CHAPITRE XII
Son nom était Légion, car il était nombreux.
Il y avait eu un temps où il avait été beaucoup plus nombreux, près de vingt mille – une ère de chaleur et de mouvement, où de longs bipèdes circulaient partout, comme des fourmis, à l’intérieur des grands tunnels du Petit Monde. Aujourd’hui, Légion était moins de cinq cents.
La chaleur était revenue dans le Petit Monde, ainsi que la promesse de changements – mais pas les bipèdes. Du moins, pas autant.
Il trottinait dans le tunnel qu’il avait creusé voici longtemps, lui ou un autre rat – l’implant greffé sur son crâne et relié à Légion faisait siens les souvenirs des autres rats, présents et passés, au point qu’il ne faisait plus la différence entre les souvenirs de Légion et les siens propres. Il se disait que sa mémoire ne se trouvait pas toute entière dans sa tête, mais lui parvenait fragmentée, quand il en avait besoin, ou quand Légion en avait besoin – ce qui revenait au même.
Légion, le plus souvent, lui ordonnait de dormir.
Parfois il le réveillait, et lui insufflait le désir d’actes étranges et non conformes à sa nature. Parfois la liaison avec Légion ne s’effectuait plus, et des rats redevenaient sauvages. Alors Légion réunissait des rats pour exterminer ces derniers.
Ensuite, Légion demeurait muet sur le sujet.
Ce n’était pas l’image d’un rat dépourvu d’implant que venait de lui envoyer Légion : c’était celle d’un bipède. L’image était mauvaise, mais le rat se savait capable de l’identifier du premier regard. Sa peau était criblée de petits cratères, et, surtout, il avait un œil rouge. Ces deux détails suffisaient pour le condamner à mort.
Sa tête émergea du tunnel, et aussitôt il reconnut le bipède correspondant au signalement. Son museau se retroussa sur une mâchoire gâtée hérissée de petites dents redoutablement pointues. Il se mit à baver, se rappelant la sensation rattachée à l’image du bipède à l’œil de rat : “Faim”.
Cependant il devait attendre. Quand il y aurait assez de rats, alors le festin pourrait commencer. Le bipède ne se trouvait pas seul, mais qu’importe : l’autre, sec comme un plant d’hydroponique desséché et portant des poils sous le museau, n’aiguisait pas son appétit. Mais son estomac se creusait comme un puits sans fond quand il regardait le premier.
Malgré sa fringale indescriptible, il devait attendre. Légion s’occupait de tout. C’est lui qui lui donnerait le signal du festin.
— Je croyais que Roko t’avait pris par les pieds et secoué pour faire tomber toutes les cartes et les dés de tes vêtements, dit Mell. Si Roko te voit avec des dés, il t’écharpera. Est-ce que tu en as trouvé sur place ?
Pierce se lissa négligemment la moustache.
— Je n’en ai aucun sur moi. Mais j’ai mieux.
Il tendit le bras et tripota sa montre digitale. L’heure disparut et les cristaux liquides se réagencèrent pour former l’image d’un dé.
— Futé, non ? Pas besoin d’un véritable dé. Il suffit d’appuyer sur le bouton de réglage pour simuler le lancer.
Il appuya sur le côté du boîtier, et diverses valeurs défilèrent sur le carré, ralentissant jusqu’à s’arrêter sur le cinq. Soudain Mell s’agita, mal à l’aise.
— Qu’est-ce que t’as à remuer comme ça ? demanda Pierce. T’as envie de pisser ?
Mell jetait des coups d’œil nerveux alentour.
— J’ai une drôle d’impression, celle d’être surveillé. Appelle-ça l’instinct, mais…
Une alarme s’alluma dans leurs casques. Des mouvements, partout.
— Mince, t’as raison, fit Pierce en se levant.
Parmi les trous de rats perçant les murs, des yeux rouges les regardaient. Plusieurs dizaines, peut-être cent.
— Ce sont des rats de maintenance, en théorie ils ne sont pas dangereux.
— En théorie, ouais… grommela Mell. N’empêche…
C’est à ce moment que Légion donna le signal du festin.
Pierce vit tout cela en un éclair – vingt, cinquante rats, cent rats se précipiter sur Mell, jaillissant du sol et des murs, pleuvant du plafond. Des queues annelées l’effleurèrent, de longs corps sinueux et noirs le frôlèrent sans l’attaquer. Tous avaient pour cible Mell, et seulement lui. Pierce battit en retraite en trébuchant. Il se retrouva en train de dégainer sa sarbacane Baz et de tirer dans la masse qui s’agglutinait autour de son compagnon. La masse croulante de rats s’effondra sur le sol, où la curée continua. Des rats devenaient fous, s’attaquaient les uns les autres pour avoir une part du festin, arrachant leurs implants, mordant tout ce qui passait à portée…
Pierce n’avait cessé de reculer. Il buta contre le chambranle de la porte de séparation des deux réfectoires. Soudain, il se ressaisit et agrippa le lance-flammes. Hulja ronflait à côté. Les autres dormaient ou veillaient dans les salles attenantes.
— Mell est mort ! cria-t-il en saisissant le lance-flammes et en l’allumant.
Il le traîna dans la salle où s’achevait l’horrible repas. Les rats se montaient les uns sur les autres pour arracher des lambeaux de chair, pour rogner des os. L’armure mimétique gisait en pièces, elle n’avait pas résisté longtemps aux assauts des rongeurs. Pierce tendit la lance vers le tas grouillant et fit ronfler l’essence. Le tas s’embrasa d’un seul coup. Les rats se tordirent sous la morsure du feu, régurgitant des boulettes de chair à peine mâchée. Pierce recula de nouveau, la chaleur le faisant suer sous son armure.
— Merde, qu’est-ce qui se passe, ici ?
Sheppard arrivait, muni d’un extincteur, Kieffer sur les talons. Il aperçut le tas pétillant et grésillant qui avait été Mell, et l’aspergea de neige carbonique. Mell, et une carapace de grosses larves noirâtres et cendreuses. Des rats. La fumée goudronneuse les fit battre en retraite dans la pièce voisine.
— Il faut se tirer de là, s’exclama rageusement Kieffer. D’abord Olsen, puis Sarek, et maintenant Mell… Il faut fuir avant d’y laisser tous notre peau !
Sheppard acquiesça silencieusement.
Roko parut à son tour.
— Amenez-vous, lança-t-il. On a de la visite.
— De la visite ?
— Dans la galerie principale, dit Roko en abaissant la visière de son casque. Deux. Adam les a repérés, il m’a prévenu qu’ils arrivent par ici.
Kieffer s’empara de son lance-sangsues. Plus question de fuir, dorénavant. Pas avant que ces putains de peaux-épaisses aient tous crevé.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Activez vos systèmes mimétiques. On se met en planque et on attend. Où est Mell ?
— Dans la pièce à côté, répondit Pierce. Mort, bouffé par des rats.
— On verra ça plus tard, conclut Roko sans paraître étonné. Kieffer, planque ta grosse artillerie, elle est trop voyante. Chacun prend un coin de la salle, en affût. Dépêchez, ils sont là dans trois minutes.
Kieffer s’exécuta, cachant la mitrailleuse et son harnais servo-assisté dans les cuisines. Quant à Pierce, il fourra le lance-flammes sous une table.
— Vite ! intima Roko.
Ils se plaquèrent contre les murs et activèrent leurs armures. Aussitôt, ils commencèrent à se fondre dans l’environnement. La dissolution s’effectua en quelques secondes. À moins de trois mètres, les cellules chromatophores ne fournissaient qu’un camouflage peu affiné. Mais pour des yeux non avertis, ils étaient invisibles.
Des bruits de pas ne tardèrent pas à se faire entendre. Il y avait deux peaux-épaisses, mais leur démarche était différente. L’un semblait nettement plus lourd que l’autre, plus pesant, ses pieds touchant le sol avec une cadence mécanique.
“Exosquelette”, pensa Roko en voyant apparaître les peaux-épaisses. Ceux-ci parlaient à voix basse.
— Lark nous a dit d’attendre dans l’entrepôt E3, disait le vieux en exosquelette, mais…
Ils avaient traversé la moitié de la salle. Derrière eux, Kieffer se détachait lentement de la cloison, chacune des cellules caméléon de son armure mimétique se reconfigurant à ce nouveau changement d’environnement.
— …Mais il faut d’abord passer prendre…
D’un mouvement brusque, Kieffer arma son lance-sangsues. Ul Korr et le jeune peau-épaisse se retournèrent au bruit, frappés d’étonnement.
— Maintenant ! jeta Roko.
La sangsue partit dans un chuintement d’air comprimé, pour venir se ficher dans la poitrine du peau-épaisse le plus jeune. Celui-ci tenta de bouger, mais il était comme paralysé. Il se tétanisa, et ses traits se distendirent. Son corps gonfla comme une outre, avant de commencer à se ratatiner. Un jet de tissus dissous jaillit alors de la sangsue, épais et grumeleux, éclaboussant le sol d’abondance. Ul Korr s’écarta, terrifié. Son compagnon se vidait littéralement sous ses yeux.
Le vieillard percuta une table et tomba à la renverse. Il se rattrapa, agrippa quelque chose qui se trouvait dessous… une lance. Une lance ? Il tira la chose à lui. Un lance-flammes, bon sang ! En une seconde il eut évalué la situation.
— Il a l’incinérateur, avertit Pierce.
Ils convergeaient vers le vieil homme. L’autre peau-épaisse s’écroula enfin, au milieu du jus immonde de sa propre substance. Le surépiderme adhérait à ses os, modelant son squelette.
— Reculez ! ordonna Roko en sortant un petit automatique extra-plat d’une poche de son armure.
Ul Korr, fébrile, tentait de remettre le lance-flammes en marche.
— Attends, lui fit Roko.
Le vieillard s’immobilisa.
— Avant que tu crèves, je tiens à ce que tu saches que toute ta bande de dégénérés va y passer – à commencer par Lark, qui se trouve dans le dock E3 du débarcadère, comme tu nous en a si gentiment fourni le renseignement…
Ul poussa un cri de rage et pointa la lance vers Roko. La tirade de ce dernier n’avait eu pour but que de donner à ses acolytes le temps de se mettre hors de danger. Il tira sur le réservoir du lance-flammes.
Aussitôt sa visière se polarisa sous l’effet du flash de l’explosion. Le souffle le renversa, et son casque percuta une paroi. La gaine polymère de son armure de combat se resserra et durcit, absorbant l’essentiel de l’impact – mais le choc le laissa tout de même pantelant, sourd et aveugle pendant environ cinq secondes. Le fracas de l’explosion roula entre les parois des réfectoires, avant de se perdre dans les salles attenantes.
Roko secoua la tête. Six secondes. La visibilité lui revint tout aussitôt, et son regard embrassa un paysage de catastrophe.
La déflagration avait soufflé Ul Korr vers le plafond, lequel avait disparu, ainsi que le plafond supérieur. Un champignon de feu s’élevait en s’évasant, dans un grondement assourdi.
Sept secondes. Une ombre s’élargit, et Ul Korr retomba aux pieds de Roko.
Ses yeux de marécage trouble se posèrent sur le cadavre broyé à ses pieds. L’ossature de l’exosquelette avait éclaté. Les arceaux de fibres de carbone corsetant le torse du vieillard avaient perforé les plaques xérodermiques du thorax et crevé l’abdomen, libérant une efflorescence d’intestins déchirés et cuits par l’explosion.
Neuf secondes. Une goutte tomba sur le casque de Roko. Puis une autre. Puis dix autres.
Il pleuvait.
Sous le casque, le système mimétique renâclait.
« MOUVEMENTS COULEUR EN SATURATION, TRAITEMENT IMPOSSIBLE », grésillait-il.
Roko le mit hors service, et les cellules chromatophores de l’armure reprirent lentement leur teinte ocre d’origine. Pierce se relevait en pestant. Lui aussi venait de couper son système mimétique. Il repoussa une table gisant les quatre fers en l’air.
— Merde, gueula-t-il, t’étais pas obligé de faire ça ! On aurait pu être blessés ! Sans compter que la peau du vieux est foutue… Et il flotte !
Il s’approcha du jeune peau-épaisse, afin de vérifier si la peau n’avait pas souffert des retombées de l’explosion.
— On n’a plus besoin du lance-flammes, se borna à dire Roko.
Le dispositif anti-feu s’était déclenché quand le champignon de feu avait léché les salles supérieures. Une fine bruine lavait les éclaboussures pourpres de la sangsue. Pierce pataugeait dans une gadoue sombre, creusée à intervalle régulier par les mini-tourbillons des évacuations. Puis la pluie cessa. Roko retira son casque, et alla rafler la lourde mitrailleuse lance-grenades planquée dans la cuisine contiguë au réfectoire. Il la passa à Kieffer.
— Remets ça. Nous allons traquer Lark maintenant, il se trouve dans un des entrepôts de la surface. Pierce, tu vas à l’extérieur, au cas où il essayerait de foutre le camp par là. En passant, tu déposeras le peau-épaisse dans l’orbiteur.
Pierce s’accroupit au-dessus du cadavre du jeune peau-épaisse, dont l’ossature s’était incrustée dans le surépiderme. La chair avait été liquéfiée et sucée, nettoyée par le vide.
— C’est vrai ce qu’on dit, rigola-t-il. Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est sa peau !
Adam apparut, l’arc en main. Il jeta un bref coup d’œil aux cadavres.
— J’aurais aimé en buter un moi-même, dit-il. Ils nous ont tué Olsen, Sarek et Mell.
— Lark fera bientôt le compte avec ces deux-là, lui promit Roko. Moi aussi j’ai une revanche à prendre. Et ça ne fait que commencer.
Un léger courant d’air émanait de l’ouverture déchiquetée du plafond, lui ébouriffant les cheveux. Il remit son casque.
— Allons-y, décida-t-il avec impatience. Du côté des entrepôts il n’y a que quelques galeries immenses. Lark ne pourra pas s’y cacher, ou nous avoir par surprise. Il faut profiter de sa première faute. Cette fois, le vieux tigre est foutu.
Ils laissèrent Pierce en arrière, afin qu’il dépèce le peau-épaisse – besogne simplifiée par le travail de la sangsue : il suffisait de fendre le surépiderme de bas en haut, et d’en extraire le squelette.
Ils ne prirent pas la galerie principale, comme ils l’avaient fait pour venir. Ils grimpèrent dans un imposant monte-charge datant de l’époque où Myrmécée 2489 n’était qu’une concession minière. Le monte-charge, marqué du chiffre 4, aboutissait directement dans l’un des six entrepôts de surface donnant sur l’aire de débarquement. À leurs pieds, deux gros projecteurs oxyacétyléniques reposaient sur le socle, lampes brisées. Roko tira la grille et fit partir l’ascenseur. Les boutons de commande étaient deux gros champignons de plastique rouge et vert pouvant être enfoncés par les doigts d’acier d’un exosquelette d’extraction. Le monte-charge s’ébranla dans un à-coup et commença sa lente montée vers la gravité. Hulja allait et venait dans la cage conçue pour loger une vingtaine de mineurs et leur matériel de main.
Le puits était large d’une cinquantaine de mètres. Ses parois de métal étaient striées d’arceaux boulonnés. Des câbles optiques et des tuyaux pneumatiques se perdaient dans l’obscurité. Ils croisèrent une rampe de ventilateurs énormes brassant l’air au ralenti. Le bruit de leur respiration se répercutait sur les parois suintant d’humidité.
Il leur semblait que les battements de leur cœur résonnaient. Des strates défilaient sous leurs yeux, couches ondulantes parcourues d’une dentelle métallique d’échelles effritées par la rouille, de croisillons et de câbles aux chevrons corrodés : le passé minier du Creuset.
— Je n’aimerais pas me balader là-dessus, nota Sheppard en avisant le réseau d’échelles rongées et de vieux câbles d’où poussaient des stalactites graisseux. On dirait l’envers d’un décor de théâtre.
Son regard se perdit dans la pénombre.
Et son cœur manqua un battement.
La veilleuse du monte-charge avait accroché une lueur. Une luisance chitineuse, celle d’une araignée.
— Le Nain, murmura-t-il.
— Le quoi ? fit Hulja, près de lui.
Le bellâtre aux dents cariées était comme paralysé. Ce fut Adam qui réagit le premier. Il écrasa le bouton d’arrêt. Avec un grincement sinistre, le monte-charge s’immobilisa. Hulja arma son pistolet-mitrailleur d’un geste coulé.
— Calme-toi ! fit Roko à l’adresse de l’Eurasien. Sheppard, où est-il, ce fameux Nain ?
Sheppard leva l’index, et Roko régla l’amplificateur de lumière intégré de son armure dans la portion d’espace indiquée.
Le Nain était suspendu à l’un des patins de guidage du monte-charge, à l’instar d’une chauve-souris.
« Bon Dieu », souffla Kieffer. Machinalement, il pointa son lance-grenades vers le pylône.
Le lance-grenades se présentait comme un tube court superposé au canon de la mitrailleuse, et sous lequel un gros chargeur faisait saillie. Pas de détente : la roquette à noyau de méthane liquide, actionné par une pompe, était lancée automatiquement dès qu’elle pénétrait dans la chambre de tir.
— Non ! cria Roko, ne fais pas ça, il est trop près des câbles ! En le faisant sauter, tu risques de nous envoyer par le fond !
Le détecteur de mouvement encercla soudain le Nain d’une cible rouge, « mouvement ! »
— Il bouge ! s’exclama Kieffer, avant d’ajouter : Non, il bouge… il bouge de l’intérieur…
Adam agrippa la poignée démesurée de la grille, et la tira de côté.
— Il ne nous attaque pas, remarqua Roko. Kieffer, tu m’as dit que tu l’avais blessé, tout à l’heure. Eh bien, il est en train de se soigner.
Mais combien de temps avaient-ils devant eux, avant que le cybertueur Ster & Baz ne soit de nouveau en état de fonctionner ? Réparé, il était virtuellement invulnérable. Mais là… il fallait en profiter.
— On va le dénicher, dit-il soudain. Il est à notre merci. Il faut l’obliger à quitter les câbles, et le faire exploser.
Le Nain semblait les regarder, goguenard. Sa carapace était déchirée. Par les accrocs, on distinguait de minuscules organes s’activant en accéléré.
— Mais on n’a aucun moyen de l’approcher, observa Sheppard.
Les yeux de Roko le capturèrent dans sa lueur de marécage.
— Il y a les échelles. Hulja et toi, allez grimper à cette échelle, et l’attirer. Kieffer et moi vous couvrirons, jusqu’à ce que Kieffer l’aligne.
— Moi, servir de brebis à ce truc ! s’insurgea Hulja. Plutôt crever !
Roko, d’un mouvement si vif que celui-ci échappa à ses compagnons, plaqua son automatique contre le cou de l’Eurasien.
— Ça peut s’arranger, gronda-t-il, enroulant ses yeux reptiliens autour de l’âme de Hulja. Immédiatement, si tu y tiens.
Du pouce, il ramena le chien en arrière.
— Patron ! fit Adam, qui surveillait toujours le Nain. On dirait qu’il se décide à bouger.
L’automatique de Roko quitta la gorge de Hulja. Plus question de ruser, à présent. Il fallait l’anéantir sans plus de délai.
Le Nain évoquait un faucheux dont les longues pattes possédaient cinq articulations. Il glissait sur la paroi du puits avec une fluidité d’image de synthèse, parallèlement à la cage d’ascenseur. Roko claqua dans ses doigts, et le levier d’armement de l’arme automatique de Hulja cliqueta.
Roko demanda un rapport de cible à son armure. Le Nain se déplaçait à un mètre/seconde, dans un mouvement tournant qui le rapprochait de la cage. L’armure calcula que le Nain atteindrait la cage dans un délai de quatre minutes. Où diable voulait-il en venir ?
Un point rouge rattrapa le Nain, et l’arc d’Adam vibra. Une flèche partit dans une trajectoire parfaitement rectiligne qui trouva sa fin dans abdomen de l’araignée. Le coup avait été si précis que la flèche s’était introduite par un accroc de la carapace, avait traversé le corps et mordu le roc, clouant le Nain à la paroi.
Un instant, celui-ci se trouva immobilisé. Les Baz-Beretta ne demandaient que cela : ils crépitèrent, cousant des étincelles sur la carapace du cybertueur. Une patte se détacha, tranchée par une balle.
Au bout de trente secondes, les chargeurs étaient vides. La mitrailleuse lourde de Kieffer pivota sur ses pistons. Le Nain était truffé de balles, sa carapace cabossée fumait par mille petits trous.
Alors il parla. Et il dit :
— Je suis désolé, vraiment désolé d’avoir gommé deux des êtres vivants humains ici présents. Ce n’était pas digne d’un gentleman. Pardonnez-moi, car je ne savais pas ce que je faisais… Ne me tuez pas, il fait si froid dehors, je regrette…
Roko agrippa la manche de Kieffer :
— L’IA est timbrée, ne t’occupe pas de ce qu’elle dit. Fais-la sauter !
— Ayez pitié, disait l’IA d’une voix pleurnicharde, je suis vivant comme vous, je ne veux pas mourir, je n’ai pas assez de mémoire pour me sauvegarder…
Kieffer actionna la pompe du lance-grenades, et ferma instinctivement les paupières lorsqu’il sentit le recul dans ses mains. La détonation s’enfla dans le cylindre d’air, prit de l’ampleur en rebondissant sur la concavité des parois. Il fut rejeté au fond de la cage avec Roko. Des éclats de roc crépitèrent contre la cabine, puis le champignon de poussière et de scories de l’explosion retomba progressivement vers le fond du Puits.
Adam repoussa Roko, qui était tombé sur lui. Encore étonné que la cabine eût tenu le coup.
— On l’a eu, souffla-t-il… et sans pertes…
Roko releva Hulja et le prit aux épaules :
— Tu as entendu, triple idiot ? Et vous tous ? Le Nain est détruit ! Maintenant, nous n’avons plus rien à craindre. Alors, je ne veux plus te voir paniquer, vu ?
L’Eurasien appuya sa taille courtaude contre le grillage du monte-charge encore vibrant. Il hocha la tête en silence.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver Lark, dit Roko après avoir refermé la porte du monte-charge.
Celui-ci repartit en cahotant.
— … Et à l'abattre pour de bon.
La roche était huileuse et noire, et l’atmosphère avait des relents nauséabonds de caveau. Une haveuse brisée de fatigue pointait son cône de forage dans la direction d’une entrée, dont les bords lisses semblaient avoir été découpés au rasoir. L’entrée, surmontée de la mention E3, était assez large pour laisser passer un orbiteur.
Roko déploya ses hommes. Lark n’était plus loin.
L’entrepôt était immense : un cube de deux hectares de surface sur cent cinquante mètres de hauteur, consolidé par des injections de béton dans la pierre poreuse. Un labeur de titans. Les peaux-épaisses étaient impressionnants, quand ils s’y mettaient.
— Lark est quelque part par là, déclara Roko en chuchotant dans la radio, comme pour éviter que sa voix ne résonne dans la gigantesque enceinte. On n’y voit goutte.
Hulja jeta une torche éclairante au milieu de l’entrepôt. La lueur vive ne dévoila rien d’autre que des objets et des cartons épars, ainsi qu’un entassement de matériel dans un coin près du sas d’accès à l’aire de débarquement. Il ne s’agissait que de machines désossées, probablement d’anciens extracteurs d’air à la ferraille. Des chenilles ou des tapis roulants démontés, et des pièces mécaniques de remplacement.
— Lark ! hurla Roko. Je sais que tu es là. Montre-toi, qu’on en finisse !
Une ombre se déplaça sur l’amoncellement métallique, au milieu du vaste espace dégagé. Trois pistolets-mitrailleurs firent feu au même instant. Trop tard, l’ombre avait disparu – le recâblage du système nerveux parasympathique de Lark n’avait rien perdu de son efficacité. Les balles se contentèrent de percer des trous fumants dans le métal. Roko fit signe à Kieffer de nettoyer le tas.
Une voix retentit.
— À ta place, je ne ferais pas ça !
Roko contint Hulja qui s’avançait :
— Bas les armes, vous autres. Lark, tu ne risques rien dans les trois minutes à venir. Profites-en ! Je ne suis plus pressé.
Une silhouette de colosse se dressa, puis s’accroupit à trois mètres du sol, sur le toit d’un extracteur couché sur le flanc. Un Baz-Beretta reposait négligemment sur ses genoux – l’arme d’Olsen. Il portait une combinaison spatiale civile, un modèle ordinaire, déjà ancien, dont la toile était tendue au maximum en raison de sa taille. Sa main gauche étreignait un petit boîtier noir, de fonction indéterminée. La petite voix se fit entendre, dans la tête de Roko. Elle flairait quelque chose.
« Rapport de cible, » chuchota Roko à son armure. Des paramètres s’affichèrent dans le moniteur de son casque. Pas de pièges apparents. Mais il y avait ce boîtier, disait sa petite voix…
— Ça fait un bail, Roko ! Ravi de te revoir. J’ai suivi de loin ton ascension dans la profession. Impressionnant, vraiment ! J’ai entendu du bruit ; je suppose que les deux peaux-épaisses qui m’accompagnaient sont morts.
Roko éclata de rire, un long rire de cathédrale qui sonna, pareil à un blasphème.
— Tu supposes juste. Et ton cybertueur Ster & Baz également. Dommage, la peau du vieux est irrécupérable. Heureusement, il reste encore un beau cheptel… Moi aussi, j’ai observé ton itinéraire. Ta chute libre, devrais-je dire. Tu es trop con, Lark : te laisser embobiner par une bande de loqueteux qui n’a rien à foutre de ta personne… Et c’est de ces pouilleux que tu es l’esclave.
Lark ébaucha un mouvement de dénégation, puis il haussa les épaules. Roko n’avait pas tort, après tout. Souvent ses analyses étaient justes. Anson lui-même avait tenu un langage similaire. Un esclave, oui, c’était ce qu’il était, d’une certaine façon.
— Il était logique que ça finisse ainsi, poursuivit Roko. L’élève contre le maître. Je n’aurais manqué ça pour rien au monde. Touchant, comme fin.
Il leva le bras à l’adresse de ses hommes :
— Les trois minutes sont passées. Nettoyez.
Puis il remarqua quelque chose d’incongru. D’abord, un filin entourait Lark par la taille, et allait s’attacher par un mousqueton au volant de la lourde porte de sas débouchant sur l’aire de débarquement, dix mètres plus loin. Ensuite, Lark venait de rabattre la visière de son casque. Enfin, son pouce enfonçait le bouton du boîtier qu’il tenait.
Roko abaissa le bras.
Mais les hommes ne songèrent pas à tirer. Derrière eux, sous eux, le sol tremblait. Roko se retourna, et il se souvint que les docks donnaient sur l’espace. Il n’y eut pas de bruit. Simplement, tout un pan de sol cessa brusquement d’être là. Des EOR, explosifs à ondes de résonance, capables de soulever les montagnes. Comme la foi. Tout aussi destructeurs.
Lark n’existait plus. Roko se mit à courir, poursuivi par le rugissement de mille tigres. À une trentaine de pas, une tempête d’aspiration creusa l’air, emportant tout sur son passage. La masse de l’air s’écoulait comme l’eau d’une baignoire dont on aurait retiré la bonde. La visière étanche du casque de Roko s’abaissa automatiquement, en claquant, dans son logement.
Les autres avaient compris. Éperdus, ils luttaient contre le maelström qui les repoussait vers le cône de vide causé par l’appel d’air. Un cône qui s’élargissait inexorablement, poussant des crevasses ondulées comme des tentacules, où sombraient des objets épars.
— Tenez coûte que coûte ! cria-t-il dans son casque, jusqu’à la totale disparition de l’air ! Délestez-vous !
Mais les hurlements de l’atmosphère à l’agonie empêchaient probablement la liaison.
Le tourbillon levait une tempête de déchets et de cartons qui les fouettaient sauvagement, s’opposant à leur progression rampante. Roko se baissa comme un container de plastique filait au-dessus de sa tête. Devant lui, les lourdes machines-outils entassées où s’était tenu le colosse se dressaient comme des ancres. Il savait qu’il n’y parviendrait jamais, qu’il lui manquait quelques mètres pour agripper la haveuse toute proche.
— Fuseurs, prononça-t-il. Cinq secondes !
Des témoins de charge s’allumèrent sur le moniteur du casque, et Roko subit une impulsion subite, produite par les deux petits fuseurs incorporés à l’armure. Il eut l’impression d’être compressé entre deux forces contraires, la poussée des fuseurs et la force d’aspiration. Cinq secondes, c’était l’autonomie maximale des fuseurs. Rapidement, il franchit les six pas le séparant de la cabine de la haveuse.
Lark avait réussi à se haler jusqu’au sas du hall de débarquement, et à refermer la porte sur lui. Il devait l’avoir bloquée, il était inutile de tenter de sortir par là.
Ce furent quelques minutes d’enfer. Roko s’agrippait à l’armature de la haveuse accidentée, renversée par la décompression. Ses fuseurs vides, il ne pouvait pas se permettre de lâcher prise. La succion était si puissante que la haveuse de six tonnes avait été traînée sur plusieurs mètres. Puis le hurlement de l’air diminua, tandis qu’il faisait de plus en plus froid. Le régulateur thermique des armures entra en action. Accroché à sa haveuse, Roko observa les restes ténus de l’atmosphère, harcelés par le vide, se condenser en paillettes cristallines. Des containers vides flottaient mollement à travers le dock. Kieffer se tenait non loin de là. Il avait dû se débarrasser à la hâte de son harnais, et sa mitrailleuse avait été aspirée avec le reste. Roko ne parvenait pas à voir les autres.
— Tout le monde est là ? demanda-t-il par radio.
Ils répondirent les uns après les autres.
— J’ai perdu mon arc, braillait Adam, furibond. Et ce salaud de Lark s’est tiré…
Roko respira. Ils avaient eu une sacrée chance de s’en être tous sortis sans casse. Mais Lark commençait sérieusement à le gonfler. Trois hommes de sa cohorte hors service, c’était trop. Il fallait réagir.
— Lark s’est tiré, soit, dit-il, mais je l’ai connu plus performant. Il y a dix ans, il n’aurait pas attendu qu’on approche, et nous serions probablement tous morts. Son piège a échoué, et nous sommes en vie. D’ailleurs, Pierce est sans doute déjà à sa poursuite.