The Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier

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Title: Poignet-d'acier Ou Les Chippiouais

Author: Émile Chevalier

Release Date: June 24, 2006 [EBook #18672]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER ***

Produced by Rénald Lévesque

ÉMILE CHEVALIER

                           POIGNET-D'ACIER
                                 ou
                           LES CHIPPIOUAIS

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

CHAPITRE PREMIER

A LORETTE

—Ma foi, oui, je le répète, j'envie votre sort, mon cher James.

—Et moi, je le maudis; vrai Dieu!

—Vous plaisantez?

—Plaisanter! le diable m'emporte si je plaisante! La belle existence que j'ai en perspective! l'hiver, un froid à geler le mercure; l'été une chaleur à rôtir tous les poissons de la baie d'Hudson. Pour compagnie, des sauvages abominables; pour distraction, des femmes monstres; pour horizon, des neiges et des glaces qui durent huit à dix mois de l'année, et, brochant sur le tout, la faim, la soif qui vous font trop fidèle et constante escorte: voilà le tableau!

—Bah! vous exagérez! les Indiennes ne sont pas si laides…

—Pardieu, vous en parlez tout à votre aise, vous qui êtes allé chercher dans le désert la plus charmante femme du globe, répondit James avec une teinte d'amertume.

Puis, il ajouta, en glissant sur son interlocuteur un coup d'oeil incisif:

—Mais comment peut-on regretter la vie d'aventures, quand on a le bonheur pour hôte assidu à son foyer?

L'autre soupira sans répondre.

James saisit avec avidité ce signe de mécontentement. Comme un éclair, la joie brilla une seconde sur son visage; toutefois, il continua froidement:

—Non-seulement vous avez épousé la personne que vous aimiez, mais vous êtes riche, considéré, artiste en renom; en faut-il plus pour être satisfait, mon bon Alfred?

—J'avoue, dit celui-ci, qui n'avait point remarqué les divers mouvements de James, j'avoue qu'aux yeux du monde, je paraîtrais un ingrat si je me plaignais. Comme vous le disiez, j'adore Victorine autant qu'elle me chérit…

A ces mots, le jeune homme auquel ils s'adressaient détourna la tête: ses sourcils se froncèrent et il se mordit la lèvre inférieure comme pour refouler une émotion violente. Alfred poursuivait toujours, sans se douter de rien.

—Nous sommes heureux, fort heureux, et cependant…

—Cependant? répéta James en tressaillant.

—Cependant, je vous le confie, je m'ennuie parfois.

—Vous! allons donc!

—Ce n'est que trop vrai.

—Que vous manque-t-il? que vous manque-t-il, jour de Dieu? Madame
Robin…

—Oh! je suis sûr de l'amour de ma femme, fit Alfred avec le ton et le geste d'une conviction sincère.

—Eh bien, alors? articula péniblement James, dont le visage s'était rembruni tout à coup.

—Eh bien, mon cher ami, j'ai malgré moi, malgré toute ma félicité domestique, la plus ardente envie de faire un nouveau voyage… dans les solitudes américaines.

—Vous dites? s'exclama vivement James.

—Je dis que je jalouse votre destinée et que je donnerais… Ah! je suis fou!

—Je le croirais, si je ne vous savais si sage, fut-il reparti.

—Mais les voyages! continua Robin, les grandes et puissantes impressions que l'on reçoit au milieu de cette nature vierge, loin des conventions ridicules, des préjugés étroits, des habitudes mesquines de la civilisation, c'est là la vie, c'est là la jouissance pour un homme intelligent!

—Souffrez que je ne partage pas votre avis, dit James en riant.

—Oh! vous, vous êtes un matérialiste! répondit Alfred avec un hochement de tête.

—Matérialiste ou non, je déteste les Indiens et vous confesse que je ne suis rien moins que prêt à me rendre à l'ordre de monsieur mon père.

—Quelle délicieuse chose pourtant qu'une expédition d'ici au fort du
Prince-de-Galles!

—Quelques milliers de milles à travers des terres incultes, fit James en haussant les épaules.

—Je voudrais bien être à votre place, dit Alfred d'un air rêveur.

—Et moi à la vôtre!

James laissa tomber ces paroles sans y penser, en manière de réplique; mais, à peine les eût-il prononcées qu'il en comprit toute la signification: ses prunelles s'allumèrent d'un feu sombre qui embrasa aussi ses joues tannées, et un tremblement nerveux parcourut ses membres.

Absorbé par ses réflexions, Alfred n'avait pas plus entendu la réponse qu'il ne soupçonna l'agitation de son ami.

Dans sa préoccupation, il oubliait même de payer le prix du passage sur le pont Dorchester, mais la voix du collecteur [1] le rappela à la réalité.

[Note 1: Par ce titre, on désigne, au Canada, tous les percepteurs de fonds publics.]

Car le dialogue précédent avait eu lieu entre Alfred Robin, jeune homme d'une trentaine d'années, et James Mac Carthy, un peu moins âgé que lui, dans la voiture du premier, qui, après avoir franchi les murs de Québec, capitale du Bas-Canada, se dirigeait vers Lorette [2], petit village où il résidait, à trois lieues environ de la métropole.

[Note 2: Voir la Huronne, dont tout ce récit est l'épilogue.]

Alfred Robin emmenait James Mac Carthy dîner chez lui.

C'était par une de ces splendides journées du commencement d'octobre, qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste et froid linceul de l'hiver.

Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation.

—Vous pensez partir bientôt? demanda-t-il. James tressaillit.

—Partir! partir! dit-il.

—Mais si votre père…

—Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois, moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie d'Hudson.

—Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres.

—Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses subsides, répliqua James avec suffisance.

—Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la population française ici. Égarés par un système d'éducation cléricale vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients, médecins sans malades, prêtres sans vocation!

—Et artistes? fit James avec un éclat de rire.

—Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent sans talent.

—Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque peu ironique.

—Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion?

—Sur quoi?

—Sur votre conduite.

—Allez!

—Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre père.

—Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit distraitement James.

—Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis votre ami, votre aîné, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil.

—Comme il vous plaira, dit James en étouffant un bâillement.

—Retournez à la factorerie.

Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique.

—Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent. Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille…

—Peuh! interrompit James d'un ton incrédule.

—C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus enviable du monde.

—Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis!

—Ah! si c'était possible!

Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps en temps sur lui.

Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement par quelques propos sans importance.

A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa, élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte.

Un domestique indien reçut de son maître les rênes du cheval, et les deux amis s'avancèrent vers la maison.

En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait.

C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac.

Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en route aussitôt la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers, l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés, et épousée à New-York [3].

[Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la Huronne.]

De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils habitaient depuis six ans.

Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient actuellement.

Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple de vertus conjugales qu'ils offraient à tous.

On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet honneur.

Dès qu'elle aperçut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se précipita dans ses bras.

James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses traits.

—Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant tendrement au bras d'Alfred.

—Mais il est à peine midi!

—Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! câlina-t-elle.

—Il en était bien cinq, chère!

—Pour mon coeur il est toujours trop tôt quand tu t'éloignes de moi.

Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine.

Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie.

—Mais tu ne dis rien à notre ami James, qui a bien voulu venir partager notre dîner? fit Alfred en se retournant.

Le front de la jeune femme se couvrit d'un nuage.

—Monsieur est bien bon, murmura-t-elle en baissant les yeux.

—Ah ça, est-ce que vous nous bouderiez, par hasard? s'écria gaiement
Robin, remarquant l'air contraint de Mac Carthy et de Victorine.

—Je viens d'être pris d'un mal de dents…, commença le premier.

—Mal de dents, mal d'amour, répliqua Alfred. Tenez, je vous prie, compagnie à ma femme, ajouta-t-il en souriant; j'ai laissé dans la voiture certains objets…

—Quelque nouveau présent, je gage, dit Victorine, essayant de prendre un ton dégagé.

—Tu verras, chère, tu verras, répondit Alfred, qui courut aussitôt vers la remise.

Dès qu'il eut disparu, Mac Carthy se rapprocha vivement de la jeune femme, et, lui saisissant la main, avant qu'elle eût pu s'opposer à son dessein:

—Madame, lui dit-il, vous savez que je vous aime…

—Taisez-vous, monsieur! je ne souffrirai pas ce langage! répliqua-t-elle avec un brusque effort pour retirer les doigts qu'il pressait dans les siens.

—Je vais partir…

—Tant mieux!

—Partir pour la baie d'Hudson; mais avant…

—Encore un mot, monsieur, et j'appelle mon mari!

Déjà Alfred reparaissait, un paquet sous le bras, en criant:

—Voilà! voilà!

La face de Mac Carthy était devenue livide, hideuse de méchanceté

—Ah! vous ne voulez pas m'entendre! vous ne voulez pas m'entendre! eh bien, je saurai vous réduire, et vous serez ma maîtresse, madame la prude! grommela-t-il sourdement.

Robin se rapprochait, en défaisant son paquet.

—Que dit-on de ce set [4] de pelleteries?

[Note 4: Terme anglais francisé par les Canadiens: il signifie assortiment, garniture.]

—C'est ravissant! Mais vous vous ruinez pour moi, mon ami, répliqua la jeune femme se penchant, pour dissimuler son trouble, sur une palatine en peau de renard argenté qu'il étalait complaisamment sous ses yeux.

A ce moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit.

—Une lettre d'Angleterre, madame, dit une servante qui avait ouvert.

—Une lettre d'Angleterre! balbutia madame Robin en pâlissant.

On lui remit la missive.

—C'est de ma mère! s'écria-t-elle après avoir vu la suscription.

Tremblante, elle déchira l'enveloppe, cachetée de noir.

—Mon père est mort et ma mère est dangereusement malade… Elle me demande… reprit madame Robin d'une voix mouillée, en parcourant la lettre.

—Excusez-moi, dit alors Mac Carthy à Alfred, je crois qu'il est convenable que je me retire…

Son hôte voulut le retenir; ce fut en vain. James se fit immédiatement reconduire à Québec.

Demeurés seuls, les deux époux se consultèrent. Non que Victorine hésitât à se rendre à l'appel de sa mère: malgré la dureté de celle-ci à son égard, elle n'avait pas oublié son devoir filial. Mais elle eût voulu qu'Alfred l'accompagnât. Chose impossible en ce moment, car le jeune homme, affilié aux sociétés secrètes du Canada, qui préparaient un grand mouvement annexionniste, avait donné sa parole d'honneur de ne pas quitter la province avant l'exécution de ce mouvement.

Quoi qu'il eût le coeur gros de larmes et l'esprit agité par de noirs pressentiments, il résista aux supplications de sa femme.

Victorine partit le surlendemain de Québec, et alla «'embarquer à
New-York.

Trois mois après, elle apprenait à Alfred que sa mère avait succombé et qu'elle se remettait en route pour le Canada.

Mais comme le jeune homme attendait à chaque heure, avec une impatience fiévreuse, le retour de sa femme, après une séparation qui lui avait paru éternelle, une dépêche télégraphique, datée d'Halifax, annonça que le vapeur sur lequel Victorine avait pris passage s'était perdu corps et biens dans le détroit de Belle-Isle.

Je n'entreprendrai pas de peindre le désespoir d'Alfred Robin.

Désormais sans parents avoués, sans affection sérieuse, le coeur brisé, il résolut, après avoir énergiquement repoussé l'idée du suicide, d'aller terminer ses jours dans les solitudes du désert américain.

CHAPITRE II

LE FORT DU PRINCE-DE-GALLES

Situé sur la rivière Churchill, à son embouchure dans la baie d'Hudson, environ par les 58° de latitude et 97° de longitude, le fort du Prince-de-Galles fut élevé, vers 1718, par la Compagnie de la baie d'Hudson.

Divers combats l'ont rendu, célèbre dans l'histoire de nos luttes avec la Grande-Bretagne, durant le siècle dernier.

On le construisit dans un but de commerce avec les Esquimaux et tous les Indiens du Nord en général, mais principalement, je crois, pour devenir l'entrepôt des richesses que la Compagnie espérait recueillir dans les mines d'une rivière fameuse qui prit, à cause de ses productions minérales, le nom de rivière de la Mine de Cuivre (Copper-Mine-River).

On m'a accusé d'avoir, dans mes précédents ouvrages, montré pour la Compagnie de la baie d'Hudson une malveillance outrée. J'avoue volontiers qu'elle ne se comporte pas et ne s'est jamais comportée vis à vis des aborigènes du Nord-Ouest américain comme les Espagnols se comportèrent vis à vis des Mexicains; je me plais à reconnaître qu'elle ne les égorgea point par millions, au nom d'un Dieu de paix, et qu'on ne saurait trouver parmi ses honorables membres autant de cruelle rapacité que chez un Cortez, un Pizarre ou un Soto [5]: mais je pourrais prouver par cent exemples qu'elle employa une foule de moyens hautement criminels pour arracher aux malheureux Peaux-Rouges les objets de sa convoitise. Afin de n'en citer qu'un, je rapporterai cette phrase des Ordres et Instructions donnés à Samuel Hearne, par la Compagnie de la baie d'Hudson, lors de l'expédition de ce capitaine à la rivière de la Mine de Cuivre, le 6 novembre 1769:

[Note 5: «Autrefois, les îles de Cuba et des Lukayes avaient plus de six cent mille habitants. Elles n'en ont pas présentement vingt. Bartholomeo de Las Gazas, digne évêque de Chiapa, nous apprend que dans l'île Hispaniola, appelée aujourd'hui Saint-Domingue, de trois millions d'Indiens il n'en restait plus de son temps. Ils en ont tué, dit-il, près de QUINZE millions en terre ferme. «Ils ne tiennent aucun compte de leurs âmes, qui sont immortelles comme les nôtres, non plus que si ces pauvres Indiens n'étaient que des bêtes.»

«Un Espagnol, interrogé comment il instruisait ces pauvres Indiens, répondit: Que los dava al diablo, loque bastave per ello C'est-à-dire: Je les donne au diable, c'est assez pour eux. Quand ils les pendaient par douzaines, ils disaient que c'était en l'honneur de Notre-Seigneur et des douze Apôtres….. «Nous avons vu, dit l'évêque des Indes Occidentales, dix grands royaumes plus grands que n'est l'Espagne, et beaucoup plus peuplés, être réduits en solitude par les cruautés et l'horrible boucherie qu'ils y ont exercées.»—Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale, par M. Bossu An. MDCCLXXVII.]

«2º Nous vous avons fait pourvoir, vous et vos compagnons, des objets que nous avons jugé vous être nécessaires; et il y a été ajouté par notre ordre différentes marchandises pour être distribuées en forme de présents seulement aux Indiens étrangers que vous rencontrerez, après avoir fumé le calumet de paix avec leurs chefs, à l'effet de vous concilier leur amitié. Vous ne manquerez pas de les exciter à porter la guerre chez leurs voisins, AFIN DE SE PROCURER DES FOURRURES ET AUTRES ARTICLES DE COMMERCE, en les assurant qu'on leur en paiera un très-bon prix à la factorerie de la Compagnie [6].»

[Note 6: Voyage de Samuel Hearne, du Fort du Prince-de-Galles, dans la baie d'Hudson, à l'Océan Nord.—Introduction.]

Tout commentaire pâlirait devant la sinistre éloquence de ces
Instructions.

Je poursuis donc mon sujet.

Le fort du Prince-de-Galles est un des postes les plus septentrionaux que possède la Compagnie de la baie d'Hudson sur ses immenses territoires. On y fait principalement la traite des pelleteries provenant des régions polaires.

Cette importante factorerie est parfaitement défendue par des bastions et des courtines en pierre de taille, garnis de lourdes couleuvrines. Quelques canons d'un fort calibre ont même été braqués aux angles.

Dans l'enceinte de la forteresse s'élève la maison du gouverneur, les bâtiments affectés au commis, les magasins pour les fourrures et les articles d'échange, la poudrière, les ateliers de construction, et le vaste bâtiment destiné aux trappeurs, voyageurs, coureurs des bois, aventuriers de toutes origines, je pourrais dire de toutes couleurs, qui, chaque jour, y viennent chercher un abri.

La plupart sont des gens au service de la Compagnie; mais bon nombre n'ont de commun avec elle que l'hospitalité temporaire qu'elle leur accorde.

Autour du fort, on voit des tentes dressées par les Indiens descendus du nord pour troquer, contre des armes, des ustensiles de ménage, des outils, des colifichets et trop souvent de l'eau-de-feu,—le lait des blancs, comme ils disent fréquemment,—les produits de leur chasse et de leur pêche.

Des parcs, protégés par des palissades, se montrent aussi ça et là, et, au bord de la mer, un pont en bois a été jeté sur une des bouches de la rivière Churchill.

Du reste, partout où porte l'oeil, la plaine est nue, triste, couverte de rares bruyères, maigres mélèzes, genévriers on saules nains, quand la neige ne la revêt pas d'un blanc suaire. Jadis des forêts magnifiques l'ombrageaient mais ces forêts on les a abattues, sans mesure, sans préoccupation de l'avenir, et aujourd'hui les gens du fort sont obligés d'aller chercher leur combustible à trente et quarante milles à l'intérieur des terres. Ils y emploient les deux ou trois mois de temps chaud que laisse l'inclémence de cette haute latitude; car, du 1er septembre au 1er juillet et même plus tard, la baie d'Hudson est fermée par les glaces, tandis que son littoral reste enseveli sous une couche de neige dont l'épaisseur dépasse parfois six pieds.

Horrible région que celle-là! épouvantable en hiver! Les pierres craquent et volent en pièces. Les arbres se gercent; ils éclatent avec un bruit semblable à des détonations d'armes à feu. L'alcool gèle, le mercure se fige!

Ce qui n'empêche pas la gaieté de régner dans le fort du
Prince-de-Galles, alors même que le thermomètre marque 40°
Réaumur,—mais quand le manque de provisions ne vient pas s'allier au
froid, pour faire la guerre à l'homme.

Aussi, comme la chasse et la pêche avaient été des plus abondantes pendant l'été de 1882, menait-on joyeuse vie à la factorerie, vers la fin de l'automne de cette même année.

Chaque soir, après les rudes travaux de la journée, mêlés aux Indiens, les braves trappeurs contaient des histoires merveilleuses, chantaient des chansons plus qu'égrillardes, et buvaient force whiskey, à la santé de leurs belles.

Il fallait entendre résonner les échos de la grand'salle! et la voir donc! Quel spectacle! quel tohu-bohu! quel pêle-mêle de costumes, de physionomies, de races hétérogènes!

Pénétrons-y. Il est sept heures de relevée. La flamme jaillit par torrents dans les deux cheminées cyclopéennes qui se font face des deux côtés de la pièce et l'éclairent. Que vous semble de ces costumes de peaux, de ces mines étranges, de ces armes barbares? Le vent souffle avec rage au dehors. Il y fait un froid mortel, et la neige tombe en bordée. Mais qu'importe? chacun ici a le sourire aux lèvres. Qui se croirait jamais à quinze cents lieues des établissements civilisés?

Voici pourtant une de nos connaissances, James Mac Carthy, l'avocat de Québec. Il a endossé le vêtement de chasseur septentrional: casque de peau de loup marin, tunique en cuir de daim, doublée de peau de cygne et ornée de pimpantes broderies en rassade, mitas et mocassins en même matière.

Il cause chaleureusement avec un chef indien, Kit-chi-ou-a-pous, le
Grand-Lièvre, sagamo illustre dans la tribu des Chippiouais.

C'est un homme d'une taille géante. Il mesure près de sept pieds. Son profil offre de l'analogie avec celui d'un bélier. Son front est fuyant, son nez busqué, ses yeux rapprochés et inclinés comme ceux de la race mongole. Deux plumes d'aigle, symbole de sa puissance, sont passées en croix dans l'unique touffe de cheveux qu'il étale au sommet de la tête. De longs anneaux d'argent pendent de ses oreilles et cliquettent contre ses épaules. Sur sa poitrine est fièrement étalé un collier composé de griffes d'ours et de dents de morse.

Une peau de boeuf musqué l'enveloppe des pieds à la tête.

Mais ce qui rend surtout remarquable ce personnage, ce sont cinq bandes, larges d'un demi-pouce, l'une rouge, l'autre bleue, la troisième jaune d'or, la quatrième verte, la cinquième blanche, qui se partagent horizontalement sa face, tandis qu'une sixième, noire comme l'ébène, descend perpendiculairement de son front jusque sous Se menton.

Kit-chi-ou-a-pous fume avec une lenteur calculée son poagan, ou calumet, au fourneau en pierre rouge, représentant une figure bizarre,—sans doute quelque vague souvenir traditionnel de l'art des Asiatiques,—et au long tuyau enguirlandé de plumes omnicolores.

Mac Carthy le presse de questions, mais le chef se contente de répondre, de temps en temps, entre deux bouffées de tabac, par une phrase brève et sentencieuse, qui irrite davantage encore l'impatience du jeune homme.

—Tu dis, mon frère, qu'il y a une distance bien grande entre ce fort et la rivière des Mines, s'écrie James.

—La distance d'une saison d'hiver à l'autre.

—Et la route est pénible!

—Pénible pour un coeur faible.

—Mais, est-il vrai qu'on y trouve de l'or!

—Les yeux de Kit-chi-ou-a-pous n'y ont point vu de ce sable jaune dont parle mon frère.

—On m'a raconté qu'il y en avait en quantité.

—Si mon frère sait mieux que Kit-chi-ou-a-pous, pourquoi l'interroge-t-il? répliqua sèchement le sagamo.

—Voudrais-tu m'y conduire? répliqua Mac Carthy.

Le Chippiouais secoua la tête.

—Je te ferai, continua James, tel présent de poudre, de balles, d'eau-de-feu que tu me demanderas.

Une lueur fauve raya les noires pupilles du sagamo, mais il répondit avec son impassibilité accoutumée:

—L'homme demi-blanc a la langue crochue.

—Veux-tu un gage de ma parole!

—Non, je réfléchirai aux propositions de mon frère.

—Alors, je puis compter sur toi pour aller à ces mines?

—Si j'accepte les présents de mon frère, je le conduirai jusqu'au grand lac d'eau salée; mais je ne promets pas de lui montrer ce qu'il demande, car ce qu'il demande n'est plus.

Mac Carthy fit un geste d'incrédulité.

Mais le Grand-Lièvre, cessant de pétuner, dit d'un ton mesuré et grave:

—Que mon frère écoute, afin que jamais il n'accuse Kit-chi-ou-a-pous de l'avoir faussement détourné de son sentier.

—J'ouvre mon oreille à ton discours.

—Il y a bien des hivers, dit le sauvage, les cavernes de pierre jaune que désire mon frère existaient. Notre race était riche, puissante alors. Elle possédait des armes terribles, redoutées des ennemis. Et ces armes avaient la couleur et l'éclat des rayons du soleil. Une grande sorcière avait indiqué aux Peaux-Rouges l'endroit où gisait la matière pour les fabriquer. Elle était belle pour tous, bonne pour eux. Aussi ils l'aimaient, la vénéraient. Par malheur, les Visages-Pâles vinrent dans le pays. Ils rencontrèrent la magicienne et lui demandèrent où étaient les cavernes. Elle répondit qu'elle les y conduirait, s'ils promettaient de la respecter. Ils le promirent. Mais, en route, les misérables lui firent violence. Elle résolut de se venger. C'est pourquoi, lorsqu'ils voulurent partir, après s'être chargés de pierre jaune, elle refusa de les accompagner, en disant qu'elle demeurerait dans la mine jusqu'à ce que la terre l'engloutît avec toutes les pierres jaunes.

L'année suivante, ils revinrent et trouvèrent la femme ensevelie jusqu'à mi-corps. Les pierres jaunes avaient déjà beaucoup diminué.

A leur troisième voyage, la magicienne et les portions les plus précieuses de la mine avaient disparu. Il ne restait plus que quelques cailloux jaunes dispersés à la surface du sol, à une très-grande distance les uns des autres.

Mais, depuis, les Visages-Pâles ont tout enlevé.

—Ça ne fait rien, j'y veux aller, dit, aussitôt que le Grand-Lièvre eut parlé, James, assez peu convaincu de la véracité de ce récit.

—Mon frère aura ma réponse quand le jour paraîtra; mais l'Esprit du mal a remplacé la sorcière. Il est l'ennemi des blancs.

—Bah! fit légèrement Mac Carthy, je me moque de l'Esprit du mal.

—Mon frère n'est pas tout à fait blanc, dit l'Indien, d'un ton ironique.

James sentit le trait et se mordit les lèvres.

—N'est-ce point toi, dit-il, qui as mené dernièrement un Visage-Pâle à la mine?

—Oui, un grand coeur.

—Il s'appelait Robin?

—Pour nous il s'appelait le Jeune-Taureau.

—Et on rapporte qu'il a péri!

—Il a voulu tenter l'Esprit du mal; l'Esprit du mal l'a châtié.

—Ce qui veut dire qu'il a été tué par les Esquimaux? reprit James.

Kit-chi-ou-a-pous ne répondit point.

A cet instant, un homme de petite stature, mais d'une figure énergique, entra dans la salle.

Aussitôt les conversations cessèrent comme par enchantement, et au brouhaha général succéda un silence respectueux, interrompu seulement par ces mots soufflés à voix basse, dans les groupes:

—Le chef-facteur!

Après un coup d'oeil rapide, mais perçant, jeté sur l'assemblée, celui-ci marcha droit au Grand-Lièvre.

—Qu'est-ce que mon frère est venu faire ici? lui dit-il durement. Ne sait-il pas que j'avais donné ordre de le chasser du fort, chaque fois qu'il s'y présenterait?

—Kit-chi-ou-a-pous avait perdu sa tente. Il est venu se reposer, répondit le chef sans s'émouvoir.

—C'est un mensonge. Il s'est introduit dans la factorerie pour espionner et pour voler. S'il veut se reposer, qu'il aille demander l'hospitalité aux Longs-Couteaux [7], ses amis.

[Note 7: Les Yankees sont connus des Indiens sous ce nom, que leur a probablement valu le couteau-bowie qu'il portent, d'ordinaire, dans leurs excursions au Nord-Ouest.]

—Kit-chi-ou-a-pous n'est pas l'ami des Longs-Couteaux.

—Chef, ta parole est fausse; car toi et tes Chippiouais vous avez, l'hiver passé, pris à crédit des munitions chez nous, et, au lieu de nous rembourser avec vos pelleteries, vous les avez vendues, pendant l'été, aux Longs-Couteaux.

—Mon frère est dans l'erreur. La chasse n'a rien rapporté.

—Tu mens! s'écria le chef-facteur; va-t'en, ou je te fais déchirer par mes chiens!

Seul de sa bande dans le fort, Kit-chi-ou-a-pous ne pouvait résister à cette brutale injonction. Il dédaigna même de faire une nouvelle observation; mais, serrant autour de lui sa robe de boeuf, il traversa majestueusement la pièce et sortit.

—Vous, monsieur, j'ai à vous parler, reprit le commandant du poste en s'adressant à Mac Carthy.

Le jeune homme s'inclina d'un air soumis.

—Suivez-moi dans ma chambre, poursuivit le chef en se dirigeant vers la porte de la salle.

Comme ils arrivaient sur le seuil, cette porte s'ouvrit, et deux personnes couvertes de neige, de givre, entrèrent précipitamment.

—Mon Dieu! il était temps! balbutia l'une d'une voix chevrotante en s'appuyant au bras de son compagnon.

—Une femme blanche! fit le chef-facteur au comble de la surprise.

—Victorine! murmura James Mac Carthy, non moins étonné.

—Place! place! place auprès du feu! et un peu de whiskey pour la ranimer, car je sens que la pauvre créature va s'évanouir, ours et buffles! criait l'autre arrivant.

CHAPITRE III

JAMES MAC CARTHY

A son air décidé, indépendant, tout autant qu'aux éclatantes broderies en poil de porc-épic et plumes d'oiseaux qui chamarraient son capot, il était facile de reconnaître que cet individu appartenait à la classe des francs trappeurs, ou trappeurs libres, classe fort mal vue des agents de la Compagnie de la baie d'Hudson, à laquelle ils enlèvent une partie de ses bénéfices, en faisant la traite pour leur compte ou celui de quelque riche particulier.

—Qui es-tu et qui est-ce que cette femme! lui demanda le chef-facteur d'un ton impérieux.

—On m'appelle Louis-le-Bon, répondit-il avec négligence; quant à cette dame, attendez un moment, ours et buffles, elle vous dira qui elle est.

Et le trappeur se remit à frictionner vigoureusement le visage de la jeune femme qu'il avait étendue devant le feu sur un paquet de pelleteries.

L'assemblée tout entière avait les yeux tournés vers les étrangers.

—Louis-le-Bon, il me semble que je connais ce nom-là, murmurait le chef-facteur en passant la main sur son front.

Le nouveau venu l'entendit.

—Eh pourquoi ne le connaîtriez-vous pas! s'écria-t-il sans suspendre son opération. Ours et buffles! il y a trois noms que chacun connaît dans le désert, c'est celui de Poignet-d'Acier, de Nick Whiffles et de Louis-le-Bon, trois gaillards qui ne craignent ni peau rouge ni peau blanche, qu'on trouve toujours prêts à secourir quelqu'un dans le danger et à faire la guerre aux Anglais.

Cette provocante déclaration, au milieu d'un fort habité en grande partie par les sujets de Sa Majesté Britannique, souleva un grondement général, et les employés interrogèrent du regard leur commandant pour savoir s'il ne fallait pas hacher sur-le-champ l'audacieux trappeur.

Mais alors la jeune femme, que la chaleur avait remise, prit la parole:

—Je désire qu'on me conduise au gouverneur de ce poste, dit-elle.

—C'est moi, répondit celui-ci en s'avançant.

Victorine se souleva sur le coude, et, tirant de son sein un parchemin, elle ajouta:

—Si vous êtes le gouverneur du fort du Prince-de-Galles, monsieur, veuillez prendre connaissance de cette lettre, qui m'a été remise pour vous par sir George Simpson.

Le ton de distinction avec lequel Victorine prononça ces mots, non moins que le nom du vice-roi de la baie d'Hudson, en imposèrent au chef-facteur.

Il se baissa poliment pour prendre le parchemin, fit sauter le scel, et lut à la lueur d'une torche de résine qu'un commis apporta.

Caché dans la pénombre derrière lui, James Mac Carthy parcourut d'un coup d'oeil la lettre, et une joie maligne se peignit sur ses traits.

—Je suis fâché, madame, que vous soyez entrée ici, dit le chef-facteur en serrant la missive dans son porte-feuille. Si j'avais été prévenu de cette arrivée, j'aurais dépêché quelques hommes à votre rencontre. Je me mets, d'ailleurs, entièrement à votre disposition. Mais demain, lorsque vous serez reposée, nous causerons de l'objet de votre longue et courageuse entreprise. On va vous transporter dans une pièce plus convenable, et je donnerai des ordres pour que tous vos désirs soient satisfaits…

—Je vous en remercie sincèrement, monsieur.

—A demain, madame.

—Aussitôt que vos occupations vous le permettront, je serai bien aise de vous entretenir.

—James, faites préparer du feu dans la chambre aux Perdrix dit à mi-voix le chef-facteur à Mac Carthy.

—Tout de suite, monsieur.

—Vous commanderez à quelques-unes de nos femmes de veiller à ce que cette dame ne manque de rien.

—Oui, monsieur.

—Puis vous viendrez me retrouver.

—Dans cinq minutes, monsieur, répondit James en sortant précipitamment de la salle.

Le gouverneur salua Victorine et se retira à son appartement.

Cet appartement, situé à l'autre extrémité du fort, se composait de deux pièces contiguës, lambrissées en pin. Un poêle de fonte était placé sous la cloison qui les séparait. Il les chauffait l'une et l'autre.

La première, servant de salle à manger, contenait une longue table autour de laquelle caquetaient, en épluchant du maïs, une demi-douzaine de telles squaws,—les servantes ou, tranchons le mot, les maîtresses du chef-facteur; car il est rare que les commandants des forts de la Compagnie de la haie d'Hudson ne pratiquent pas,—devant la nature au moins,—la polygamie.

Le maître donnant un si séduisant exemple, il va sans dire que les subordonnés s'empressent de l'imiter. Ah! c'est une morale facile et élastique, que celle que l'on suit sur les territoires de chasse du nord-ouest américain!

Mais passons.

La seconde pièce cumulait les fonctions de chambre à coucher, salon, cabinet de travail et trésorerie. Le lit occupait l'un des côtés, et ce lit, qui pouvait pécher par l'élégance, invitait irrésistiblement au sommeil, tant ses matelas de peaux de daims étaient renflés, nombreux, tant ses couvertures de robe d'ours paraissaient moelleuses. Un secrétaire se dressait vis à vis, surmonté des bustes en plâtre de Mac Kensie, Ross et Franklin. Le troisième côté était pris par une caisse de sûreté énorme (safe); le quatrième par la porte de communication entre les deux chambres et le poêle.

Des cartes de la baie d'Hudson et de l'océan Arctique décoraient les murs, et dans les angles on remarquait encore des armes, des outils, des instruments de pêche et de chasse.

Dès que le chef-facteur parut, les Indiennes suspendirent leur babil, et chacune, soit par un regard assassin, soit par une pose voluptueuse, soit même par l'exhibition ostensible d'un bijou nouveau, chercha à captiver l'attention de son seigneur.

Mais, trop préoccupé probablement pour jeter ce soir-là le mouchoir à l'une de ses rouges odalisques, il passa outre, sans daigner leur accorder un moment d'attention.

Entrant dans sa chambre à coucher, il en referma bruyamment la porte.

—Est-ce croyable? murmura-t-il en se promenant à grands pas, un métis, un fils de squaw se poser comme mon rival! prétendra m'enlever une de mes femmes! et cela, parce que j'ai eu des bontés excessives pour cet enfant, qu'au lieu de l'envoyer traquer au Nord, je lui ai fait donner de l'instruction… Aujourd'hui, monsieur se croit mon égal! Oh! mais, je lui donnerai sur les ongles!

On frappa à la porte; le chef-facteur alla ouvrir. C'était James.

—Je me suis empressé…, commença-t-il.

—C'est bien. J'ai des reproches à vous faire, monsieur, et si votre conduite ne change pas, je vous punirai comme vous le méritez. Qu'est-ce à dire? vous faites l'important, vous prétendez commander…

—Ne suis-je pas votre fils!

Le chef-facteur partit d'un éclat de rire.

—Eh! j'en ai cinquante des fils comme vous! Si chacun d'eux voulait donner des ordres, nous n'aurions plus personne pour faire le service!

—Mais enfin, vous m'avez permis de porter votre nom, dit James d'un ton aigre.

—Cette permission, vous l'avez prise.

—Qui donc m'a fait élever à Québec?

—Oh! une folie! répliqua le gouverneur en haussant les épaules. Alors j'étais jeune, amoureux de votre mère, voilà! Mais je ne vous ai pas appelé ici pour me poser des questions. Vous vous êtes pris de fantaisie pour l'une de mes femmes!

—Et quand cela serait! riposta l'avocat avec une vivacité qui fit bondir son interlocuteur.

—Quand cela serait, polisson! hurla ce dernier en levant la main sur
James.

—Ah! si vous me frappez! dit-il d'un ton sourd.

—Tiens! proféra le chef-facteur.

Et un soufflet rudement appliqué vint empourprer la joue du jeune homme.

Il frémit, son visage se marbra de taches violacées; un grondement rauque s'échappa de sa poitrine.

—Je vous traînerai devant les tribunaux! dit-il après un instant de silence.

—L'imbécile, qui parle de tribunaux à la baie d'Hudson, repartit le gouverneur. Il se croit à Québec, parmi les civilisés! Mais sot que tu es, il n'y a qu'un tribunal ici, c'est le mien, qu'un juge c'est moi! Ce que je veux, je le fais exécuter mieux que Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne, et, s'il me plaisait de te tuer comme un chien, il n'est personne qui, demain ou tout autre jour, osât me demander compte de ta vie.

—Vous vous croyez plus fort que vous n'êtes! marmotta James.

—Plus fort que je ne suis! en veux-tu faire l'essai?

Disant ces mots, le chef-facteur armait froidement un pistolet-revolver.

L'avocat crut qu'il allait le tuer, il se précipita à ses genoux en murmurant:

—Pardon!

—Lâche! dit le gouverneur en faisant avec les lèvres un geste de mépris; lâche! la lâcheté est un des fruits de l'instruction donnée dans les villes. Un Indien se serait fait égorger plutôt que de s'humilier ainsi. Relevez-vous, monsieur, mais retenez bien ce que je vais vous dire: S'il vous arrive de porter dorénavant les yeux sur une de mes squaws, ou de me mécontenter en quoi que ce soit, je vous ferai fouetter sur l'esplanade de la factorerie, tout avocat et mon fils que vous soyez.

Cette menace ralluma l'indignation du jeune homme.

—Votre langage, monsieur, dit-il avec colère, pourrait être seyant s'il s'adressait à un enfant, mais…

—Mais, monsieur, je commande souverainement..

—On pourrait vous en faire rabattre, interrompit James, incapable de dompter davantage son exaspération.

Le chef-facteur entra dans une fureur telle, que son visage devint aussitôt rouge comme le feu, et que le malheureux tomba à la renverse, frappé d'un coup de sang.

L'excès même de cette fureur sauva de la mort celui qui l'avait causée, car il est peu douteux que, n'eût été son attaque d'apoplexie, le père eût assassiné son fils [8].

[Note 8: Les personnes qui ont vécu avec les agents de la Compagnie de la baie d'Hudson ne m'accuseront certainement pas d'avoir, à plaisir, chargé les couleurs de cette scène.]

Celui-ci s'empressa d'appeler les servantes du gouverneur, puis il se réfugia prudemment dans la partie de la factorerie qu'il habitait avec sa mère, Alanck-ou-a-bi, l'Étoile-Blanche.

C'était une chambre divisée en deux par va grossier paravent.

Un lit de camp couvert de quelques peaux de buffle, et trois ou quatre malles, formaient tout l'ameublement. Elle tirait son calorique d'un poêle sourd, dont le tuyau se coudait et serpentait à quelques pouces du plafond.

Les murs étaient en planches, consolidées par des poutres à peine équarries et complètement nues.

Une fois dans cette pièce, James Mac Carthy en ferma intérieurement la porte au moyen d'un verrou, puis il prit dans une des malles un revolver, le chargea avec soin, le plaça sous un sac qui lui tenait lieu d'oreiller, et s'étendit sur son lit.

Une lampe de fer, posée près de lui, sur le plancher, l'éclairait faiblement en répandant autour d'elle une nauséabonde odeur d'huile de poisson. Lorsqu'il fut couché, l'avocat alluma sa pipe et se mit à réfléchir.

Il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait sur tous ses traits le cachet anguleux du demi-sang: teint olivâtre, figure allongée, front déprimé, nez à larges ailes, pommettes saillantes, bouche grande, lèvres minces, constitution robuste quoique délicate en apparence, membres grêles, mais souples comme l'acier, durs, compactes comme ce métal.

L'ensemble de la physionomie n'était pas désagréable au premier aspect. Mais l'étudiiez-vous avec quelque soin, vous y découvriez le stigmate des passions mauvaises: jalousie, cupidité, violence, débauche, vanité excessive.

Ce que révélait à l'observateur cette physionomie, l'esprit et le coeur de Mac Carthy ne le justifiaient que trop.

Fils du gouverneur de ce nom et d'une Indienne, il avait dû à l'amour de son père pour sa mère d'être envoyé en bas âge à Québec et d'y recevoir une éducation, bien rarement le partage des enfants qui naissent de ces unions passagères.

Tant que l'Étoile-Blanche conserva sa beauté, elle demeura la favorite du chef-facteur, et le jeune James fut comblé des marques de cette tendresse. Mais le jour où elle se donna à M. Mac Carthy, la pauvre squaw était déjà épouse d'un chef peau-rouge de sa tribu. Celui-ci décida de se venger. Il attendit durant plusieurs années une occasion favorable. Elle arriva enfin. Un soir, le mari délaissé rencontra sa femme à quelques milles du fort. Il lui arracha le nez avec ses dents [9], lui creva un oeil, et, après lui avoir fait plusieurs blessures hideuses aux seins et à différentes parties du corps, il l'abandonna toute sanglante sur le théâtre de cette boucherie.

[Note 9: Cette coutume est fort en usage, dans de telles circonstances parmi le» Indiens de l'Amérique septentrionale.]

On rapporta l'Étoile-Blanche à la factorerie. Elle passa de la chambre du gouverneur à la cuisine. Cependant, M. Mac Carthy continua de pourvoir aux besoins de leur enfant.

Doué d'une facilité d'imitation extraordinaire, James fit des progrès rapides dans ses études, quoique les horizons de son intelligence fussent assez bornés. Mais il était flatteur, insinuant, et, de plus, il possédait quelques arts d'agrément; il obtint à vingt ans des succès marqués à la cour du Gouverneur-Général du Canada. C'est alors qu'il fit la connaissance d'Alfred Robin et se lia d'amitié avec lui.

Nature franche et loyale, Robin ne se doutait pas qu'il réchauffait une vipère à son foyer.

James s'éprit de Victorine; il eut l'audace de l'entretenir de son amour. La jeune femme aimait trop son mari pour lui causer la plus légère contrariété. Elle commit une faute que commettent bien souvent les personnes de son sexe; et, au lieu de prévenir Alfred des intentions perfides de Mac Carthy, elle se fit un scrupule de les lui dévoiler, tout en menaçant ce dernier de le faire s'il ne cessait de la persécuter par ses déclarations.

Rappelé à la factorerie par son père, James ne se sentait pas disposé à obéir. Mais le départ de madame Robin pour l'Angleterre et d'autres motifs que nous ne tarderons pas à faire connaître, l'y décidèrent.

On peut juger de sa stupéfaction, de sa joie, en la voyant arriver au fort, alors qu'il la croyait morte. Sa passion pour elle se ralluma plus ardente, plus impérieuse que jamais. Oubliant la scène terrible qu'il venait d'avoir avec son père et qui peut-être avait tué celui-ci, il se disait, la voix palpitante, l'oeil humide de luxure:

—Oh! cette fois, je la tiens, elle sera à moi…. à moi seul, et ses enivrantes caresses me paieront de tous les dédains dont elle m'a abreuvé!….

Comme il savourait ses voluptueuses espérances, on gratta à la porte.

—Qui est là? demanda-t-il, en saisissant le revolver posé sous son traversin.

—Alanck-ou-a-bi, fut-il répondu.

—Vous êtes seule?

—Je suis seule.

Après cette réplique, James sauta à bas de son lit, et alla tirer te verrou.

La porte s'ouvrit, et une Indienne dont le visage couturé de profondes cicatrices était horrible à voir, parut dans l'entrebâillement.

CHAPITRE IV

L'ÉTOILE-BLANCHE

Elle était jeune encore, et, par une amère ironie, avait conservé des vestiges d'une beauté rare, au milieu des affreux ravages que le ressentiment de son mari avait faits sur sa face. Grand, pur et d'un ovale parfait, l'oeil qui lui restait faisait doublement regretter celui qu'on lui avait arraché. Sa bouche avait dû être rose, d'un dessin aimable, un nid à baisers, mais les lèvres tourmentées et lacérées, comme si on les eût tortillées en forme de vis avec une tenaille de fer, ne montraient plus que des lambeaux informes et charnus, qui servaient de cadre à quelques dents d'une blancheur éburnéenne, à demi brisées.

Elle portait le costume des squaws septentrionales: un chaud bonnet de peau de cygne, sur lequel était étendue une couverte brune, à liséré jaune, en un tissu de poil de daim et de buffle.

A la vue de son fils, le regard d'Alanck-ou-a-bi prit une expression de tendresse inexprimable.

Les siens, au contraire, s'armèrent de dureté.

James, dans son orgueil insensé, ne pouvait supporter l'idée qu'il devait sa naissance à une Indienne: il maudissait ouvertement la pauvre femme qui lui avait donné le jour.

Dès qu'elle fut entrée, il referma la porte et s'assit au bord de son lit, tandis que sa mère s'accroupissait sur les talons devant lui.

La couverte de la squaw, s'entr'ouvrant alors, laissa voir une tunique élégamment brodée et un fort joli collier de coquillages; car, par un reste de coquetterie féminine, la malheureuse créature avait conservé du goût pour la parure et les colifichets brillants.

—Comment avez-vous laissé cette dame? demanda James.

—Elle voyage dans le monde des esprits, répondit Alanck-ou-a-bi d'une voix singulièrement harmonieuse, quoique le manque de dents la fit bégayer un peu.

—C'est-à-dire qu'elle dort, reprit James.

L'Indienne inclina affirmativement sa tête.

—Vous l'avez placée dans la chambre que je vous ai désignée!

—Oui.

—Et vous en avez pris la double clé?

—Cette femme blanche est bien belle; mon fils l'aime-t-il donc? interrogea Alanck-ou-a-bi, sans répondre à la question.

—Cela ne vous regarde pas, repartit sèchement James; où est la clef de sa chambre, répondez-moi?

—La voici, dit-elle d'un ton mélancolique, mais résigné, en lui tendant une clé qu'elle tenait cachée sous sa couverte.

Le jeune homme serra vivement l'objet dans sa poche, puis il dit à sa mère en adoucissant son accent:

—Vous a-t-elle parlé?

—Elle m'a parlé.

—Qu'a-t-elle dit?

—Elle m'a interrogée pour savoir si j'avais vu ici un visage pâle qu'elle appelle son mari.

—Vous avez répondu?

—J'ai répondu que je ne l'avais pas vu.

—C'est bien.

Et, après un moment de silence, James ajouta rêveusement:

—N'est-ce pas qu'elle est belle, ma Victorine?

—Elle est belle et radieuse comme l'ed-thin [10]; mais que mon fils prenne garde! l'amour recèle un serpent sous ses fleurs les plus embaumées; j'ai peur que la femme blanche ne soit fatale à mon fils chéri.

[Note 10: Aurore boréale.]

—Gardez vos craintes pour vous, je n'en ai que faire reprit-il brusquement.

—Si mon fils voulait suivre les conseils de sa mère… insinua-t-elle.

—Je ne veux point de vos conseils, et je vous défends de vous dire ma mère, de m'appeler votre fils!

En prononçant ces mots, il se leva et arpenta la chambre à grands pas.

L'Indienne avait courbé la tête d'un air triste et soumis, car tel est le servage des squaws: le père a sur elles le droit de vie ou de mort, puis vient le mari qui jouit du même droit, et enfin l'enfant mâle qui trop souvent ne craint pas de l'exercer.

Après une pause de quelques minutes, James s'arrêta subitement devant l'Étoile-Blanche et lui dit:

—Qui a parlé à mon père de mon caprice pour Notokouë!

—Je l'ignore.

—Il faut que vous le sachiez! je veux punir celui ou celle qui m'a trahi! s'écria-t-il d'une voix tonnante.

—Peut-être est-ce Notokouë elle-même, dit Alanck-ou-a-bi d'un ton haineux; car la squaw dont il était question avait alors la préférence du facteur en chef, et quoique, depuis bien des années, elle n'eût plus de prétentions à ses caresses, Alanck-ou-a-bi ne voyait jamais sans un sentiment de jalousie une maîtresse nouvelle prendre la place qu'elle avait autrefois occupée.

—Si c'est Notokouë, je ne la ménagerai pas plus qu'une autre! gronda
James.

—Mais, pauvre enfant, si tu touches un cheveu de sa tête, il te tuera!

Un sourire amer plissa les lèvres du jeune homme.

—Déjà, ce soir, il a voulu me tuer, dit-il sourdement.

—Te tuer! s'écria l'Indienne, en se dressant sur ses pieds; te tuer! tu dis qu'il a voulu te tuer! répéta-t-elle avec un accent de fureur indicible. Ah! ne me dis pas qu'il t'a fait cette menace; non, ne me le dis pas, James! Si je l'entendais encore, j'oublierais le passé, j'oublierais ce qu'il fut pour moi, cet homme! En lui, je ne verrais plus ton père, mais l'instrument de tous mes maux, la cause de toutes ces laideurs qui font de moi un monstre, l'auteur de toutes les humiliations que j'ai souffertes, que je souffre encore par amour pour toi, parce que je voulais, James que tu fusses grand, habile et puissant comme les Visages. Pâles!

En ce moment, la squaw, emportée par la passion s'était transfigurée; ses difformités physiques disparaissaient pour ainsi dire, son éloquence entraînante eût ému le coeur le plus dur. Mais James y fut insensible. Dans son âme il ne restait plus de place pour une fibre délicate Au lieu donc d'apaiser sa mère, de la remercier pour ces témoignages de tendresse sincère quoique violente, il prit plaisir à l'irriter davantage.

—Et s'il lui était arrivé de me tuer ce soir, quand il dirigea un pistolet sur moi, qu'eussiez-vous fait? dit-il avec une négligence affectée.

L'Indienne devint pâle, ses jambes fléchirent sous elle. Pour ne pas choir, elle dut se soutenir au lit de son fils; néanmoins, elle répondit d'une voie caverneuse:

—Si tu me dis encore ces choses, James, j'irai mettre le feu à la poudrière et j'ensevelirai le chef avec tout son monde sous les ruines du fort.

—Rassurez-vous, reprit le jeune homme, il a été puni de sa méchanceté.

—Tu te serais vengé!

—Non; mais la colère lui a fait monter le sang à la tête, et, quand je l'ai quitté, il avait perdu connaissance. Peut-être est-il mort!

L'Étoile-Blanche fit un geste négatif.

—Il est sujet à ces attaques, dit-elle, et toujours il en revient. Mais je t'en supplie, mon fils, ne t'expose plus aux coups de ce bison furieux; dans un moment de rage, il…

James l'interrompit.

—Vous connaissez, demanda-t-il, des herbes qui procurent le sommeil!

—Alanck-ou-a-bi, répondit-elle, connaît aussi celles qui donnent la mort.

—Ce n'est point de ces dernières que j'ai besoin.

L'Indienne abaissa sur lui un regard pénétrant.

—Je comprends, dit-elle ensuite, mon fils veut courir l'allumette [11] chez la femme blanche.

[Note 11: Parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale, courir l'allumette, c'est, comme on le verra plus loin, courir les belles. Cette métaphore a été empruntée à l'usage suivant; Un jeune Peau-Rouge a-t-il envie d'obtenir les faveurs d'une femme, il se glisse dans la tente de celle-ci, pendant la nuit, allume au feu un brin de bois et s'approche du lit. Si la squaw éteint la lumière, c'est signe qu'elle accède à ses désirs; si, au contraire, elle la laisse brûler, le galant est obligé de se retirer au plus vite, pour ne pas s'exposer aux railleries et même aux coups des autres personnes couchées dans la hutte.]

—Je veux, répliqua James, une plante pour l'endormir.

—Avant de livrer cette plante à mon fils bien-aimé, Alanck-ou-a-bi consultera les esprits.

—Eh! s'écria-t-il, je ne crois point à vos superstitions ridicules.

—Mon fils a tort, dit gravement l'Indienne, Kitchi-Manitou parle le langage de l'avenir à ceux qui savent l'entendre. S'il est favorable à ton amour, je te donnerai sur-le-champ la médecine que tu demandes.

—Et s'il est défavorable? fit James impatienté.

—S'il est défavorable, je la refuserai à mon fils, dit-elle avec fermeté.

Le jeune homme fronça les sourcils, et il allait s'abandonner à un accès de colère; mais, réfléchissant que, par ce moyen, il n'obtiendrait rien de sa mère, il préféra attendre l'épreuve à laquelle l'Étoile-Blanche avait résolu de le soumettre.

Avec un morceau de craie, la squaw décrivit sur le plancher une large spirale, au centre de laquelle elle enfonça un clou.

Puis, dans une cage placée en un coin de la chambre, elle prit trois musaraignes, deux grises et une brune. La brune était une femelle, les grises des mâles.

La brune fut attachée par la patte à une cordelette en nerf d'animal, fixée elle-même au clou planté dans la spirale.

Sur l'un des mâles, Alanck-ou-a-bi traça avec sa craie une ligne droite.

Sur l'autre, elle traça une ligne courbe.

Ensuite, elle posa les deux musaraignes sur le cercle le plus excentrique de la spirale.

Et, s'animant tout d'un coup, elle se mit à danser autour, en chantant sur un diapason bas d'abord, mais qui ne tarda pas à monter, à mesure qu'elle précipitait les mouvements de son corps:

—«La musaraigne brune, c'est la femme aimée de mon fils.

—«Le voici, lui, représenté par la musaraigne qui a une raie tortue sur son dos, et celle qui porte la raie droite c'est le mari de la femme aimée de mon fils.

«Que Kitchi-Manitou accorde à mon fils la victoire sur son rival et que la musaraigne brune tourne ses yeux vers lui.

«Mon fils est brave, il est beau, il est puissant, c'est le rejeton d'un grand chef.

«Mais où va la ligne courbe?

«Pourquoi ne suit-elle pas le chemin que j'ai frayé pour elle? pourquoi se précipiter sur la musaraigne brune, au lieu de se glisser doucement à elle et de gagner son coeur par des paroles sucrées comme le miel?

«Mon fils n'obtiendra pas l'amour de celle qu'il aime.

«Elle ronge la corde magique, elle la coupe; elle rejoint la musaraigne à la raie droite.

«Et toutes deux s'unissent pour se jeter sur mon fils. Les esprits se sont prononcés contre lui.»

Parvenue à ce point, l'Étoile-Blanche, qui vociférait comme une insensée et se démenait en des contorsions furibondes, tomba, épuisée, sur le plancher, où elle se roula longtemps comme si elle eût été en proie à une attaque d'épilepsie.

Ainsi qu'elle l'avait indiqué dans son chant, la musaraigne à la raie courbe, une fois lâchée, avait couru directement à la musaraigne brune, en train de couper avec ses dents le lien que l'Indienne lui avait mis à la patte.

Aussitôt libre, elle rejoignit la musaraigne à la raie droite, qui suivait tranquillement les enroulements de la spirale, vers le centre, et l'une et l'autre, paraissant faire cause commune, s'avançaient avec des intentions évidemment hostiles vers la musaraigne à la raie courbe, quand, le bruit causé par la chute de l'Étoile-Blanche frappant d'épouvante les trois petits quadrupèdes, ils regagnèrent leur cage en toute hâte.

James Mac Carthy avait considéré cette scène avec un dégoût mêlé d'irritation.

Assis sur son lit, il attendit un moment que sa mère se remît de son agitation pour lui parler; mais, voyant qu'elle continuait à se tordre et à proférer des cris assourdissants, il alla à elle, la releva brutalement, en disant:

—Assez de jonglerie! Vous prendrez cette plante qui endort et la jetterez dans une boisson destinée à la femme blanche.

—Jamais! s'écria l'Indienne.

Le front du jeune homme se plissa.

—Je le veux! dit-il d'un ton cassant.

—Jamais! ce serait te donner la mort.

Il eut un sourire sardonique.

—Jamais! non, jamais! répétait-elle comme une folle sans l'oser regarder.

—Si vous me résistez!… fit-il avec un geste terrible, en lui serrant, à le briser, le poignet dans sa main gauche.

A cet instant un grand fracas de portes et de voix retentit dans la cour.

—Le chef-facteur est mort! M. Mac Carthy vient de mourir! disaient ces voix.

Cet incident, en appelant James au dehors, mit fin à une querelle, qui, prolongée davantage, aurait pu avoir des suites funestes pour Alanck-ou-a-bi.

CHAPITRE V

JAMES MAC CARTHY ET VICTORINE ROBIN

L'annonce de la mort du gouverneur du fort du Prince de Galles avait été prématurée.

Une atteinte de paralysie locale, accompagnée d'une syncope générale, était la cause de cette rumeur, qui se répandit le soir dans la factorerie.

Mais, dès le lendemain, il allait mieux, quoiqu'il fût très-faible et incapable d'articuler une parole. Une copieuse saignée, jointe à des sinapismes, lui avait rendu le sentiment. Le médecin du poste ne désespérait pas de le sauver.

Cependant son fils James se flattait que le vieux Mac Carthy succomberait à cette maladie et que lui, James, serait appelé à lui succéder dans son emploi.

En se levant il résolut de visiter madame Robin. Ayant, en conséquence, fait une toilette soignée, mais qui dénotait toujours le chasseur septentrional, il se rendit à la chambre où il l'avait fait transférer.

Le fourbe était sûr que sa visite serait bien reçue, et que la jeune femme oublierait les injurieuses propositions qu'il lui avait faites, pour l'interroger sur le sort de son mari.

En effet, dès qu'il entra, Victorine lui tendit cordialement la main.

—Assise dans son lit, elle s'occupait à réparer un grossier vêtement de peau qui la couvrait la veille.

Alanck-ou-a-bi lui chauffait du bouillon près de la cheminée.

La chambre de madame Robin ressemblait à toutes celles du fort. Elle ne renfermait d'autres meubles qu'une table, quelques escabeaux en bois et le grabat garni des pelleteries sur lequel Victorine avait passé la nuit.

Un dessin bizarre, fait avec des têtes de perdrix fichées contre la muraille, avait valu à cette pièce son nom de chambre aux Perdrix.

En y mettant le pied, James fit à sa mère un signe que madame Robin ne remarqua point, et l'Indienne sortit aussitôt.

—Ah! monsieur, s'écria Victorine, je suis mille foi» heureuse de vous voir.

—Et moi, madame, enchanté…

—Mais, interrompit-elle vivement, donnez-moi des nouvelles d'Alfred.

—Il n'est pas ici, dit Mac Carthy, en poussant près du lit un des escabeaux sur lequel il s'assit.

—Je le sais; on me l'a appris; il s'est avancé plus haut encore vers le
Nord.

—Oui, madame, malgré mes avis. Il a voulu aller explorer l'embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre, répondit presque affectueusement Mac Carthy, qui avait pris dans les siennes la main de Victorine et la pressait avec plus de tendresse que n'en comportait la simple amitié, tandis que ses yeux dévoraient les attraits de la jeune femme, ravissante dans son négligé à demi sauvage.

C'était une de ces blondes aux yeux noirs qui cachent, sous une enveloppe délicate, un esprit vigoureusement trempé et qui sont, pour ainsi dire, des exceptions dans l'ordre des choses naturelles. En voyant ces grêles créatures, vous les croiriez phthisiques, ou atteintes d'une maladie incurable; il vous semblerait qu'elles trébuchent déjà au bord de la tombe; et peut-être que si elles demeuraient dans l'inaction, loin du tumulte du monde, du choc des passions, peut-être que la mort les saisirait avant l'âge.

Pauvres fleurs exotiques, on dirait qu'elles se penchent prématurément vers la terre, qui les doit bientôt engloutir à jamais. Vienne, cependant, une émotion forte, un coup de la destinée,—coup qui écraserait l'homme le mieux doué,—et la languissante jeune fille ou jeune femme se relève. Elle reprend coloris et santé. Elle est pleine de forces. Son ardeur étonne; son infatigabilité frappe de stupéfaction. Non-seulement il y a dans cette frêle machine une volonté opiniâtre, irrésistible; mais on y découvre, tout à coup, des trésors de vigueur incroyables. Alors s'accomplissent des prodiges surhumains; alors, telle de ces femmes soulèvera un poids qui effraierait plusieurs hommes robustes; telle autre arrachera son enfant aux griffes d'un tigre; celle-ci fera reculer vingt guerriers armés jusqu'aux dents; celle-là entreprendra une tâche dont la perspective seule nous épouvanterait. Ainsi avait fait madame Robin, en se mettant intrépidement à la recherche de son mari à travers les mille périls du désert américain.

Tout entière à ses inquiétudes, elle ne songeait ni à retirer sa main de celles de James, ni à se défendre contre les regards lascifs qu'il plongeait sous son peignoir.

—Ah! monsieur, pourquoi l'avez-vous laissé partir? dit-elle avec des larmes dans la voix.

—Vainement ai-je voulu m'opposer à son départ, répondit Mac Carthy d'un ton que l'agitation de ses sens faisait trembler.

—Y a-t-il longtemps qu'il vous a quitté?

—Quatre mois environ, madame.

—Depuis, il a écrit, sans doute?

—Non, madame, mais j'ai reçu des informations sur son compte hier au soir.

—Ah! vous me sauvez la vie, monsieur Mac Carthy! s'écria Victorine en serrant avec reconnaissance les doigts de son interlocuteur.

A cette pression, le jeune homme sentit un frémissement courir dans ses veines. Ses paupières devinrent humides, ses joues s'injectèrent de sang.

—Il allait bien, n'est-ce pas? poursuivit madame Robin en se tournant vers James.

—Oui, bien, très-bien! balbutia-t-il.

Comme il faisait assez sombre dans la chambre, éclairée seulement par quelques petits carreaux de parchemin, Victorine ne vit point l'altération des traits de Mac Carthy. Cependant l'accent de sa réponse la frappa.

Dégageant sa main et ramenant la couverture sur sa poitrine, elle reprit:

—Mais comme vous me dites cela! Craindriez-vous de m'apprendre une mauvaise…

—Du tout, du tout, madame, s'écria James, qui, refoulant les entraînements de sa passion, avait repris quelque empire sur lui-même; Alfred était en santé parfaite quand il rencontra le Grand-Lièvre sur les bords de la rivière de la Mine de Cuivre.

—Le Grand-Lièvre? Je crois me rappeler ce nom.

—C'est un chef indien.

—Il est ici, monsieur Mac Carthy?

—Non, madame. Mon père l'a chassé du fort, parce qu'il n'a pas tenu ses engagements envers la Compagnie.

—Ne pourrais-je le voir?

—J'en doute, fit James avec un soupir.

—Vous paraissez triste, monsieur, dit la jeune femme d'un ton sympathique.

—Triste! répéta-t-il, en ébauchant un pâle sourire; oui, je suis triste! Comment ne le serais-je pas? Je vois que vous aimez un ingrat…

—Monsieur!

—Un ingrat, je l'ai dit, s'écria-t-il, car votre mari ne vous aime pas. S'il vous eût aimée, aurait-il eu l'intention de vous quitter pour voyager, avant votre départ pour l'Angleterre…

—Vous le calomniez, monsieur!

—Et, continua Mac Carthy en s'excitant, se serait-il mis en route pour le désert aussitôt après avoir appris à Québec que le navire qui vous ramenait avait sombré?

—De grâce, monsieur, cessez de me parler ainsi d'un mari que j'aime et de qui vous vous prétendiez l'ami, dit la jeune femme en faisant des efforts pour contenir son indignation.

—Son ami! moi, l'ami de votre mari! Ah! que vous me connaissez peu! dit-il dans un rire diabolique; mais je le hais autant que je vous aime, votre Alfred! Est-ce que vous l'ignorez? Est-ce que mon amour…

—Taisez-vous! taisez-vous! répliqua Victorine en se dressant, frémissante, dans son lit.

—Comme vous êtes belle! comme tu es belle! comme je t'aime! dit-il avec une admiration passionnée.

A son tour, il s'était levé, en prononçant ces paroles, et, le visage en feu, les narines gonflées, les prunelles flamboyantes, il étendait les bras pour saisir Victorine et l'attirer à lui.

—Le misérable! le lâche! il porterait la main sur une femme sans défense! s'écria madame Robin avec plus de mépris encore que d'effroi.

Puis, par un bond rapide, elle sauta à bas du lit, saisit sur la table un couteau de chasse, et se retrancha dans un coin de la pièce.

—Osez me toucher, monstre! dit-elle, et je vous jure que l'un de nous deux restera mort sur la place!

La hardiesse et l'imprévu de ce mouvement effrayèrent Mac Carthy.

Un instant atterré, il recouvra bientôt néanmoins son cynisme habituel.

—Partie remise, dit-il en affectant des dehors dégagés. Mais vous serez à moi, ravissante tigresse! En attendant, sachez que votre cher et tendre époux a été assassiné par les Esquimaux. Voilà mon bouquet de fiancé. Que vous en semble? Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir.

Là-dessus Mac Carthy sortit, laissant la pauvre femme consternée par ce qu'elle venait d'entendre.

Il retourna à sa chambre.

—Alanck-ou-a-bi, dit-il à sa mère, qui pétunait gravement, accroupie sur les talons, ce soir vous mettrez la médecine qui endort dans les aliments de la femme blanche. C'est vous qui la servez; cela sera facile.

—Non, dit l'Indienne, je ne le ferai pas. Kitchi-Manitou nous punirait.

—Si vous ne m'obéissez pas, je me tue! dit-il froidement.

—Mon fils se tuer! mon beau James, mon noble enfant se tuer! s'écria l'Étoile-Blanche en lui jetant un regard éploré.

—Je n'ai qu'une parole, répliqua Mac Carthy, sachant bien que par cette menace il obtiendrait tout de la crédule Indienne.

—Alors, dit-elle humblement, la volonté de mon fils sera faite. Alanck-ou-a-bi mêlera la médecine qui donne le sommeil à la becatie [12] ou au thé de la femme au visage pâle.

[Note 12: Les Indiens de la baie d'Hudson donnent ce nom à une sorte de gros boudin fait avec le sang, la graisse et les parties les plus délicates du daim, auxquels on ajoute le coeur et les poumons hachés en menus morceaux.]

—En outre, continua James, comme je suivrai ce matin le parti qui va à la pêche, vous jetterez, aussitôt la nuit venue, une corde à noeuds par-dessus la palissade, et vous m'attendrez, en prenant soin que personne ne vous voie.

—Il sera fait comme tu désires; mais je crains pour toi le courroux du
Grand-Esprit, répondit tristement l'Indienne.

Mac Carthy haussa les épaules et se, mit en devoir de changer son élégant costume contre un lourd accoutrement de cuir de buffle.

Comme il terminait, le clairon retentit.

—Voici, dit-il, la trompette qui appelle les engagés [13]. A cette nuit, Alanck-ou-a-bi!

[Note 13: Domestiques, commis.]

Il prit ses raquettes, accrochées à la muraille, et descendit dans la cour, où une centaine d'hommes, trappeurs blancs et Peaux-Rouges, composant presque toute la garnison masculine du fort, s'assemblaient pour aller faire une grande pêche sur un lac éloigné de dix milles environ.

James avait le commandement de l'expédition; car, bien qu'il fût brusque avec lui jusqu'à la brutalité, son père se proposait de lui remettre un jour la charge qu'il occupait, depuis plus de trente ans, à la factorerie du Prince-de-Galles.

Il n'était pas, d'ailleurs, étonnant que le jeune homme ne demeurât point près de lui pour le soigner. Les moeurs des civilisés dans ces contrées sauvages ressemblent fort à celles des Indiens. La nécessité l'emporte sur toute considération. En voyage, malheur à l'homme ou à la femme malade. On l'abandonne, sans pitié, à son triste sort. Si les forces lui reviennent, tant mieux; sinon, il lui faut mourir soit de besoin, soit sous les coups de l'ennemi qui rôde constamment autour des caravanes, soit sous la dent des bêtes féroces.

Rarement même voit-on une troupe en marche s'arrêter pour permettre à une femme enceinte de faire ses couches. L'infortunée est-elle prise des douleurs de l'enfantement, elle s'écarte, cherche un ruisseau, une source, une flaque d'eau, se délivre elle-même, et rejoint ordinairement, quelques heures après, la bande qui n'a cessé de poursuivre sa route.

Elles sont fortes, sans doute, les femmes du désert; mais combien succombent dans ces atroces souffrances! Il n'y a là aucune statistique pour le dire.

Ces observations suffisent à expliquer la conduite de James Mac Carthy, sans la justifier le moins du monde, d'ailleurs; car le scélérat désirait la mort de son père, et, de plus, il méditait contre la pauvre Victorine le plus odieux des attentats.

CHAPITRE VI

PÊCHE, CHASSE, CRIME, PUNITION

La réunion des trappeurs était fort bruyante. Au vacarme qu'ils faisaient, se mêlaient les hurlements des chiens-loups que l'on attelait aux traîneaux. Les pauvres bêtes faisaient résistance; mais leurs conducteurs les saisissaient brutalement, les flagellaient plus brutalement encore, avec des baguettes de fusil, et, en dépit de leurs cris, de leurs efforts pour s'échapper, finissaient par leur passer le haut collier chargé de sonnettes.

Ce collier, quoique plus petit, ressemblait assez, par sa forme et les fanfreluches dont il était orné, à ceux qu'on voit au cou des mulets dans certaines parties de notre France.

Nombreuse était la meute, chaque sleigh exigeant quinze à vingt chiens. Aussi y avait-il peut-être bien cent cinquante de ces animaux dans la cour de la factorerie. Jugez du vacarme!

Ici, les traîneaux ne sont plus façonnés comme ceux que l'on voit dans les régions occidentales.

On les fabrique avec des planchettes de mélèze. Leur longueur varie entre dix et quinze pieds; leur largeur entre douze et quatorze pouces; leur épaisseur ne dépasse guère un quart de pouce.

Le devant du traîneau est fortement cintré, afin que la machine n'enfonce pas dans la neige. Les planches ou éclisses qui entrent dans sa construction sont réunies les unes aux autres par des lanières de peau de daim, et traversées, dans la partie supérieure, par des barres de bois destinées à consolider le traîneau, et à maintenir les objets qu'il contient.

Un seul homme suffit à tirer un de ces véhicules quand il n'est pas trop chargé. On passe les traits sous les aisselles, on les rassemble sur la poitrine, et, chaussé de bonnes raquettes, on fait aisément douze à quinze lieues par jour. «Quelque simple que soit ce harnais, dit avec raison Samuel Hearne, je défie tous les selliers du monde d'en fabriquer un meilleur.»

Aux environs des factoreries ce sont ordinairement des chiens qui sont chargés de la traction. Et Dieu sait combien cette tâche leur répugne!

Mais j'entends claquer les fouets! l'attellement est fini! les trappeurs ont chaussé leurs longues raquettes en forme de galères; les portes du fort s'ouvrent! Un Canadien entonne une vieille chanson française. En avant!

Voyez défiler la bande sous ce ciel plus blanc, plus lourd que la neige dont la terre est couverte, sans que rien, pas même un arbre, interrompe son uniformité, aussi loin que s'étende le rayon visuel.

Voyez comme ils glissent maintenant, en silence, tous ces hommes, si enveloppés, gantés, encapuchonnés de pelleteries qu'on ne saurait distinguer un blanc d'un Peau-Rouge, que pas une molécule de leur chair n'est visible.

En sortant du fort, leurs fourrures de nuances diverses faisaient contraste; leurs traîneaux peints de couleurs tranchantes égayaient le tableau. A présent, tous sont blancs comme des fantômes, blancs comme la nappe de neige qui les environne. Le souffle des haleines se condense en épais brouillard autour d'eux. Hommes, animaux, choses semblent nager dans un nuage de vapeur lactée.

En avant! en avant! car le froid est intense, la troupe est affamée: elle ne doit déjeuner qu'après avoir dressé ses tentes sur le lac à la Truite, et tendu ses filets.

On arrive vers le milieu du jour. Des collines abritent le lac; la température y est moins élevée que le long de la rivière Churchill. James Mac Carthy commande de faire halte. Les traîneaux sont déchargés. Au bout de dix minutes vingt tentes de peaux s'élèvent sur la glace; vingt panaches de fumée annoncent au loin qu'un parti de chasseurs est campé en ces lieux.

Déjà des sons sourds montent dans l'espace. La glace gémit; elle crie, grince, vole en éclats, entamée par cent bras vigoureux, armés de larges ciseaux en fer, qu'on a préalablement fixés à un manche de quatre à cinq pieds de long.

Des trous sont faits dans la croûte cristallisée. Chacun de ces trous a trois pieds de diamètre environ. Deux pas les séparent les uns des autres.

On déploie les filets, faits avec des bandelettes de cuir de daim.

Ils ressemblent assez, par leur figure, à ceux que nous appelons araignées.

Mais leur hauteur, leur grandeur est beaucoup plus considérable.

Il ne s'agit plus que de tendre ces instruments de destruction.

Les trappeurs blancs se contentent d'introduire, par un des trous, la corde fixée à l'extrémité d'un filet; puis, avec une perche, ils poussent cette corde vers les trous les plus rapprochés; là un autre homme saisit l'engin à l'aide d'un bâton crochu et le passe à son voisin, en se servant du procédé employé par le premier.

En moins d'un quart d'heure, on a ainsi disposé un filet qui a quelquefois cent brasses et plus d'étendue.

Mais les Peaux-Rouges ne vont pas si vite en besogne. Avant d'établir une machine de pêche, les jongleurs tirent de leurs sacs à médecine une multitude de becs et de pattes d'oiseaux qu'ils distribuent aux gens de la tribu.

Ceux-ci attachent ces pattes et ces becs au sommet et au pied du filet.

Puis les sorciers remettent aux chefs des orteils de loutres et d'autres amphibies.

Chacun desdits chefs assujettit lui-même les médecines aux quatre coins de ces rets, qui sont ensuite placés sous la glace de la manière que je viens d'indiquer.

Ils ont tant de foi en leurs charmes qu'un Indien se laisserait plutôt mourir de faim, à côté d'un filet et d'un cours d'eau poissonneux, que de pêcher, s'il ne pouvait placer le premier sous l'influence de quelques-unes de ces amulettes.

Là ne se bornent pas les croyances ridicules de ces peuplades ignorantes, dont nous nous moquons, quoique, à bien des égards, nous n'avons pas l'esprit plus robuste que le leur.

«Le premier poisson quelconque que rapporte le filet, ils le font griller au lieu de le faire bouillir, dit un voyageur célèbre; après quoi ils en enlèvent les chairs avec beaucoup de précaution et brûlent ensuite les arêtes à un petit feu lent [14].

[Note 14: Les Indiens de la Colombie ont des croyances assez analogues. Ils arrachent et enterrent ou brûlent le coeur des saumons qu'ils prennent. Voir la Tête-Plate et les Nez-Perces.]

«A l'étroite observance de cet usage est attaché, suivant eux, l'heureux succès du nouveau filet, qui, autrement, ne produirait rien et perdrait par là toute sa valeur.

«Quand ils pêchent dans les rivières ou les canaux étroits qui joignent deux lacs ensemble, au lieu de réunir plusieurs filets et de barrer le canal, comme ils pourraient le faire souvent, pour intercepter le poisson à son passage, ils tendent leurs filets à une distance considérable les uns des autres, d'après la crainte superstitieuse que, s'ils les attachaient ensemble, ils ne conçussent mutuellement de la jalousie, ce qui les empêcherait de capturer un seul poisson.

«Leur manière de pêcher à la ligne est accompagnée de procédés non moins absurdes. Quand ils amorcent un hameçon, ils cachent sous l'appât, qui est toujours cousu au premier, un charme dans la composition duquel entrent quatre, cinq ou six articles différents. L'appât lui-même, qui est fait de peau de poisson et qui en a à peu près la forme, est à leurs yeux un véritable charme. Ces Indiens emploient pour leurs charmes du poil et de la graisse de castor, des dents de loutres des intestins et du poil de rat musqué, des suites d'écureuil, du lait caillé pris dans l'estomac des faons et des veaux, des cheveux d'homme ou de femme; et une infinité d'autres objets tout aussi singuliers.

«Chaque chef de famille, ou plutôt presque tous les naturels du pays, et particulièrement les hommes, portent sur eux, en tout temps, l'hiver comme l'été, quelques-uns de ces charmes, et, sans cette précaution, aucun ne se risquerait à pêcher, bien convaincu qu'il vaudrait autant rester dans sa tente que d'essayer de tendre une ligne qui serait dépourvue de charme.

«L'expérience ayant appris à ces Indiens que les poissons de la même espèce qui se trouvent dans les différentes parties de leur pays ne s'amorcent pas avec les mêmes substances, ils sont obligés, pour ainsi dire, à chaque lac et à chaque rivière où ils s'arrêtent, de changer la composition de leurs charmes. Ils sont très-ponctuels, aussi, à faire griller le poisson que rapporte le premier hameçon attaché à une ligne nouvelle. Un vieux hameçon dont les preuves de succès sont faites a plus de prix à leurs yeux que mille qui n'ont pas encore été éprouvés.»

Ces idées stupides sont tellement enracinées chez les Indiens que, non-seulement ceux qui fréquentent les factoreries ou même sont employés dans les postes de la Compagnie de la baie d'Hudson, les conservent religieusement, mais qu'elles ont converti un grand nombre de blancs à leurs sottises et qu'on pouvait remarquer sur le lac à la Truite quelques trappeurs canadiens attacher gravement à leurs filets des becs et des pattes de mouette, de guillemots ou d'oie!

Outre le poisson qui lui donne son nom, ce lac renferme une quantité prodigieuse de barbeaux, brochets, perches, dorés. On y trouve même quelques esturgeons d'une dimension colossale.

Aussi la pêche fut-elle abondante. Elle dura jusque vers dix heures du soir; puis, tous les hommes se retirèrent dans leurs tentes, où flambait un bon feu de genévrier pour s'y gorger, jusqu'à en être malades, de chair de poisson, suivant le dégoûtant usage indien, ou pour s'y reposer des fatigues de la journée.

Ce moment, James Mac Carthy, le métis, l'attendait avec une impatience fiévreuse.

Alors, il sortit de la hutte que, seul, il occupait au centre du camp; et, sous prétexte de faire une ronde pour veiller à la sécurité de la troupe, il s'assura que personne n'épiait ses mouvements.

Ces précautions prises, il s'élança sur la piste que les trappeurs avaient frayée le matin en se rendant au lac.

La nuit était assez sombre. Il ventait du nord-est. Tout présageait un de ces terribles ouragans auxquels les Canadiens-Français ont donné le nom de bordées de neige.

Malgré ces signes certains d'une tempête prochaine, James quitta le camp et se mit en marche vers la factorerie du Prince-de-Galles.

Il était minuit quand il arriva sous le rempart.

La neige tombait à larges flocons, et la bise soufflait avec furie en gémissant dans les longues meurtrières du fort.

A ces lamentables accents répondaient les hennissements des chevaux et les jappements des loups qui rôdaient autour du poste, en quête d'une proie.

Mac Carthy s'avança prudemment le long des bastions, les yeux dirigés vers le faite.

Bientôt il aperçut une grosse corde que le vent faisait flotter contre la muraille.

Il saisit cette corde, éprouva sa solidité en se suspendant après; puis, persuadé qu'elle était convenablement assujettie à la crête du rempart, il commença de gravir.

L'ascension dura une minute à peine.

Parvenu au terme, Mac Carthy sauta sur le chemin de ronde.

Masquée par l'affût d'un canon, Alanck-ou-a-bi faisait sentinelle.

—Tout est-il prêt? Dort-elle? demanda James.

—Elle dort, répondit l'Indienne; mais, prends garde, car la colère de Kitchi-Manitou s'appesantit déjà sur nous: il a entraîné le père de mon fils sur le territoire des Esprits.

—Le gouverneur est mort? fit James avec empressement.

—Il est mort, et le sous-chef-facteur a pris le commandement du poste.

—Lui! quelle impudence!… Oh! il ne le gardera pas longtemps, ce commandement, murmura le jeune homme. Mais ce n'est point pour cela que je suis venu; songeons d'abord à ce qui m'amène. Cette nuit, l'amour! demain, les affaires!

—Encore une fois, écoute-moi! ne cours pas à ta perte comme un daim aveugle! observa l'Étoile-Blanche, en l'arrêtant faiblement par le bras.

James la repoussa avec violence.

—Vois, insista-t-elle, cette lumière qui pâlit dans le wigwam du gouverneur; elle éclaire le cadavre encore chaud de ton père. Arrête, malheureux enfant, arrête…

James ne l'entendait plus. Il s'était précipité au bas du rempart et prenait le chemin de la chambre de Victorine, sans remarquer qu'une ombre le suivait de près par derrière.

Le coeur palpitant d'ivresse, il se glisse dans cette chambre. Une lampe y combat à peine l'obscurité.

Mais le métis n'en demande pas tant: le crime a peur de la lumière.

S'étant convaincu que sa victime dort d'un sommeil voisin de la léthargie, il s'approche de la lampe pour l'éteindre, avant de consommer son épouvantable forfait, quand tout à coup la porte de la pièce se rouvre, et sur le seuil parait un trappeur, armé d'un couteau de chasse.

Mac Carthy, sans se déconcerter, tire de sa poche un revolver et fait feu sur le trappeur. Il le manque. Un deuxième coup n'a pas plus d'effet. Le troisième, il ne peut le lâcher: son adversaire s'est jeté sur lui, l'a renversé, désarmé.

Cet adversaire, c'est Louis-le-Bon, le franc-trappeur qui a accompagné madame Robin depuis Québec jusqu'à la factorerie du Prince-de-Galles.

D'une pièce séparée de celle de la jeune femme par une mince cloison, il a, dans la matinée précédente, entendu la scène de Mac Carthy avec Victorine, et, prévoyant l'attentat auquel elle serait en butte, il s'est mis aux aguets.

Le reste n'a pas besoin d'explication.

Cependant, malgré le bruit de la lutte, madame Robin ne s'est pas éveillée.

Mais, au retentissement des détonations, le sous-chef facteur accourt avec quelques employés restés au fort.

On s'empare de Mac Carthy, on le garrotte. Ses détestables projets n'étaient que trop évidents.

—Dans toute circonstance ce que vous avez fait mériterait un châtiment exemplaire, lui dit le sous-chef; mais, le jour où votre père est mort, quitter votre poste pour venir, à deux pas du lit où repose son corps inanimé, violer une femme, c'est l'acte d'un coquin de la pire espèce. Le fouet, terminé par la potence, serait une punition trop douce. Pour ne pas flétrir la mémoire de celui qui vous donna le tour, je me contenterai de vous chasser du fort avec ce stigmate.

En disant ces mots, il lui cracha à la face!

—Misérable! proféra James en grinçant des dents et se débattant entre les mains de ceux qui le tenaient.

—Il n'y a, repris le sous-chef, de misérable ici que vous. On va vous jeter hors des murs, et si, au point du jour, vous n'avez pas quitté le pays, je ne répondrai plus de votre vie.

—Oh! je me vengerai! je me vengerai! hurlait Mac Carthy pendant que quatre vigoureux commis l'entraînaient au dehors.

Madame Robin dormait toujours paisiblement.

CHAPITRE VII

TRAÎTRE

Ruminant ses projets de vengeance, Mac Carthy s'achemina vers le nord.

Il faisait un froid très-vif en ce moment, mais la nuit était fort claire; elle permettait de se diriger aussi facilement qu'en plein midi.

James marcha jusqu'à l'aurore sans s'arrêter. Alors, il pénétra dans une caverne, sur le bord de la route, mangea un peu de poisson fumé, se reposa deux heures, et reprit sa course.

Toute la journée, il parcourut les rives sauvages de la baie d'Hudson.

Impossible d'imaginer une scène plus désolée, plus désolante que celle qu'il eut sous les yeux. La neige ou la glace partout aux pieds; sur la tête, un ciel froid et terne comme le plomb; autour de soi, un horizon sans ligne, une atmosphère grise, épaisse à ce point qu'on aurait cru la pouvoir saisir avec les doigts.

Rien ne troublait la vue, rien ne troublait l'oreille. Cette même solitude était encore envahie par un silence mortel.

Vers le soir, néanmoins, le temps se dégagea, comme il arrive souvent dans les hautes régions septentrionales. Mac Carthy quitta les bords de la baie et s'enfonça à l'intérieur des terres.

Bientôt, quelques minces filets de fumée bleuâtre qui rayaient, par ondes capricieuses, la blancheur relative de l'espace environnant, apprirent au jeune homme qu'il approchait d'un lieu habité par des humains.

James alors s'arrêta. Il se mit à réfléchir. Criminelle était l'action qu'il allait commettre. Point n'était besoin d'avoir étudié la loi pour le savoir; mais sa connaissance pouvait sans doute aider à éluder la justice humaine. Ce fut pour l'examiner, pour y chercher une échappatoire en cas d'insuccès, que notre avocat fit une courte halte avant d'exécuter le sinistre projet qu'il avait conçu.

Le remords ne l'épouvantait pas, il le croyait du moins, et un sourire sardonique glissa sur ses lèvres comme cette idée traversait son cerveau.

Par une sorte de défi à la divinité même, Mac Carthy se mit à réciter à haute voix la terrible menace de Byron dans le Corsaire:

«Il s'établit dans l'intelligence une guerre, un chaos, quand toutes ses puissances troublées, confondues, cèdent à la sombre violence qui les écrase et se laissent dévorer par le remords sans repentir: le remords, ce démon trompeur qui jamais ne parle avant l'acte, mais qui, l'acte accompli, vient crier: «Je t'avais averti!» Vain reproche! Une âme brûlante, inflexible, se révolte: le faible seul se repent!»

—Eh! oui, le faible seul se repent! répéta-t-il avec une violence telle qu'un observateur eût pu penser que James Mac Carthy n'était pas bien sûr de son assertion.

Un écho lointain répondit à diverses reprises:

—Le faible seul se repent!

Cette répercussion de ses propres paroles causa un tressaillement au jeune homme; tant il est vrai qu'elles sont, grâce à Dieu, bien rares ces natures perverses que n'émeut pas, plus ou moins, la perspective d'un forfait.

Mac Carthy se retourna.

Un personnage de grande stature était debout à quelques pas de lui.

C'était un Indien armé en guerre. Il tenait à la main une carabine longue de six pieds, et, à son côté, on voyait pendre, sur sa tunique de peau de daim, la lame d'un sabre de cavalerie.

Dans une touffe de cheveux, fixée droite au-dessus de sa tête, il portait deux fortes plumes que la brise du soir balançait contre chacune de ses joues.

Ces plumes indiquaient un chef; les zébrures multicolores qui lui sillonnaient le visage apprirent aussitôt à Mac Carthy que ce chef avait nom Kit-chi-ou-a-pous, le Grand-Lièvre.

Surmontant l'impression première qu'il avait ressentie à cette rencontre inopinée, James marcha vers le chef et allongea le bras pour lui frapper dans la main, en signe d'amitié, suivant la coutume usitée parmi les Indiens de la baie d'Hudson.

Mais, loin de répondre à ce témoignage de bienveillance, le sauvage recula dédaigneusement d'un pas, en disant dans l'idiome des Chippiouais:

—Les Anglais sont des méchants (câhin nischischin Saganosch)!

—J'apporte des présents au plus illustre des sagamos, dit Mac Carthy sans paraître ni avoir remarqué le mouvement du Grand-Lièvre, ni avoir compris ses paroles.

—Et, continua celui-ci d'un ton méprisant, les demi-sang sont lâches, mous comme des femmes, poltrons comme des veaux marins. Ils ont la langue crochue.

—Voici du tabac des blancs, bien meilleur que le segokimac [15], pour remplir le skipertogan [16] de mon frère.

[Note 15: C'est le nom donné par les Chippiouais à un arbrisseau rampant comme la vigne vierge, dont la feuille séchée leur sert de tabac. Ils emploient aussi l'écorce d'une espèce de saule appelée par les Canadiens-Français bois rouge. Quant à la première plante, les Canadiens la nomment «sac-à-commis,» parce que notre mot tabac se traduit par sakacomis dans quelques dialectes indiens.]

[Note 16: Sac à tabac.]

Kit-chi-ou-a-pous fit un geste de refus.

—J'ai aussi pour mon frère un sac de poudre et une bouteille d'eau-de-feu, poursuivit intrépidement l'avocat.

—Je ne veux rien d'un chien de métis, répliqua sèchement l'Indien.

Mac Carthy reçut l'insulte sans broncher; il s'y attendait.

—Mon frère, reprit-il doucement, consentira-t-il à me prêter son oreille?

—Kit-chi-ou-a-pous n'aime pas les mensonges.

—Je donnerai une grande nouvelle à mon frère.

—Nouvelle de bois-brûlé, nouvelle de fausseté, répondit sentencieusement le Chippiouais.

—Que mon frère m'écoute.

—L'esprit de Kit-chi-ou-a-pous est fermé aux discours de ceux qui tiennent aux blancs par le sang de leur père ou de leur mère.

—Il s'ouvrira à ma proposition.

—Mon frère a la vanité des sangs-mêlés, fit le Peau-Rouge en haussant les épaules.

—Parce qu'il parle au sagamo le plus noble, le plus vaillant, le plus hardi qui ait jamais foulé ces contrées, repartit imperturbablement Mac Carthy.

Et, s'apercevant que sa flatterie produisait l'effet qu'il attendait, il ajouta:

—Le nom de mon frère est partout redouté, du nord au sud, de l'est à l'ouest. Quand il élève la voix, Peaux-Rouges et Peaux-Blanches, tout tremble comme à la voix du tonnerre; quand il arme sa carabine, les ours se réfugient au plus profond de leur-tanière; quand il apprête son harpon, la baleine plonge en mugissant dans les abîmes de la mer; quand il déterre la hache de la guerre, ses ennemis fuient au loin comme une troupe de faons timides.

Sensible à ces caresses données à son amour-propre, l'Indien redressa sa grande taille, et étendant la main dans la direction du fort du Prince-de-Galles, il dit avec la superbe d'un Dieu:

—Kit-chi-ou-a-pous est tout puissant dans ces régions; les
Visages-Pâtes l'apprendront.

—Et c'est pour aider mon frère dans cette oeuvre que je suis venu à lui, dit avec rapidité Mac Carthy.

Mais son offre n'eut pas le succès qu'il en espérait.

—Kit-chi-ou-a-pous ne veut pas de l'aide d'un métis, lui fut-il répliqué durement.

—Je sais que mon frère a des guerriers braves…

—Il en a trois fois cinquante, interrompit le Grand-Lièvre.

—C'est afin de les mener à la factorerie…

—Ils en connaissent le chemin.

—Oui, mais moi je leur indiquerai le moyen de pénétrer dans le fort.

Pour la première fois, depuis cet entretien, Kit-chi-ou-a-pous daigna abaisser les yeux sur le visage de son interlocuteur.

—Je croyais, dit-il en le regardant fixement, que mon frère appartenait aux gens du fort.

—Ils m'ont insulté, dit James.

—Insulter un demi-sang, c'est bien fait, dit l'Indien.

Digérant l'affront, Mac Carthy répliqua seulement:

—Si un autre que mon frère osait me parler ainsi, il paierait cher son audace.

—Pourquoi alors ne t'es-tu pas vengé? reprit la Peau-Rouge.

—C'est le désir de me venger qui m'a conduit à toi.

—Ouah! fit le sauvage d'un ton dubitatif.

—Oui, appuya Mac Carthy. J'étais présent quand tu fus chassé indignement de la factorerie…

—Jamais on ne m'a chassé! s'écria le sauvage avec une incomparable fierté.

—Cependant, dit James, j'ai vu dans ton coeur, Kit-chi-ou-a-pous. Il est gros de ressentiments, et si tu pouvais t'introduire dans le fort du Prince-de-Galles, tu ferais expier aux Anglais les dommages qu'ils t'ont causés.

—Ton discours est droit, Double-Langue, répondit le Peau-Rouge.

—Eh bien, moi, je me charge de t'y faire entrer, dès demain.

—Quel est ton dessein?

—Qu'importe, pourvu qu'il serve celui de mon frère, répliqua adroitement Mac Carthy.

Croisant les bras sur sa poitrine, l'Indien ferma à demi les yeux, d'un air rêveur.

—Mon frère, insinua James, veut probablement connaître le moyen que j'emploierai pour lui livrer le fort?

Le Grand-Lièvre demeurant silencieux, il poursuivit:

—Une des femmes de l'ancien chef m'est toute dévouée.

—L'ancien chef! fit Kit-chi-ou-a-pous.

—Oui, car il est mort.

—Dent-de-Loup est mort! s'écria le sauvage avec une inflexion de surprise et de haine.

Mac Carthy se méprit sur ce mouvement. Il crut que le sauvage, satisfait de la nouvelle, allait consentir à ses projets de vengeance.

—Mon frère, dit-il, ignore que la factorerie renferme des armes de la poudre pour armer ses valeureux Chippiouais et de la liqueur qui rend l'homme heureux.

—Dent-de-Loup est mort! répéta le chef. Mon frère dit-il vrai?

—Je dis vrai.

—Mais comment est-il mort?

—C'est moi qui l'ai tué, répondit James avec un odieux cynisme.

—D'où vient que mon frère a tué Dent-de-Loup! reprit le chef d'un ton méfiant.

—Parce qu'il m'avait frappé, dit Mac Carthy.

—Alors, continua finement l'Indien, Double-Langue n'a plus de raison pour vouloir entraîner les Chippiouais à Churchill.

James devina la ruse.

—Au contraire, dit-il en souriant, car le sous-chef-facteur m'a fait une injure… une injure que je ne pardonnerai jamais!

—Et mon frère est sûr de cette squaw?…

Mac Carthy allait dire: «C'est ma mère!» mais l'orgueil arrêta le mot sur ses lèvres.

—Oui, je réponds d'elle, dit-il.

—Est-ce une Peau-Blanche, ou une Peau-Rouge?

—Elle est, répliqua indifféremment James, de la tribu de mon frère: on la nomme Alanck-ou-a-bi.

—Alanck-ou-a-bi! hurla le Grand-Lièvre avec une fureur qui fit frémir
Mac Carthy.

—Mon frère la connaît donc? balbutia-t-il.

—Kit-chi-ou-a-pous connaît tous les hommes et toutes les femmes de sa race, répondit alors l'Indien avec un calme bien opposé à l'accès d'exaspération qu'il avait eu un moment auparavant.

Si corrompu que fût l'avocat, ce calme subit lui donna le frisson.

Initié aux moeurs des Indiens, il ne pouvait se méprendre sur la portée de ces deux mouvements aussi brusques que tranchés.

Et vraiment, lui, l'égoïste, le cruel, il se sentit avoir peur pour la femme dont il venait de prononcer le nom.

Ce fut le Grand-Lièvre qui renoua la conversation.

—Mon frère, dit-il froidement, est le neconnis [17] d'Alanck-ou-a-bi?

[Note 17: En Chippiouais, on emploie ce terme pour signifier ami ou amant.]

—Alanck-ou-a-bi est mon esclave, répliqua James, sans remarquer une contraction nerveuse dont les membres de son interlocuteur furent aussitôt agités.

Mais ce nouveau symptôme d'irritation eut la durée de l'éclair.

D'une voix inaltérée Kit-chi-ou-a-pous reprit:

—Mon frère a confiance en elle?

—Oh! une confiance entière. Alanck-ou-a-bi mourrait sur un brasier de charbons ardents plutôt que de me trahir jamais.

Comme il achevait, une explosion formidable, comme si elle eût été produite par la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranla l'atmosphère.

Le chef sauvage tomba en même temps sur la neige en proférant des cris affreux.

—L'imbécile! Faut-il en être réduit à se servir de pareilles brutes! ricanait James Mac Carthy.

CHAPITRE VIII

LES CHIPPIOUAIS

Bientôt l'Indien, cessant ses contorsions, demeura étendu comme mort, la face tournée vers le sol.

Mac Carthy suspendit son rire pour se jeter à terre et s'y tenir immobile, dans la même position que celui dont il se moquait une seconde auparavant.

A la détonation avait succédé un long mugissement, lequel, descendant du nord vers le sud, augmentait avec une rapidité inouïe.

L'explosion, elle avait été produite par l'éruption d'un volcan de glace; le mugissement, une bordée de la bise septentrionale le causait.

Ces termes, usités par les trappeurs canadiens-français ont besoin d'une explication. La voici:

Sous les latitudes élevées du nord, l'hiver accumule, au bord de la mer ou aux embouchures des grands fleuves des montagnes de glaçons, que l'intensité du froid fait parfois éclater avec un bruit foudroyant, et qui, tels que des cratères, lancent alors, à des distances prodigieuses des monceaux de débris [18].

[Note 18: On trouvera, sur ces singulières éruptions, des détails très précis dans la Vierge Esguimaue (en préparation).]

Vienne une rafale, un coup de vent, et ces débris, enlevés comme par une trombe, sont chassés dans l'espace, roulés au loin à travers les sauvages solitudes de la côte.

Neige, glace, parcelles de terre, fragments de roches, emplissent l'air, et plus terribles, plus impitoyables que les sables africains entraînés par le simoun ou le sirocco, engloutissent, anéantissent tout ce qui s'oppose à leur passage.

Bordées, nomment ces désastreux tourbillons les rôdeurs du désert américain, dans leur langage si éloquemment imagé.

Et, furieuse, tonnante, fut la bordée qui passa à quelques pieds au-dessus de nos deux hommes, un moment après que Mac Carthy eut imité l'exemple du Grand-Lièvre.

—Ouf! fit le premier en se relevant, il faut avoir vraiment le diable au corps pour vivre dans cet enfer de pays.

—Mon frère a-t-il vu le Géant? demanda Kit-chi-ou-a-pous en regardant avec terreur autour de lui.

—Quel géant? dit James.

—Celui qui habite Ou-a-con-ti-bi.

—Ou-a-con-ti-bi? Je ne comprends pas.

—C'est la caverne des Esprits qui souffle la tempête sur les hommes méchants [19].

[Note 19: L'idée que les vents, les orages, sont produits par des géante puissants, renfermés dans une caverne, existe chez la plupart des sauvages septentrionaux, même chez les Labradoriens, les Groenlandais et les Esquimaux. Fait bien remarquable! Je laisse au lecteur le soin d'en tirer ses déductions. Mais on conviendra qu'il plaide encore contre les ethnographes qui veulent voir dans les Américains une race originale.]

Mac Carthy haussa les épaules.

—Et mon frère a visité cette caverne, sans doute? dit-il.

—Jamais, répondit solennellement le Grand-Lièvre, jamais ni homme rouge ni homme blanc n'y est entré.

—Vraiment!

—Moi seul, reprit le sauvage d'un ton grave, moi seul ai rencontré un jour le chef des géants; c'est lui qui m'a donné en présent mon mokeatogan.

En disant ces mots, l'Indien indiquait du doigt le sabre pendu à son côté.

Mac Carthy contint à grand'peine une violente envie de rire.

Pour dissimuler son air railleur, il se mit à examiner l'arme du sagamo.

Et, après un instant de silence, il s'écria:

—Voilà l'instrument qui procurera la victoire à mon frère.

—Kit-chi-ou-a-pous n'a pas besoin de son mokeatogan pour être toujours victorieux, répliqua hautainement le Chippiouais.

Puis, il ajouta:

—Double-Langue, tu vas me suivre. Mais si tes paroles ne sont pas aussi blanches que cette neige répandue devant nous; si tu es venu pour attirer mes guerriers dans une embuscade, avant que le soleil ait paru quatre fois à l'horizon, avant que la lune ait quatre fois pris son bain dans le lac salé, tu arroseras de ton sang les ruines fumantes du fort du Prince-de-Galles.

—Quand mon frère me connaîtra, il cessera de m'appeler Double-Langue, répondit Mac Carthy.

Le Grand-Lièvre prit alors, dans sa poudrière en corne de boeuf musqué, une mèche de pesogan, sorte de mousseron desséché, y mit le feu, au moyen d'un silex et de son sabre, et alluma son calumet.

James pensait qu'il lui présenterait la pipe, en signe d'alliance; mais l'Indien n'en fit rien.

Ils marchèrent silencieusement pendant dix minutes et arrivèrent au camp des Chippiouais.

C'était un groupe de huttes creusées sous la neige, dont les toits coniques ne dépassaient le sol que de deux ou trois pieds, afin que les habitations fussent à l'abri des effroyables ouragans qui ravagent fréquemment ces tristes contrées.

Quelques chiens-loups, occupés à dévorer une carcasse, faisaient seuls sentinelle.

Mais leur garde valait assurément bien celle des hommes; car à peine Kit-chi-ou-a-pous et son compagnon eurent-ils pénétré dans le camp, que, quittant leur proie, ces animaux se précipitèrent sur eux, en aboyant avec fureur.

Aussitôt, une légion de têtes hideuses et menaçantes parurent à l'entrée des cabanes.

Le Grand-Lièvre repoussait les chiens à coups de crosse, en vociférant:

Te-kachi, alim!

Qu'on peut traduire par:

—Allez-vous-en, cagnes!

Mac Carthy essayait bien d'en faire autant; mais il n'y arrivait pas sans quelques accrocs à ses mitas, voire au gras de ses jambes.

Il se vit même obligé,—pour se débarrasser d'un de ses ennemis trop acharné,—de jouer du couteau. Son audace eût pu lui coûter cher, car, loin de mettre en fuite les voraces animaux, l'exécution sommaire de quelques-uns enflamma le reste d'une telle rage, qu'ils eussent infailliblement dévoré l'imprudent, n'eût été l'intervention des propriétaires.

Encore plusieurs minutes s'écoulèrent-elles,—au grand détriment de leur antagoniste,—avant qu'on réussit à les calmer.

Le vacarme de ces animaux forcenés attira au dehors une nuée d'hommes, de femmes et d'enfants, à demi nus malgré l'inclémence du temps, dont les laides et sombres silhouettes se dessinaient, en contraste fantastique, sur la blancheur de la plaine, aux rouges clartés des torches de résine dont plusieurs étaient munis.

Les hurlements de ces féroces créatures, en voyant l'étranger, ne pouvaient se comparer qu'à ceux de leurs redoutables chiens-loups.

Enfin, le malheureux Mac Carthy,—les vêtements en lambeaux, le corps tout sanglant,—put, en se couchant presque sur le ventre, s'introduire dans l'une des huttes.

Mais, quelques douleurs que lui causassent les blessures qu'il avait reçues, quelque effroi qu'il eût de ceux qui les lui avaient faites, il recula tout d'abord, et se sentit pris d'un invincible dégoût en allongeant la tête dans la cabane.

Une odeur infecte de détritus et de viandes corrompues l'envahissait tout entière et sortait péniblement, en vapeurs épaisses, impénétrables à l'oeil par l'étroite ouverture affectée à la porte.

—Mon frère ne veut-il pas avancer? dit Kit-chi-ou-a-pous en la poussant du pied.

Mac Carthy eût bien plutôt voulu se retirer, protester; mais, à demi asphyxié par les miasmes pestilentiels qui se pressaient sous son nerf olfactif, inondaient sa gorge, il se trouva, sans savoir comment, précipité au milieu même du wigwam, près d'un feu au-dessus duquel était suspendue la plus étonnante marmite qui se fût jamais vue.

Cette marmite était formée par l'estomac d'un gros animal. Le bouillonnement qui s'en échappait annonçait qu'il était plein de liquide en ébullition. Mac Carthy remarqua aussitôt deux femmes et trois jeunes enfants activement occupés à mâcher des graillons, qu'ils plongeaient dans leur étrange chaudière dès qu'ils étaient arrivés à un certain degré de malléabilité.

Une fumée intense régnait dans la pièce souterraine, et l'obscurité était à peine combattue par les lueurs ardentes du brasier.

Cependant, quand, après un instant, le jeune homme se fut un peu habitué aux senteurs écoeurantes et à la pénombre du local, il découvrit que c'était une chambre longue de douze à quinze pieds, sur sept ou huit de large, creusée dans le sol et voûtée au moyen de branches de pin recouvertes de glaise et de neige.

On y voyait plusieurs canots d'écorce rangés contre l'une des parois de la muraille; au-dessus étaient accrochés des pagaies, des filets, des harpons grossièrement fabriqués. Dans le fond pendaient, suspendus à la voûte, des quartiers de venaison, des tranches ou des darnes de saumon, sous lesquels séchaient des lots de pelleteries.

Le long du mur opposé aux canots, des cadres, divisés par des compartiments de sapinage, composaient les lits des habitants de la hutte. Et près de ces lits différentes armes étaient disposées en faisceaux. Il y avait des fusils, des pistolets, mêlés à des arcs, des flèches, des haches, des lances, des casse-têtes et des coutelas.

A la tête de l'un des cadres, deux plumes d'aigle fichées en sautoir, comme pour servir de support à une tête d'ours, indiquaient la couche du chef ou okema.

Devant le foyer, un siège bas et large, drapé d'une riche fourrure et alors inoccupé, annonçait aussi la place de l'okema.

Quoique jeunes et mises avec une sorte de coquetterie, les deux femmes étaient peu faites pour inspirer l'amour. Elles avaient le visage violemment tanné, le front étroit, fuyant en arrière, les joues creuses, aux pommettes saillantes, la bouche grande et le nez aplati. Leurs oreilles, tendues par de lourds anneaux de fer, descendaient presque sur les épaules. Des coquilles bleues et rouges étaient enfilées dans les tresses de leurs cheveux noirs, séparés par une raie au sommet du front, et qui flottaient en deux nattes sur leur dos.

L'ouabiouou, couverture nationale, en peau de cygne, brodée avec de la passementerie écarlate et des grains de verre multicolores, constituait leur vêtement principal.

Au col, elles portaient des colliers de ouampums.

Les marmots, qui travaillaient avec elles à mastiquer des morceaux de graisse, étaient presque nus.

—Kit-chi-ou-a-pous a faim, dit le sagamo en s'adressant à ces femmes.

Aussitôt les enfants se retirèrent au bout de la hutte.

Le chef s'assit sur son escabeau, et désigna à Mac Carthy une place vis à vis de lui.

Il n'avait pas quitté ses armes. James crut devoir agir de même.

Les squaws enlevèrent du feu l'estomac et le portèrent entre les deux convives, à l'aide des petites fourches qui avaient servi à le cuire.

—Voici ton mets, mon frère, dit le Grand-Lièvre à Mac Carthy, en s'armant d'une poche faite avec une espèce de buis nommé pour cette raison bois à cuiller par les trappeurs canadiens-français.

Et, sans plus s'inquiéter de son hôte, le Chippiouais se mit à vider le contenu du viscère avec une rapidité merveilleuse.

L'avocat avait grand'faim. Le parfum qui s'exhalait de la soupe aiguisait encore son appétit, développé par un jeûne de plus de quinze heures; et, quoique élevé parmi les civilisés, il ne se sentait aucune répugnance à ce mélange d'eau, de suif et d'herbes aromatiques préparé par les dents de deux sales Indiennes et de leurs babouins plus immondes encore, dans l'estomac d'un daim.

Mais notre homme était fort embarrassé. Son amphitryon le traitait un peu bien comme le renard avait traité la cigogne de la fable. Soit mégarde, soit malignité,—et les Indiens sont très-mystificateurs, Mac Carthy le savait,—Kit-chi-ou-a-pous avait oublié de lui donner une cuiller.

L'avocat se garda, avec raison, d'en demander une. C'eût été s'abaisser dans l'esprit du sagamo, qui, d'ailleurs, eût sans doute fait la sourde oreille.

Imposant donc silence aux tiraillements de ses entrailles, il attendit patiemment qu'il plût au Grand-Lièvre de le restaurer.

Après avoir absorbé la plus grande partie de sa pâtée, celui-ci parut s'apercevoir, tout à coup, de l'inadvertance qu'il avait commise.

—Mon frère ne mange donc pas? hô-hô! fit-il en exprimant en même temps, par cette exclamation, la jouissance qu'il éprouvait à savourer la nourriture.

Deux fois de suite il plongea encore la cuiller dans l'estomac, la retira pleine à déborder, l'engouffra dans sa vaste bouche et ajouta, en tendant l'ustensile à Mac Carthy, mais non sans lancer un coup d'oeil de regret à la bouillie:

—Oissine (mange).

L'avocat ne se le fit point répéter.

Il dévora le rogaton avec moins d'intrépidité et plus de plaisir qu'il ne l'avait cru [20].

[Note 20: Rien d'étonnant à cela; le dégoût qu'inspire à un étranger la préparation première étant surmonté, la soupe d'estomac constitue un mets succulent. La plupart des voyageurs, comme Franklin, le prince de Neuwied, Samuel Hearne, l'affirment. Ce dernier va jusqu'à dire que «les palais même les plus délicats le trouveraient fort agréable.» Tout est d'ailleurs affaire d'habitude. Sans parler de ces fromages bien faits, de ces viandes faisandées qui 'font nos délices, qu'on songe à la fabrication du vin, du sucre, du pain, etc., et l'on conviendra qu'il ne faut pas trop plaindre les pauvres sauvages!]

Pendant ce temps l'Indien fumait son calumet.

Lorsque Mac Carthy fut rassasié, le Grand-Lièvre fit signe à ses squaws, qui se jetèrent, comme des louves affamées, sur les débris du repas et les expédièrent en quelques minutes avec leurs enfants.

James alors sortit de son carnier une gourde au ventre rebondi, sur laquelle Kit-chi-ou-a-pous arrêta immédiatement un regard avide.

—Mon frère acceptera-t-il une gorgée d'eau-de-feu! fit l'avocat, en débouchant la gourde.

Nebbi-scutta!

—Oui, de l'eau-de-feu! répondit Mac Carthy à cette question.

—J'en accepterai, dit le sagamo.

James lui tendit la gourde qu'il saisit avec empressement et porta à ses lèvres.

Mais, s'arrêtant soudain sans goûter au liquide:

—Que mon frère, dit-il, boive le premier.

Mac Carthy comprit que le Grand-Lièvre avait peur que la gourde ne contînt du poison.

Pour le rassurer, il la reprit, tira de sa carnassière une petite tasse en cuir, y versa du whiskey, le but, et repassa le flacon à son hôte.

Mais la méfiance de celui-ci n'était pas vaincue. Supposant probablement que le goulot de la gourde pouvait être empoisonné, il fit signe qu'il voulait la tasse.

L'ayant reçue, il la remplit, et, d'un trait, en avala le contenu.

—Hô! hô! exclama-t-il voluptueusement après, en faisant claquer sa langue contre son palais.

Mac Carthy crut le moment favorable pour renouveler sa proposition.

—Mon frère, dit-il, est-il décidé à me suivre au fort du
Prince-de-Galles?

—Quand le soleil se lèvera, Kit-chi-ou-a-pous assemblera son conseil de guerre, répondit laconiquement le Peau-Rouge, en ingurgitant une nouvelle tasse de whiskey. A cette deuxième en succéda une autre, puis une autre; puis le Grand-Lièvre, à moitié ivre, dit à Mac Carthy:

—Si mon frère veut pour sa couche une esclave, j'en ai de plus belles et surtout de plus jeunes qu'Alanck-ou-a-bi?

James fit un geste de refus.

Le sagamo continua, après avoir caressé cette fois la gourde à pleine bouche.

—Si mon frère n'était pas un demi-sang, je lui offrirais une de mes propres squaws, suivant l'usage; mais…

Sans achever, le chef chippiouais laissa tomber le flacon, roula de son siège près du feu, où il s'endormit profondément.

CHAPITRE IX

LES CHIPPIOUAIS (suite)

Accablé de fatigue, Mac Carthy ne tarda pas à céder au sommeil.

Il se jeta tout habillé sur un cadre, en ayant soin de placer ses armes à sa portée.

Peu confiant dans la loyauté de son hôte, il espérait avoir l'oeil et l'oreille au guet. Il comptait sans les droits de la nature. Une nuit passée en plein air, à parcourir des sentiers difficiles, jointe à une longue journée de marche, l'avait abattu. Au lieu de veiller, il tomba dans un profond assoupissement.

Déjà depuis plusieurs heures, James était dans cet état, quand il s'éveilla tout à coup sous l'étreinte d'une vive douleur.

Instinctivement, Mac Carthy voulut étendre la main, saisir ses armes. Mais alors il s'aperçut qu'on lui avait garrotté les poings et les pieds.

Jetant les regards autour de lui, il vit Kit-chi-ou-a-pous qui fumait avec calme près du feu.

—Tu as manqué aux lois de l'hospitalité! cria-t-il, en faisant des efforts pour rompre ses liens.

L'Indien sourit.

—Il n'y a pas de lois, dit-il, pour les demi-sang.

Mac Carthy ne savait que trop combien les Peaux-Rouges méprisent les métis. Cessant donc de se débattre, il essaya d'obtenir par la douceur ce que la violence ne pouvait lui faire gagner.

—Pourquoi, dit-il, mon frère m'a-t-il attaché? Ne suis-je pas son ami?

—Double-Langue, répondit le sagamo, n'est ni le frère, ni l'ami d'un
Chippiouais. C'est un fils de chien et de renarde.

—Le noble Kit-chi-ou-a-pous n'a donc pas foi en ma parole?

—L'eau trouble cache souvent des serpents venimeux.

—J'ai partagé le festin de Kit-chi-ou-a-pous, et il a bu à ma gourde.
Que diront ses guerriers quand ils apprendront comment il m'a traité?

—Ses guerriers diront qu'il a eu la prudence du cheval et la finesse du lynx. Au lever du soleil, Double-Langue jugera.

—Tu me rendras ma liberté? fit avidement Mac Carthy.

Le sauvage ne répondit pas.

—Et, continua l'avocat, je te mènerai, comme je te l'ai promis, au fort du Prince-de-Galles.

Kit-chi-ou-a-pous hocha la tête comme s'il voulait dire:

—Nous verrons.

Puis il se leva, alluma une torche de résine et la ficha dans le mur, près d'un fragment de miroir qu'il avait probablement acheté à quelque comptoir de la Compagnie de la baie d'Hudson.

Prenant ensuite, dans son sac à médecine, un morceau de fil de laiton, il le roula on forme de tire-bouchon autour d'une aiguille.

Sa vis terminée, il la promena gravement sous son menton où croissaient quelques maigres touffes de poil. A mesure que ces poils s'engageaient dans les pas de la vis, il la pressait entre le pouce et l'index, et, par un coup sec, rapide, il extirpait la végétation.

Malgré les périls de sa situation, et quoique le Grand-Lièvre procédât à cette opération avec dextérité une promptitude qui eussent honoré un épilateur de profession, Mac Carthy ne pouvait s'empêcher de rire.

Heureusement que, tout entier à sa besogne, Kit-chi-ou-a-pous ne le remarqua point.

Quand il eut fini, notre Chippiouais prit encore, dans son sac à médecine, une petite bourse en peau, qu'il vida sur un plateau en écorce de cèdre.

La bourse renfermait une poudre fine qui n'était autre chose que du noir animal.

Ce noir, le Grand-Lièvre le délaya avec un peu d'eau et en fit une teinture dont il se couvrit le visage, le cou, les bras et la poitrine, jusqu'à la ceinture.

Après quoi, il rajusta les plumes d'aigle dans ses cheveux, arrangea son collier de dents de morse, et saisit une hache en silex, sur le manche de laquelle on avait peint des serpentins alternativement rouges et verts.

Comme il achevait ces préparatifs, l'aurore parut à travers les pierres qui bouchaient l'entrée de la cabane.

Kit-chi-ou-a-pous brandit sa hache et poussa un hurlement intraduisible dans notre langue.

Jusque-là les deux femmes et les enfants n'avaient bougé ni soufflé mot; à ce cri, ils répliquèrent par des chants bizarres et en dansant devant le chef.

Lève-toi! dit-il à Mac Carthy.

Le jeune homme montra les liens qu'il avait aux pieds.

Aussitôt, d'un coup de sa hache, et avec une précision incomparable, il les fit sauter, sans effleurer seulement l'épiderme du captif.

—Marche! lui ordonna-t-il ensuite en le poussant hors de la hutte.

Le Grand-Lièvre sortit derrière Mac Carthy.

Une foule de sauvages semblait attendre leur arrivée.

Le temps était froid, le ciel lourd, couvert.

L'apparition du chef et de son prisonnier fut saluée par des vociférations effroyables, auxquelles les aboiements des chiens donnaient un cachet plus horrible encore.

Malgré la rigueur de l'atmosphère, Kit-chi-ou-a-pous n'avait pour tout vêtement qu'un court jupon de peau de boeuf qui lui ceignait les reins.

Conduisant toujours Mac Carthy devant lui, il monta sur le toit d'une cabane plus élevée que les autres, et força James de s'asseoir à ses pieds dans la neige.

Plus de deux cents Chippiouais, hommes et femmes entourèrent aussitôt l'okema [21].

[Note 21: Chef.]

—Frères, dit-il, les ossements de nos compatriotes morts, tués par les Visages-Pâles, restent à découvert. Ils nous appellent pour venger leurs insultes; tarderons-nous à les satisfaire?

—Ka! ka! (Non! non!) répondit unanimement l'assemblée.

L'orateur reprit:

—Les esprits de nos aïeux sont irrités contre nous; il les faut apaiser. Vous l'avez vu, au soleil couchant, Matcho-Manitou, le méchant génie, a soufflé la colère sur nous. Il est temps de calmer sa fureur. Allons chercher les ennemis de nos frères égorgés! Allons! et dévorons ceux qui les ont tués! Ne demeurez pas davantage oisifs! Livrez-vous à l'impulsion de votre valeur naturelle, et que les Visages-Pâles apprennent que vous êtes des hommes! Oignez vos cheveux, peignez vos faces, remplissez vos carquois; que les forêts retentissent de vos chansons guerrières pour consoler les esprits des morts et leur apprendre qu'ils vont être vengés!

Eo! eo! Oui! oui! firent les auditeurs avec enthousiasme.

Enchanté de l'effet qu'il avait produit, le Grand-Lièvre continua:

—Hier, je me suis emparé de ce demi-sang. Il nous conduira à l'établissement des blancs; il a promis de nous y introduire; mais que chacun veille sur lui, que chacun se défie de lui; car, vous le voyez, il appartient à une race maudite!

Ces paroles soulevèrent contre le métis une tempête d'imprécations et de menaces.

Après avoir calmé l'effervescence des Chippiouais, Kit-chi-ou-a-pous ajouta:

—Nous allons tenir un grand conseil de guerre; pendant ce temps, vous garderez le captif; mais si l'un de vous le blessait, je lui casserais la tête avec mon tomahawk.

Après ces mots, le Grand-Lièvre descendit de sa tribune, et entra, avec six chefs, dans la cabane du haut de laquelle il avait parlé.

L'intérieur de cette cabane n'avait rien de particulier. Un petit feu brûlait au centre. Les sagamos s'accroupirent sur les talons autour de ce feu.

Kit-chi-ou-a-pous, après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, qu'il lança vers le levant, et après avoir dit que son prisonnier, Mac Carthy, avait promis de les faire entrer dans le fort du Prince-de-Galles en échange de sa liberté, demanda aux sachems s'ils jugeaient convenable d'entreprendre cette expédition.

La plupart répondirent affirmativement.

Mais l'un d'eux, qui remplissait dans la tribu les fonctions de jongleur, fut d'un avis différent.

La discussion s'animant, le Grand-Lièvre insulta le jongleur.

—Pointe-de-Flèche, tu n'es qu'un coeur mou, sans vigueur, lui dit-il.

—Je suis prudent, répliqua Pointe-de-Flèche, en portant à sa bouche le calumet de Kit-chi-ou-a-pous.

—Tu veux dire lâche! cria l'autre avec plus d'emportement.

Pointe-de-Flèche, à ce moment, retira vivement la pipe de ses lèvres et, d'un air assez négligent, cacha dans sa main le bout du tuyau.

—Ne me force point à parler, mon frère, dit-il d'un ton grave.

L'irritation du Grand-Lièvre redoubla.

—Quel est ce langage! proféra-t-il avec fureur, et depuis quand les corbeaux osent-ils menacer les aigles!

A ces mots, le jongleur jeta sur Kit-chi-ou-a-pous un regard où se trahissait toute la maligne méchanceté de son caractère.

—Tu n'es pas sage, mon frère, dit-il avec une humilité hypocrite.

—Sage! Est-ce toi qui m'apprendras la sagesse?

—Oui, et, crois-moi, renonce à ton projet.

—Plutôt te tuer que d'y renoncer, louveteau, vociféra l'okema.

—Eh bien, que mes frères voient et qu'ils apprécient! dit lentement Pointe-de-Flèche, en montrant aux chefs le bout de la pipe qui était tout fendillé.

Les Chippiouais firent un mouvement d'effroi.

—Que signifie cela? reprit le jongleur, sinon que Kit-chi-ou-a-pous a eu commerce avec Kitchi-Ickoui, pendant sa retraite lunaire [22], et que les manitous ne seconderont pas une entreprise commandée par une bouche impure.

[Note 22: «Il y a certaines époques où il est interdit aux femmes d'habiter dans les mêmes loges que leurs maris… C'est un usage reçu dans toutes les tribus.»—Samuel Hearne, Voyage à l'Océan Nord, tome II.]

Cette accusation changea en rage la colère au Grand-Lièvre.

Se levant tout d'une pièce, il allait se précipiter sur Pointe-de-Flèche, quand la porte s'ouvrit subitement pour donner accès à une Indienne colossale.

—Kitchi-Ickoui! murmurèrent les assistants.

C'était, en effet, Kitchi-Ickoui, la Grande-Femme, première épouse de
Kit-chi-ou-a-pous.

Elle passait pour une beauté sans rivale parmi les Chippiouais, car ses oreilles, percées d'un trou qui avait au moins dix centimètres de circonférence, pendaient sur ses omoplates comme les oreilles d'un éléphant.

Pour acquérir cette rare séduction, Kitchi-Ickoui s'était, de bonne heure, habituée à porter de lourds cercles de fer au lobe de ses oreilles. Elle possédait, d'ailleurs, un autre charme non moins apprécié par ses compatriotes, c'était la dilatation de ses fosses nasales, qu'elle était parvenue à étendre jusqu'aux coins de la bouche, à l'aide de morceaux de bois introduits, par grandeur progressive, entre les ailes et la cloison du nez.

Puis elle avait au moins six pieds de haut, puis elle était forte à soulever un bison sur son dos.

Sachez estimer l'admiration dont elle était l'objet dans sa tribu!

Tout cela cependant n'était rien en comparaison d'une qualité, d'un trait d'héroïsme qui lui valait l'insigne honneur de siéger au conseil des chefs.

Jeune fille encore, Kitchi-Ickoui avait donné une fête de maïs à quarante jeunes guerriers, et, après les avoir copieusement régalés, elle avait, avec eux, renouvelé l'exploit de Messaline[23].

[Note 23: A l'appui de ces détails, j'invoque le témoignage des voyageurs qui ont publié des études sur les moeurs des Chippiouais ou Chippeways, comme ils sont improprement nommés en France. Le fait que je viens de mentionner est rapporté tout au long par Carver (Voyage dans l'Amérique septentrionale), qui croit cependant, mais à tort, la coutume particulière aux Nadoessis.]

En récompense de sa valeur, la Grande-Femme épousa Kit-chi-ou-a-pous, principal sagamo des Chippiouais.

Elle était l'orgueil de son sexe, le modèle proposé à toutes les aimables squaws.

L'entrée de cette glorieuse créature dans la salle des délibérations produisit une sensation immense.

—Kitchi-Ickoui a, dit-elle, entendu les paroles de Pointe-de-Flèche, et elle déclare que sa langue est fausse. Durant les huit derniers jours et nuits, elle est restée dans la loge des purifications, sans voir ni Kit-chi-ou-a-pous, ni aucun autre homme. Que Pointe-de-Flèche me donne le poagan.

Le jongleur jeta aussitôt la pipe au feu, mais un chef la ramassa avant que la flamme l'eût touchée et la passa à l'Indienne.

L'ayant examinée, celle-ci dit, en indiquant des traces de dents à l'extrémité du chalumeau:

—Ce qui prouve que le discours de Pointe-de-Flèche n'est pas droit, c'est que le tuyau n'a pas éclaté, comme il serait advenu si l'inculpation était vraie, mais qu'il a été mâché comme un os par un chien. Cette assertion, appuyée de la preuve, ramena immédiatement à Kit-chi-ou-a-pous l'esprit du conseil.

Le jongleur, couvert de honte, dut quitter la salle, et l'expédition proposée par le Grand-Lièvre fut résolue séance tenante.

Les sagamos revinrent sur la place et déclarèrent cette décision à la foule.

Leur déclaration fut saluée par des clameurs furibondes.

Le tumulte apaisé, Kit-chi-ou-a-pous s'écria:

—Nous avons donc pris la détermination de déterrer la hache de guerre et d'aller surprendre nos vils ennemis, les Visages-Pâles. Nous mangerons leur chair et nous boirons leur sang; nous leur arracherons leurs chevelures et les amènerons prisonniers ici pour être le jouet de nos femmes et de nos enfants; et si nous succombons dans cette noble entreprise, nous ne resterons pas étendus sur la neige, la proie des bêtes féroces, car ce collier sera la récompense de celui qui enterrera les morts.

Avec ces mots, il lança son collier de griffes d'ours et de dents de morse au milieu de la multitude.

Un guerrier, d'une apparence robuste, dont plusieurs scalpes ornaient la ceinture, se précipita dessus et le releva.

Par cet acte, il exprimait son désir d'être le lieutenant du
Grand-Lièvre.

—C'est bien, Pied-de-Buffle, dit celui-ci. J'estime et j'aime ta vaillance. Adroit à la chasse, habile à la pêche, tu es encore un brave guerrier. Nos ennemis l'ont apprise leurs dépens. Ils l'attestent les glorieux trophées qui décorent ton wigwam; et si je péris dans cette guerre, je serai heureux de t'avoir pour successeur.

Pied-de-Buffle répondit en donnant au sagamo le collier de têtes d'aigle que lui-même avait sur la poitrine.

Kit-chi-ou-a-pous fut ensuite conduit processionnellement à la loge aux sueries; il y resta deux heures, et par une transpiration abondante, secondée de rudes frictions avec de la neige, il se débarrassa de l'épaisse couche de couleur et de crasse dont il était enduit.

Quand il eut quitté son bain de vapeur, on le mena dans une autre cabane, où ses amis l'oignirent de graisse d'ours de la tête aux pieds.

Après quoi ils le peignirent en rouge, et dessinèrent avec du noir, sur tout son corps, les figures les plus monstrueuses qu'ils se purent imaginer: les unes destinées à effrayer les ennemis, les autres à le préserver de leurs coups.

Pendant ce temps, le sagamo chantait ses exploits et ceux de ses ancêtres.

Peu à peu, les guerriers qui devaient l'accompagner entonnèrent des chants semblables et se prirent à danser autour de lui.

La cérémonie de la peinture achevée, les danses et les chants devinrent généraux.

Mais quels chants! quelles danses! Des éclats de voix sauvages à épouvanter les animaux féroces; des contorsions comme n'en eut peut-être jamais, dans le monde civilisé, un épileptique.

Un banquet de chair de chien et de graisse de caribou couronna la solennité.

Mais Kit-chi-ou-a-pous ne prit aucune part à ce festin. Il se contenta de fumer devant les convives; car le sagamo était tenu de jeûner jusqu'au moment où l'on entrerait en campagne.

Kitchi-Ickoui avait, par une faveur spéciale, été invitée au repas, auquel, excepté elle, les hommes seuls pouvaient assister.

Lorsqu'il fut fini, le Grand-Lièvre partit pour aller, suivant l'usage, passer la nuit dans la forêt; et sa femme rentra dans leur hutte, où l'on avait ramené Mac Carthy toujours garrotté et gardé à vue.

CHAPITRE X

LES OBSÈQUES DU GOUVERNEUR

Le lendemain de l'infâme tentative dont elle avait failli être la victime, madame Robin fut éveillée au matin par un roulement de tambour.

La jeune femme ignorait tout ce qui avait eu lieu durant la nuit.

Elle se leva, mit une fourrure sur ses épaules et s'approcha du poêle, où pétillait un feu ardent.

Un deuxième roulement de tambour, dont les notes graves et monotones avaient quelque chose de sinistre, puis le son de deux bugles sonnant en sourdine un appel, attirèrent l'attention de Victorine.

Elle allait ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la cour du fort, quand on frappa à sa porte.

—Qui est là? demanda la jeune femme en jetant un coup d'oeil sur sa toilette du matin.

—Moi, Louis-le-Bon, castors et loutres! répondit de dehors une grosse voix joviale.

—Ah! c'est vous, mon ami?

—Peut-on entrer?

—Attendez un peu.

—J'attendrai bien une heure s'il le faut, madame, répliqua la grosse voix.

—Oh! je ne vous tiendrai pas si longtemps à la porte; j'achève de m'habiller, Louis, reprit madame Robin en passant lestement une robe.

Bientôt elle ajouta:

—Je suis prête, vous pouvez venir.

Louis-le-Bon entra et serra sans façon la main de Victorine.

—Vous avez bien dormi cette nuit, madame? dit-il sous forme de question.

—Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle gaiement. Comparés aux endroits où il nous a fallu coucher pendant notre voyage, les lits sont excellents ici. Seulement, je ne sais pourquoi, mais j'ai un violent mal de tête. Peut-être la chaleur qu'il fait dans cette chambre…

Le trappeur hocha la tête.

—Vous me pardonnerez une demande, dit-il d'un ton embarrassé.

—Mais tout ce que vous voudrez, mon bon Louis.

—Eh bien, est-ce que vous n'avez pas bu quelque chose, hier soir, avant de vous coucher?

—Assurément, une tasse de thé, suivant mon habitude.

—Et qui vous l'a donnée?

—Qui me l'a faite? Cette vieille Indienne.

—Je m'en doutais, murmura le chasseur.

—Comme vous dites cela! fit Victorine surprise.

—Est-ce qu'on [24] pourrait voir la tasse? reprit-il.

[Note 24: Au Canada le pronom on est généralement employé à la place du pronom personnel je ou nous, surtout par la basse classe.]

—La voici, dit madame Robin, lui indiquant une coupe en bois posée sur un coffre près de son lit.

—Ah! ah! il faut l'examiner, dit Louis-le-Bon, prenant la coupe, au fond de laquelle restait un peu de sucre d'érable en liquéfaction.

Il fit couler ce sucre dans le creux de sa main, s'avança vers la fenêtre, considéra le résidu, le goûta et marmotta entre ses dents:

—On en était sûr. C'est du pavot que cette sorcière rouge avait mis là-dedans pour endormir…

—Que dites-vous donc? s'enquit madame Robin.

—Je dis, je dis, repartit-il en hésitant, que ce thé a dû vous paraître mauvais.

—Il était un peu amer!

—Amer! je crois bien! exclama l'autre.

—Au surplus, je ne l'ai pas trouvé mauvais. Mais dans quel but ces questions?

—Oh! rien, rien… une idée! oui, rien qu'une idée, dit Louis-le-Bon d'un ton qui démentait ses paroles. Occupée à relever ses cheveux devant un petit miroir de poche, Victorine ne remarqua point la préoccupation du trappeur.

Pour la troisième fois, le tambour battit dans la cour.

—Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune femme.

—Vous ne le savez pas, madame?

—Moi!

—Le gouverneur est mort!

—Comment! Que me dites-vous là? Le gouverneur est mort?

—Oui, M. Mac Carthy.

—Cet homme qui paraissait si bien portant?…

—Il est mort, hier, dans la soirée, tué, dit-on, par son scélérat de fils.

—Tué par son fils?

—Oui, madame, un brigand qui…

Louis-le-Bon s'arrêta court, se gratta le front et murmura en aparté:

—Suffit! on s'entend, ours et buffles!

—Mais, dit Victorine, M. Mac Carthy avait plusieurs fils!

—Oh! c'est du commichon [25] que je veux parler; celui qui a été élevé aux établissements.

[Note 25: Petit commis, méchant employé.]

A ces mots, madame Robin frémit.

—Vous voudriez parier de M. James? dit-elle avec stupeur.

—Tout juste, madame, tout juste.

—Il aurait… Oh! je ne puis croire cela!

—Le brigand! s'écria Louis-le-Bon avec indignation; le brigand! il en a fait bien d'autres!… et si on l'avait laissé…

—Poursuivez!

—Bon, bon, on sait ce qu'on sait, castors et loutres.

—Enfin, ce crime dont vous parlez…

—Oh! reprit le trappeur, pour celui-là on n'a que des soupçons.

—Des soupçons mal fondés, j'en répondrais, car je connais M. James, il est l'ami de mon mari, dit Victorine, profitant, avec bonheur, de l'occasion qui s'offrait à elle pour justifier un homme qu'elle abhorrait, mais qu'elle ne pouvait, cependant, juger capable d'un meurtre.

—Mal fondés! mal fondés! grommela le trappeur; ça se peut; en attendant, si jamais le gueux me tombe sous la main…

—M. James est-il informé?… commença madame Robin.

—On l'a chassé du poste, interrompit brusquement Louis-le-Bon.

—Comment! sur un simple soupçon?

—Soupçon! soupçon! répéta le chasseur en branlant la tête d'un air significatif.

Il était assez gêné par la tournure qu'avait prise l'entretien. Voulant ne point parler à madame Robin de l'attentat auquel, grâce à lui, elle avait échappé, mais craignant qu'une gaucherie ne le trahit, il prit le parti de se retirer sous le premier prétexte venu.

—Vous n'avez besoin de rien, madame? dit-il.

—Non, mon ami, je vous remercie. Ne me disiez-vous pas que M. James Mac
Carthy avait été chassé du fort?

—Oui, madame, par le sous-chef-facteur.

—Quel a été le motif de son expulsion! Car je ne puis imaginer…

Un coup de canon lui coupa la parole.

—Ah! voici qu'on va se mettre en marche! Je descends; excusez-moi, madame.

—C'est donc l'enterrement?…

—Oui, madame; à la revue [26]! dit Louis-le-Bon en saluant Victorine.

[Note 26: Locution canadienne employée pour: au revoir.]

Il se rendit aussitôt dans la cour de la factorerie, où une grande quantité d'hommes, de femmes et d'enfants se trouvaient assemblés.

Les blancs avaient endossé leurs habits de parade: les Indiens et les métis leurs accoutrements les plus sales.

Placés sur deux rangs, les premiers, revêtus de chaudes tuniques en peau de daim doublée de plumes de cygne et élégamment brodée avec des piquants de porc-épic et des grains de verroterie de couleur tranchante, avaient tous à la taille la longue ceinture rouge, fléchée, d'ordonnance. Des galons sur la manche de ce capot, ou des épaulettes d'or distinguaient les différents chefs: le gouverneur provisoire, les facteurs, les commis, les voyageurs ou guides.

Tous avaient, au reste, la même coiffure: un casque ou toque en peau de renard brun, dont la, queue ondulait sur leur dos; tous aussi avaient un crêpe au bras gauche.

Quant aux sauvages, ils s'étaient peint le visage en noir; une méchante robe de peau de bison enveloppait la plupart des hommes; des ouabiouous [27] en guenille couvraient les femmes, dont les cheveux flottaient épars, et dont la face disparaissait sous les plis du ouabiouous.

[Note 27: Couvertures.]

Comme Louis-le-Bon arrivait dans la cour, quatre robustes trappeurs sortirent de l'appartement occupé par feu Mac Carthy.

Sur leurs épaules, ils portaient un brancard où était étendu le corps de l'ex-gouverneur dans son uniforme de grande cérémonie: chapeau à cornes noir, passementé d'or, plumet blanc, frac et pantalon garance, épaulette» à graines d'épinard, épée au côté.

Dès qu'il parut, les employés du poste saluèrent, la musique joua une marche funèbre, et les Indiens se mirent à pousser des lamentations effroyables.

Louis-le-Bon se joignit au cortège, qui, dirigé par le nouveau gouverneur, s'avança vers une des cours isolées de la factorerie.

C'était le cimetière consacré aux gens du fort.

On les enterrait là pour que leur dernière demeure fût à l'abri des violations que n'auraient pas manqué de leur faire subir les Indiens ennemis, si on les eût inhumés hors de l'enceinte de l'établissement.

Dans la petite cour, des croix de bois grossières, ou le renflement du sol, marquaient les sépultures.

Au milieu était ouvert un caveau.

Le corps de M. Mac Carthy y fut descendu avec le brancard sur lequel il gisait.

Debout devant la tombe, son successeur fit une courte prière que tous les assistants écoutèrent, la tête découverte.

Puis le caveau fut scellé par une lourde-pierre: le canon résonna, et chacun des employés du fort du Prince-de-Galles retourna à ses occupations, sauf les femmes du décédé, qui demeurèrent quelque temps encore sur la fosse, en proférant des cris déchirants.

Plaintes égoïstes! Elles pleuraient, ces malheureuses, la position et non l'homme qu'elles perdaient.

De maîtresses elles redevenaient servantes, de l'honneur elles tombaient dans le mépris.

Leurs larmes furent les seules pourtant versées sur le corps du défont.

Dans le désert, l'individu est tout, la famille, l'entourage nul. Ne comptant que sur soi, n'agissant que pour soi, on n'a rien à attendre des autres.

La mort ne préoccupe pas plus que l'idée d'une autre vie; l'homme mort est estimé à sa juste valeur; rarement il inspire des regrets, jamais il n'interrompt les travaux journaliers, ne change les habitudes prises.

Dans les postes, il a quelque chance d'être enseveli d'une façon plus ou moins convenable, mais en campagne, les loups des prairies ou les carcajoux, les vautours et les corbeaux, voilà ses fossoyeurs ordinaires.

Aussi, Louis-le-Bon, franc trappeur s'il en fut, et qui ne se souvenait pas avoir couché dans un lit, se disait-il en retournant à la grand'salle de la factorerie:

—Ça n'empêche, ours et buffles, on ne doit pas être à son aise dans une cave comme celle-là, où il n'y a pas d'air et où il fait noir comme chez le diable. Si jamais je meurs, j'aime bien mieux avoir un coin de prairie pour cercueil! au moins…..

—Oui-dà, maître philosophe, dit tout à coup une voix derrière lui.

Le trappeur se retourna vivement.

—Poignet-d'Acier! exclama-t-il avec autant de surprise que de joie.

—Chut! fit l'homme qui lui avait parlé en posant le doigt sur ses lèvres. Ne prononçons pas ce nom ici. Appelez-moi, Mathieu, le capitaine Mathieu, comme dans la Colombie.

—Compris, capitaine, compris, dit Louis-le-Bon, avec un coup d'oeil d'intelligence. Mais comment ça vous va-t-il? Il y a des années et des années qu'on ne s'est vu!

—Très-bien, mon brave, repartit l'étranger, en lui tendant la main.

—Ah! dit le trappeur, ça me fait plaisir, vrai, là, de vous revoir, ours et buffles! Vous êtes toujours jeune, quoique vos cheveux soient devenus blancs comme la laine d'un grosses-cornes.

—Jeune! répéta Poignet-d'Acier, en secouant mélancoliquement la tête.

—Et Nick Whiffles, reprit Louis-le-Bon, sait-on ce qu'il est devenu?

—Nick Whiffles est avec moi.

Le chasseur sauta d'allégresse.

—Avec vous!

—Oui, je l'ai laissé à quelques milles d'ici.

—Ah! s'écria le premier, Nick Whiffles est avec vous, capitaine! C'est là une nouvelle! Comme nous allons nous amuser, castors et loutres! Vous avez donc une entreprise, capitaine?

—On vous en causera, répondit son interlocuteur.

—Tout à votre service, vous savez!

—Dites-moi, fit Poignet-d'Acier, M. Mac Carthy est-il au fort?

—M. Mac Carthy?

—Oui, le gouverneur.

—Ours et buffles, vous me faites là une belle question, capitaine.

—Il y est, n'est-ce pas?

—Oui, il y est pour n'en plus sortir, car il est mort et enterré, le pauvre homme.

—En vérité!

—Cinq minutes plus tôt, et vous nous aidiez à le porter à sa dernière loge.

Le front du capitaine se plissa.

—Qui donc lui a succédé? demanda-t-il.

—M. Boyer, le sous-chef-facteur, en attendant les ordres de la compagnie.

—M. Boyer!

—Eh! oui, celui qui vous détestait tant là-bas, dans la Colombie. Mais soyez tranquille, capitaine, je suis là; et si l'on s'avisait de…

—Bien, bien, dit Poignet-d'Acier d'un air rêveur; Mais, vous, que faites-vous ici?

—Ah ça, c'est une histoire! j'accompagne une dame.

—Madame Robin! s'écria l'étranger.

—Tout juste, capitaine, tout juste.

—Et… elle est au fort?

—Comme de raison.

—Ah! mon brave, vous me soulagez d'un grand poids dit Poignet-d'Acier d'un air satisfait.

—J'en suis, ma foi, bien content, capitaine, bien content, castors et loutres!

—Son mari est avec elle, n'est-ce pas?

—Pour cela non, nous le cherchons, son mari.

Un nuage de contrariété passa sur le visage du nouveau venu.

—Mais où est Alfred? dit-il.

—Alfred? qui ça?

—M. Robin.

—Lui, on prétend qu'il est à la rivière de la Mine de Cuivre; et sa petite femme veut l'y aller trouver. En voilà une enragée que cette créature-là! Jamais je n'en ai eu une pareille, moi qui, dans le temps, en avais des douzaines. Ah! capitaine, elle vaut son pesant de poudre!