CHAPITRE II

 

Le monorail propulsé par turbine faisait le tour du monde. Le monde mesurait trente kilomètres de diamètre, s’appelait Tycho-Brahe Deux et ressemblait à un pneu de tracteur. Un pneu qui tournait sur lui-même une fois par minute, à mi-chemin entre la Terre et Luna, offrant deux cent mille hectares de surface, deux mers et un volume d’air de trente-cinq mille kilomètres cube à cinq millions de résidents. Roko était arrivé à Tycho Deux dans la matinée, dans un de ces vaisseaux aux grâces arachnéennes, produits de la technologie Yuweh.

Depuis le terminus Montanari partant de la grappe de dômes constituant le spatioport, Roko essayait de dormir sans y parvenir. Le coussin magnétique de l’aérotrain monorail rendait celui-ci relativement silencieux, mais la petite télévision encastrée dans le dossier du fauteuil en face de lui diffusait – en boucle semblait-il – l’édification de Tycho Deux à grand renfort de musique conquérante. Le programme avait la qualité médiocre d’un film d’entreprise. Impossible d’échapper à ce monument à la bêtise de l’épopée spatiale, se dit Roko : il n’y avait aucun bouton pour changer de chaîne ou interrompre l’émission.

Il essaya de se concentrer sur autre chose. La fenêtre, par exemple. À l’horizon concave, une résille serrée découpait le ciel en losanges vitrés. Un cylindre en apesanteur entrait dans le champ visuel, à demi caché par un petit nuage effiloché. Roko contempla quelques instants l’inscription BIOLAB HENJI S.A. barrant ses flancs. Il sagissait d’une fabrique de produits pharmaceutiques qui cultivait des bactéries spécialisées et synthétisait des enzymes de restriction et de ligase, le tout en quantité industrielle. À l’instar d’une vingtaine d’autres usines, elle occupait la Barre, le moyeu à zéro g de Tycho Deux également réservé à l’élite dirigeante. La Barre prolongeait le spatioport à l’intérieur de la station spatiale. 

Le programme dévidait sa soupe propagandiste : image dépoque de canons électromagnétiques de quinze kilomètres de long en voie d’achèvement sur la Lune, lançant en orbite par charges de cent tonnes les éléments de construction de Tycho Deux. L’image suivante, les éléments en question étaient assemblés par masses cinquante mille tonnes et convoyés vers le chantier de « a plus grande Structure Spatiale jamais bâtie par l’Homme ». Des majuscules à gogo. 

Les grands héliostats photovoltaïques de Tycho Deux étendaient leurs ailes d’ombre sur le Ponant. Roko regarda la frange de nuit absorber un parc de loisirs géant, le régurgiter à la lumière puis disparaître derrière la Barre. Un ban de planeurs pendulaires en forme de deltas survolait le petit nuage égaré pour frôler le bord du ciel, ce qui, se rappela Roko, constituait un délit : les pilotes en goguette ne couperaient pas à l’amende, au retour. Le prix de l’émotion forte. 

Laérotrain roulait au-dessus d’un grand lac concave, rectangulaire, de cinquante mètres de profondeur, appelé Longue-Mer Excentrique Orientale ; en se penchant, l’on distinguait, raclant les pylônes du rail, l’affleurement d’un massif corallien. L’aérotrain dépassa un hydroptère de pêche en train d’abaisser un grand tamis à six côtés. Tycho Deux s’était toujours enorgueilli d’être un écosystème auto-suffisant ; il s’efforçait de le prouver. 

— La matière première de Tycho Deux provient presque exclusivement du cratère sélénite bien connu, proclamait la voix off du programme TV. D’une part, à cause de la faible gravité et de l’absence d’atmosphère permettant des envois considérables à grande fréquence : n’oublions pas que la masse totale de Tycho avoisine les quinze millions de mégatonnes. D’autre part, parce que la dureté du ciment lunaire est deux fois plus élevée que son équivalent terrien… (Séquences filmées d’ouvriers pionniers suant sous les casques de scaphandres de travail antédiluviens.) 

L’hydroptère relevait son tamis hexagonal rempli d’une masse rosâtre et composite, sans doute constituée de crevettes. Roko attrapa son sac de voyage, farfouilla dans sa trousse de toilette et en exhuma un rouleau d’élastoplaste. Voilà qui ferait l’affaire. Il commencerait par bâillonner ce foutu haut-parleur…

Un contrôleur surgit devant lui. Vraisemblablement né sur Tycho, et, à son air mort, vraisemblablement fonctionnaire. Sur la casquette, la devise :

GARDEZ NOTRE MONDE PROPRE

surmontait une petite console oculaire lui enserrant le crâne. Dehors, les Deltas faisaient demi-tour pour rentrer à leur port. 

— S’il vous plaît, Monsieur, dit-il d’une voix fluette. Veuillez retirer votre ruban de sparadrap. 

— Vous êtes en infraction avec l’article du Code de Conduite civile numéro 142-3, renchérit une voix grésillante. Pénalités si dégradations : amende ou prison, selon l’estimation immédiate des dégâts. 

— Vous êtes ventriloque ? demanda Roko en tirant un bout de sparadrap de son rouleau. 

Le fonctionnaire désigna un boîtier portant les initiales IAI SPIRIT 7 sanglé à son côté :

— Une Intelligence Artificielle Indépendante de classe 7, rétribuée par le gouvernement. Je suis lié à elle par contrat. 

— Exact, approuva l’IAI SPIRIT 7. 

— Vous rigolez ? fit Roko – mais non, c’était un fonctionnaire. 

— Non, dit effectivement l’homme. Tycho est une démocratie modèle, les IA de classe 7 bénéficient de la citoyenneté. 

Quelqu’un avait dit à Roko que les IA de classe 7 avaient une conscience nébuleuse d’elles-mêmes, que la communauté scientifique évaluait à celle d’un enfant de quatre ans. Les autorités religieuses ne voulaient pas en entendre parler. Les artefacts pensants étaient une création humaine, par conséquent aucune église ne leur avait jamais reconnus d’âme. Parfois même elles leur attribuaient une valeur démoniaque.

— J’ignorais cela, grogna Roko en appliquant sa bande de sparadrap sur le haut de l’écran. 

— Que faites-vous ? s’insurgea le fonctionnaire. 

— Vous le voyez bien : je colmate cet écran de télévision. C’est la troisième fois que je me farcis ce truc, et pas moyen de l’arrêter. 

— Vous êtes en infraction avec l’article du Code de Conduite civile numéro 142-3, dit l’IA, qui n’avait pas peur de se répéter. Pénalités si dégradations : amende ou prison, selon l’estimation immédiate des dégâts. Vous aggravez votre cas. L’agent Nielsen peut vous forcer à coopérer. 

— Me forcer, vraiment ? fit Roko. Comme c’est intéressant. 

L’agent Nielsen se racla la gorge d’un air embarrassé :

— On peut s’arranger, si vous voulez. 

— Combien ? 

L’agent Nielsen prit un air brusquement plus vivant.

— Soixante pour moi, soixante pour l’IA. Et vous devrez enlever vos bandes de sparadrap avant de quitter ce wagon. 

— À quoi vous sert votre IA ? questionna Roko. Simple curiosité. 

L’IA répondit directement :

— J’ai accès aux fichiers publiques de Tycho Deux et à ceux qui transitent par la Porte de Vangk. Je fournis des informations juridiques aux agents du gouvernement, ou à toute personne disposée à payer. Je peux également prononcer des oracles, selon la méthode du Yi King… 

Sourire de Roko. Voilà qui faisait son affaire. L’agent Nielsen s’absorba dans la contemplation du paysage défilant, fixant un point à l’horizon, qui pouvait bien être l’hydroptère de pêche de tout à l’heure.

— Je vous loue vos services maintenant, dit-il. Dites-moi tout ce que vous savez sur la COLEXO et ses filiales. 

— Cinq unités à la minute, annonça l’IA. Mais avec ce que je dispose sur ce conglomérat agro-industriel, cela risque de prendre des heures. 

— Résumez, pour cinquante unités. 

Dix minutes, c’était le temps qu’il lui restait avant d’arriver à Wilhelm Stat. La COLEXO avait tenté de le tuer : il voulait en savoir plus sur elle.

Ce qu’il apprit ne le renseigna pas davantage sur les motivations de la multimondiale que ce quil savait déjà. La COLEXO assurait la gestion de quatorze agromondes et sept Corpos par l’intermédiaire de sogo shoshas, avait des participations majoritaires dans cinq holdings répartis dans tous les secteurs d’activités imaginables, du dopage de carbone 60 à usage industriel à la production d’ours en peluche musicale pour enfants, en passant par divers services para-administratifs, bancaires et d’assurances. Sur les vingt-trois firmes de la Barre autour de laquelle tournait Tycho, deux appartenaient en propre à des filières de la COLEXO. D’une façon occulte, beaucoup plus.

L’empire de la COLEXO était ce qui faisait de plus énorme dans le genre.

— Arrivée en gare de Wilhelm ! beugla un haut-parleur. Préparez-vous à descendre ! Prochaines stations, Philip-Kindred Stat et Port Heinsius… 

L’aube se levait aux antipodes, et sa clarté transformait la Longue-Mer Excentrique Occidentale parsemée d’îlots de varech en une lame de lumière étincelante. La ligne pointillée d’une rade de catamarans sagement alignés se noya dans la lumière. La lune luisait, énorme, dans le ciel de baies transparentes coupé en deux par la Barre. La brise avait dissout le nuage, à moins que celui-ci ne se soit réfugié derrière la Barre. Roko arracha ses bandes de sparadrap de la TV, dévoilant un présentateur aux cheveux et aux sourcils gominés, qui relatait les essais ratés d’adaptation d’oiseaux à la gravité réduite de Tycho Deux.

Il paya le contrôleur GARDEZ NOTRE MONDE PROPRE, et prit ses bagages.

Un homme l’attendait sur le quai de gare.

 

Une gare tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, avec ses annonces, ses marchands de journaux, ses distributeurs de sandwiches, ses cafés et autres lieux d’attente. Un panneau électronique de cent mètres carré affichait dans sa portion supérieure les dates des calendriers nomi, chrétien, juif et musulman ; dans sa portion inférieure défilaient les dernières nouvelles en quatre langues internationales :

 

« L’EAU PERLE ENFIN AUX FRONT DE MARS ! // LE SCANDALE DES MONTRES OCULAIRES TUEUSES RÉVÉLÉ // LES VICTIMES DE LA CATASTROPHE DE THALAN / ATTENDENT TOUJOURS UN DÉDOMMAGEMENT / TANDIS QUE S’ÉTERNISE LA PROCÉDURE DE /…» 

 

L’homme ne l’attendait pas vraiment. Roko le trouva attelé à un jeu vidéo Multivers encastré entre deux flippers style ancien. Chaussé de lunettes stéréo et de gants sensitifs, il était un dragon bicéphale volant au sein d’un espace virtuel semé d’embûches. Roko attendit que les voyageurs désertent le quai, puis lui tapa sur l’épaule.

— Pierce ! C’est toi qui étais censé m’attendre, pas le contraire. 

L’homme retira les lunettes, dont le câble se ré-enroula dans l’arcade game. Il produisit une moue dégoûtée derrière une moustache en guidon de vélo.

— Trop facile, ce parcours, de toute façon. Aucun intérêt. 

C’était un homme de poitrine creuse, sec comme un coup de fouet, vêtu d’un complet étriqué et de sandales de marche. Sa moustache était sans doute le seul bien auquel il tenait ; il l’entretenait avec un soin religieux, à grand renfort de cire spéciale et de minuscules coups de ciseaux. Roko le considérait comme un homme de valeur, malgré un vice qui avait résisté aux traitements les plus draconiens : le jeu.

— Quand es-tu arrivé ? Moi, ça fait plus de cinq semaines que je moisis ici. Pas moyen de trouver un tripot, ni même un bar digne de ce nom : les gens mènent une vie réglée et austère, ne cherchent jamais à déborder de leur statut social, exècrent les jeux de hasard et vouent à leur pays un dévouement religieux. Bref, ils sont infiniment chiants. À regretter Archange. Tu veux que je te dise à quoi ressemble ce truc ? À… 

— À un pneu, je sais. On se rend précisément dans une des rainures du pneu. J’ai un appartement avec vue sur la Terre. Avec un message qui m’y attend. 

 

L’appartement loué au nom de Herbert David n’était qu’un étroit conapt de vingt-cinq mètres carré, mais Roko n’avait pas menti. Par un hublot rectangulaire ouvert dans le plancher, on pouvait apercevoir un croissant blanc-bleu que mordait un héliostat. Dans un coin, le spatioport, avec ses dômes reliés entre eux qui le faisaient ressembler à la modélisation d’une molécule complexe. Ce bout de Terre multipliait le loyer par trois, et, pour Roko, cela représentait une folie. Mais le mercenaire se plaisait à dire qu’après tout, il faisait un métier de fou.

En dehors de ça, la planque était semblable à une chambre d’hôtel : meublée très moche, utilitaire et sans personnalité.

— Ça sent le renfermé, chez toi, renifla Pierce. 

— Je n’y viens pas souvent. 

Le terminal domestique clignotait, en position “Boîte aux lettres”. Quelqu’un y avait déposé un message-texte ainsi qu’une clef informatique. Le terminal avait averti Roko dès la réception.

Ce dernier ordonna au terminal de lui repasser le message. “Herbert David, alias Roko Greach, si vous êtes toujours en vie, rappelez-nous sur la messagerie publique. Clef de priorité jointe.” 

— Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Pierce, qui avait sorti un hologame de poche et zigouillait des nuées d’amibes glaireuses. 

— J’en sais foutre rien, mais on va bientôt avoir nos repères dans ce merdier. 

Il inséra la clef dans le réseau public, et attendit. Pierce délaissa son jeu pour lorgner par-dessus l’épaule de son compagnon. Le jeu qui allait se jouer promettait d’être plus fertile en rebondissements.

Mouvement de vaisseau postal se détachant d’une sphère du spatioport, à travers le hublot armé.

Quelques secondes. La connexion s’établit.

— Un instant, afficha le terminal. Nous vous basculons sur notre réseau privé. 

— Bon, grommela Pierce. Et ensuite ? 

— Il y a du café dans la kitchenette, fit Roko. Deux tasses, et pas de la rincette. 

— Ça va, j’ai compris, lança Pierce en s’éclipsant. 

— Pourquoi avoir essayé de m’éliminer sur Hyllos ? tapa Roko. Autant taper fort tout de suite. Mais il se rendit compte que son interlocuteur avait du répondant : 

— Pour tester vos ressources. Nous ne nous fions pas aux on-dit… Mais vous avez passé le test haut la main. Nous avons l’intention de vous employer pour un travail qui ne devrait pas vous poser de problèmes. 

— On dit ça… bougonna Roko en pianotant : De quelle nature, ce travail ? 

— Nettoyer un clan de peaux-épaisses, surnommé le Clan de Nomaral. Intégralement : un seul survivant, pas de paie. Mais vous êtes compétent. Vous connaissez ce type de travail. 

— Combien ? 

— Cinq fois le tarif habituel, plus une avance sur frais garantie de deux cent mille équors. La moitié vous sera versée dès acceptation du contrat. 

En Équivalent-Unités Or, ou équors. La monnaie la plus forte et la plus stable du marché international.

— De combien de gars je dispose ? 

— Autant que vous le jugez utile. Le choix est laissé à votre entière discrétion. 

Roko réfléchit cinq secondes. Sa petite voix lui soufflait d’exiger un délai de réflexion, mais une fois de plus il l’ignora. Pierce trifouillait dans une armoire au-dessus de l’évier, à la recherche de gobelets de plastique.

— Des peaux-épaisses, ça t’intéresse ? lança Roko. À cinquante mille équors la tête. 

— Je n’ai rien pour le moment. Des peaux-épaisses, ça promet du sport. Mais si le jeu en vaut la chandelle… Le café, je le mets dans des verres, y a rien d’autre. 

Le jeu et la chandelle… sans doute n’était-ce pour Pierce qu’un pari de plus à relever. Roko inscrivit :

— J’accepte. 

 

Le recrutement des hommes devait avoir lieu sur Archange. Roko et Pierce avaient transité par quatre bases orbitales, une arcologie et trois monades-ruches pour dégoter un postal à destination d’Archange. Le postal, qui accusait son âge, avait la forme d’un sabot mal dégrossi.

Ils voyageaient en deuxième classe. Le reste de leur rangée était occupé de shintoïstes en robes d’apparat mauves garnies de clochettes – certainement en pèlerinage. Les deux prêtres à côté de Roko étaient absorbés par une partie de go, qu’ils disputaient sur un tableau magnétique de 361 cases portatif.

Dans un instant le vieux sabot passerait la Porte de Vangk et se retrouverait dans un autre bras de la galaxie.

Personne ne savait au juste comment fonctionnaient les Portes de Vangk, ni où elles puisaient leur énergie pour pincer les cordes de la trame spatiale et faire franchir aux vaisseaux des bonds quantiques de milliards de kilomètres. On ignorait pourquoi elles se tenaient à l’écart des grosses masses planétaires. On ne pouvait que constater : elles marchaient. Le plus souvent, les Portes débouchaient au large de mondes de type terrestre. Parfois elles ouvraient sur des corps célestes sans utilité apparente – trous noirs, disques proto-planétaires, naines brunes, astéroïdes…

Archange était un petit planétoïde sans intérêt, une châtaigne grillée gravitant autour d’un soleil mort. On s’en servait comme d’un comptoir commercial, où nichaient les sièges sociaux de banques internationales et de consortiums, des banques de données, mais aussi des hôtels de luxe, des casinos… toute une vie décalée et foisonnante. Pas mal de fric et de données stationnaient provisoirement sur Archange, en général pour y être blanchis. C’était en outre un lieu de recrutement de mercenaires.

Un panneau lumineux surmontant le premier rang de passagers indiquait le compte-à-rebours de l’arrivée à Archange : six heures. Roko n’avait pas envie de dormir.

— Tu as déjà traqué du peau-épaisse ? demanda Pierce en lissant sa moustache. 

— Il y a longtemps. C’est une besogne dangereuse. 

Beaucoup de chasseurs de prime se sont fait avoir parce qu’ils sous-estimaient leurs proies… Il vaut mieux ne pas se leurrer, les peaux-épaisses ne sont pas des moutons.

Il y avait près de quinze ans qu’il avait participé à une traque. Une chasse préparée de longue date… Les choses avaient mal tourné dans ce cargo délabré soupçonné d’abriter tout un clan, et où la plupart des coéquipiers de Roko avaient péri. Roko lui-même avait eu de la chance de sauver sa peau, dans le sas piégé : la distance de l’explosion l’avait protégé.

Il avait fallu trois mois à son assurance-clone pour recoudre ses organes déchiquetés, flottant épars dans le vide du sas déformé par la déflagration, ou collés aux parois gondolées. Un survivant lui rapporta qu’un de ses camarades, en déverrouillant le sas du cargo-refuge, avait déclenché une mine thermique par sa chaleur corporelle. On transplanta sur Roko un mètre carré de peau de clonage et autant de paroi intestinale. On lui greffa une pompe rénale, des poumons et un cœur. De son visage, seuls les yeux étaient restés intacts. Ses foutus yeux de jade salie d’inclusions. Le seul moyen de communiquer avec lui fut, pendant longtemps, assuré par des impulsions électriques codées en morse contractant ses muscles faciaux. Puis on lui passa des bandes de lecture quand ses tympans se remirent à fonctionner.

Roko disposait d’une bonne assurance, il s’en sortit sans séquelles. Mais les peaux-épaisses lui avaient coûté deux années d’existence, et il était bien décidé à le leur faire payer. Avec les intérêts.

— Excusez-moi, fit un homme en face de lui. J’ai entendu sans le vouloir ce que vous avez dit à propos des peaux-épaisses… 

Pierce s’était endormi. Il ronflait bruyamment. Roko glissa un regard ennuyé vers une sorte d’adolescent vieilli aux épaules molles, la tignasse emmêlée et le vêtement négligé. Son pantalon trop court laissait deviner des jambes d’échalas ; sa veste et sa cravate en tissu recyclé auraient pu être à la mode dix ans auparavant.

— Monsieur ? dit Roko. 

— Anson Damaril, ethnologue en mission auprès des peaux-épaisses, pour le compte de l’Université multidisciplinaire d’Owondo. Mon département étudie les groupes humains g-génétiquement altérés. 

Il butait sur certains mots, comme s’il éprouvait quelque difficulté à les trouver.

— « Mais pourquoi particulièrement les peaux-épaisses ? » demanda Roko, bien que médiocrement intéressé par le sujet. Encore six heures à poireauter : l’universitaire arriverait bien à les combler. Parler, cette engeance n’était bonne qu’à cela. 

Anson fixa un instant les yeux d’un vert trouble de Roko, enchâssés dans une peau plissée de rides. Ils n’étaient pas artificiels, non… mais ils le plongeaient dans un profond malaise. Était-ce les rides les entourant, qui les faisaient paraître plus vieux qu’ils ne l’étaient en réalité ? À moins que ce ne fut sa voix, huilée comme si elle sortait d’un canon…

— Les peaux-épaisses constituent une ethnie des plus… des plus intéressantes, dit-il pour s’arracher à l’attraction de ces yeux. Sur Hudriam, un océan planétaire, les hommes ont développé une sorte de réseau sanguin annexe qui contrebalance le réflexe mammalien de plongée. Mais ce sont les peaux-épaisses qui m’obsèdent. Ils ont été modelés par l’homme, et non par le climat. Et ils sont si évolués et primitifs en même temps… On croit qu’ils vivent en parasites, depuis qu’ils ont été déclassés par des robots, mais ce n’est pas vrai. On n’a j-jamais vu un peau-épaisse mendier. 

Roko :

— Je regrette de vous contredire, mais ils sont tous plus ou moins dégénérés. Certains clans vendent eux-mêmes leurs sujets malades aux chasseurs de prime. Leurs épidermes sont de véritables combinaisons spatiales vivantes. Ils sont livrés drogués. On dit aussi qu’ils mangent leurs morts après les avoir mutilés. Si leurs femelles étaient baisables, ils les prostitueraient. 

Il s’apprêtait à se lever pour aller uriner, mais il s’aperçut qu’Anson était à deux doigts de lui sauter dessus. Ses dents se découvrirent en un sourire carnassier.

— Il y a les théories, dit-il en se levant, et il y a la réalité. Ces tribus sont mortes. 

— Et l-les hyènes arrivent, repartit Anson. 

Roko se figea.

— Les charognards font partie de la chaîne alimentaire, vous devriez savoir ça, vous qui avez fait des études. Un siècle après le début de l’ère industrielle sur Terre, toutes les tribus primitives avaient disparu, faute de s’être adaptées. 

— Mais celle-ci est adaptée ! adaptée au vide. C’est précisément ce qui la rend irremplaçable ! 

— L’espace est plein d’ethnies irremplaçables, se borna à dire Roko, que sa vessie tiraillait. 

— … qui fournissent autant de cibles faciles aux chasseurs de peaux, prononça sentencieusement l’ethnologue. 

« Cibles faciles, pensa Roko en se dirigeant vers les toilettes. L’imbécile petit con. »

Il passa sous le panneau lumineux du premier rang, qui affichait cinq heures quarante-cinq.