CHAPITRE V
Roko s’accouda au comptoir de l’échiquier Russe. Il était descendu à l’Arche, un hôtel de l’Avenue Impériale faisant corps avec un fast food indien et une banque dont la façade était une réplique du Temple Warhol, sur Terre. La configuration gravitationnelle d’Archange autorisait d’étranges emboîtements. Les espaces pressurisés se stratifiaient par couches, comme les pelures d’un oignon, que reliaient des puits de gravité aboutissant au Noyau.
La chambre de l’Arche était chère, et située dans une couche à basse gravité. Mais l’hôtel, qui possédait une magnifique entrée voûtée, avait l’avantage de donner directement sur le Noyau, autrement dit le quartier des affaires. Tout convergeait, tout tombait vers le Noyau, desservi par l’Avenue Impériale bruissante de gyros. C’est dans le Noyau que se trouvaient les distractions haut de gamme les plus étranges et spectaculaires, allant de sculptures d’eau colorées aux combats de singes excités par injections d’hormones.
Le soleil de lames de rasoirs s’était relevé pour s’encastrer dans le plafond. Il ne jetait plus de lueur marine. Torance était en train de commenter un coup de Reshevsky, à l’une des tables-échiquiers.
— Il a réussi à doubler ses tours ! Le développement des Noirs est totalement compromis, maintenant… Il ne reste plus aux Verts qu’à clouer pour de bon le Cd7… Une tournée pour les Verts !
Il aperçut Roko, chercha machinalement dans sa mémoire de masse. La réponse lui parvint.
— Roko Greach, dit-il. Si ma mémoire est exacte.
— Ta mémoire est toujours exacte, tu le sais bien, rigola Roko. Tu saurais préciser l’heure exacte de ma dernière éjaculation, si je te le demandais.
Torance, imperturbable :
— Cette requête est dans mes capacités de traitement d’information, ce n’est qu’une question d’argent. Mais je suppose que tu n’as pas d’equors à perdre pour ces conneries.
— Plus pour longtemps, mon pote. Je cherche huit free-lances rodés au travail en apesanteur, pour une opération d’envergure.
Torance sortit une chope imitation grès de sous le comptoir. Il versa dedans une mesure de petit lait mixé.
— Pour une traque de peaux-épaisses, hein ?
La jarre se remplissait à mesure que Torance y versait d’odorants fluides. Roko resta un moment sans rien dire, puis il éclata de rire.
— Torance, tu arrives encore à m’épater ! T’es au-dessus de ta réputation. Je croyais que l’opération était plus ou moins secrète, mais bon. Et pour ma cohorte ?
— Voilà ton banglassi, dit Torance sans relever le compliment. Voyons… En ce moment il y a Sheppard, Hulja, Pierce…
— Sheppard, Hulja, okay. J’ai amené Pierce dans mes bagages. Ça m’en fait trois.
— Kieffer, Ratborn, Adam l’Archer, Olsen, Sarek, Harvin, Sauveur, Mell, Osteen. Les autres ne valent pas le coup.
Roko se gratta le menton.
— Je les prends tous, sauf Sauveur et Ratborn. Ils n’ont pas l’étoffe pour ce boulot. Osteen est trop vieux. Pour les autres, tu peux m’arranger le coup ?
— Tu peux payer ?
Roko tendit sa carte de crédit.
— J’ajoute le banglassi, dit l’autre en pianotant sur un des terminaux situés sous le comptoir. Ce sera tout ?
— Non, dit Roko en se penchant par-dessus le comptoir. Je veux savoir qui d’autre t’a contacté au sujet des peaux-épaisses. Concernant le Clan de Nomaral, en particulier. Et ne me joue pas le coup de l’amnésie, pas à moi. Tu sais tout ce qui se trame.
Torance tordit sa bouche en signe d’indifférence.
— Mon rôle se borne à vendre de l’information. Les considérations personnelles n’ont pas à entrer en ligne de compte, sinon aucune affaire ne serait possible. C’est ma philosophie. Mais cette fois, je te tariferai le maximum, parce que je ne t’aime pas.
Roko se fendit d’un sourire de squale.
— J’en ai autant à ton service. Je n’aime pas les Altérés, génétiques ou non. Les monstres comme toi me dégoûtent. L’identité humaine s’effrite à cause de vous. J’ai tué des Altérés, quand j’étais sur Terre. Question d’hygiène. Nous faisions des rafles, et nous leur cassions les os avec des barres de fer.
— Je sais tout ce qui te concerne, dungato, dit Torance en reproduisant le même rictus.
Sa gamme d’expressions, remarqua Roko, n’était pas très étendue.
— Ton renseignement, fit le barman : Lark est passé me voir hier. Il n’est plus dans le métier. Le Clan de Nomaral est son clan.
— Lark ! s’exclama Roko. Ma petite voix avait raison de ne pas croire à sa mort, je devrais l’écouter plus souvent. Un vieux tigre tel que lui… J’en avais oublié que c’était un peau-épaisse rectifié. Il m’a fait entrer dans le métier, tu comprends… mais tu dois le savoir. Va falloir que je le bousille, ce qui signifie une sérieuse révision de mes honoraires auprès de mes employeurs.
Il saisit la chope et la vida d’un trait.
— Pas mal, fit-il. Combien, pour taire ma venue à Lark ?
Torance s’occupait d’un autre client, un petit chauve braillard en chemise brodée à manches bouffantes mauves et grises, chaussé d’écrans optiques opaques en guise d’yeux. Les bracelets velcro à ses chevilles et à ses poignets indiquaient clairement qu’il fréquentait assidûment l’apesanteur du Noyau, et tenait à le faire savoir. Un peu comme un type exhibant sa Rollex en or dans un bar à péquenots. Torance épousseta le plastron de son smoking, et se campa devant Roko.
— La rétention d’informations, ce n’est pas mon style, dit-il. Ça ne fait pas avancer les affaires…
— Je me fous des affaires, coupa Roko en plaquant sa carte de crédit sur le comptoir. Il me faut aussi le nouveau signalement de Lark. Combien ?
— Le maximum du maximum, dit Torance. Et sans note de frais.
Roko hocha la tête, et Torance empocha la carte.
— N’essaie pas de me doubler, dit Roko de sa voix huilée.
Torance se contenta de sourire.
L’entrée voûtée de l’Arche se prolongeait d’une galerie de jeux. Roko y dénicha Pierce, attablé à une roulette.
— Je devrais te faire interdire de casino dans tous les établissements d’Archange, gronda-t-il. À partir de maintenant, fini de jouer.
Pierce lissa sa moustache d’un geste d’une grande dignité.
— Je viens juste de descendre. Hulja a téléphoné, de la part d’un nommé Torance. Il arrive dans dix minutes. Sheppard et Kieffer l’accompagnent. On dirait que la cohorte se forme.
Roko acquiesça d’un hochement de tête satisfait. Jusqu’à présent, tout s’enclenchait correctement. Mis à part Lark, il n’y avait eu aucun accroc. Lark n’était peut-être même plus un accroc. Il était vieux, plus vieux qu’Osteen, qui avait été refusé du fait de son âge.
Il laissa un mot à la réception, à l’intention de Hulja. Puis il monta et prit une douche. Dans le petit frigo cubique situé sous la table de nuit se trouvaient des rafraîchissements fournis par l’hôtel : vin de maïs, ginger ale, bière de soja, weed tea et jus de kola. Les canettes étaient disposées autour d’une barquette de PPb parfumée à la cannelle, à moitié fermentée, enveloppée de cellophane. (PPb, ou Pâte de Protéines-base, purée insipide conçue à l’origine pour les adeptes d’une secte fondamentaliste se refusant à consommer ce qui avait été vivant, végétaux comme animaux.)
Roko y pécha une canette de bière de soja glacée, l’ouvrit avec les dents tandis que de l’autre main il composait le numéro des Dépôts Généraux. Les Dépôts Généraux étaient des consignes de taille variable, dans lesquelles on pouvait déposer n’importe quel objet allant du stylo à bille au vaisseau spatial.
Roko avala une gorgée de bière. Une réceptionniste morose apparut sur le moniteur noir et blanc.
— Société des Dépôts Généraux, ânonna une voix d’hôtesse de l’air.
Roko posa sa canette de bière au-dessus du moniteur, et farfouilla dans la poche de son pantalon.
— Vérifiez si la consigne numéro… (Il sortit un coupon chiffonné, qu’il étala sur sa cuisse.) Si la consigne 5469 a été remplie.
— Veuillez plaquer votre coupon sur l’écran pour validation, ânonna l’image de synthèse.
On frappa à la porte.
— Vous êtes en règle, dit-elle. Un instant… Un colis a été déposé à votre consigne il y a quatre heures trente minutes. Il a été taxé sur votre compte, à un volume de quinze mètres cube.
Roko raccrocha, l’esprit et le corps légers. L’équipement était arrivé à l’heure. Comme ses hommes. « Entrez ! » lança-t-il.
Ils étaient tous là. Pierce en train de lancer les dés avec Hulja. À un moment, les dés devinrent mous, coulèrent et se reformèrent. Ils avaient neuf faces au lieu de six. (« Métal à mémoire, » expliqua Pierce devant Hulja médusé.) Sheppard, Kieffer, Adam, Sarek, Mell et Harvin. Roko avait passé une journée à les réunir tous dans l’espace étroit de la chambre – et à faire un saut aux Dépôts Généraux. À présent on se marchait sur les pieds, et ça rigolait ferme. Roko les laissa discuter cinq minutes, puis :
— Silence tout le monde ! Silence. Voici le topo : il s’agit d’un clan de peaux-épaisses à débusquer et à liquider proprement. Proprement, et entièrement.
Hulja haussa les épaules. C’était un Eurasien de courte taille, aux sourcils et à la pilosité fournis. « Aussi velu qu’un singe », avait coutume de dire Pierce. Comme les singes, il avait les mains anormalement longues et poilues. Il était presque aussi large que haut.
— Qu’est-ce que cette opération a de si extraordinaire ? dit-il. Pourquoi nous avoir réunis ? Nous prenons tous très cher, tu le sais bien.
Sheppard, à ses côtés, opina. Il avait un physique de bellâtre gâché par une rangée de dents cariées. À y regarder de plus près, il portait sur la paume, sous l’auriculaire, la cicatrice d’un second pouce opposable enlevé chirurgicalement.
— C’est vrai, renchérit Kieffer, athlète aux cheveux coupés en brosse blancs à force d’être blonds, au nez aquilin et à la peau cuivrée – résurgence sinistre de l’übermensch. Qu’est-ce que ça cache ?
Roko eut un geste d’apaisement.
— Il y aura du sport, bien sûr, mais ça fait partie des risques ordinaires de la traque. Les peaux-épaisses sont des animaux nantis d’une intelligence humaine. Ceux que nous aurons à chasser appartiennent au Clan de Nomaral. D’après les renseignements que je possède, ils sont une quarantaine. Dont très peu en état de se battre. Nous avons toute une organisation derrière nous pour les localiser.
Il se poussa pour laisser Mell ouvrir la porte du petit réfrigérateur cube. Difficile de penser, au premier coup d’œil, que Mell était mercenaire. Il avait plutôt l’air d’un teckel pleurnichard au visage criblé de roséoles. Il avait un œil marron, et un œil rouge de clonage. Harvin, un type aux épaules noueusement musclées, faisait équipe avec lui.
— Mais patron, intervint Adam à l’écart, qui tripotait un collier d’amulettes, pourquoi ne pas s’attaquer à un clan plus accessible ? Il suffit de se rendre sur n’importe quel chantier spatial et de secouer le cocotier, il en tombera treize à la douzaine ! Et puis, qui nous chaperonne ?
Adam Muendo Tidouf était ce que Kieffer nommait un nègre. D’ailleurs, disait Kieffer, Adam s’habillait comme un nègre : vêtements amples de couleurs vives, chaussures noires vernies. Sa peau portait deux scarifications parallèles sous les yeux.
Roko s’appuya sur le frigo et sourit :
— Deux questions superflues. Contentez-vous de faire le boulot pour lequel vous êtes payés. Payés cinq fois le tarif en vigueur dans la zone Thétys.
Il donna la somme, qui provoqua quelques sifflements de convoitise. L’offre était trop substantielle pour ne pas la prendre en considération, et, d’après Roko, la boîte était trop importante pour ne pas payer ce qu’elle proposait.
Mell passait une canette de vin de maïs à Harvin. Olsen fit un signe de croix en frottant frileusement ses mains pâles, la peau hérissée de chair de poule. Il revenait d’une opération sur Shoud, une planète de jour perpétuel noyée dans une fournaise à 100°C.
— Un monde impie, même pas consacré par des prêtres chrétiens véronicains ! avait-il dit.
Il ne s’était pas encore habitué à la fraîcheur Archangélique.
— L’homme a oublié qu’il était un animal tropical, renifla-t-il. Ça marche pour moi. À condition que le matos soit à la hauteur, bien entendu.
C’était ce que Roko voulait entendre. Il se dirigea vers un coin de la chambre, fit coulisser une porte d’armoire et en retira un objet lourd, enveloppé d’une bâche. Il posa le tout sur sa couchette recouverte d’une couette, et écarta les pans de la bâche. Un gros fusil à pompe, et une sorte de roquette.
— Ouah… siffla Hulja. C’est avec ce machin que tu comptes chasser le peau-épaisse ? Si tu les alignes avec ça, il ne restera pas beaucoup de peau à récupérer.
— Patron, fit Adam, j’ai pour principe d’apporter mes propres armes. Et pas des riot guns.
Habitude des Forces du Renouveau Moral qui ne l’avait pas quitté. Adam avait été pilote, dans le temps, il se plaisait à dire qu’il était le négatif de Kieffer, et pas seulement par la couleur de peau. Les deux ne perdaient pas une occase de s’engueuler.
Roko saisit une petite roquette, terminée par un grappin à griffes multiples, recroquevillées sur elles-mêmes. Il activa la roquette, et les griffes s’écartèrent dans un claquement sec. Armée. Il l’enfourna dans la gueule du riot gun, actionna la pompe. Hulja s’approcha pour déchiffrer l’inscription ornant le flanc du fusil à pompe : BAZ-Ol-ROST. Pas un modèle de série.
— Ce machin a été inventé pour nous. C’est arrivé ce matin par cargo, avec le reste du matériel. Étudié pour liquider les peaux-épaisses sans aucun dommage pour leur surépiderme. Quoique le terme exact ne soit pas liquider, mais liquéfier.
Murmure d’incompréhension.
— Écartez-vous et regardez, fit Roko en pointant le canon vers le lit de mousse.
Il pressa la détente et la roquette, avec un homp sonore, traversa la couette beige et se ficha dans le matelas. Aussitôt celui-ci parut s’affaisser. Puis un liquide blanc, grumeleux, jaillit vers le plafond. Il ne cessa qu’une fois le matelas complètement à plat.
— Bons Dieux… murmura Harvin. On dirait… on dirait que la roquette a sucé la mousse et l’a éjectée sous forme liquide. Comme une sangsue…
— Désormais on l’appellera comme ça, décida Roko. La mousse de ce matelas était organique, du travail de bactéries. La sangsue s’est forée un passage à travers la toile, a injecté un produit qui a dissous la mousse spirillaire et l’a expulsée à l’aide d’une micro-pompe. Comme il le fera des tissus des peaux-épaisses. Ce produit a la faculté de laisser le surépiderme intact. Il ne restera des peaux-épaisses que la peau et les os. Au sens le plus littéral.
La sangsue, sur le lit, se détacha et tomba sur le côté. Roko la ramassa.
— Ça ne sera pas très joli à voir, grimaça Harvin.
Roko ne se donna pas la peine de répondre. Il reposa le riot gun dans sa bâche tachée de mousse. Il s’approcha du terminal près du lit, souleva le clavier et tira une série de clichés couleur cachés dessous, qu’il distribua à ses hommes.
— Lark est du clan que nous avons à nettoyer, dit-il. On risque de l’avoir dans les pattes. Voilà son nouveau visage. Il est sur Archange, mais il ne sait rien de nous. Si vous le voyez, abattez-le sans hésiter. Une prime de trente mille équors à qui me rapportera sa tête.
Les hommes hochèrent la tête en empochant les photographies d’un homme aux traits durs en gros plan, en train de porter un verre à ses lèvres. Ils sortirent un par un de la chambre au lit défoncé.