La monnaie de Septime-Sévère
Parmi le crépuscule, sur les communaux d’Entrevernes, Henri Loriot pressait le pas pour ne point se faire trop attendre, car l’heure du souper approchait. Afin de gagner du temps, il laissa la « neuve vie », qui contourne le village, et descendit une « grapillotte » très roide, mais aussi plus directe, qui passe noie loin de la chapelle Saint Sébald.
À son grand étonnement, il s’aperçut que la grille était entrebâillée, et, grâce à la lumière du sanctuaire, il entrevit des formes noires, qui s’agitaient.
« Qui diable peut être dans la chapelle à cette heure, après l’Angelus ? Si c’étaient les gueux qui ont dévalisé ces jours-ci les troncs des églises de Réclère et de Grandfontaine !… »
Or, au moment où il faisait cette supposition, un des bandits présumés se haussa sur la pointe des pieds vers la lampe, et une pièce brilla au bout de ses doigts… Loriot escalada sans bruit le petit tertre de la chapelle, à pas de loup s’approcha de la porte, et, se dissimulant du mieux qu’il put derrière le mur, colla son oreille près du chambranle.
– Oui, c’est une belle pièce, disait une voix, dont il distinguait à peine l’intonation. Milot, mon ami, nous n’avons pas perdu notre journée…
Plus de doute… Saisi d’une inspiration subite, Loriot, se démasquant, pousse la grille, retire la clef, et s’enfuit au village pour chercher du renfort, sans écouter les récriminations des prisonniers, d’abord interdits, et qui se démenèrent bientôt comme des diables dans un bénitier.
Le bruit de cet événement se répandit comme une fumée chassée par le vent, et, tandis que l’on courait chercher M. le curé Barberet au presbytère, situé au bout d’Entrevernes, une troupe d’hommes, armée de matraques, encadrée de femmes, d’enfants et de chiens, suivit Loriot, qui éclairait leur marche d’une lanterne.
– Méfiance ! fit au tournant du chemin le grand Mathurin Déliot, qui avait servi autrefois dans la garde nationale, et qui était présentement lieutenant des pompiers. Ils ont peut-être des armes. Vaut mieux passer par derrière ; après, on s’en tirera comme on pourra.
Chacun d’acquiescer, admirant à part soi le bon sens et l’ingéniosité de Mathurin. On se sépara en deux groupes, qui, par de longs circuits, arrivèrent se poster à quelque cinquante mètres de la chapelle, sur les deux côtés.
Ces préparatifs n’avaient pas échappé aux assiégés, qui faisaient rage derrière les barreaux.
– Patience ! patience !, s’écria Déliot. On va vous ouvrir. Vous ne perdrez rien pour attendre !
Alors, il s’avança, parmi l’anxiété de tous, et Loriot, Barnabé et Jolissaint l’accompagnèrent pour lui prêter main-forte… On les vit s’arrêter à vingt pas, écouter, se concerter, puis, contre toute prudence, courir à la grille… où ils s’effondrèrent soudain d’un rire qui, leur secouant le corps entier, les faisait défaillir…
À leur tour, les autres, fort intrigués, accoururent, et l’hilarité devint générale.
– Au lieu de vous esclaffer comme ça, vous feriez bien mieux de nous ouvrir ! fit alors M. le curé Barberet, dont la grasse figure apparaissait derrière la grille.
– Quant à celui qui nous a joué ce tour-là, appuya son compagnon d’infortune, Milot Walzer, le cantonnier, ce n’est vraiment pas fort de sa part.
Enfin, tout finit par s’expliquer, à la grande confusion de Loriot : en défrichant les entours de la chapelle, Milot avait déterré une monnaie ancienne, qu’il soumit à l’examen de M. le curé, lequel passait sur la route. Comme le crépuscule ne lui permettait pas de déchiffrer l’inscription, M. Barberet était entré dans le sanctuaire, où une petite lampe brûlait toute l’année devant l’autel ; et, c’est à ce moment qu’un mauvais plaisant ferma violemment la grille, puis, détala.
– Ce mauvais plaisant, c’est moi, dit Loriot, d’un air contrit. J’avais cru que des malfaiteurs s’étaient introduits pour voler, comme à Réclère et à Grandfontaine ; excusez mon erreur, je…
– L’intention était bonne, interrompit le prêtre bienveillant. Pour ta punition, mon cher enfant, tu vas nous dire quelle est cette monnaie.
– Comme vous y allez, monsieur le curé ! La numismatique est une science très difficile, et je n’y connais malheureusement pas grande chose… Tout ce que je puis vous dire, c’est que c’est une pièce impériale romaine en argent ; l’inscription n’est guère lisible, mais je crois bien reconnaître la figure de Septime-Sévère. Quant à sa valeur… »
Il fit une pause, soupesant la monnaie, la regardant à la lumière, et faisant traîner en longueur la consultation, pour relever aux yeux des auditeurs son prestige fortement déchu :
« Quant à sa valeur, reprit-il au bout d’un instant, je ne peux rien vous affirmer, comme ça, au pied levé ; ça peut valoir deux sous, comme cent francs, mille, dix mille, on ne sait pas ; il, suffirait pour ça qu’elle, fût unique ; c’est comme le diamant : il vaut cher parce qu’il est rare.
– Bigre ! s’exclama Milot ; dix mille francs, c’est une somme ! voilà qui mettrait du beurre dans mes épinards ! j’en aurais bien besoin.
– Ne vous emballez pas ! s’empressa de dire le jeune homme ; je n’en sais rien ; il me faudrait des livres spéciaux pour me renseigner. Je repars demain à Paris ; si vous voulez, je m’en occuperai…
– Mieux que ça, fit le cantonnier. Tenez, voilà la pièce ; si elle monte à un bon prix, je vous promets de rembourser aussitôt à votre tante les cinquante francs que je lui dois… Dix mille francs ! quelle noce on ferait au village, je ne vous dis que ça !…
Sur ces belles paroles, la troupe reprit le chemin du logis, chacun, malgré le dépit qu’il en eût, entourant d’égards, pour la première fois, le cantonnier devenu riche d’un simple coup de pioche…
Quelques semaines après cet événement, un dimanche matin, à Paris, Loriot, qu’un gai soleil d’octobre avait rendu tout guilleret, accoudé à sa fenêtre, et regardant le Bois de Boulogne, qui jaunissait dans le lointain, songeait qu’il serait agréable de faire une promenade dans les environs, quand un coup de sonnette le tira de sa rêverie.
Son étonnement fut grand d’apercevoir sur le palier son vieil ami d’enfance, Julien Aubier.
– Toi ici ! s’exclama-t-il ; pour une surprise, c’en est une belle ! Quel bon vent t’amène ? Lucette et les parents vont bien ?
– Parfaitement ; chacun t’embrasse. Je suis envoyé par mon directeur pour affaires de service ; il m’a fait prévenir hier soir, au dernier moment ; je n’ai pas pu t’avertir.
– Ça ne fait rien ; tu sais bien que je suis toujours libre pour toi. Voyons ! assieds-toi, et donne-moi des nouvelles du pays. »
Pour Loriot, c’était un délice que de s’entretenir avec un compatriote des menus faits qui s’étaient passés au village ; mais le plaisir était centuplé quand le compatriote se trouvait être Aubier. Celui-ci, assez bavard et potinier de son naturel, n’omettait aucun détail de ce qui pouvait intéresser son ami, et c’est toute la vie de campagne qu’il dévidait d’habitude : naissances, morts, ventes, marchés, cancans, tandis que son auditeur, prêtant une oreille moitié attentive, se transportait par la pensée dans ce coin de province qu’il chérissait tant, et où il lui semblait voir les gens accomplir les actions, que le garde général lui racontait. Cette fois, Aubier tourna court :
– Dis donc ! fit-il soudain ; tu ne me parles pas de la pièce de Milot. T’en es-tu occupé, au moins ?
– Ma foi, je t’avouerai que non ; ça m’est tout à fait sorti de l’idée.
– C’est que ça en fait là-bas, une révolution !
– Une révolution… que veux-tu dire ?
« Une révolution », le mot n’était pas trop fort. Depuis la fameuse découverte, le village se trouvait en pleine effervescence. Le bruit s’étant répandu qu’un connaisseur avait estimé la pièce dix mille francs, les journaux de Besançon avaient demandé des détails circonstanciés à leurs correspondants du cru, qui envoyèrent des articles dithyrambiques. Même un membre de la Société d’émulation du Doubs s’était dérangé tout exprès pour étudier la trouvaille, et avait fulminé contre la centralisation, quand on lui apprit que le « Septime-Sévère » était à Paris.
– Mais c’est un roman que tu me racontes là, mon pauvre Aubier !
– Attends ! attends ! ce n’est pas tout !
À la suite de ces événements, le cantonnier Milot avait pris de l’importance et s’était enhardi. Escomptant sa richesse à venir, il faisait des crédits chez tous les marchands du pays, et se « piquait le nez » plus souvent qu’à son tour. Mais le plus « drôle », c’est qu’on lui contestait depuis peu sa trouvaille : le maire, le curé et le receveur d’enregistrement avaient consulté des avocats, et le premier la revendiquait pour la commune, prétendant qu’elle avait été faite sur un terrain municipal, le second pour la fabrique, s’appuyant sur une raison contraire, et le troisième, qui faisait du zèle en vue d’un avancement problématique, jurait qu’elle devait revenir à l’État, et qu’il le prouverait, clair comme de l’eau de roche, le jour où l’affaire viendrait au tribunal de Montbéliard.
– Comment ! s’exclama Loriot, il s’agit de tribunal maintenant ?
– Parfaitement. Un avoué est déjà venu, l’autre jour, pour le compte de la mairie.
– Tu me fiches le trac !
– Pourquoi ?
– Dame ! C’est un peu ma faute si ces gens-là croient avoir une fortune entre les mains. Je n’aurais pas dû m’avancer comme je l’ai fait… Si par hasard la pièce n’avait pas de valeur ?
– Tu me fais froid dans le dos avec ta supposition ! Sais-tu que je ne te verrais pas blanc, à ton retour au pays, tellement les convoitises sont éveillées !
– Dieu de dieu ! Faut-il être bête pour agir comme je l’ai fait !… Cependant, ne désespérons pas ; il y a tellement de hasard dans les trouvailles !… il faut en avoir le cœur net. Aujourd’hui, dimanche, le cabinet des médailles est fermé ; mais je connais sur les quais un vieux brave homme de numismate, que nous surnommons le père Aurœus ; nous pouvons nous fier à lui. Veux-tu que nous allions le consulter ?
– Très volontiers !
* * *
Ils sortirent, un peu énervés par cette histoire ; mais le beau temps les rasséréna. Le ciel était pur ; les rayons pâles du soleil d’automne échauffaient à peine l’atmosphère, que rafraîchissait d’ailleurs, par instants, un air vif, soufflant du nord.
– Tu ne sais pas, fit Loriot, il fait trop beau pour nous enfermer dans le Métropolitain. Si nous allions à pied, par les quais ?
– J’allais te le proposer ; nous ne sommes pas à une heure près. Et puis, je ne suis pas fâché de voir avec toi ces berges de la Seine, dont tu me parles tant.
C’était la promenade favorite de Loriot. Il aimait à contempler le cours majestueux du fleuve, qui se colore, suivant les heures du jour, des nuances les plus fines et les plus variées, les monuments, nobles ou gracieux, que les âges ont construits sur ses bords, les beaux arbres qui les ombragent, le va-et-vient des bateaux, l’arrimage et le déchargement des cargaisons ; et, quand ce spectacle l’avait assez amusé, il trouvait un nouveau plaisir à fourrager dans les boîtes des bouquinistes…
– Je comprends maintenant ton enthousiasme, constata le garde général, comme ils arrivaient au pont des Arts. Mais, voici le bouquet !
– C’est, en effet, ce que je connais de plus beau en son genre. Le Louvre, la Monnaie, l’Écluse, le Pont-Neuf, la flèche de la Sainte-Chapelle, les tours Notre-Dame forment un spectacle comme il n’y en a pas beaucoup d’aussi émouvants. Viens ; nous admirerons ça tout à l’heure, plus à loisir ; voici notre homme. »
Ils s’approchèrent d’un petit vieillard à lunettes, qui examinait des pièces avec une loupe, et qui reconnut aussitôt Loriot :
– Bonjour, messieurs ! Qu’y a-t-il pour votre service ?
– Bonjour, monsieur Ducommun ; ça va-t-il toujours bien, la santé ?… Allons, tant mieux ! Voici une pièce qu’un cantonnier a trouvée chez nous, et qu’il voudrait vendre. Combien ça vaut-il ?
– Oh ! simplement son poids en argent. C’est un Septime-Sévère, tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
– Pas possible ! Regardez bien !
– C’est comme je vous le dis. Enfin, parce que c’est vous, je consens à vous en donner vingt sous ; mais, vous savez, là, vraiment, pas un centime de plus !…
* * *
Ici s’arrêtait le manuscrit de l’Âme du Pays, tel qu’il plut à Loriot de le communiquer à un de ses camarades.
– Mais il n’y a pas de conclusion ! s’exclama celui-ci, d’un air sévère.
– D’abord, il n’est pas forcé qu’il y en ait. Ensuite, je suppose qu’il est tout à fait indifférent aux lecteurs de savoir que le livre s’achève, faute de combattants, puisque des cancans de village, des froissements réciproques, m’ont détourné depuis deux ans de revoir Lucette et Aubier.
– Je vous dis qu’il faut une conclusion, et je n’en démordrai pas !
Or, comme l’homme de métier prononçait ces paroles inexorables, on remit une dépêche à Loriot.
– Tiens ! Lucette vient d’accoucher d’un gros bébé, et Aubier me presse d’accourir pour être parrain.
– Et alors ?
– Eh bien ! Je file au pays par le rapide de ce soir.
La physionomie du camarade s’éclaira, car la conclusion était trouvée !…