Vêpres dans une grange

 

Jean Loriot, Julien Aubier et sa femme revenaient en voiture de Dannemarie, quand la tempête les assaillit en plein plateau du Lomont. La pluie rayait le ciel de hachures semblables à des baguettes d’acier ; les éclairs violaçaient l’horizon, et le cheval s’effarait des coups de tonnerre, qui crépitaient dans l’espace.

– Dites donc, fit Lucette, rien moins que rassurée, nous ne pouvons pas rentrer tout de suite comme ça ; il vaut mieux attendre la fin de l’orage dans le premier village que nous rencontrerons.

– Si on veut, repartit Aubier. Nous ne devons pas être loin de Soyhières. Il me semble apercevoir quelques maisons. Quel temps tout de même ! Nous avons de la chance ! et dire qu’il faisait beau, ce matin !

Un quart d’heure après, la voiture s’arrêtait au Plat-d’Étain, tenu par Valérie Ducommun, veuve Rérat.

– Alarme ! Due, Jésus, Marie, Jôset ! s’écria l’hôtesse, comme vous voilà mouillés ! Venez vite vous sécher, au poêle. C’est un temps à ne pas mettre un chien dehors.

Le feu était allumé ; car, en automne, dans la montagne, la moindre pluie suffit à glacer l’atmosphère. Ils s’approchèrent du fourneau, tout transis ; la servante leur passa aux pieds des sabots bourrés de paille, et du café bouillant acheva de les réchauffer. Ils se laissaient aller à cette somnolence de bien-être, qui suit les tribulations, quand la sonnerie des cloches se fit entendre.

– Tiens, dit Loriot, ce sont les vêpres.

Si on y allait ? Le temps n’a pas l’air de changer ; on s’embêterait par ici…

– Et puis ce n’est pas banal, interrompit l’instituteur, attablé auprès d’eux. Comme l’église menace ruine, on l’a fermée, en attendant les fonds nécessaires pour la réparer ; et les offices se font dans la grange des Piquerez, par permission spéciale de l’évêque.

– Dans une grange ! Voilà qui me décide. Voyons, les deux paresseux, il ne faut pas perdre cette occasion de voir du nouveau ; dépêchons-nous ; vous dormirez cette nuit tout à votre aise !

La grange des Piquerez est immense ; cette année-là, elle se trouvait seulement à moitié pleine, à cause de la sécheresse, et le curé l’avait choisie pour cette raison. À gauche et à droite s’allongent les écuries ; au milieu, une porte énorme, par où peut passer une voiture de foin, s’ouvre par deux vantaux.

Étant entrés, ils ne virent d’abord que du noir ; puis, leurs yeux s’y habituant, ils aperçurent dans le clair-obscur des bancs rangés sur deux files, et, au fond, un petit autel où le sacristain commençait à allumer des cierges.

Lucette se plaça sur l’aire, avec les femmes ; les deux amis, suivant les garçons, grimpèrent aux soliers qui couvrent les écuries, et s’assirent sur un banc boiteux, devant le foin, où ils s’adossèrent. Auprès d’eux, des fils de fermiers lorgnaient les filles, et commençaient à se raconter des histoires.

Deus, in adjutorium meum intende, chanta presque aussitôt le curé, revêtu d’un surplis sans manches et de l’étole, barrette en tête. Les assistants, accompagnés par l’harmonium, clamèrent Domine, ad adjuvandum me festina, et l’office suivit son cours, tandis que la pluie, apaisée un instant, reprenait de plus belle, et pétillait sur les tuiles. On entendait parfois de grands coups de vent, passant en rafales ; la girouette grinçait au-dessus du toit.

Aubier, fatigué depuis le matin, ne tarda guère à somnoler. Loriot rêva. L’harmonium éveillait en son cœur des échos attendris. C’était un bon vieil instrument, démoli par les rudes mains qui le touchaient, et dont les pédales se heurtaient sans cesse, comme si l’on se battait à coups de bâtons. Mais sa mélopée naïve, mélancolique, nasillarde, était évocatrice du passé…

Le jeune homme se revoyait gamin encore, revêtu de la soutane rouge et du camail, accompagnant M. le curé Barberet à l’autel. C’était une occupation recherchée. Outre qu’on jouait un rôle, il y avait aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements, les petits bénéfices qui permettaient de s’acheter de belles images d’Épinal aux couleurs ardentes, et les contes de Peau d’Âne, Cendrillon, etc. Le sacristain Jean-Baptiste réservait aux acolytes une bonne part du pain bénit, et, derrière une porte de la sacristie, c’était un vrai régal que de vider les burettes, où M. le curé, paterne, s’arrangeait pour laisser un peu de ce vin blanc, réservé à la messe, et vendangé tout exprès par des vignerons d’Arbois. Puis, il y avait les joyeuses parties dans les combles, au clocher, pour attraper les chauves-souris, qui y tournoyaient, et les souvenirs de première communion, si vivaces dans le tréfonds de la mémoire…

Par exemple, Loriot ne se serait point attendu à trouver un tel plaisir à ces vêpres, qui, autrefois, lui paraissaient longues, monotones, endormantes. Cette fois, bien loin de l’ennuyer, les psaumes l’attendrissaient.

En cette paroisse pieuse, les paysans y mettaient du cœur, et ne perdaient pas une note du chant, prononçant le latin d’une façon étrange d’ailleurs, comme devaient parler les barbares frayant avec les Romains, au temps des invasions. Et les rapsodies : Dixit Dominus Domino meo…, Beatus vir qui timet Dominum…, In exitu Israël de Egypto…, Magnificat anima mea Dominum…, se déroulaient avec fougue, devançant l’harmonium essoufflé, à peine séparées entre elles par un instant d’accalmie, où les poumons reprenaient de nouvelles forces.

Puis, l’ambiance elle-même était impressionnante : cette grange rappelait les cérémonies de la primitive église, quand la bonne parole se distribuait n’importe où, au hasard du jour et de la rencontre, sous le ciel bleu ou l’humble toit, sans cette pompe décevante des offices d’aujourd’hui. La pénombre ennoblissait toutes choses ; ici et là, de gracieux profils d’enfants et de jeunes filles se penchaient devant l’autel, comme font les anges dans l’étable de Bethléem, aux tableaux des quattrocentistes ; et l’orage, qui grondait au dehors, contrastant avec la paix de cette scène, en accroissait encore la poésie…

Drelin ! drelin ! drelin !… La sonnette avertit que M. le curé va donner la bénédiction avec l’ostensoir. Vite, on se lève. Crac ! patatrac ! crac ! Le banc bascule, et Aubier, qui dormait toujours, s’effondre les jambes en l’air. Pouf ! pouf ! aïe ! aïe !

On se précipite à son secours, on se bouscule, on rit. Lucette, qui se doute de quoi il retourne, monte à l’échelle ; M. le curé lui-même, en chape d’or, vient voir ce qui se passe, et s’en retourne, indulgent, un peu narquois.

– Figure-toi, dit Aubier confus, et qui se frotte le dos, je rêvais que le tonnerre tombait…