait sur le plancher, voici un étui de femme.

—Cherche, Tristesse! cherche, ma belle! criait Nick.

La chienne prit son élan, traversa la cour et sortit de la factorerie.

Mais là, les traces de pas d'hommes, d'animaux, de traîneaux, formaient un lacis des plus difficiles à débrouiller.

Une à une. Tristesse flaira toutes les empreintes.

Vingt fois elle se crut sur la piste, et vingt fois elle découvrit son erreur au bout de quelques secondes.

Alors, désespérée, elle levait tristement la tête vers Nick Whiffles, et lui disait «dans son langage de chien», suivant l'expression du bon trappeur: «Je voudrais bien trouver, je fais tout mon possible, mais je ne puis pas. Pardonnez-moi.»

Inflexible comme un bourreau, Nick commandait, par un geste de plus en plus dur, de plus en plus menaçant, de recommencer la quête.

Tristesse obéissait avec une docilité parfaite. Il semblait à son air désolé, à son empressement, qu'elle se reprochât sa maladresse.

Tout à coup, elle poussa un cri particulier, et courut, à toute vitesse, sur un léger sillon laissé, dans la neige, par le patin d'un traîneau.

—Nous y sommes, ô Dieu oui! dit Nick, en montrant le sillon à
Poignet-d'Acier.

Celui-ci fit un mouvement dubitatif.

—Je vous répète que nous y sommes, répéta Whiffles. Cette piste est celle du slé qui a emmené la jeune femme; oui bien, je le jure, votre serviteur! j'y mettrais ma tête à couper.

Cette assertion sur les lèvres du vieux trappeur équivalait à une évidence.

Poignet-d'Acier le connaissait assez pour ne plus douter de sa parole.

—Alors, dit-il, au pas de course!

Aussitôt, ils se posèrent sur la bouche une sorte de bâillon en cuir, afin d'atténuer l'impression du froid sur leurs dents, et filèrent aussi vivement qu'ils purent dans la direction du traîneau.

Toute la journée nos hommes firent diligence.

Vers le soir, vaincus par la lassitude, ils cherchèrent un abri pour se reposer.

La plaine était nue; pas un arbre, pas une tente sur toute l'étendue du rayon visuel. Mais à leur droite se découpait la côte de la baie d'Hudson.

Fouillant les anfractuosités de cette côte, ils finirent par trouver une caverne.

Elle paraissait offrir une retraite sûre: ils s'y réfugièrent. A défaut de bois, Nick ramassa de la mousse dans les fentes des rochers et alluma du feu, auprès duquel Poignet-d'Acier et lui se couchèrent, après un frugal repas arrosé de whiskey trempé d'eau.

Ils dormaient profondément lorsque, soudain, Tristesse se mit à aboyer d'un ton bas et effrayé.

Nick aussitôt s'éveilla, arma sa carabine.

Poignet-d'Acier avait fait de même.

Au cri de la chienne avait répondu un grondement sinistre.

—Un ours! murmura Whiffles.

—Je le sais, dit froidement Poignet-d'Acier.

Cependant, on ne distinguait rien encore que la nappe de neige qui se déployait, sans tache, à l'orifice de la grotte.

Mais, comme le capitaine faisait sa réponse, un corps gigantesque boucha tout à coup cet orifice. Il avait la blancheur immaculée de l'espace environnant, et paraissait ne pouvoir jamais pénétrer dans la grotte, tant il était gros.

Tristesse grognait sourdement et montrait les dents; toutefois, elle se tenait tremblante à côté de son maître.

—Feu! dit Nick.

—Un moment! attendez qu'il soit entré.

De nouveau, le monarque des régions boréales poussa un grondement terrible; des souffles de chaude baleine remplirent la caverne.

L'ours fit deux pas en avant.

—A présent! dit Poignet-d'Acier.

Une triple détonation retentit.

Au milieu des formidables échos soulevés par cette détonation, s'éleva un hurlement de rage qui fit frémir les deux chasseurs, tout aguerris qu'ils fussent à ces sortes de scènes.

—Empoignez votre couteau et attention, Nick! cria le capitaine.

—Ça y est, répondit le trappeur.

Tristesse aboyait avec fureur, mais sans bouger de place.

L'obscurité était grande dans la caverne, le feu ayant cessé de brûler et le corps de l'ours interceptant la plus grande partie de la lumière sidérale qui en éclairait l'intérieur avant son arrivée.

Quelques secondes s'écoulèrent, moments d'une attente pénible, puis un grincement se fit entendre, puis un bruit lourd et mat, puis un cliquetis de fer et d'os, puis des sons épouvantables.

Et là, dans cet antre noir, profond d'une vingtaine de pieds, haut de sept ou huit, se joua un de ces drames terribles, sans nom, auxquels les régions septentrionales de l'Amérique ne servent que trop fréquemment de théâtre.

Courte en fut la durée, affreuse aussi.

Dans la pénombre, un témoin eût vu tournoyer, se rouler l'ours, les deux hommes, le chien, enlacés les uns aux autres comme des serpents. Ses oreilles eussent été frappées par des froissements stridents, des chocs secs, des respirations sifflantes, tout cela pendant une minute à peine.

Ensuite, un râle d'agonie vibrant à faire trembler la voûte de la caverne, et la voix joviale de Nick Whiffles:

—De profundis pour maître Bruin [42].

[Note 42: Ce terme est anglais. Ou l'emploie habituellement dans le désert américain. Il signifie ours, et trouve son équivalent dans Martin, sobriquet que le peuple donne chez nous à cet animal.]

—Êtes-vous blessé? demanda Poignet-d'Acier.

—Blessé! moi blessé! jamais Nick n'a été blessé! répliqua le trappeur; mais vous, capitaine?

—Quelques égratignures.

—Oh! pour des égratignures, on en jouit. Vous a-t-il des griffes, le citoyen! Elles ont au moins deux pouces de long, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Maintenant, il faut sortir l'ours d'ici, car il nous barre le passage.

—Hum! fit Nick, ce ne sera pas facile. Je veux être pendu s'il ne pèse pas un mille de livres. Sans vous, capitaine, ajouta-t-il, je crois pourtant que c'était fini. Il me serrait dans ses bras avec un amour… J'en ai les reins tout meurtris.

—Où donc est votre chien?

—Tristesse! Tristesse!

Tristesse ne répondit pas.

Inquiet, Nick scruta des yeux la caverne. Mais il n'aperçut pas la chienne.

—Allons, dit Poignet-d'Acier, elle sera sortie. Elle reviendra bien vite. Tirons cette bête hors d'ici.

—Tristesse! Tristesse! répéta Whiffles, en s'attelant au cadavre de l'ours.

Un faible cri partit de dessous l'animal.

—Ah! s'écria le trappeur, aidez-moi, capitaine, Bruin a écrasé ma pauvre chienne en tombant! Le coquin, s'il est arrivé malheur à Tristesse, il me le paiera!

Cette naïveté fit sourire Poignet-d'Acier.

—Toujours le même! dit-il.

—Une, deux, ça y est-il? capitaine.

—Oui.

—Han! han! souffla Nick.

Grâce à la vigueur extraordinaire des aventuriers, le corps du monstre fut un peu soulevé, et Tristesse délivrée du fardeau qui l'étouffait.

Heureusement, elle n'avait d'autre mal que quelques contusions sans importance.

L'ours tut alors traîné sur une étroite esplanade qui dominait la baie.

D'une dimension colossale, il mesurait plus de douze pieds du museau à la queue. La petitesse relative de sa tête faisait ressortir davantage l'énormité de son corps.

—Voilà qui fera une fameuse fourrure, dit le trappeur en se mettant immédiatement en devoir de l'écorcher. Mais ça n'empêche que si vous n'eussiez été là, capitaine, Nick y passait. Quel coup de couteau! comme c'est ajusté! En plein coeur, capitaine, en plein coeur! oui bien, je le jure!

—Il faut abandonner cette carcasse et continuer notre chemin, dit
Poignet-d'Acier.

—Une carcasse! une carcasse! l'abandonner! Y pensez-vous, capitaine? Et les jambons! et les jambons!

—Je ne m'en soucie guère.

—Ah! capitaine, je ne vous reconnais plus. Abandonner des jambons d'ours comme ceux-là, ça serait tenter le Grand Distributeur. Jamais Nick ne fera cela, ô Dieu non!

Le jour allait bientôt paraître. Poignet-d'Acier insista pour qu'ils reprissent leur route. Whiffles fut intraitable.

—Quand, dit-il, il y aurait autour de nous cinquante vermines d'Indiens, je ne laisserais pas aux loups d'aussi beaux morceaux; le Créateur m'en punirait.

Après deux ou trois heures de travail, ayant dépecé l'ours, il ralluma du feu, fit cuire quelques tranches sur des charbons, plaça dans son carnier une grosse portion de viande, et serra le reste, enveloppé de la peau dans une enfonçure de la roche, qu'avec l'aide de Poignet-d'Acier il scella d'une pierre assez lourde pour que quatre hommes de force ordinaire ne la pussent remuer.

—Du diable si les Peaux-Rouges découvrent cette cache! dit-il en terminant. Quant aux ours blancs qui auraient envie de venir goûter à défunt leur frère je les défie bien d'écarter la pierre qui…

—Chut! fit à cet instant Poignet-d'Acier.

Et il colla son oreille contre le sol de la caverne.

CHAPITRE XIX

NICK WHIFFLES DANS «UNE MAUDITE PETITE DIFFICULTÉ»

—Ah! marmotta Nick Whiffles entre ses dents, c'est pas pour dire, mais le capitaine commence à entendre un peu dur. On voit bien qu'il n'a plus ses vingt ans! Le moindre bruit, un caillou qui se détache d'un rocher, une feuille qui tombe lui fait peur. Peur! non, car il n'a jamais peur, le capitaine! mais ça lui donne sur les nerfs. Moi qui ne suis plus tout à fait jeune, non plus, à ce qu'on prétend, mais du diable si je sais mon âge…

Le bruit d'un coup de feu arrêta le trappeur dans son soliloque.

—Tiens! tiens! vous aviez donc raison, capitaine? dit-il.

Poignet-d'Acier se releva vivement.

—Ce sont, dit-il, des Indiens qui poursuivent des blancs.

—Vous croyez.

—Oui, je l'ai reconnu au grincement de la neige soin leurs raquettes.
Ils sont à un demi-mille d'ici.

—Vraiment, capitaine! vous avez encore de bonnes oreilles, oui bien, je le jure, votre serviteur! Moi je pensais, au contraire…

—Écoutez!

Diverses détonations se succédèrent: les unes rapides, pressées, mais lointaines; les autres beaucoup plus proches, mais séparées par de longs intervalles.

—Qu'en dites-vous? demanda Poignet-d'Acier.

—Hum! repartit Nick, je suis de votre avis, capitaine. Cependant, sans vous désobliger, rien ne prouve…

—Que ce soient des Peaux-Rouges qui donnent la chasse à des gens de notre couleur?

—Tout juste, capitaine, tout juste!

—Est-ce bien Nick Whiffles qui m'adresse cette question? fit
Poignet-d'Acier avec un accent de surprise.

Le trappeur baissa la tête d'un air humilié, en murmurant:

—Ours et buffles! je ne connais pas vos vermines du Nord, moi! Pour ce qui est de celles de l'Ouest, je les connais toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, ô Dieu oui!

Eh bien! dit Poignet-d'Acier, rappelez-vous, ami Nick, que les sauvages courent sur la neige aveu dix fois plus de légèreté que les civilisés. Et comme nous sommes près de l'embouchure d'un cours d'eau gelé, immédiatement au-dessus de l'endroit où il se verse dans la baie, personne ne saurait passer à un mille d'ici sur la glace qui le recouvre, sans qu'une oreille exercée comme la mienne entendît…

Oui-dà, capitaine; Alors, nous allons…

—Apprêtez vos armes.

—Oh! ce ne sera pas long.

—Et en route!

—Mais, observa Nick, si c'étaient des Anglais!

—Des Anglais! Qu'est-ce que cela fait?

—Comment! capitaine, qu'est-ce que cela fait?

—Oui.

—Vous secourriez des Anglais!

—Pourquoi non?

Whiffles, qui rechargeait sa carabine, suspendit l'opération pour fixer sur Poignet-d'Acier un regard où se peignait la stupeur.

—Mais vous oubliez donc, dit-il, que les Anglais sont vos ennemis acharnés, qu'ils ont mis votre tête à prix; qu'ils vous assassineraient s'ils le pouvaient; qu'il y a huit jours, le gouverneur du fort du Prince-de-Galles a voulu s'emparer de vous; que tout dernièrement encore, quand nous avons sauvé ce pauvre Louis-le-Bon…

—Je n'oublie rien, ami Nick. Mais un adversaire dans le malheur n'est plus pour moi un adversaire. C'est un homme à aider.

—Avec ça que les Anglais, c'est des hommes! grommela le trappeur.

Des pas précipités retentirent à ce moment au-dessus de leurs têtes.

—Allons! allons! Nick, en avant! dit Poignet-d'Acier en s'avançant vers l'orifice de la caverne.

Mais, comme il allait sortir, un homme apparut tout essoufflé.

—Sauvez-moi! sauvez-moi! pour l'amour du ciel sauvez-moi! cria-t-il en entrant.

Ces paroles avaient été prononcées en anglais.

—Qui êtes-vous et que voulez-vous? interrogea Poignet-d'Acier.

—Les Indiens! les Indiens! répondit l'homme, fou de terreur.

—Quels Indiens?

—Les Chippiouais.

—Je m'en doutais, se dit le capitaine.

Et à haute voix:

—Vous êtes un des employés du fort du Prince-de-Galles?

—Oui, monsieur.

—Vous avez été attaqué par les Chippiouais, n'est-ce pas?

Le nouveau venu fit un signe de tête affirmatif.

Poignet-d'Acier poursuivit:

—Puis vous vous êtes mis sur leur trace?

—Ils ont tué notre gouverneur.

—M. Boyer?

—Lui-même.

—Ah! dit le capitaine en réfléchissant, je comprends! Mais où sont-ils maintenant?

—Ils approchent! répondit l'étranger, en jetant autour de lui des yeux inquiets.

—Où donc les avez-vous rejoints?

—Près de leurs villages.

—Pourriez-vous me dire s'ils avaient avec eux une jeune femme blanche?

—Madame Robin?

—Vous savez son nom?

—Je l'ai entendu prononcer plusieurs fois au fort.

—Était-elle avec eux?

—Je l'ignore.

—Les Chippiouais sont-ils nombreux?

—Plus de deux cents!

—Et votre parti?

—Nous pouvions compter une centaine d'hommes, mais les Indiens en ont tué plusieurs. Le reste est dispersé.

—Comment vous appelle-t-on?

—Peter.

—Eh bien, Peter, suivez-nous. On vous montrera la manière dont les francs trappeurs traitent les Peaux-Rouges.

—Vous oseriez leur résister à vous deux!

Poignet-d'Acier sourit.

—Je vous le répète, dit-il en lui tendant un pistolet, suivez-nous, et prenez cette arme.

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick.

—Jamais… commença Peter.

Le chien de Whiffles se mit à gronder.

—Une vermine qui approche, dit le trappeur. Mais qu'elle y vienne, je vas lui servir sa dernière maladie, ô Dieu oui!

Comme il proférait ces mots, un Indien de haute taille, le visage enluminé par des peintures bizarres, se montra tout à coup à la bouche de la caverne.

Le chien se jeta sur le Peau-Rouge avec une rage inexprimable.

—Attrape! attrape! criait Nick en ajustant le sauvage.

Tristesse n'avait pas besoin d'être excitée.

De ses dents, de ses griffes elle déchirait l'Indien.

Nick Whiffles pressa la détente de sa carabine. Malheureusement, dans la crainte d'atteindre son chien, il avait visé un peu haut. Sa balle effleura la joue du Chippiouais, et s'écrasa sur la roche en faisant voler cent éclats.

—Le Grand-Lièvre! c'est le Grand-Lièvre! clamait le commis du fort.

C'était bien réellement Kit-chi-ou-a-pous.

Alors que Tristesse fondait sur lui, il lui avait plongé son couteau dans le ventre. L'animal tomba presque aussitôt, mortellement blessé, et à l'instant où Nick Whiffles, se ruant sur l'Indien et l'étreignant dans ses bras, enlevait à ses compagnons tout moyen de l'aider de leurs armes à feu. Une demi-minute au plus avait suffi à l'accomplissement de cette scène.

Les deux lutteurs roulèrent à terre, hors de la grotte.

Là, au bout de l'étroite esplanade dont nous avons parlé, une pente abrupte, hérissée de pointes de roc, descendait au pied de la falaise: le précipice avait cinquante ou soixante pieds de profondeur.

Les deux antagonistes y furent lancés avec une rapidité foudroyante.

Poignet-d'Acier et Peter sortirent pour secourir Nick Whiffles. Mais comme le crépuscule régnait encore, et comme le cap surplombait en plusieurs endroits, il leur fut impossible de rien distinguer.

L'air résonnait, cependant, ébranlé par des clameurs horribles: dans l'ombre on voyait passer et repasser—ainsi que des fantômes—des formes étranges.

—Ah! s'écria Peter, je suis mort!

Et il chancela, pirouetta sur lui-même, s'affaissa aux pieds de
Poignet-d'Acier.

Il avait le coeur percé d'une flèche.

—Il faut rentrer! se dit le capitaine en se réfugiant dans la caverne.

Il y était à peine, qu'un cri forcené monta jusqu'à lui.

—C'en est fait, ajouta Poignet-d'Acier, le pauvre Nick Whiffles a succombé…

Non, le brave trappeur n'avait pas péri.

Son ennemi et lui, s'embrassant, se serrant comme deux fiancés de la mort, arrivèrent à la base de la falaise, sans s'être fait d'autre mal que quelques écorchures.

La neige, qui formait un épais tapis en ce lieu, amortit leur chute. Dans le parcours de la déclivité, Kit-chi-ou-a-pous avait perdu son couteau. Les chances du combat se trouvaient donc égalisées, l'Irlandais et l'Indien n'étant plus désormais servis que par la vigueur et l'agilité de leurs membres.

L'un et l'autre possédaient ces qualités à un degré remarquable. Toutefois, Nick, plus vieux que Kit-chi-ou-a-pous et plus gêné par ses vêtements, ne tarda pas à sentir que le sagamo l'emportait sur lui.

Alors il lâcha cette exclamation de détresse qui fut entendue par
Poignet-d'Acier.

—Help! help! A moi! à moi!

Hélas! le capitaine ne pouvait lui donner assistance, car une nuée d'Indiens environnait sa retraite.

Nick étouffait, étranglé par Kit-chi-ou-a-pous, qui avait réussi à lui nouer autour du cou ses doigts souples comme l'acier, durs comme ce métal.

Maintes fois, l'honnête trappeur avait juré qu'il aimerait mieux le plus atroce des supplices imaginables, que de jamais demander grâce «à une de ces vermines de Peaux-Rouges.»

Mais, en cette circonstance, l'instinct de la conservation l'emporta sur tout autre sentiment.

—Mon frère ne me reconnaît-il pas? balbutia-t-il d'un ton altéré.

—Kit-chi-ou-a-pous, qui l'avait sous lui, et dont l'haleine lui brûlait la face, releva la tête pour l'examiner.

—Barbe-Rouge! s'écria-t-il en desserrant les doigts.

—Barbe-Rouge! oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit immédiatement Nick, avec sa jovialité habituelle.

—Pourquoi mon frère m'a-t-il attaqué le premier!

—Pourquoi mon frère n'a-t-il point parlé plus tôt! reprit Whiffles. Quand je l'aidai à se tirer des mains des Clallomes ses ennemis, il promit qu'il y aurait entra nous alliance éternelle.

—C'est vrai.

—Mon frère n'a pas tenu sa parole.

—C'est parce que, dans l'obscurité, il n'avait pas vu le visage de Barbe-Rouge, dit Kit-chi-ou-a-pous en rendant à Nick Whiffles la liberté de ses mouvements.

Tous deux se remettent debout, ils vont continuer leur conversation, lorsqu'une roche énorme, se détachant du cap, au sommet duquel rôdaient plusieurs Indiens, renverse Kit-chi-ou-a-pous.

Une demi-douzaine de Chippiouais sont entraînés avec la masse de granit. L'un est tué raide, un second blessé grièvement, les quatre autres en sont quittes pour la frayeur.

Le Grand-Lièvre avait eu le crâne fracassé. Son sang ruisselait sur la neige.

—Qu'on l'épargne! il m'a sauvé la vie, dit-il d'une voix expirante, en désignant Nick Whiffles, sur lequel les sauvages attachaient des regards menaçants.

—Mon frère n'a-t-il pas enlevé une femme blanche à la factorerie du
Prince-de-Galles? demanda celui-ci.

—Oui, dit Kit-chi-ou-a-pous. Elle est bien belle, je l'aime; je la retrouverai dans le monde des Esprits. Si elle est ton amie, Barbe-Rouge, défie-toi de Double-Langue.

—Double-Langue, qui est-ce?

—Un visage-cuivré, le fils…

Un soupir convulsif l'empêcha d'achever, et il rendit le dernier souffle.

Croyant que les Chippiouais obéiraient à la recommandation de leur chef et le laisseraient libre, Nick Whiffles se disposait à partir. Mais un Peau-Rouge l'arrêta.

—Tu viendras avec nous, et Kitchi-Ickoui décidera de ton sort, lui dit-il.

Toute résistance eût été de la folie. Après quelques pourparlers assez vifs, Nick se soumit.

Les Indiens avaient été rejoints par une foule des leurs, la plupart chargés de chevelures arrachées aux cadavres des malheureux commis du fort du Prince-de-Galles.

La mort de Kit-chi-ou-a-pous souleva plutôt leur étonnement que leurs regrets; néanmoins, ils enlevèrent son corps pour le transporter au cimetière de glace et l'y inhumer conformément à leur usage.

Pendant ce temps, le jour avait paru.

Les Peaux-Rouges remontèrent la falaise, avec Nick Whiffles, à qui ils avaient lié les mains derrière le dos. En passant près de la caverne, l'un d'eux proposa d'y entrer, pour voir si quelque Visage-Pâle ne s'y était pas retiré.

Joignant l'action à la proposition, il allongea son cou dans l'ouverture de l'autre. Mais aussitôt il recula avec horreur:

Meckoua-ou-abi! meckoua-ou-abi! (un ours blanc! un ours blanc!)

Son épouvante, gagnant de proche en proche, se communiqua à tous les
Chippiouais, pour qui l'ours blanc est l'objet d'un culte superstitieux.

Ils s'enfuirent à toutes jambes, tandis que Nick, obligé de les suivre, riait sous cape, en murmurant:

—Diable de capitaine, va! on ne le prendra jamais au dépourvu. Il leur a encore joué un tour de sa façon, ô Dieu, oui! Mais c'est un bonheur, après tout, pour moi d'être prisonnier de ces serpents venimeux. Je délivrerai la jeune dame, ou je renonce à m'appeler dorénavant Nick Whiffles!

Puis, en manière de réflexion, il ajouta:

—Ça n'empêche que je suis dans une maudite petite difficulté!