La galerie d’Entrevernes
– Au lieu de flâner comme ça toute la sainte journée comme une âme en peine, dit un jour le fermier du Lomont à sa nièce Lucette, tu devrais prendre exemple sur ton cousin Jean.
– Qu’est-ce qu’il fait de mieux ?
– Eh bien ! quoiqu’il soit en vacances comme toi, il sait réserver quelques heures pour la lecture. Tiens ! le voilà qui revient des champs. Tu vas voir…
Jean Loriot entra dans la cuisine, guêtré, les souliers lourds et jaunes de glèbe.
– Où vas-tu, Jean ? interrogea Denisot.
– Ma foi ! je suis un peu fatigué de ma promenade ; je vais me reposer sur la galerie, en lisant…
– Avec ça que tu lis beaucoup ! interrompit la jeune fille.
– Que veux-tu dire ?
– C’est bon ! piqua-t-elle en se sauvant, je me comprends !
– Je ne sais pas ce que ça signifie ; qu’est-ce qu’il y a donc ? fit Loriot interloqué.
– Oh ! ne t’en inquiète pas ! Je viens de la taquiner à ton propos ; et elle se venge. Ça n’a pas d’importance.
Loriot monta sur la galerie, plus troublé qu’il ne voulait le paraître. Il affectionnait cette retraite. Dans la montagne, sur le flanc des maisons comtoises, s’allonge et s’avance, en encorbellement, une construction en bois, formant loggia. Sous les nombreuses fenêtres et entre celles-ci s’imbriquent des bardeaux ou fines planchettes de sapin, qui, prennent des tons argentés, à cause des intempéries. Des cordes y sont tendues d’un bout à l’autre, sur lesquelles on fait sécher la lessive en hiver. On entrepose sur les rayonnages les ails, oignons et échalotes, récoltés à l’automne ; certains mêmes y suspendent le salé : jambon, bandes de lard, saucisses, bresil, après qu’ils ont été bien fumés. Mais, en été, la galerie ne contient presque rien, et Loriot ne se sentait pas d’aise dans celle du Lomont, qu’on lui abandonnait.
Le lendemain de son arrivée, il y plaçait une petite table, quelques livres, un vieux fauteuil en cuir, avec accoudoirs et appuis-tête. Il lisait à peine (n’avait-il pas tout le temps de lire à Paris, et la nature n’était-elle pas, en vacances, le seul livre à feuilleter ?) ; surtout il y rêvait et dormait, des après-midi entières.
De son fauteuil, placé devant une fenêtre, il embrassait du regard la prairie, de la sapinière jusqu’aux Roches, à pic sur le Doubs. Dans cet espace, il assistait, sans se déranger, aux différents travaux de la campagne ; ou bien sa pensée s’évadait au delà, par dessus les Franches-Montagnes, très loin, vers les glaciers des Alpes.
Peu à peu, parmi le silence, dans la fraîcheur que lui distribuaient les poiriers voisins, ses paupières s’abaissaient sur un sommeil bercé de chimères, d’où il ne sortait qu’au soir, quand les troupeaux, aux campaines bruyantes, revenaient de la pâture.
« C’est un « sciençou », disaient de lui les gens du village ; il ne sort pas de ses livres. » Son oncle en était fier ; et Loriot s’accommodait de cette réputation usurpée, parce qu’il y trouvait la quiétude. Or, voilà que cette petite pimbêche de Lucette la menaçait par jalousie ! Il fallait veiller au grain, sans retard.
Sûrement, elle l’avait surpris plusieurs fois à sommeiller. Jean, par crainte de récidive, commença par verrouiller sa porte. La précaution ne fut pas vaine ; quelques instants après, des pas légers s’approchaient…, qui s’éloignèrent aussitôt…
« Attrapée ! pensa-t-il. Elle est venue m’épier, pour me dénoncer ensuite à mon oncle. Elle en est pour sa malice, et, maintenant, je puis dormir en toute sécurité. »
Bien enfoncé dans son fauteuil, les jambes étendues sur une chaise, en un coin plein d’ombre, il s’endormit et fit des rêves d’or. Il imagina qu’il sommeillait, depuis des siècles, dans un château, au milieu d’une forêt, où une fée l’avait conduit autrefois. Vêtu d’habits magnifiques, il reposait sur un lit étincelant de pierreries, quand ses yeux, s’ouvrant, un jour, à la lumière, il aperçut devant lui une ravissante princesse qui lui souriait…
Des rires étouffés interrompirent la légende, et, entre-bâillant à peine les paupières, il se crut halluciné, quand il vit sur la maîtresse branche du poirier deux jeunes filles, une main sur la bouche pour s’empêcher de pouffer.
Reprenant peu à peu ses esprits, il reconnut sa cousine Lucette, et Odile Renaud, pour laquelle il avait une vive inclination. Ainsi encadrées par les feuilles et les fruits, l’une avec ses cheveux bruns, l’autre blond cendré, elles étaient jolies à ravir.
– Tenez ! murmura la servante Clélie, au-dessous du poirier. Voilà tout ce que j’ai trouvé de plus long, dans la grange.
En même temps, elle montait à l’échelle, et elle apparut, portant des chaumes de paille d’une belle venue.
– Si vous ne pouvez pas le chatouiller avec ça, ajouta-t-elle, il faudra y renoncer.
Lucette s’avança sur la branche et s’escrima du mieux qu’elle put. Elle était vêtue d’un peignoir aux manches très évasées. Celle de droite tomba sur l’épaule, découvrant un bras magnifique et la naissance de la gorge.
« Peste ! Je ne savais pas ma cousine aussi bien bâtie ! se dit-il. Vais-je la taquiner maintenant sur ses « appâts », comme dit l’instituteur ! »
Elle s’énervait de n’aboutir à rien, car si elle avait le bras beau, elle ne l’avait pas assez long.
– Ma foi ! j’y renonce. Essaie, si tu veux ; j’en ai assez !
– Es-tu sûre qu’il dorme ? Il me semble qu’il nous regarde…
– Tu ne l’entends donc pas ronfler ? Il n’y a que les lièvres, qui dorment les yeux ouverts.
– Je m’étais trompée. Tiens, j’ai envie de monter sur cette branche-ci ; je l’atteindrai plus facilement.
– Oui ; mais, fais attention !
Odile arc-bouta un de ses pieds sur la fourche, et, se tournant vers la galerie qu’elle dominait, essaya de poser l’autre un peu plus haut… Un éclat de rire arrêta son mouvement.
– Eh bien ! dites donc, tout de même, quand on grimpe aux arbres, il faut s’habiller plus complètement que ça !
Tandis que la figure de Loriot, brusquement apparue à la fenêtre, s’épanouissait, la jeune fille, rouge de honte, s’était rejetée en arrière, serrant ses jupes autour d’elle, ne sachant que faire.
– Là ! je vous tiens toutes les deux, maintenant. Si vous ne m’embrassez pas, je dis tout !
La condition de son silence ne leur paraissant pas exorbitante, il avança la tête, entre les feuilles, et Lucette lui claqua un baiser sur les deux joues. Odile, mal remise encore de son émotion, approchait sa bouche à son tour…
– Allons ! mes enfants, fit M. le curé Barberet, dans le chemin ; ne vous gênez pas ! continuez…
Un cri, le craquement d’une branche, lui coupèrent la parole, et Odile tombait sur un tas de foin, sans se faire, d’ailleurs, aucun mal, mais de telle façon qu’on la surnomma dès ce jour Mlle Sans-Culotte…