´ Je les ai entendus arriver, ouvrir et fermer des portes. J'ai dévissé l'ampoule; bonne idée, parce qu'une minute plus tard, quelqu'un a poussé le panneau coulissant et une main a cherché à allumer, deux fois. Natalie a appelé. La main a disparu, en même temps que son propriétaire; il y a eu des pas dans l'escalier. J'ai sauté

sur l'occasion pour me glisser dehors sans être vu.

´ J'ai erré jusqu'à la porte Saint-Sébastien en me demandant quoi faire, o˘ aller. Au bout d'un moment, je me suis dit que j'avais plus le droit qu'eux d'occuper la maison. Pourquoi était-ce moi qui m'enfuyais ? J'y suis retourné avec l'intention de les jeter dehors, mais ils étaient déjà partis.

´ Je voulais du sang avant de rentrer à Londres essayer de sauver ma petite entreprise. En fait, je dois bien admettre que j'avais envie de blesser Natalie. A ce moment-là, l'idée m'est venue que si on s'était dis-crétement servi de la maison pendant que je l'occupais, je pouvais bien en faire autant.

´ J'ai ouvert le grenier pour m'y installer. Au bout de deux jours, Natalie et son mignon sont revenus. Ils faisaient l'amour bruyamment. Je les espionnais. Une fois, elle a mis ce drôle de casque, tu te rappelles ?

Elle l'a gardé pendant que son petit jeune la baisait, et puis elle le lui a collé. Il leur arrivait de mélanger l'herbe, les amphétamines, la cocaÔne, l'acide et d'autres drogues au point de ne plus savoir qui ils étaient.

´ Je les entendais se disputer, aussi. Natalie passait sans arrêt de l'anglais à l'italien. "Espéce de petit con de rital, avec ta putain de jalousie ! Si tu ne t'étais pas débarrassé de l'Anglais, la maison serait à nous, maintenant !"

´ "Strega ! Prostituta ! Je n'ai pas touché à ton connard d'Anglais, niente !"

´ Je ne comprenais pas: l'argent de la vente lui reviendrait, de toute maniére. Mais savoir à quel point ils étaient défoncés me facilitait les choses. Je me suis mis à passer de l'opéra à des moments bizarres, pendant qu'ils déliraient. Toujours Kathleen Ferrier, Orfeo ed Euridice, en plein milieu de la nuit ou quand ils déclenchaient une vraie tempête, au lit. Je laissais la boîte noire ouverte, exprés. Un jour, j'ai cassé les lunettes de soleil du gamin.

´ Je me suis donné beaucoup de mal pour faire croire à Natalie que le vieux était toujours en vie.

quand le petit Italien s'est racheté des lunettes de soleil, je les ai de nouveau cassées. J'ai trouvé ses clés à elle, je suis allé à son atelier, j'ai pris plusieurs peintures, toutes à l'extrémité bleu-violet du spectre, et je les ai cachées dans son frigo. J'ai même remis les clés en place avant qu'elle n'en ait besoin.

Úne nuit, pendant qu'elle dormait avec son mignon, aprés s'être envoyée en l'air au chianti et autre, je suis entré dans la chambre. Je me suis approché jusqu'à avoir le nez à ça de son visage. Dans un sens, j'avais envie qu'elle se réveille et qu'elle me voie sourire. Mais ils n'ont émergé ni l'un ni l'autre. Je m'éloignais du lit pour me fondre dans l'ombre quand elle a ouvert les yeux et m'a regardé. Je me suis figé et j'ai baissé les paupiéres. Un vieux truc de cambrioleur.

Lorsque je les ai relevées, elle s'était rendormie. Si elle se rappelait quoi que ce soit le lendemain, elle croirait à un rêve.

Ét tout le temps o˘ je restais là-haut, au grenier, couché dans l'obscurité, je me repassais en esprit le moment o˘ on m'avait poussé à l'eau. Je me souviens d'un tourbillon étincelant. La clarté orange des lampa-daires tombait sur les quelques passants; des rubans de clarté flottaient dans l'ombre. Et là, sur la berge, se tenait celui qui m'avait envoyé à l'hôpital. Je me suis projeté cette image encore et encore. Elle n'est pas au point; le visage est flou, distordu, démoniaque. Parfois, quand je reconstruis un peu ses traits, je trouve qu'il ressemble à celui de notre pére.

Louise le tira de sa transe.

-Mais tu t'en es sorti, Jack. Tu t'en es sorti. (Elle leva son verre.) A la santé des amants inconnus qui t'ont arraché au fleuve.

-J'ai déjà bu à leur santé, et je n'ai pas l'intention de m'arrêter là.

Il vida son propre verre.

-Deux autres ! cria-t-elle par-dessus le comptoir.

Lorsque leurs whiskies arrivérent, Jack voulut prendre le sien, mais elle referma la main sur son poing.

-Tu étais amoureux de Natalie ?

-Je ne suis même pas s˚r d'avoir su qui elle était.

Louise le fixa d'un air surpris. Fouillant dans sa poche de poitrine, il en tira une enveloppe.

-Je vivais au grenier, comme un fantôme, en me demandant o˘ cette histoire allait me mener. Et puis j'ai trouvé quelque chose, juste là, dans la piéce o˘ je dormais.

Il ouvrit l'enveloppe, dont il répandit le contenu sur le bar.

-C'était dans une boîte à chaussures, avec d'autres affaires. Des papiers personnels, des lettres, des certificats d'assurance, ce genre de trucs, le tout au nom de Natalie Shearer. «a (il agita une carte pliée), c'est un permis de conduire international délivré par les autorités britanniques.

-Et alors ?

-Regarde la jeune fille triste de la photo. Elle ne ressemble pas beaucoup à Natalie Shearer.

CHAPITRE XXXI

Louise décida d'emmener Jack chez elle. quand ils passérent chercher Billy chez sa nourrice, le garçonnet s'écria: Ónc' Jack ! ª en se jetant dans les bras de l'arrivant. qui fut aussi surpris que sa soeur.

-On a beaucoup parlé de toi, dit-elle en guise d'explication.

-Il a l'air plus ‚gé, l‚cha bêtement Jack.

-Il l'est. De quelques semaines.

Toutefois, Louise s'inquiétait surtout du fait que Jack, lui, e˚t l'air plus ‚gé. Il semblait fatigué. Une série d'éternuements le secoua, comme s'il couvait un gros rhume. Ses yeux injectés de sang paraissaient irrités, malgré leurs iris clairs et sains, brillants d'un imperceptible mouvement furtif.

-Il faut qu'on parle du livre, Jack.

-Le livre ?

-Arrête. Tu sais trés bien de quoi il s'agit. Et moi, je sais ce que tu fais. C'est devenu une vraie drogue pour toi.

- «a marche.

- Je sais. Je te l'ai dit au tout début.

-Je pensais que c'était juste du charabia, des sor-nettes. Mais ça marche. On se met à voir des choses.

-Jusqu'o˘ es-tu allé ? Voilà ce qui m'intéresse.

Jack ne put répondre car le téléphone sonna. Louise abandonna Billy sur les genoux de son frére pour décrocher. De forte et désinvolte, sa voix devint trés vite basse et circonspecte. Tournant le dos à Jack, elle demeura muette un long moment.

-Ne raccroche pas, cette fois-ci, l'entendit-il enfin chuchoter. Tu sais que tu peux me demander n'importe quoi. N'importe quoi.

La personne qui se trouvait au bout du fil ne paraissait pourtant pas décidée à se manifester, bien que Louise lui adress‚t parfois un murmure d'encouragement, une caresse pleine de pitié. Enfin, elle couvrit le micro pour interroger Jack, dans un sifflement:

-Tu as combien sur toi, en liquide ?

Il fouilla son portefeuille.

-A peu prés cent cinquante dollars.

Elle hocha la tête avant de dire tout bas à son correspondant:

-Je peux te procurer environ deux cents dollars à

l'instant. Bien s˚r. Non. Non, je ne ferais pas ca. Il faut que tu me donnes une adresse. (Elle griffonna quelque chose sur un bout de papier. J'y serai dans moins d'une heure. Ne me laisse pas tomber. Je ne veux pas me retrouver à traîner toute seule dans le coin. Je sais. Je sais que tu ne me mettrais pas en danger.

Elle raccrocha.

-Billy, tu veux bien être un gentil petit garçon et laisser oncle Jack te donner ton bain, te lire une histoire et te mettre au lit ? demanda-t-elle en enfilant son manteau à la h‚te. Maman doit sortir, mais elle sera bientôt de retour.

-Oui.

Cela ne posait aucun probléme au petit garçon.

A Jack, si.

-qui était-ce ?

-Tu les as, ces cent cinquante dollars ?

Il les tendit à Louise.

-C'est pour quoi ?

-Je te les rendrai demain à la premiére heure. Tu sauras t'occuper de Billy ?

-Oui, mais...

-Je suis tellement contente que tu sois là. (Elle l'embrassa sur le front.) Vraiment.

Déjà, elle était dehors.

-Partie, dit Billy à Jack. Partie.

-quand as-tu commencé à parler ?

Il s'écoula prés de trois heures avant que Louise ne revînt, l'air diminuée, épuisée. Jack avait baissé les lumiéres, et Muddy Waters grondait en sourdine, sur un rythme lent. Sans mot dire, la jeune femme alla voir Billy.

-Tu as réussi à l'endormir. Tu te débrouilles mieux que moi.

Il haussa les épaules. Elle examina la bouteille de Macallan vide posée sur la table.

-Je vois que tu as fini mon meilleur whisky. Un verre ne me ferait pourtant pas de mal.

-Tu apprendras que j'ai toujours ce qu'il faut sur moi.

Comme elle acquiesçait, s'arrachant un sourire, il ouvrit son porte-documents puis versa deux bonnes rasades, qu'ils burent en silence. Louise poussait de grands soupirs. Jack sentait qu'elle finirait par s'expli-quer, s'il se montrait patient.

-Voilà, c'était la personne que je m'attendais à

trouver à ta place au Thomson Centre, dit-elle enfin.

Je t'aurais bien emmené, mais ce n'est pas facile. En fait, on ne s'était pas parlé depuis un bon bout de temps. Demain, par contre, tu viendras avec moi.

Sans avertissement, elle se pencha en avant et se mit à pleurer. Son front se plissa, ses lévres se tordirent, des larmes tracérent sur ses joues des balafres br˚lantes, brutales.

-Hé ! fit Jàck en s'approchant d'elle pour la réconforter. qu'est-ce qui se passe ? C'est moi qui suis malheureux, tu te souviens ?

Elle releva les yeux vers lui et se mordit la main.

-Est-ce que ce serait vraiment au-dessus de tes forces, demanda-t-elle, de venir au lit avec moi et de me serrer dans tes bras, juste me serrer, juste cette nuit ? En frére et soeur ?

-Non, assura-t-il, apaisant, en embrassant sa main tachée de larmes. Ce ne serait pas au-dessus de mes forces.

CHAPITRE XXXII

Le lendemain matin, la pluie qui fouettait la Cité des Vents rebondissait haut sur les trottoirs tandis que Jack aidait Louise à installer Billy dans le siége-bébé de sa voiture. Tous les passants avaient l'air frigorifié, cet air de ón-géle-aujourd'hui-à-Chicago ª que Jack avait déjà remarqué. Il se demanda combien de temps il lui faudrait pour l'acquérir, lui aussi. Louise l'avait, bien s˚r, mais elle semblait en outre avoir passé la nuit à lutter contre les démons.

Elle conduisit d'une main s˚re sous les trombes d'eau, les essuie-glaces au bruissement hypnotique chassant les bavardages en même temps que les gouttes. Jack n'avait demandé ni o˘ ils se rendaient, ni qui il allait rencontrer, mais il s'en doutait. Il se tourna vers le lac bouillonnant, au-dessus duquel se rassem-blaient des nuages vénéneux, violacés telle une meurtrissure.

L'eau pétillait sur la voie rapide. La procession huileuse des véhicules, qui paraissait glisser sur des rails graissés, évoquait un long cortége funébre. Saisi d'un mauvais pressentiment, Jack dévissa le bouchon d'une bouteille d'un litre, à laquelle il but une gorgée.

-Tu commences tôt, remarqua Louise.

Les sourcils froncés, il se tourna derechef vers la fenêtre. La jeune femme quitta la voie rapide pour traverser Little Village puis continuer sa route. Enfin, elle se gara le long d'un mur orné d'une peinture psychédé-lique aux couleurs vives. Toute une génération d'artis-tes y avait ajouté à la bombe noire ou argent ses graffitis signifiants, écriture d'une civilisation oubliée.

Le vent et la pluie faisaient de leur mieux pour effacer de leur ciseau ces oeuvres, pressés d'en revenir à la brique nue.

Jack tint le parapluie pendant que sa compagne détachait Billy. Elle porta le garçonnet jusqu'à un immeuble en pierre à deux étages, dont l'enduit rose lépreux se détachait par plaques. Devant l'entrée, s'élevait un tas impressionnant de sacs-poubelles en polyéthyléne fermés par des noeuds. Louise posa le doigt sur un bouton de sonnette, attendit que l'interphone crachote puis donna son nom. La serrure joua, et ils entrérent.

-Il n'y a pas d'ascenseur, prévint-elle.

Il n'y avait pas non plus de lumiére. L'escalier obscur sentait l'urine et le bhon humide. La porte d'un des appartements du rez-de-chaussée, fendue de part en part, avait été réparée à l'aide d'une plaque de métal galvanisé. Jack chercha des yeux des numéros ou des noms, sans en trouver. Il se demanda comment faisait le facteur.

Au dernier étage, Louise frappa délicatement chez quelqu'un. Une autre serrure joua. Alors que le battant pivotait, les arrivants entrevirent un homme qui, déjà, reculait vers le mur du fond.

-Il n'est pas trés sociable, murmura Louise.

Jack referma la porte, examinant le canon massif de la serrure, à laquelle s'ajoutaient quatre gros verrous.

Une ‚cre odeur chimique flottait dans la piéce. La jeune femme leva la main, machinalement, pour se tapoter les cheveux. Combien de fois son frére avait-il observé ce geste ? Pas seulement chez elle, mais chez toutes les femmes. Ce contrôle rapide, cette vérification instinctive. Louise portait un tailleur pantalon strict et n'était presque pas maquillée. …légance, efficacité. Jack se demanda qui était ce type qui vivait dans un trou à rats, mais dont elle se souciait encore assez pour se préoccuper de sa propre apparence.

L'homme battit en retraite dans un coin, ses bras nus croisés, les yeux plissés derriére ses lunettes à monture métallique. Il avait le teint bilieux. Ses cheveux, quoique longs, étaient rasés au-dessus des oreilles sur une bonne partie du cr‚ne. Jack lui trouvait l'air vaguement familier, sans pourtant parvenir à lui associer un nom.

Il contempla les murs, nuages de couleurs occupant l'extrémité bleu-violet du spectre sur lesquels s'étalaient des slogans tourbillonnants. Ces derniers recouvraient le moindre centimétre carré ou presque, certains indéchiffrables sans un examen attentif, d'autres en lettres de trente centimétres de haut: Vous êtes dans l'antre du Loup Billy regardait autour de lui avec de grands yeux.

-Il vaudrait peut-être mieux que je fasse les présentations, commença Louise, échouant à prendre un ton dégagé.

-Il vaudrait peut-être mieux, acquiesça l'homme.

Malgré son envie d'examiner Jack, il ne parvenait pas à le fixer bien en face. Ses prunelles, animées d'une curieuse oscillation, pivotaient souvent vers un angle du plafond, comme s'il avait voulu y vérifier quelque chose. Le tatouage du spectre à six couleurs s'étalait sur son avant-bras osseux.

Jamais visible mais toujours présent Jack avait deviné son identité bien avant que Louise n'annonç‚t:

-Jack, je te présente Nick, le pére de Billy. Nick, mon frére, Jack. Tu ne nous proposes pas un siége ?

-si.

Nicholas Chadbourne, l'artiste disparu. Encore un pére indigne, dans un monde qui en était empli. Chadboume ne tendit pas la main à la maniére américaine, et Jack n'était pas d'humeur à lui faciliter les choses.

Il en avait trop vu, des comme lui; pour l'instant, il examinait le canapé défoncé, à la recherche de seringues.

-Tu m'as amené un flic. (Chadboume renifla.) Il piste les shooteuses.

Jack retourna un coussin.

-Je ne voudrais pas que le petit s'asseye sur une aiguille. Vous voyez ce que je veux dire ?

-J'ai déjà vérifié avant que vous n'arriviez. Donc vous êtes flic.

-Plus maintenant. Vous êtes trés perceptif.

Chadbourne étouffa un rire, à mi-chemin entre le ricanement et le sifflement bronchiteux.

-Perceptif. Si on veut. Je vois des tas de choses que les autres ne voient pas. Vous, par exemple. Vous ne pouvez pas sentir les junkies, mais je suis prêt à

parier vingt dollars que vous avez une bouteille dans la poche. Pas la peine de répondre. Je le sais. C'est écrit sur votre visage, mon vieux. (Il se traça du doigt des lignes à travers les joues et sous les yeux.) Là. Là.

Et là. Vous êtes imbibé.

-Vous lisez en moi, hein ?

-Je vous connais, mon vieux. Je sais qui vous êtes.

Jack rendit son regard à Chadbourne. Les traits de ce dernier lui paraissaient toujours familiers, mais il écarta cette impression. Louise, n'aimant pas le tour que prenait la conversation, intervint:

-J'ai discuté avec Nick la nuit derniére, Jack. Il a des problémes, en ce moment. Il te remercie pour l'argent.

Le peintre, radouci, pivota vers Billy, dont il tapota la joue. Le bébé le fixa avec étonnement.

-Comment va mon petit garçon ?

-Il se débrouille magnifiquement. Il sait marcher et parler; enfin, parler, de temps en temps. Pour l'instant, il est un peu perdu. Nick, tu m'as promis de nous dire ce que tu sais sur Natalie Shearer.

Les yeux de Chadbourne s'éteignirent.

-Oui. (Puis, pour Jack :) Asseyez-vous donc, vous ne vous piquerez pas le cul. (Il revint à Louise.) Je peux le prendre dans mes bras ?

-Bien s˚r, acquiesça-t-elle. S'il se met à gigoter, je te le reprendrai.

Billy, passé à son pére, en fixa le visage bilieux de ses yeux bleus brillants. Il paraissait ravi. Chadboume, jetant un coup d'oeil à Jack, laissa échapper un autre rire sifflant.

-Regarde ton flic de frére. Il est jaloux. Super.

Vraiment super.

Jack ne pouvait nier. Voir Billy aussi prés du junkie le faisait frémir d'angoisse.

-quoi, Natalie Shearer ? demanda-t-il néanmoins.

Chadbourne lui adressa un grand sourire. Ses dents grises étaient dans un état lamentable. Il alluma une cigarette, refermant son Zippo avec un claquement décidé.

-Natalie était dangereusement influençable, voyez-vous. Trés exaltée. Jolie fille-toutes les nanas de Chambers étaient jolies-et complétement obsédée par le vieux. Je pense qu'il cherchait des gamines qui faisaient une fixation sur le pére parce qu'il les mani-pulait hyper facilement.

Ć'était son truc, à Chambers. Manipuler les gens pour s'amuser, se distraire. Des sortes d'expériences sociales. On était jeunes, à l'époque. On était en admiration devant lui.

Le regard de Jack dérivait sans arrêt vers les murs.

Outre les slogans, s'y étalaient des listes, disposées en colonnes:

Chroma

Brillance

Teinte

Tonalité

Ombre

Lumiére noire

Mort blanche

-Le truc, c'était de s'introduire dans son cercle d'intimes. Des tas de jeunes gravitaient autour de lui, des artistes sérieux. Ses favoris voyaient toutes les portes s'ouvrir devant eux. Rien ne leur était interdit: les expositions, les contacts, les galeries, le monde de l'art, les voyages. Il avait une influence énorme.

Śeulement il fallait faire partie des élus. Plus loin de lui, ça restait sympa, mais on pouvait être distingué

un jour et rejeté le suivant. Il y en a qui se sont retrouvés tout seuls, démunis, sans savoir pourquoi; d'autres, plus malins, qui sont restés. Moi, j'étais malin, donc dans la course, Natalie aussi, et AnnaMaria.

-La fille qui s'est tuée à Rome ? intervint Jack.

Chadbourne écrasa sa cigarette avec une sorte de hargne.

-Il y avait quelque chose entre nous. Rayez-moi ça. On s'aimait. Mais le vieux s'est mis en travers.

Íl adorait amorcer des relations entre les gens puis les briser. Un jour, il m'a dit que c'était d'une facilité

surprenante. Et vous savez quoi ? Je ne me suis même pas rendu compte qu'au moment o˘ il me disait ça, il était précisément en train de me le faire, à moi. Comment peut-on être aussi stupide ? Mais c'était sa technique. On ne le voyait jamais venir. Et puis j'étais jeune.

Et ignorant.

Couleur

Lumiere

Nuage

Fumée

Obscurité

Indigo

Néant

-Alors il a détruit votre couple, à AnnaMaria et vous ?

-Je vous parle d'avant. J'étais avec Natalie, à

l'époque. Natalie avait été la maîtresse du vieux, mais il nous avait présentés et encouragés à passer du temps ensemble. Avant de nous emmener à Rome. Il m'avait donné de l'argent à dépenser pour elle. Elle ne le savait pas, mais il me la repassait. Et puis il a introduit AnnaMaria dans le cercle. Une beauté italienne. On ne voyait qu'elle. AnnaMaria et moi, on faisait plus que se plaire, c'était évident. Sauf qu'il se la réservait. Alors il m'a rapatrié à Chicago en la laissant à Rome avec Natalie. Il tenait les cordons de la bourse. Il nous tenait tous.

Ć'est là qu'il m'a présenté Louise. Je ne m'en suis pas rendu compte, à l'époque, mais il m'écartait d'AnnaMaria parce qu'il ne pouvait plus compter sur Natalie pour ca. Le choix était bon. Notre Louise traversait une période malheureuse, et on a accroché.

Jack jeta un coup d'oeil à Louise. Refusant de rencontrer son regard, elle se concentra sur le récit de leur hôte.

-Une fois débarrassé de moi, le vieux est retourné

à Rome et à AnnaMaria. Nous, on s'est retrouvés seuls à Chicago et on s'est bien amusés, pas vrai, ma belle ?

Mais il n'a pas tardé à avoir besoin de moi pour occuper cette bonne vieille AnnaMaria. A ce moment-là, Louise était enceinte, et de toute façon, elle avait décidé qu'elle n'avait pas envie de passer sa vie avec moi.

-Papa m'avait fait des révélations sur Nick, intervint Louise. Maintenant, je sais que ce n'était pas vrai.

Chadbourne renifla.

-Il s'y prenait toujours comme ça. Juste un minuscule mensonge au bon moment. Iago n'avait rien à lui apprendre. Je l'ai vu semer la haine entre des amants, de vieux amis ou dans des couples, puis s'interposer avec une réflexion pleine de sagesse. Tout le monde se sentait bête et puéril. Loyauté assurée. D'une certaine maniére, on se déchargeait de nos responsabilités sur lui.

-Mais pourquoi ? s'étonna Jack. Pourquoi ?

-On ne comprend qu'aprés. Sur le coup, on voit juste un homme du monde généreux, sophistiqué, qui aide autrui à se sortir de la merde. C'est pareil pour vous, frére-flic. Vous savez comment il était. Tout le monde vous l'a dit. Vous l'avez vu vous-même. Mais ça ne vous empêche pas de jouer son jeu.

-De quoi voulez-vous parler ?

-Le livre, vieux. Le livre. Vous suivez ses conseils.

Jack se tourna vers Louise, qui haussa les épaules.

-Je ne lui ai rien dit.

-Pas la peine. C'est écrit sur vous, autant que la boisson. Le regard perçant, la maniére d'observer la piéce. Vous êtes plein de Fumée et d'Ombre. De Fumée et d'Ombre. Jusqu'o˘ êtes-vous allé ? Vous avez déjà dansé la rumba de l'Indigo ? Vous y viendrez. Vous ne pourrez pas vous en empêcher. Eh bien, voilà. Natalie, elle est allée jusqu'au bout. Jusqu'au Néant. Elle a parcouru tout le livre, et elle est passée de l'autre côté. La rumba de l'Indigo, sept étoiles.

Jack tira de sa poche une photo de lui-même et de la femme qui avait incarné Natalie Shearer, prise prés de la fontaine de Trevi.

-C'est Natalie ?

Chadbourne secoua la tête.

-Non. Elle, elle faisait partie du groupe qui nous traînait autour. Sarah Buchanan. Encore une des nanas de votre pére. (quand Jack lui montra le permis de conduire trouvé au grenier, à Rome, il ajouta :) Ouais, ça, c'est Natalie. La photo est vieille, mais c'est bien elle.

Jack se leva. Il en avait assez entendu et voulait partir.

-Le renseignement va vous servir? s'enquit Chadbourne.

-Peut-être. A tuer quelqu'un.

-Bonne idée. Tu y vas aussi, Louise ?

-Je suis obligée, Nick. N'oublie pas ce que je t'ai dit: ne retourne pas à l'appartement de Lake Shore Drive, il va être vendu. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi, d'accord ?

-Je me retiens de toutes mes forces, répondit-il tristement, tendant Billy à la jeune femme avec une tendresse infinie. C'est vrai, tu sais.

Elle lui posa un doigt sur la joue. Leur compagnon songea qu'il n'e˚t pas d˚ se trouver là à les regarder.

-Je te donne ce que je peux, Nick. que te dire d'autre ?

Jack prit Billy des bras de Louise et sortit, afin de les laisser seuls quelques instants. Il pleuvait toujours, aussi attendit-il au rez-de-chaussée, dans la cage d'escalier obscure qui empestait l'urine. Sa soeur arriva quelques minutes plus tard, boutonnant son manteau, les lévres serrées.

Ils remontérent en voiture. Avant que Louise ne mît le contact, Jack lui posa la main sur le poignet.

-«a fait combien de temps qu'il vit à tes crochets, comme ça ?

-Il n'arrête jamais.

-Il faut que ça cesse.

-Je t'en prie. Allons-nous-en.

CHAPITRE XXXIII

Le tatouage est intéressant à cet égard. Lorsqu'on perce la peau, l'afflux de sang à l'endroit endommagé provoque, quelque temps aprés que l'artiste a apposé son sceau, la formation d'une cro˚te. Une fois cette derniére séche, la tentation est forte de l'arracher, ce qui g‚te le dessin qu'elle recouvre; si cette impulsion est muselée jusqu'à

ce que la cro˚te tombe d'elle-même, un tatouage aux teintes vives et nettes apparaît.

Le monde visuel dans lequel nous évoluons, avec tout ce qu'il renferme de fascinant, n'est rien d'autre qu'une telle cro˚te. Sa véritable nature attend, cachée, de nous apparaître, et la couleur essentielle de cette réalité secréte est l'Indigo.

Je ne connais que deux endroits accessibles o˘

la mue de l'univers peut s'observer naturellement.

A un moment précis de l'année, lorsque certaines conditions sont réunies, des oculus bien différents s'y ouvrent à la lumiére Indigo.

Je veux parler du Panthéon de Rome et du Thomson Centre de Chicago. Rome, l'apothéose du classicisme; Chicago, le zénith du moder-nisme. Rendez-vous à Rome, encore et encore, vous la découvrirez inchangée, hormis pour quelques briques-le Colisée intact, le Forum toujours hautain, les fontaines baroques éternellement jaillissantes. Revenez à Chicago au bout d'une unique décennie, vous croirez voir une autre métropole: se peut-il vraiment qu'il s'agisse de la même ville ? Rome puise toujours plus profond dans une histoire éclatante. Chicago file toujours plus vite vers un avenir obscur.

Les rêves des citadins sont définis par les constructions qui les entourent. Rome et Chicago sont les serre-livres marquant les deux extrémités du pouvoir de l'architecture sur l'imaginaire, la deuxiéme en mouvement constant. Les immeubles, pense le vulgaire, sont faits pour servir ceux qui en usent; mais les grands architectes connais-sent leur mission secréte-réjouir et instruire.

Gagnez le Panthéon, à Rome, et scrutez l'oculus qui orne le dôme en son centre. Cette clé de vo˚te invisible sert-elle à accueillir la lumiére ou à chasser l'obscurité ? A emporter vers le ciel priéres et invocations ou à laisser l'oeil céleste se poser sur la Terre ? Rendez-vous là-bas à la veille des lupercales. Si vous avez suivi à la lettre mes instructions, si vous attendez le crépuscule, alors vous verrez à travers l'oculus l'oeil céleste vous rendre votre regard. Vous découvrirez par vous-même le fugitif Indigo. Vous flairerez l'odeur du Loup. Le monde vous semblera plus vaste. Vous aurez envie de mourir d'émerveillement.

Allez le même soir, au même moment, contempler le miracle de verre du Thomson Centre. Là

o˘ le Panthéon n'est que pénombre, le Thomson Centre n'est que lumiére et transparence; le disque qui en occupe le sommet est un oculus inversé. Nul autre immeuble au monde n'intégre la lumiére comme élément architectural au même titre que l'acier ou la pierre; nul autre n'en a tiré

ses arcs-boutants. Allez-y à l'heure dite. L'atrium s'emplira de clarté Indigo.

La taille du Loup vous atterrera. La nature de l'univers se développera pour vous. Vous serez fou de respect et de crainte.

Je vous ai appris à récolter la Fumée. Vous avez vu, dans le tournoiement de cette substance, comment la déplacer sur votre rétine. Je vous ai enseigné l'art de la peche, si bien que l'Obscurité

est devenue pour vous une autre dimension plutôt que la simple absence de lumiére. Je vous ai aussi révélé à quel moment précis, dans la pratique de ces exercices, l'Indigo se découvrira briévement à

vous.

Telle est la triangulation alchimique, le con-fluent des éléments optiques. Fumée; Obscurité; Indigo; ils constituent les sommets du triangle que vous devez traverser. quant à vous, vous représentez la ligne médiane, tandis que l'oeil ouvert au centre de la figure symbolise l'oculus, du Panthéon, le disque du Thomson Centre.

A l'instant précis que je vous ai indiqué, tous les éléments s'emboîtent. Votre t‚che consiste à

replier le triangle vers l'intérieur jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un simple rayon vertical, un obélis-que de lumiére Indigo. Entrez dans ce rayon.

Vous avez atteint l'Invisibilité.

Plus rien n'existe que l'Indigo. Les autres couleurs du spectre se sont évanouies. Ce déferlement est étourdissant. Il a même un go˚t. Malgré vos tremblements, malgré l'intensité de l'angoisse qui menace de briser votre esprit, il vous faut étudier les possibilités qu'offre votre état; mais vite, car il est plus que temporaire.

quelqu'un se tient prés de vous. Vous lui mur-murez à l'oreille des mots bizarres, qui le terri-fient car il ne peut vous voir. Vous dépouillez ouvertement une autre personne sans que nul ne le remarque. Tant de choix vous sont ouverts.

Séduit par une jeune femme, vous la flairez de la tête aux pieds. L'encens de son sexe vous enflam-me; vous vous en approchez autant que vous l'osez, vous glissant sous la jupe qui le protége en évitant cependant de toucher la peau. Prenez garde. Vous êtes un photon électriquement chargé, dont l'énergie sumaélle déclencherait un orgasme, un choc, voire une crise d'épilepsie.

Vous êtes invisible. Dangereux.

Pourtant, à peine avez-vous eu un aperçu de cette terreur sacrée que l'oeil se referme. Vous n'avez détaché la cro˚te du glorieux univers caché

que pour quelques secondes. Vous avez go˚té au miracle. A présent, vous allez parcourir le globe, comme je l'ai fait, dans l'espoir de connaître à

nouveau cette expérience sans pareille. Rien ne vous satisfera plus. Pas avant que vous ne décou-vriez le moyen de maintenir ouvert à jamais l'oculus, l'oeil clignotant, le passage vers l'Indigo.

CHAPITRE XXXIV

-Chicago est une drôle de ville, grogna Dory. Des tas de gens y disparaissent tous les jours. Certains réap-paraissent; d'autres non.

Sa fille l'avait invitée dans le but de lui présenter Jack. Comme elle avait refusé de venir, Louise, aban-donnant pour une journée frére et fils, était allée la chercher à Madison malgré ses protestations. A leur retour, Jack avait jeté un coup d'oeil par la fenêtre pour voir une femme corpulente sortir de voiture en se plai-

gnant. Il avait aussitôt compris de qui Louise tenait son pincement des lévres.

Dory était entrée d'un pas vif. Le spectacle de Billy dans les bras de son oncle lui avait fait pincer les lévres encore plus fort. Sans un mot, elle s'était emparée de l'enfant. Ensuite, elle avait présenté ses excuses et cherché à le rendre. Ńon, non, avait dit Jack, allez-y, Billy a envie de profiter de sa grand-mére, maintenant. ª Soit parce que l'homme qu'elle découvrait ne ressemblait guére à son pére, soit parce qu'il était plus difficile de détester un être humain de chair et d'os que le clone de Tim Chambers qu'elle s'était attendue à trouver, Dory s'était visiblement adoucie. Il était évident, au moins pour Louise, qu'elle avait honte d'elle-même.

Les trois adultes, le dîner terminé, sirotaient du vin.

Dory parlait de sa ville d'origine. Imbibée de Chicago jusqu'à la moelle, elle était dotée de biceps impressionnants-des bras de boucher, disait-elle-et d'yeux du même bleu-gris vitreux que le lac Michigan. Sa remarque sur les disparus découlait des commentaires de ses compagnons au sujet de la véritable Natalie Shearer, qui s'était évaporée à Rome, et de Nicholas Chadbourne, qui avait refait surface à Chicago.

-Avant que les rues ne soient rehaussées, il y avait des pancartes, par endroits, là o˘ des chevaux s'étaient enfoncés dans la boue; on en avait même planté une, prés d'un chapeau, qui disait juste: Íci, disparition d'un homme ª. .

Jack se mit à rire.

-Vous inventez !

-Absolument pas. Je me demande si tous ces gens ne vont pas réapparaître un jour dans Lincoln Park. Il faut bien qu'ils aillent quelque part.

-En tout cas, intervint Louise, Nick, lui, a réapparu.

-Alors que s'il se noyait dans la boue, ce serait une bonne chose. Je n'ai jamais pu supporter ce salopard.

Jack, à qui s'adressait cette derniére remarque, approuva en silence, mais Louise protesta:

-C'est du pére de Billy que tu parles.

-Billy est couché, il n'entend pas; et plus tard, quand il sera en ‚ge de comprendre, ca ne lui fera aucun bien si tu lui caches que son pére était un junkie.

Pas vrai, Jack ?

L'interpellé réfléchit un moment.

-Vous avez sans doute raison.

-Je veux, que j'ai raison. D'ailleurs, s'il me pose la question, je lui répondrai. Il y a eu assez de mensonges comme ça. (Jack jeta un coup d'oeil à Louise pour voir s'il avait laissé passer quelque chose. Dory, inter-ceptant son regard en coin, expliqua :) Je pense à votre pére, mon petit. Tu sais quoi ? quand il est arrivé

d'Angleterre, cette espéce de sac à merde-désolée, et puis non, d'ailleurs-ne m'a même pas dit qu'il était marié, là-bas. qu'il avait un petit garçon du nom de Jack. Toi.

-Je croyais que tu n'aimais pas aborder le sujet, lança Louise.

-C'est vrai. Ne va pas t'imaginer le contraire.

Jack, je te vois tout pensif. Parle-moi de ta maman.

J'aimerais savoir comment elle était. Vu qu'il m'avait caché tout ça.

Dory ayant vidé son verre, Jack le lui emplit à

nouveau.

-C'était quelqu'un de faible. Une proie facile pour ce genre d'homme.

-Une proie facile, hein ? Je suppose que je l'ai été

aussi, avant de le quitter.

-Tout ce que je peux dire, c'est qu'un jour il est parti pour les …tats-Unis. Définitivement. Elle ne s'en est jamais remise. Personne ne l'a jamais remplacé.

Ma mére était la respectabilité même-conservatrice, terne, étroite d'esprit. Je pense que c'était par réaction.

Et puis il a fallu que je lui brise le coeur, à la fin de mes études, en allant chez lui à New York.

-Elle savait. …videmment. Elle savait qu'il t'em-bobinerait et qu'il te mettrait dans sa poche. (Dory montra Louise du pouce.) Comme elle. Les méres savent ce genre de choses.

-Il ne m'a pas embobinée, maman, ni mise dans sa poche.

-C'est toi qui le dis. N'empêche que tu as continué à le voir, alors que je ne voulais pas.

-C'était mon pére. Et de toute maniére, je passais plus de temps avec toi. Je ne l'ai même jamais aimé

autant que je t'aime. Alors pourquoi cette amertume ?

-Parce que, ma petite (Dory criait presque, à présent), parce que cet homme détruisait les autres. Je te parle de gens.

-Il ne détruisait que ceux qui se laissaient détruire.

Bien que touché en plein coeur par la réplique, Jack resta silencieux, fixant sur le sol un regard morose, sirotant son vin. Personne ne semblait avoir quoi que ce f˚t à ajouter. Le sujet était trop vaste. C'était comme foncer dans un mur, on s'épuisait au premier choc.

Dory se leva.

-Je suis vannée, je vais me coucher.

Elle ramassa le couvre-lit, qu'elle avait apporté de Madison. Lorsqu'elle le plia pour le coincer sous son bras, ses gestes avaient quelque chose de triste, de fatigué.

-Montrez-le-moi, s'il vous plaît ! (Jack avait presque crié.) Louise m'en a tellement parlé.

Dory l‚cha son ouvrage, qu'il examina avec attention en célébrant son talent.

-Il devait bien avoir quelque chose, l‚cha-t-il soudain. quelque chose qui vous a fait tomber amoureuse de lui, au début.

Visiblement contrariée, elle le fixa d'un regard dur, qu'il soutint assez longtemps pour la mettre mal à

l'aise. Enfin, lui reprenant le couvre-pied, elle désigna le carré abstrait. Jack y trouva une certaine confusion: un gribouillis serré, rageur, de hachures bleues entre-

croisées sur fond violet. Ou, peut-être, le tracé errati-que d'un électroencéphalogramme.

-Tu vois ça ? demanda Dory. C'est le domaine de la peur et du merveilleux. La peur et le merveilleux.

Voilà pourquoi je suis tombée amoureuse de ton pére.

Il était capable d'illuminer le monde. De le rendre plus vaste. Je pensais qu'il remplirait ce carré pour moi.

De merveilleux. Maintenant, je ne suis plus s˚re qu'on puisse faire ça pour qui que ce soit. (Elle se tourna vers Louise, qui écoutait.) Je vais me coucher.

A la grande surprise de Jack, elle l'embrassa pour lui dire bonne nuit. Puis, aprés avoir aussi embrassé sa fille, elle partit avec son ouvrage.

Dory, assise dans son lit, les lunettes au bout du nez, oeuvrait sur le couvre-pied.- Sur le carré abstrait. Indigo.

Elle le défaisait, car il était impossible de le réussir à

la perfection. Portant le fil à ses lévres, elle y mordit.

Les voix de Jack et de Louise lui parvenaient de la piéce voisine. Dory était arrivée à Chicago avec l'espoir d'éprouver pour l'invité de sa fille une antipathie immédiate, mais elle s'était adoucie trop vite et trop visiblement à son gré. Sa vie durant, elle avait joué à

un petit jeu, scrutant sa fille avec attention, examinant le bourgeon de ses lévres, son petit nez retroussé, la structure de ses pommettes, le pli de son menton, se cherchant elle-même et repoussant de toute sa volonté

la moindre ressemblance avec Tim Chambers. Elle avait passé la soirée à scruter Jack pareillement, lorsqu'il ne faisait pas attention à elle.

Chambers était bien là. quoique Jack ne f˚t pas identifiable dés l'abord comme le fils de son pére, Dory en avait reconnu la marque: le regard de Jack s'arrêtait au hasard sur ce qui se trouvait dans son champ de vision; il attendait trop longtemps et détournait la tête avant de répondre aux questions; il paraissait distrait, alors que rien ne lui échappait. Ces caractéristiques, filtrées, mêlées à d'autres, atténuées, ne possédaient cependant pas le tranchant acide dont elles avaient bénéficié chez le pére. Elles suscitaient la sympathie plutôt que la peur.

Aprés avoir ôté une partie du fil bleu emmêlé, Dory en reprit une aiguillée pour recommencer le carré abstrait. Le probléme était qu'elle n'avait qu'une vague idée du résultat désiré. L'effet voulu ne lui était jamais apparu alors qu'elle était pleinement consciente.

C'était un fondu, presque un motif, mais inachevé, un choc visuel qui la frappait quand les crises d'épilepsie arrivaient, à l'époque o˘ les médicaments n'y avaient pas encore mis un terme.

En effet, elles avaient beau être gênantes, dangereuses, voire douloureuses, elles n'étaient pas totalement désagréables. L'instant qui précédait la terrible chute dans l'inconscience était toujours baigné d'une lumiére indescriptible. Bleu sur violet, semblait-il. Ensuite, dans la crise proprement dite, s'élevait un rugissement de plaisir, une promesse de révélation, comme si l'univers même allait s'ouvrir à un événement d'une angélique férocité. A un message. Une explication.

Car, Dory le savait, au-delà de l'entrelacs chaotique imprimé sur sa rétine avant qu'elle ne sombre, attendait un dessin: un trilobite, peut-être; une fractale; une lettre ou un glyphe de l'alphabet céleste, le signe précédant le premier mot, dont l'éclosion avait servi de signal à la radieuse floraison de la Création.- Mais il était impossible de le reproduire. Elle cousait et cousait, décousait puis recousait, persuadée de le reconnaître en le voyant mais sentant, consternée, que sa réalisation lui serait à jamais déniée. Il y avait de quoi devenir folle.

…puisée, elle posa le couvre-pied et s'adossa au bois de lit, l'oreille tendue en direction de la piéce voisine, d'o˘ émanait le léger murmure des deux voix. Ses pensées revinrent à Jack, à sa ressemblance et à sa dissemblance avec son pére. Dory était soulagée de ne pas avoir à le détester. Aucune méchanceté, non, pensa-t-elle. «a, ça vient d'ailleurs.

-Papa faisait peur aux gens, déclara Louise un peu plus tard. Tu t'en rends bien compte ?

-Il me faisait peur à moi, c'est s˚r, répondit Jack.

-A son retour de Rome, Nick ne voulait pas le rejoindre là-bas. Il tremblait devant lui. Alors qu'en même temps il ne parvenait pas à s'en détacher. A mon avis, ils étaient tous comme ça. Maman est injuste avec Nick. Maintenant, c'est une loque, d'accord, mais il était trés différent quand on s'est connus. C'était un jeune artiste talentueux. Plein d'idées. Bien s˚r, je ne savais pas que tout avait été organisé. Je ne m'en serais jamais doutée.

´ Mais Nick avait aussi un côté morbide. Il était obsédé par les exercices de vision. Je lui ai dit de laisser tomber. Et puis papa l'a appelé en prétendant avoir besoin de lui à Rome. …videmment. Il avait besoin de lui pour s'occuper d'AnnaMaria comme on a besoin de quelqu'un à qui faire une passe sur un terrain de foot. Je lui ai dit, "N'y va pas, Nick. N'y va pas, point final." Impossible. Et pourtant, il avait peur de papa.

quand j'ai vu à quelle soumission il était réduit, il a baissé dans mon estime. Je l'ai laissé partir. Je savais qu'entre nous, c'était fini. Deux semaines plus tard, je me suis aperçue que j'étais enceinte.

-Tu le lui as dit, à ce moment-là ? Il serait peut-

être revenu.

-Je ne voulais pas de lui. «a peut paraître brutal, mais c'est la vérité. On ne s'est pas revus avant que Billy ait six mois. Nick était déjà accro. Il y avait quelque chose d'intentionnel là-dedans, du genre je vais me camer à mort, finissons-en vite et bien. Il s'est passé quelque chose de terrible, à Rome, j'en suis s˚re, mais il ne m'en a jamais parlé.

Íl m'a demandé de l'argent. Je suis allée le voir avec Billy. Il s'est mis à pleurer, et il m'a promis de ne plus jamais me mettre à contribution pour s'acheter de la drogue. C'est à ce moment-là qu'il a disparu.

Mais de temps en temps, je recevais des coups de fil o˘ mon correspondant restait muet, et je sentais que c'était lui. Parfois, quand il savait que papa n'y était pas, il passait une soirée à l'appartement de Lake Shore Drive. Alors je lui laissais de l'argent là-bas. Ils n'avaient plus aucun contact, tous les deux. A mon avis, papa avait deviné que Nick était le pére de Billy, bien que je ne le lui aie jamais dit.

-Tu laisses souvent Billy le voir ?

Louise soupira.

-Je ne sais pas s'il vaut mieux qu'un enfant gran-disse traumatisé de ne pas avoir connu son pére ou de savoir que c'est un moins-que-rien. A quoi tu penses ?

-A ta mére. Elle a passé toute la soirée à me regarder.

CHAPITRE XXXV

Jack appela Rooney pour lui fixer rendez-vous: ils iraient boire un verre en fin de journée. L'éditeur proposa le Moocher's, mais Jack préférait le Tip Top Tap, à cause de l'orchestre de jazz. Le gros homme lui affirma qu'il était trop intellectuel mais, ayant appris à

l'apprécier durant les deux jours o˘ il avait dormi sur son canapé, il accepta aprés quelques grommellements de le retrouver au Tip Top Tap.

Jack n'avait pas encore résolu le probléme du Manuel de Lumiére. Rooney proposait d'en réaliser un tout petit tirage, ce qui était contraire à l'esprit du testament.

-…coute, Jack, personne, mais alors personne, n'en a quoi que ce soit à foutre d'un catalogue d'exercices sur la maniére de se bousiller les yeux publié à

compte d'auteur.

-Donc tu l'as lu !

-J'ai passé trois minutes et demie à le feuilleter, ce qui est bien plus que cette bouse n'en mérite, et ça m'a donné envie de chier des pastéques.

-On pourrait mettre le compliment sur la jaquette.

-Si un cretin quelconque vient fourrer son gros tarin là-dedans, ma foi, tu auras assez d'exemplaires pour les lui jeter comme des cacahuétes, et il te suffira de dire que le reste est en dépôt. Mais ça n'arrivera pas, parce que personne n'en a quoi que ce soit à foutre.

-Si, moi.

-Eh bien, tu n'es qu'un crétin d'Anglais c˘l-pincé, et maintenant, ferme-la, voilà la deinseuse !

Rooney tomba dans sa transe habituelle, tandis que l'orchestre attaquait un morceau pour accompagner le début d'un numéro. Des projecteurs colorés jouaient sur le corps de la fille, autre raison pour laquelle l'éditeur n'aimait pas le Tip Top Tap. Jack s'efforça de profiter du spectacle autant que son compagnon, mais il se sentait toujours gêné dans ce genre d'endroit. Les artistes, apparemment concientes de sa timidité innée, le fixaient parfois droit dans les yeux d'un regard vitreux, et, malgré ses efforts, il se détournait toujours le premier. Celle qui se produisait ce soir-là, vêtue en tout et pour tout d'un chapeau de cow-boy, passait trop de temps à contempler le public la tête entre les jambes.

-Comment se fait-il qu'elle ne perde pas son stet-son ? demanda Jack à Rooney.

Il s'écoula au moins cinq minutes avant que, le numéro terminé, le gros homme ne se retourne.

-Tu disais ? s'enquit-il, les sourcils levés, l'air curieux.

-Aucune importance.

-Alors ?

Jack était à présent censé attribuer à la fille une note comprise entre un et quinze, dont chaque point se sub-divisait d'alpha à epsilon.

-Elle n'a aucun sens de l'ironie, et elle ne sait pas danser.

Rooney le regarda de haut en bas, frissonna puis commanda une nouvelle tournée. En attendant, Jack lui raconta sa rencontre avec Nicholas Chadbourne.

-Eh oui, dit l'éditeur. On trouve toute la came qu'on veut, à Chicago. C'est pas nouveau. (Une serveuse topless leur apporta leurs canettes.) Mais tout dépend du quartier. Chacun a sa spécialité, comme avec la cuisine exotique. Dans le South Side... Hé ! Je vois que ça rentre !

Jack, au lieu de l'écouter, regardait fixement s'éloigner le dos de la serveuse.

-Trop maigre, ajouta Rooney. Tu n'as pas le go˚t formé, vieux. A part ça, je la connais. Elle est d'au-dessus de Pilsen. Elle passait sur scéne, mais elle a d˚ arrêter parce qu'elle avait perdu beaucoup de poids et qu'elle commençait à avoir l'air maladif.

-Elle a un tatouage, annonça Jack. Sur l'épaule.

(Les yeux de son compagnon s'étrécirent.) Tu peux lui demander de revenir ?

-«a va te co˚ter cher, prévint Rooney en faisant signe à un employé massif. Tu as un billet de vingt ?

Il pria ensuite le type de leur renvoyer la serveuse.

Dés qu'elle arriva, le gros homme posa le billet à plat sur la table en appuyant dessus un doigt boudiné.

-Désolé, mon chou, on avait oublié le pourboire.

Assieds-toi donc cinq minutes.

L'invitation fut accueillie avec soulagement: la jeune femme allait se reposer les pieds et toucher une commission sur la coupe de ćhampagne ª qu'une de ses collégues apporta, sans qu'il f˚t besoin de la commander, dans les secondes qui suivirent. Jus d'orange et eau gazeuse. Trente-cinq dollars le verre pour dix minutes.

L'ancienne danseuse, croisant les jambes, fit mine de siroter sa consommation. Elle portait des bas de nylon noir, des talons aiguilles vernis d'une hauteur à

briser les chevilles et un short de satin noir moulant; rien d'autre, sinon un collier de chien. Ses courts cheveux blonds, soigneusement coiffés à la Jeanne d'Arc, possédaient des racines noires bien visibles. Elle avait l'air pincé par le vent des habitants de Chicago, et ses dents semblaient un peu trop grandes pour sa bouche.

Son rouge à lévres coquelicot les avait tachées, comme il tachait sa coupe. Ses petits seins regardaient vers le bas, décevants. Jack remarqua aussi, malgré le faible éclairage de l'établissement, les veines proéminentes qui lui entouraient le creux du bras, accompagnées de piq˚res d'aiguille évoquant une éruption de boutons.

Elle s'arracha un demi-sourire.

-Cindy ? C'est Cindy, hein ? demanda Rooney.

-Terri.

-Ah ! Je savais bien que c'était quelque chose de ce genre-là. «a va, Terri ?

-Mais oui.

La jeune femme jeta à Jack un coup d'oeil nerveux.

-Je te présente Jack. C'est un genre d'étudiaint du noble art du tatoueur, si bien qu'il a remarqué le petit dessin que tu as dans le dos.

Terri porta involontairement la main à son épaule.

-Oui ?

-Dites-moi, intervint Jack, avez-vous connu un certain Tim Chambers ?

Rooney abattit la main sur la table.

-Dis-moi, Jack, espéce d'andouille, tu sais que tu parles comme un flic ? qu'est-ce que tu en penses, Terri ? Tu ne crois pas que mon copain parle comme un flic ?

-Un peu. (Elle se tortilla, mal à l'aise.) Il a un drôle d'accent.

-Pas drôle: anglais. qu'est-ce que c'est, ce tatouage ? Une sorte d'éclair, non ? Les couleurs du spectre. Trés joli. Pas courant.

Jack se lança dans une autre tentative.

-Chambers avait la soixantaine, de beaux cheveux blancs et...

-Mon copain veut dire que ce type aimait faire tatouer ses nanas. qui sait (Rooney tambourina sur le billet), ça l'aidait peut-être à bander. Prends ton pourboire, ma belle.

Le demi-sourire disparut. Terri s'empara du billet, le plia et le glissa dans une poche minuscule de son short.

-Non, le mec était bien plus jeune que ça. Il avait le cr‚ne rasé sur les côtés et les cheveux longs. Le même tatouage, aussi, et il m'a bien payée pour m'en faire faire un. C'était tout ce qu'il voulait. Les junkies n'arrivent pas à bander. Et puis aprés ? Je voulais un tatouage, de toute maniére.

-Chadbourne ? interrogea Jack. C'était Nick Chadbourne ?

-J'en sais rien. Un camé quelconque de Little Village ou des environs. HéroÔne, amphét' et compagnie.

Drôle d'oiseau. Il a le cr‚ne troué.

-Oui, il est plutôt déjanté.

-Ce n'est pas ce que je voulais dire. Il a vraiment un trou dans le cr‚ne, juste là. (La serveuse se tapota le côté de la tête, un peu au-dessus de l'oreille.) Il a écarté ses cheveux pour me le montrer. Vous me payez un autre verre ?

Le lendemain matin, Jack passa un appel transatlan-tique à son bureau. Cela lui semblait urgent. Ayant réussi à joindre Mrs Price au moment o˘ elle allait partir, il inspira profondément et annonça:

-Je veux vous parler de l'affaire Birtles, Mrs Price.

-Oui ?

-Il y a eu erreur. De ma part. Il faut que vous présentiez mes excuses à la cour en expliquant que je me trompais alors que Mr Birtles disait la vérité. Les papiers ne lui ont pas été présentés correctement.

- A vrai dire, je m'en doutais. Alors pour être s˚re que justice soit faite, j'ai réalisé une copie des documents et je suis allée dans cet horrible établissement o˘ il passe son temps à boire, The Haunch of Venison.

J'ai commandé un grand gin, et j'ai attendu que le misérable se montre. Il ne pensait évidemment pas se retrouver face à une vieille dame, si bien que je n'ai eu aucun mal à régler le probléme. Voilà. Plus la peine de vous inquiéter.

-Mrs Price, dit Jack. Mrs Price.

-N'y pensons plus. quand comptez-vous rentrer ?

-«a t'a fait de l'effet, hein ? s'enquit Louise, le soir même.

-quoi donc ? demanda son frére.

-La remarque de Nicholas sur ce que tu bois. «a t'a vraiment fait de l'effet.

Ils se rendaient au cinéma, une idée de Dory pour qu'ils óublient un peu tout ça ª. Tout quoi ? avait interrogé sa fille. Dory ne le lui avait pas expliqué, mais elle était heureuse de s'occuper de Billy.

Louise avait pris le volant.

-J'ai bien vu que tu accusais le coup.

-Je méprise profondément ce genre de type, déclara Jack. Il voulait juste me faire croire que je lui ressemble, que je suis un des leurs.

-Ce n'est pas le cas.

-Il y a une différence entre un drogué et un alcoo-lique ?

-Il y a une différence entre toi et lui.

-Je ne le déteste pas seulement pour ça. Il a eu quelque chose dont j'ai désespérément envie mais que je n'aurai jamais. C'est dur.

Ils regardaient tous deux droit devant eux. Au bout d'un moment, Louise l‚cha le volant d'une main pour caresser l'épaule de son passager.

-Je sais, dit-elle. Je sais.

La soirée ne fut pas une réussite. Jack, saisi de migraine à la moitié de la séance, se mit à voir des perles irisées scintillantes derriére les images projetées sur l'écran, comme si la pellicule allait fondre ou s'enflammer dans le projecteur. Il se rendit aux toilettes puis, plutôt que de regagner son siége, s'assit dans le hall vide, o˘ il sirota un café dans un gobelet en polys-tyréne tout en essuyant la sueur qui lui emperlait le front.

Louise vint voir ce qui lui arrivait.

-Retournes-y, conseilla-t-il. Je ne veux pas te g‚cher le film.

-Non. C'est un navet. Allons boire un verre.

Ils trouvérent donc un bar o˘ boire un verre. Aprés deux biéres, Jack se sentit mieux. Assis face à face sur des tabourets, genoux contre genoux, la tête dans la main et le coude polissant le comptoir, Louise et lui étaient presque le reflet l'un de l'autre. Ils parlérent de leur enfance. Le barman ou n'importe qui d'autre, en les voyant, les e˚t pris pour des amants.

CHAPITRE XXVI

Jack demanda au chauffeur de taxi de l'attendre. Il lui fallut appuyer longuement sur le bouton de l'interphone, dans la rue désolée fouettée par un vent mordant. Chadbourne ne semblait pas disposé à le laisser entrer, mais le visiteur s'obstina. Enfin, le buzzer vibra, lui livrant accés aux escaliers humides. Pourtant, il dut encore marteler la porte du deuxiéme etage.

Une ‚cre odeur de br˚lé régnait dans le studio dope récemment enflammée. Ainsi qu'une autre senteur, qui évoquait le loup.

-Tu m'arroses ? demanda Chadbourne.

-quand tu m'auras dit ce que je veux savoir.

-Pas d'arrosage, pas d'info. Fais voir le liquide.

Il était complétement camé. Ses pupilles, minuscules perles d'obsidienne, ornaient des yeux exorbités en proie au nystagmus. Nuances et inflexions traversaient sa voix tel un vol d'oiseaux affolés. Entre les voyelles s'étendaient des plages envahies de signifiant. Il rôdait dans la piéce, les mains crispées sur le torse comme des serres.

Jack lui montra un rouleau de billets.

-Tu ne l'auras que quand j'aurai entendu l'histoire.

Il s'assit sur le canapé, trés à l'aise, pour bien montrer qu'il ne se laisserait pas détourner de son but.

-Le flic-mage veut une histoire ? Natalie, naturellement. Sa vie. S'envole. Jusqu'o˘ ça va monter ? Hé.

Guette l'aiguille, si dame pique. Gaffe, gaffette. Hi, hi, ne t'assieds pas sur le loup.

-Exactement, le loup.

Chadbourne ricana tout bas puis tendit un doigt taché de nicotine.

-Du loup, tu ne sais uno, rien; due, tout; tre, partez ! Auribus teneo lupum, c'est ça 1' secret celé.

L'antique histoire du loup antique, le loup mutin, le loup putain.

-Tu n'es pas arrivé à voir l'Indigo, hein ? Jamais.

Tu t'es dégonflé ? Tu as eu peur du loup ?

-Va te faire foutre, Jack. Je porte le trou trés transcendant. Le trés terrifiant oculus. Je suis à l'intérieur du sacré.

-C'est ça. Fais voir le trou que tu as dans la tête.

Celui que tu montres aux filles.

L'ex-peintre, l'air distrait, parut chercher un souvenir.

-Natalie. Par-dessus bord. Pur lupus. Pur Indigo.

Elle danse la rumba de l'Indigo au San Callisto.

- Le San Callisto ? qu'est-ce que c'est ?

-L'ospedale, vieux. En plein dans le mur blanc.

Mais tu ne peux pas la voir. Personne ne peut.

-C'est quoi, le San Callisto ? réessaya Jack.

-On était quatre, moi et AnnaMaria, et Natalie, naturellement, et une autre. quelque chose me dit. Là, l'oculus. Louise. Dis-moi quelque chose, vieux, tu couches avec ta soeur ?

-Parle-moi de Natalie.

-Je tiens le loup par les oreilles, maintenant, hein ? Par les oreilles. Je tiens le trou.

Chadbourne ne parvenait pas à rester concentré.

Jack, qui avait trés envie de le brutaliser, perdit soudain patience. Il se leva pour partir, mais l'autre se précipita sur lui et l'attrapa par le bras.

-Le fric ! Tu as promis de m'arroser !

Jack approcha les lévres de l'oreille de l'ex-peintre, ce qui lui permit de distinguer dans son cr‚ne quelque chose qui pouvait être un petit trou.

-Tu sais quoi ? murmura-t-il. J'ai bien regardé

Billy. Il ne te ressemble pas le moins du monde. Pas de trou dans la tête. Pas de regard de junkie. Pas de baiser empoisonné pour sa mére. Je ne crois même pas que ce soit ton fils.

-Le fric ! cria Chadbourne.

-Dis-moi quelque chose, vieux. Tu souffles au nez de ton bébé ? Tu le fais sauter sur tes genoux ? Tu lui racontes des histoires d'horreur ? Tu essuies la bave sur ses petites joues, aprés l'avoir embrassé ?

-Le fric ! hurla-t-il en poursuivant le visiteur dans les escaliers puants. Le fric !

Le taxi attendait toujours. Chadbourne, qui courait juste derriére le fuyard, lui rugissait à l'oreille:

-Le fric !

Enfin, Jack se retourna pour lui fourrer une liasse de billets dans la main.

-Tiens ! Achéte-toi une bonne dose. Vas-y.

Prends quelques dollars de plus. Rappelle-toi, je veux que tu t'envoies une vraiment bonne dose. A la santé

de ton petit garçon.

Le junkie referma le poing sur l'argent, bredouillant des obscénités. Jack l'écarta pour grimper en voiture.

-Allez-y, lança-t-il.

-Je suis déjà parti, répondit le chauffeur.

Son passager se retourna. Chadbourne n'était qu'une ombre qui rapetissait, les lévres toujours en mouvement sur des mots que le vent lui arrachait.

-Tu en as des secrets, hein ?

Dory travaillait au couvre-lit, qu'elle tenait tout prés de ses yeux. Elle mettait à broder un soin et une concentration extraordinaires. En revenant de chez Chad-

bourne, Jack avait appris que Louise était sortie avec un ami. Dory, qui jouait les baby-sitters, lui avait généreusement préparé à dîner, ce qu'il regrettait.

-«a va, la cassolette ?

-Trés bien.

-Tu ne manges pas beaucoup, c'est pour ça que je demande. Alors, comment expliques-tu ça ?

-La cassolette ?

-Le fait que tu es secret.

-C'est un caractére national. Le formalisme cache tout le reste. On est pétrifiants de bonnes maniéres.

-O˘ est-ce que tu es allé, tout à l'heure ?

-Boire quelques biéres avec Rooney, un ami.

Dans un club, en regardant danser des femmes nues.

-Drôle d'idée.

-J'ai déjà passé de meilleures soirées.

-Louise t'aime vraiment beaucoup. Dommage.

que vous soyez parents, tout ça.

Dory avait l'avantage de consacrer son attention à

son ouvrage. Ce qui permettait à Jack de la regarder fixement, même s'il savait qu'elle l'étudiait du coin de l'oeil.

-Oui. Dommage.

-Moi, je ne me laisserais pas arrêter par une chose pareille. Mais j'ai toujours été, ah, comment dit-on, déjà ?

Reposant le dessus-de-lit, elle contempla Jack, les yeux plissés.

-Peu orthodoxe ? suggéra-t-il.

-Si j'ai envie de fumer la pipe, je fume la pipe.

-Mais tu ne fumes pas la pipe, Dory.

-Parce que je n'en ai pas envie.

Jack mastiqua une autre bouchée grise sans quitter du regard son interlocutrice. qu'est-ce que c'était que ça, la permission maternelle de commettre un inceste avec Louise ?

-J'ai eu ma part de secrets quand j'étais avec ce saligaud. Je ne savais jamais ce qu'il préparait. Ce qu'il pensait. Pourquoi il le pensait. En fait, quand il disait quelque chose, les trois quarts du temps, c'était juste pour manipuler les gens, d'une maniére ou d'une autre.

A mon avis, le secret, c'est le contraire de l'intimité.

Si on veut devenir intime avec quelqu'un, il faut cracher ses secrets.

Jack chercha ce qui, à ce niveau, pouvait bien l'empêcher d'être intime avec Louise.

-Mais je n'ai pas de secrets. Pas de grands, en tout cas.

Dory porta à sa bouche l'extrémité d'un fil, qu'elle trancha proprement.

-Mon petit, tu es un secret ambulant.

Plus tard, Louise rentra, rosie par quelques biéres.

Sa mére fit réchauffer la cassolette puis la lui servit.

L'arrivante en prit une unique bouchée, avant de repousser son assiette, dégo˚tée.

-C'est ignoble, maman.

-Je sais, répondit Dory.

Le lendemain matin, Jack appela l'agence italienne du quartier de San Giovanni. Il parvint même à joindre Gina, la jeune femme qui l'avait déjà aidé. Elle l'assura qu'elle se souvenait de lui.

-Vous voulez des renseignements sur les catacombes de San Callisto, c'est ça ? reprit-elle ensuite.

-Non, pas sur les catacombes. Sur n'importe quel endroit de Rome ou des environs qui porte également le nom de San Callisto.

Moins d'une heure plus tard, elle le recontactait pour lui donner une courte liste.

-Merci, Gina, dit-il avant de raccrocher.

Dory le surprit à regarder fixement sa liste.

-Encore des secrets ? grogna-t-elle.

Le soir même, la police de Chicago appela Louise.

Connaissait-elle un certain Nicholas Chadbourne ?

Oui. quelles étaient ses relations avec lui ? Elle était la mére de son enfant. Vivaient-ils toujours ensemble ?

Non. L'avait-elle vu récemment ? Oui, quelques jours plus tôt.

Il fallait qu'elle sorte. Jack voulait-il l'accompagner ? Et Dory rester avec Billy ? Ils ne tarderaient pas a comprendre.

Louise emmena Jack à la morgue, o˘ un jeune policier les attendait. Une meurtrissure toute fraîche lui soulignait un oeil, lequel pleurait encore, tandis qu'il y appuyait son mouchoir. Comme sa soeur passait devant lui pour aller identifier le corps, Jack l‚cha une remarque.

-J'ai joué avec ma fille, juste avant de venir travailler, expliqua l'homme. Je regardais dans son petit kaléidoscope, quand elle a donné un grand coup à l'autre bout.

Jack emboîta le pas à Louise. Un croque-mort remarquablement chauve ouvrit un tiroir coulissant, surplombé d'un néon agressif qui se reflétait sur sa calvitie.

-Le propriétaire l'a trouvé dans la cage d'escalier, commenta le policier. Il y était depuis plusieurs heures.

On a jeté un coup d'oeil chez lui, et on a mis la main sur votre numéro. Rien d'autre ou presque. C'était un consommateur chronique, ça se voit. Tu peux refermer, Geoff.

Le croque-mort posa le doigt au-dessus de l'oreille du cadavre.

-Il y a une blessure bizarre, juste là. Ca n'a rien de récent, mais est-ce que vous sauriez quoi que ce soit à ce sujet ?

Louise secoua la tête.

-Allons-nous-en, intervint son frére en entraînant la jeune femme à l'extérieur.

Au moins, Chadbourne ne lui soutirerait plus d'argent. Il avait suivi le conseil de Jack et pris une vraiment bonne dose.

CHAPITRE XXXVII

C'est lors de l'introduction à l'oculus, au Néant, que la majorité des étudiants passionnés par l'art de voir perd courage. Etre arrivé jusque-là, avoir progressé dans une telle foi, avec des attentes aussi importantes, pour se laisser écarter du but par la superstition ou le scrupule trahit une volonté défaillante.

D'autres, s'étant baignés dans la glorieuse lumiére de l'Indigo quelques secondes durant, vont plus loin contraints et forcés. Il ne leur suffit pas d'attendre que l'année referme sa boucle avant l'occasion suivante, ni de rester confinés en tel ou tel lieu géographique ou architectural. Le Loup en eux appelle de ses hurlements le retour à

l'état Indigo.

Ceux qui ont fidélement suivi mon programme auront vu des merveilles et, impatients de mener le processus à son terme, ne se laisseront pas arrêter par des détails. La porte s'est ouverte, il faut maintenant l'empêcher de se refermer. Je n'y puis rien si l'infini est inaccessible au faible et au timoré.

Je l'ai atteint; d'autres ont suivi; vous le pouvez également.

L'introduction à l'oculus proprement dit, quoiqu'un peu douloureuse, est tout à fait s˚re pour qui suit mes instructions à la lettre. L'opération n'est ni nouvelle ni moderne, puisqu'elle est pratiquée, des fossiles le prouvent, au moins depuis le néolithique. On la considére toujours à l'heure actuelle, dans nombre de pays du tiers monde, comme une alternative à un mauvais traitement médicamenteux. Cette intervention chirurgicale servait traditionnellement en cas de fractures, de convulsions, d'engorgement de sang ou autre fluide à laisser sortir la pression; outre que le saignement- qui nous occupe est trés différent, nous voulons quant à nous laisser entrer les forces lumineuses.

Il nous faut dans ce but produire un oculus aussi réduit, net et efficace qu'il est humainement possible de l'obtenir. En ce qui me concerne, aprés quelques jours de démangeaisons et de gêne, je n'ai plus guére eu à me plaindre des suites de ma bréve opération. D'ailleurs, la croissance rapide de la chevelure rend la gêne facile à

éviter. Pour le reste, tatouage et piercing peuvent se révéler plus douloureux. Un mot sur le petit disque prélevé: je l'ai conservé, j'y ai percé un trou, et je le porte à mon cou tel un talisman. Peut-

être aurez-vous envie d'en faire autant.

L'intervention oblige le chirurgien à frôler une artére du lobe temporal droit, artére dont l'endom-magement risque par ailleurs de provoquer l'épilepsie et diverses complications. Mais n'ayez aucune crainte. Si vous avez scrupuleusement obéi à mes précédentes instructions puis exécutez cette opération avec le soin requis, le palais de l'Indigo vous dévoilera ses splendeurs. Vous ne serez plus soumis aux chaînes du temps et du lieu, du calendrier et de la géographie. Vous disposerez de l'accés permanent à l'Invisibilité, et les magnifiques fulgurances de l'Indigo orneront vos jours; je vous le certifie.

Connaissez-vous Dante ? Penchez-vous sur la Divine Comédie. Le Purgatoire, chant huitiéme, lignes 19 à 21:

Lecteur, aiguise ici, pour voir clair, l'oeil de l'ame; Car du voile à présent si subtile est Ia trame que passer au travers se pourrait aisément quant à moi, qui posséde depuis des années l'accés aux merveilles de l'Indigo, aujourd'hui seulement je me sens prêt à achever la transition.

Je passe dans l'Indigo pour la toute derniére fois, ayant pris soin avec ce manuscrit de permettre à

ceux qui le désireront de me suivre. Vous trouverai-je de l'autre-côté ? Il vous appartient bien s˚r d'en décider. A présent, vous seul pouvez dire auribus teneo lupum. ´ Je tiens le loup par les oreilles. ª

L'opération doit être menée avec la plus grande prudence, précisément comme suit:

CHAPITRE XXXVIII

Ospedale San Callisto, Rome, 31 octobre 1997

Aprés s'être déclarée invisible, dans le solarium de l'asile psychiatrique, la véritable Natalie Shearer regagna tout bonnement sa chaise en osier, d'o˘ elle se mit à regarder par la fenêtre. Les questions qui suivirent la laissérent indifférente.

-Comment ca, vous êtes dans l'Indigo? tenta Jack.

Elle se caressa les cuisses des doigts sans lui prêter la moindre attention, ni même paraître l'entendre.

Louise frissonna. Son frére lui désigna la porte.

Lorsqu'ils sortirent, la patiente se tourna vers eux.

-Dites à Tim que j'attends, s'il vous plaît.

Ils allérent s'asseoir dans l'antichambre, engourdis par cette entrevue. Localiser la véritable Natalie n'avait pas été bien difficile. Une fois certain de la présence d'une jeune Anglaise à l'Ospedale San Callisto, Jack avait annoncé qu'il retournait à Rome, o˘ Louise avait insisté pour l'accompagner. Dory avait accepté de rester chez sa fille, à Chicago, afin de s'occuper de Billy.

-La pauvre, l‚cha Louise. Mais elle donné le frisson. A quoi pensait-elle, en disant qu'on était imprégnés d'indigo ?

Jack haussa les épaules, mais il savait.

Le médecin italien aux chaussures couinantes mit fin à leur attente en les rejoignant, prêt à les escorter jusqu a l'exterieur. Il portait un dossier.

-Nous ignorons comment elle est arrivée ici, déclara Jack alors qu'ils reprenaient le corridor en sens inverse.

Le praticien consulta ses papiers et renifla fortement.

-Elle a été transférée d'un hôpital privé.

-Est-il possible de savoir qui payait? avant ? s'enquit Louise.

-Peut-être.

Reniflement.

-«'est la trépanation qui lui a fait ça ? reprit Jack.

-A notre avis, oui. Le chirurgien amateur a enfoncé son instrument selon un angle qui lui a permis de toucher à la fois les lobes occipital et temporal.

Belle réussite. Le crane aurait supporté le choc, mais ce qu'il recouvre est trés sensible, vous l'imaginez aisément. Or notre homme a perforé matiére grise et matiére blanche. Nous ignorons quels dég‚ts il a causés exactement, mais la patiente souffrait horriblement. Il est fort possible que les délires qu'elle entretient et son état présent soient dus au traumatisme de la douleur.

Nous n'avons aucun moyen de savoir si elle a des anté-cédents psychotiques.

-Elle n'est jamais violente ?

-Pas vraiment. En fait, elle est adorable. Elle s'imagine juste être invisible. Avec son loup. L'argent dont vous avez parlé lui payera un traitement appro-fondi, de meilleurs médicaments et des soins de meilleure qualité.

Le médecin haussa les épaules à la pensée de l'avenir qui attendait la jeune femme.

Jack lui tendit la main. L'autre la considéra un instant, hésitant, comme si elle risquait de lui transmettre un virus, puis il la serra mollement avant de prendre celle de Louise. Il raccompagna les visiteurs jusqu'à la réception, ses chaussures couinant dans l'interminable corridor dallé de marbre telle une petite voix que personne n'e˚t écoutée.

-Dites-moi, reprit-il, vous ne sauriez pas qui est le chirurgien amateur ?

-Non, répondit Jack.

-Et vous ? demanda le psychiatre à Louise.

-Moi non plus.

Frére et soeur sortirent en silence. Ce ne fut qu'en passant sous les cyprés noirs, entre leurs racines empoisonnées semblables à des serres, que Jack murmura:

-Chirurgien amateur.

-Moi, à sa place, dit Louise, je m'achéterais d'autres chaussures.

-Il est vraiment mort, hein ? lança Jack. Il n'a pas trompé tout le monde, je ne sais comment ?

Il avait emmené sa soeur au sanctuaire de Mithra, sous les multiples niveaux de la basilique Saint-Clément, afin qu'elle vît ce que Natalie -la fausse Natalie-lui avait montré, à lui, le dernier jour qu'ils avaient passé ensemble.

-On a déjà réglé la question, répondit Louise d'un ton sévére. Il était aussi mort qu'on peut l'être. J'ai supervisé toute la suite. Y compris la crémation. J'ai vu le cadavre s'enfoncer dans les flammes.

-C'est juste que Natalie a l'air de l'attendre.

-Elle risque d'attendre longtemps.

-Je ne sais pas. J'ai passé trop de temps sur ce fameux livre. Je ne peux pas m'empêcher de penser: et s'il avait découvert le moyen de se rendre invisible ou de quitter son corps ?

-Continue ce genre de lecture et tu vas te retrouver là d'o˘ on vient. (Louise examina l'autel de Mithra, avec sa peinture du dieu tuant le taureau.) Je vais te dire une chose, au sujet de la crémation. Il m'avait bien prévenue qu'à sa mort il faudrait que je m'occupe d'un détail, un rite qu'observent les hindous. Aux funérail-les, ils posent un plat en cuivre rempli de farine à l'entrée du temple. L'esprit en migration est censé y laisser un signe relatif aux moyens de quitter cette terre. Je l'ai inspecté aprés, sceptique,-bien s˚r. Il y avait un triangle traversé par une ligne verticale. qu'est-ce que ça veut dire, d'aprés toi ?

-Allons-nous-en.

Alfredo, quoique ravi de les voir arriver à son bureau, reprocha à Louise de ne pas l'avoir averti de leur visite. Il envoya chercher des g‚teaux, fit préparer du café frais par sa secrétaire et présenta Jack et Louise à ses collégues comme ses ámis d'Amérique ª, alors que Jack était anglais. Louise admira la photo posée sur la table de travail-la femme et les trois enfants de l'agent immobilier. Il rougit de fierté, préférant ignorer une possible ironie.

-J'ai reçu une offre, annonça-t-il, revenant enfin aux affaires. Pour la maison.

-Oui, dit Jack, et vous allez nous prévenir qu'elle est extrêmement basse.

-Exact ! Extremement ! Comment le savez-vous ?

-Elle vous a été faite par une Anglaise.

-La proposition est arrivée par la poste. Je n'ai jamais vu la personne en question. (Alfredo s'empara d'un dossier.) Voilà. Sarah Buchanan. «a m'a l'air anglais. (Il ôta ses lunettes pour mieux regarder Louise.) Louise ? que se passe-t-il ?

Les visiteurs lui apprirent que Sarah Buchanan était sans doute la femme incarnant Natalie Shearer; que la véritable Natalie Shearer se trouvait à l'Ospedale San Callisto, un asile psychiatrique, quoiqu'elle f˚t ínvi-sible ª et que son état avait peu de chances de s'amé-liorer; que l'offre si basse de Sarah Buchanan avait été bien prés de lui valoir à la fois l'argent et la maison qui devaient revenir à Natalie Shearer.

Alfredo leur apprit en retour que ´ des gens ª s'in-troduisaient presque tous les jours dans ladite maison.

Avant de quitter Rome, la fois précédente, Jack lui avait demandé de ne pas s'en occuper. A présent, l'agent immobilier voulait avoir recours à la polizia statale. Il marchait de long en large dans son bureau, cramoisi, prêt à assiéger la demeure avec des fusils, voire un petit canon. Jack le pria d'attendre.

Louise et lui se rendirent là-bas ensemble. Ils trouvérent la porte déverrouillée, comme toujours, mais la demeure déserte et calme, quoique en désordre. Ses usagers avaient visiblement renoncé à tout effort pour dissimuler leur présence. Une tour d'assiettes sales menaçait de s'écrouler dans l'évier; la cuisine était encombrée de bouteilles de vin vides, sur certaines chaises reposaient des vêtements douteux.

Les arrivants néttoyérent, jetant habits, bouteilles, magazines et livres dans des sacs-poubelles noirs. Sept, au total.

-Je n'arrive pas à y croire ! s'écria Jack. Ils ont bu tout le vin ! Il ne reste qu'une bouteille.

-Ouvre-la, proposa Louise.

Il préféra reposer la rescapée dans le casier.

-Il vaudrait mieux que tu partes, suggéra-t-il.

-Et si elle ne vient pas ?

-Je peux t'appeler un taxi pour que tu rentres à

l'hôtel. Je préférerais être seul. (Leurs regards se croisérent.) Vraiment. C'est personnel, en quelque sorte.

Pendant que Jack montait la garde à la maison, Louise, plutôt que de regagner l'hôtel, partit se promener dans le centro storico, à travers les rues pavées o˘

les locaux sales des réparateurs de motos partageaient façades et trottoirs avec des boutiques de mode co˚teuses, et o˘ des filles chics plaisantaient avec des garçons en salopette crasseuse. Elle non plus ne se lassait pas de Rome, surtout depuis que Dory lui avait révélé

qu'elle y avait été faite.

-Faite ? qu'est-ce que tu veux dire par là ?

-Seigneur, qu'est-ce que je pourrais bien vouloir dire par là ? Tu as été conçue à Rome, voilà ce que je veux dire.

Dory avait évoqué la Ville éternelle le soir o˘ sa fille avait appris la mort de Nick Chadbourne. Louise avait pleuré toutes les larmes de son corps avant que Jack, épuisé, ne se traîne jusqu'à son lit. Une fois seules, mére et fille avaient discuté de choses et d'autres.

Pour la premiére fois de sa vie, Dory avait parlé franchement et à loisir de Tim Chambers.

-Je vais t'expliquer pourquoi j'étais tellement remontée contre Jack, avait-elle déclaré. C'est à cause d'une remarque de ton pére qui date d'il y a des années. Comme je me préparais à le quitter, il m'a dit que je n'en aurais pas la force. J'ai riposté que je t'emménerais, quoi qu'il arrive, et il a répondu que ça n'y changerait rien. Il s'est vanté de te marier à son fils anglais si ça lui chantait. C'était la premiére fois que j'entendais parler de cet enfant, Louise.

-C'est pour ça que tu ne voulais pas que j'accom-pagne Jack à Rome ?

-Pas seulement. Ah ! j'ai fait la morale à Jack parce qu'il garde ses petits secrets, alors qu'il y a des tas de choses que je ne t'ai jamais dites. Pas le genre qu'on crie sur les toits, de toute maniére.

´quand j'ai connu ton pére, au début, j'ai été

éblouie. Aveuglée serait peut-être le mot juste. Mais j'ai quand même réussi à lui cacher un détail, du moins jusqu'à ce qu'il le découvre, à Rome, aprés notre mariage. Mon probléme médical, mon épilepsie, est du type psychomoteur. Je t'ai expliqué que je n'avais pas tant des convulsions qu'une vision, un étourdissement accompagné de sensations bizarres, des odeurs, des couleurs, des lumiéres. La manifestation la plus cou-rante, c'était un... bon... un orgasme involontaire, disons-le. Ne me regarde pas comme ça-ce n'est pas aussi sympa que ça en a l'air. Les crises pouvaient arriver d'un seul coup, boum, sans avertissement, o˘

que je sois, avec qui que je discute, et elles étaient sacrément dures à cacher. Il faut toujours que je prenne ma carbamazapine pour être tranquille.

Íl a découvert ça à Rome. On était au Panthéon, on contemplait ce trou dans le toit, et paf. Je ne pouvais plus lui dissimuler la vérité. Ton pére a été surpris-

évidemment, hein ? J'ai pleuré comme une Madeleine: je pensais qu'il allait me quitter. Au contraire, ça l'a fasciné.

Ć'est de l'épilepsie, mais sous une forme inhabituelle. Ma respiration devient bruyante, et je me mets à voir des lumiéres, ce genre de choses. Je lui ai dit qu'il y avait des couleurs bizarres, alors il a fallu que je les lui décrive et re-décrive. Seulement, tu sais, quand ça arrivait, cette lumiére, ces couleurs, ce go˚t dans ma bouche, je n'avais pas les mots qu'il fallait.

Si bien qu'au bout du compte, presque uniquement pour le faire tenir tranquille, je lui ai dit: Indigo ! C'est indigo !

´ «a a tourné à l'obsession. Il a cherché tous les détails médicaux. Une des artéres de mon lobe temporal droit est déformée, elle s'est percée, et ça a déclenché l'épilepsie. La carbamazapine régle le probléme, mais ce que voulait ton pére, c'était susciter les crises.

Alors que je ne souhaite ça à personne. A chaque fois, je crevais de trouille.

-Oh ! maman ! Pourquoi m'as-tu caché une chose pareille ?

-…coute, chérie. (Dory voulait en terminer avec le sujet.) Tu as déjà joui en plein milieu d'une partie de canasta ?

Louise arpentait les rues pavées, réfléchissant aux révélations de sa mére. Piazza Navona, elle s'assit, blottie dans son manteau, prés de la fontaine du Maure.

Un crépuscule poudreux tombait sur le square telle une fine épice mauve, et la petite place s'emplit de couples d'amoureux dérivant entre les fontaines. Le marbre blanc des vasques, illuminé de l'intérieur, diffusait une clarté extraordinaire dont le flot s'infiltrait dans la pénombre; les fléches de Sant'Agnese in Agone, qui déchiraient les cieux, favorisaient l'écoulement de cette poudre mauve de contrebande.

Louise songeait à la peur de Dory. Un mince filet d'eau tombait des cornes spiralées que portaient les sculptures de Bernin. Son chuchotis se mêlait à un murmure irrégulier, insistant, impitoyable, sans réplique: l'Indigo est ici l'Indigo est ici l'Indigo est ici.

CHAPITRE XXIX

Lorsque Sarah Buchanan-la fausse Natalie-approcha de la maison, juste avant minuit, son passager et elle entendirent la musique sans qu'elle e˚t besoin de couper le moteur de sa Vespa. De l'opéra, à un volume élevé. Un contralto. Kathleen Ferrier, encore une fois. Orfeo. …teignant son phare, la jeune femme descendit du scooter. Elle jeta un regard à son compagnon, qui tira sur un reste de joint avant de le jeter dans la cour. Sarah baissa les yeux vers l'extrémité

luisante du mégot comme s'il risquait de déclencher une explosion.

La porte était ouverte. Les arrivants montérent les marches de pierre pour découvrir, dans le hall, une douzaine de bougies allumées aux flammes vacillantes.

Ils s'enfoncérent dans la maison avec précaution. Des dizaines d'autres bougies les attendaient . dans le salon, la cuisine, sur chaque marche de l'escalier. Le jeune homme fit jouer un interrupteur. Rien. Un autre, au salon.

-quelqu'un a retiré les ampoules, commenta-t-il.

Chambers ?

Sarah, un doigt sur les lévres, alla jeter un coup d'oeil dans la boîte noire, sous l'escalier. La lampe à

U.V. s'alluma, répandant sa lumiére à l'extérieur du réduit. Le garçon, qui examinait le salon à cette maigre clarté vacillante, recula jusqu'à heurter le mannequin le plus proche. La tête tomba des épaules, rebondit sur le sol, perdit ses lunettes noires et son béret. Il la remit en place avec un soin presque superstitieux avant de reprendre les recherches, emboîtant le pas à sa compagne, déjà à mi-chemin de l'escalier.

A l'étage, il manoeuvra l'interrupteur d'une des chambres, mais apparemment, toutes les ampoules de la maison avaient disparu.

-Redescends couper cette saleté de musique, ordonna Sarah.

Puis elle disparut dans la piéce.

Au sommet de l'escalier, le jeune Italien hésita: il sentait quelque chose d'anormal. Il y eut un bruit soudain évoquant le claquement d'une cape dans le vent, puis un choc violent au creux des reins propulsa le garçon sur les marches. Il atterrit lourdement au rez-de-chaussée, se cogna la tête sur le carrelage et resta étendu à terre, gémissant. Le temps que Sarah regagne le palier, il s'était remis sur ses pieds. Un de ses bras pendait, immobile, à son côté, et il geignait toujours en se massant le cr‚ne. Il murmura quelque chose dans sa langue.

- Vattene ! siffla-t-elle. Tire-toi ! Inutile !

Son compagnon protesta.

- Vattene ! Vattene !

Il boitilla jusqu'à la porte. quelques instants plus tard, la Vespa se réveillait avec une toux asthmatique.

Elle accéléra aussitôt pour s'éloigner dans un couinement de plus en plus faible.

-Il est parti, lança Sarah à la ronde. Je m'en suis débarrassée. C'est ce que tu voulais, non ? (Elle s'assit dans l'escalier, l'air buté, avant d'ajouter d'un ton plus doux :) Tu peux te montrer.

Le silence se réinstalla. La maison craqua. Un soupir s'éleva derriére la jeune femme, puis une des bougies du palier se mit à goutter. Sarah fit volte-face pour la regarder. Ses yeux écarquillés, véritables piéges à

lumiére, ne cessaient de bouger. Enfin, ils se fixérent, attentifs, sur le mannequin planté au sommet des marches, celui qui portait le masque à gaz. Il s'anima.

Jack retira le masque et se débarrassa du manteau, les laissant tomber à terre.

Sarah rejeta ses cheveux en arriére.

-Franchement, tu n'avais pas besoin de le pousser dans l'escalier. Tu aurais pu le tuer.

-Il m'a poussé à l'eau. Il aurait pu me tuer.

-Comment peux-tu imaginer que j'aie eu quoi que ce soit à voir là-dedans ? Et le gamin m'a juré qu'il ne t'avait pas touché.

-Il était jaloux. Tu te l'envoyais pendant que tu t'amusais avec moi.

-Ce n'est pas vrai ! (Se levant, elle fit un pas vers lui. Ses mains tremblaient, ses traits se déformaient en une géométrie d'effroi.) Tu m'as quittée ! Je ne me suis tournée vers lui que pour une seule raison: essayer de t'oublier ! Je souffrais !

Un instant choquant, un simple atome de temps, Jack se sentit revenir à elle. Un bruit lui emplit les oreilles, le soupir du sang, peut-être, tandis qu'une vapeur se déversait sur le palier; la lumiére, soudain étrangement déliquescente, revêtit la jeune femme d'une couleur nouvelle à l'éclat infini. Son compagnon e˚t pu s'y abandonner, mais il préféra y mettre un terme.

-Hé ! J'ai failli t'appeler Natalie ! Natalie !

Il descendit vivement l'escalier afin de s'éloigner d'elle, mais elle le suivit, implorante.

-Parle-moi, Jack ! O˘ es-tu allé ? qu'as-tu fait ?

-Tu sais que tu es presque crédible ?

-…coute ! On y était presque. On y était. Toi et moi. Avec la poussiére indigo qui tombait du ciel.

Autour de nous. Tu ne la voyais pas, c'est tout ! Tu la cherchais tellement que tu ne la voyais pas ! (Elle lui prit le visage à deux mains et lui pencha la tête, le contraignant à la regarder dans les yeux.) …coute, écoute, écoute. Il y avait de l'Indigo partout. Je t'aime, Jack: c'est le meilleur truc qui soit pour vraiment voir.

Je ne savais pas que ça allait arriver. Je me défaisais.

C'était la premiére fois que je comprenais cette histoire d'Indigo. Je le voyais partout.

-L'Indigo n'existe pas, Sarah. C'est toi qui me l'as dit.

-Tu peux croire toutes les horreurs que tu veux sur mon compte, mais crois-moi au moins pour ça: il était là, Jack. Il y était, même si maintenant, il a disparu. Tu te mens à toi-même en disant qu'il n'y était pas.

Il ne put se contraindre à la fixer. Ses propres yeux n'avaient pas la force de soutenir la flamme indigo qui br˚lait dans ceux de la jeune femme.

Ils s'installérent pour boire la derniére bouteille de Tim Chambers. Jack raconta sa rencontre avec la véritable Natalie Shearer, à l'hôpital psychiatrique, ainsi que la mort de Nicholas Chadbourne aux …tats-Unis.

Sarah les connaissait tous: Natalie, Nicholas, AnnaMaria. Elle se déclara désolée pour le peintre, qui avait toujours été son préféré.

-On formait le cercle intérieur, expliqua-t-elle.

Même si on n'avait pas la moindre chance de trop s'at-tacher les uns aux autres. Ton pére nous en empêchait.

AnnaMaria appartenait à la haute société italienne. Elle n'en avait jamais bavé. Natalie était déjà instable. Nick représentait le talent. Mais il a fini par le perdre.

-Tu vas me dire ce qui s'est passé ?

Elle se leva et vida son verre.

-Viens.

Entraînant Jack jusqu'à la boite noire, sous l'escalier, Sarah alluma la lampe à U.V., poussa le fauteuil installé au centre du réduit puis roula le tapis. Une trappe apparut. Une fois ouverte, elle révéla une courte volée de marches en bois qui s'enfonçaient dans l'ombre. Jack scruta l'obscurité.

-Ne t'inquiéte pas, l‚cha sa compagne d'une voix lasse. Il n'y a rien, en bas.

Ce n'était pas tout à fait vrai. Il y avait une autre lampe à U.V., un vieux canapé, un fauteuil et un buffet délabré en acajou. Les murs s'ornaient de tourbillons de couleurs abstraits sur lesquels s'étalaient des slogans. Jack comprit aussitôt que Chadbourne avait cherché à reproduire cette cave dans son appartement de Chicago. Elle comprenait une fenêtre à la vitre peinte, côté extérieur, et qui ouvrait sans doute au niveau de la rue.

-C'est par là que les gens entraient et sortaient, durant mon séjour ? demanda Jack.

Sarah acquiesça.

-Comment se fait-il que je n'aie pas remarqué la fenêtre, du dehors ?

-Elle est peinte en trompe l'oeil pour ressembler à des briques. On ne voit la différence que de trés prés.

-qu'est-ce qui s'est passé ici ?

La jeune femme parcourut la piéce du regard, s'en-veloppant de ses bras comme si ce qu'elle découvrait lui donnait froid. L'humidité et les sulfures avaient cloqué la peinture, qui pelait telle une peau malade.

-On se préparait aux lupercales depuis un an. Il faut que tu comprennes dans quel état d'esprit se trouvaient tous les gens concernés. On prenait les cocktails de drogues que nous fournissait ton pére, alors que lui n'y touchait pas. Il ne les qualifiait pas de psychédéli-ques mais d'enthéodéliques. Du grec Theos, ´ dieu ª.

D'aprés lui, certains êtres inférieurs avaient besoin d'inviter le dieu en eux. Ce n'était pas son cas, bien s˚r; il y avait en lui assez de Theos pour tuer un cheval. quoi qu'il en soit, le mélange des drogues psychédéliques et de son livre méne tout droit à de gros problémes.

-Le manuel ?

-Le Manuel de Lumiére. Comme je te l'ai dit, on travaillait dessus depuis un an. Le jour arrivait o˘ l'Indigo allait illuminer notre monde. Le jour du Loup.

Tout ça. Et pas seulement pour nous: une nouvelle couleur allait réinvestir l'univers, et nous allions lui ouvrir la route. Tu as suivi les exercices, tu sais qu'il peut vraiment se passer des choses remarquables. Il ne nous restait que le dernier pas à faire.

Śauf que je n'y croyais pas. De nous quatre, j'étais la seule sceptique. Les autres se ser aient les coudes.

Je ne pouvais pas parler de mes doutes, parce que ton pére nous sermonnait sans arrêt, et je dis bien sermonner, en affirmant que si l'un de nous hésitait les choses tourneraient mal. Tu es au courant: le scepticisme nuit à la concentration.

Ón avait tous rendez-vous ici même, la veille des lupercales, sur le coup de minuit. Tim devait procéder à l'opération finale. Mais il y a eu un hic. Il a téléphoné

pour nous prévenir qu'il avait été retardé et nous donner le code convenu, Mithra. C'était le signal, on en avait parlé avant. Ca signifiait qu'il fallait continuer sans lui. A mon avis, il avait prévu depuis longtemps qu'il ne nous rejoindrait pas.

´ Dans mon souvenir, une lumiére bleue baigne tout ce qui arrive aprés. Les instruments sont disposés sur le buffet: rasoir, anesthésique local, solution stérile, représentation schématique, trépan. Je n'avais encore jamais vu un trépan. C'est une petite lame circulaire destinée à couper un disque dans le cr‚ne, avec une pointe au centre, qui l'empêche de glisser. «a fonctionne sur le même principe qu'un compas.

´ Bref, nous y voilà, tous prêts à annuler le truc-hé, si on se so˚lait, plutôt, voilà ce que j'en pense-mais Nick nous pousse à continuer. Il n'est pas d'humeur à attendre un an de plus que les lupercales se représentent. Il s'assied sur la chaise, et il nous dit:

"Bon, qui s'occupe de moi ?"

Ńatalie est complétement défoncée. Elle a gobé

des acides comme des cachets de vitamines, et elle s'est envoyé tellement d'Indigo qu'elle n'arrive déjà

plus à reconnaître l'ombre de la lumiére. AnnaMaria sirote du cognac. Elle marmonne moitié en italien, moitié en anglais. Alors je me propose.

La jeune femme se plaça un doigt derriére l'oreille.

-Il faut arriver par la tangente, comme ça; d'aprés ton pére, en tout cas, on effleure l'artére, pas plus. Je rase les cheveux de Nick et je passe de l'anes-thésique, pendant que les deux autres regardent avec des yeux vagues, exorbités. C'est d'une facilité surprenante. «a doit faire atrocement mal,.mais Nick prétend qu'il sent juste un frottement. Je ne sais pas ce qu'il a pris. Il est crispé, il serre les dents. Seulement je ne découpe pas un disque entier. L'os s'écaille, ou quelque chose comme ça, mais je suis s˚re de ne pas avoir pénétré. Je n'ai pas percé l'oculus. Je me dégonfle. Je pose un pansement sur la plaie, et je recule. Nick se léve, tout p‚le et visiblement sous le choc. "Trés bien~, lance-t-il. "Au suivant."

Ét là, je tombe dans les pommes.

´ quand je me réveille, ils sont rassemblés autour de moi à rire. Le gag, tu vois. C'est Nick qu'on trépane, et c'est moi qui tourne de l'oeil. Natalie est prête à prendre son tour, alors ils veulent que je remette ça. Mais je n'ai tout simplement plus le cran.

Ńatalie s'est assise. Nick se sent secoué. Je n'ai aucune envie de recommencer. Il ne reste qu'AnnaMaria. Elle pose sa bouteille de cognac, brutalement, et elle remonte ses manches. Je ne veux pas voir ça, moi, je m'en vais. quand je reviens, elle a retiré un disque d'os parfait, un bouchon de la taille d'une aspirine, semblable à celui que ton pére porte au cou, mais Natalie a perdu connaissance. J'examine l'incision. Elle sai-

gne. De petits flocons gris et blancs sortent de la blessure. Et puis Natalie reprend conscience,- et à cet instant précis, elle se met à hurler.

Ét elle n'arrête pas. On essaie de la calmer avec des analgésiques, mais elle souffre le martyre. C'est horrible. Elle se convulse, elle frissonne. quelqu'un a le bon sens d'appeler une ambulance. Les types empor-tent Natalie, qui hurle toujours, dans la nuit des lupercales.

Ét je l'entends encore, Jack. Chaque jour de ma vie. On sort de là, s'il te plaît ?

La maison était silencieuse, à présent. Assis par terre dans le salon, Sarah et Jack fumaient des cigarettes en contemplant les dessins du tapis. De temps à autre, la flamme d'une bougie vacillait dans un imperceptible courant d'air. Plus d'une fois, la jeune femme secoua la tête en réponse aux questions de son compagnon.

-Ton pére a réussi à éviter les problémes, mais il a payé l'hospitalisation. Le cercle intérieur s'est dispersé.

Ńous, tout ce qu'on savait, c'est qu'au bout de quatre semaines Natalie hurlait toujours. AnnaMaria se sentait tellement coupable qu'elle passait ses journées dans son église catholique, enfouie sous les rosaires et les crucifix. Nick est reparti pour Chicago. Moi, j'ai laissé tomber la drogue et je me suis installée dans le Trastevere, o˘ tu m'as trouvée. Je me suis plongée dans l'art. Je n'avais plus le moindre contact avec eux.

Et puis j'ai appris par les journaux qu'AnnaMaria s'était suicidée. Personne ne savait pourquoi cette belle jeune femme, riche et talentueuse, avait fait une chose pareille. Mais sa mort coincidait avec les lupercales, et moi, bien s˚r, je l'ai parfaitement comprise.

-Comment t'est venue l'idée de l'arnaque à la maison ?

-J'ai monté une exposition. Ton pére y est venu, alors que je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui.

Il m'a dit qu'il s'occupait de Natalie, qu'il allait vendre la maison et lui laisser l'argent pour le jour o˘ elle redeviendrait normale. Si tu veux mon avis, il n'avait pas compris qu'en ce qui la concernait ce jour-là n'arri-verait pas.

Á un moment, pendant qu'il était aux …tats-Unis, je me suis mise à squatter ici, parce que je n'avais nulle part o˘ aller. J'ai trouvé les affaires de Natalie, et il m'est venu à l'idée qu'elle aurait aussi bien pu disparaître de la face de la Terre. Et puis quelqu'un, dans le milieu artistique, m'a appris que Tim Chambers était mort. A partir de là, j'avais mes chances.

-Raté, hein ?

-C'est clair. qu'est-ce que tu as décidé, à ce sujet ?

-Rien.

Il la regarda. Pour la premiére fois depuis qu'il la connaissait, l'étrange déliquescence avait déserté ses yeux gris. Jack n'y voyait plus qu'une profonde solitude. La tristesse du loup égaré, rôdant dans les ombres du feu de camp, avide de chaleur humaine mais retenu par la peur des chiens.

-Tu n'es qu'une petite fille perdue, Sarah, tu en as conscience ?

-Tu dis ça, mais au bout du compte, je suis la seule à avoir compris que Tim avait raison.

-A quel sujet ?

-L'Indigo.

-Le tableau de chasse de mon pére est impressionnant. Une psychotique, une suicidée et un junkie mort, et tu penses qu'il avait raison ?

- C'est parce qu'ils l'ont pris au pied de la lettre.

quand il nous a laissés tomber, cette nuit-là, il voulait vérifier si on serait assez idiots pour passer à l'acte physiquement, opérer la trépanation. Tu ne le vois vraiment pas, Jack? L'Indigo? Il représente ce qu'on espére rencontrer. L'amour. La révélation. L'inspiration. L'instant qui débarque et qui transforme toute la vie, qui la rend plus intense. En fait, quand on arrête de chercher l'Indigo, on est en train de perdre son ‚me.

Ón peut trés bien ne jamais le trouver. Se bercer d'illusions en pensant l'avoir aperçu. Mais on ne peut pas se permettre de ne pas y croire. De ne pas croire à la possibilité de la transformation. Les scientifiques prétendent qu'il n'existe pas. Les artistes prétendent que si. Il y a d'autres solutions.

-Ah ! oui. Natalie, AnnaMaria et Nicholas en ont trouvé une troisiéme.

-Je n'y croyais plus, tu sais. Jusqu'à ton arrivée.

quand j'ai rêvé de ton pére, il m'a dit que si je voulais voir l'Indigo, il fallait que je t'y améne.

-Je t'en prie.

-On était sur la bonne voie. Tu le sais trés bien.

-Arrête.

-Je t'aime, Jack.

Il la fixa d'un regard perçant. Toute tentative serait vaine: il ne pourrait s'empêcher de penser qu'il s'agissait d'un truc; qu'elle avait appris ça dans un livre. On ne se laisse pas pousser deux fois dans le même fleuve.

-On pourrait le retrouver, mais tu ne veux pas essayer, hein ? insista Sarah. Ne permets pas à ton pére de te faire ça, s'il te plaît.

-qu'est-ce que tu racontes ?

-Je veux juste te poser une question. Il se peut que Tim soit encore en vie, tu ne crois pas ? (Jack secoua la tête.) Il avait peut-être raison. Il est peut-être dans l'Indigo, à nous regarder, à nous manipuler en riant.

-L'Indigo n'existe pas.

-Tu te trompes, mon amour. Tu te trompes horriblement.

CHaPITRE XXXX

Jack retourna seul à l'Ospedale San Callisto, afin de prendre les dispositions administratives nécessaires au paiement des soins de Natalie. Dans le hall de marbre froid, sous la grande fenêtre brillante qui s'étirait du sol au plafond, il ne parvint pas à tirer de la réceptionniste une parole sensée. Aussi demanda-t-il à voir le médecin que Louise et lui avaient rencontré lors de leur premiére visite.

Une éternité s'écoula avant que le praticien, dont les chaussures couinaient toujours le long de l'interminable corridor, n'appar˚t avec son bloc-notes. Il serra solennellement la main de Jack.

-Je suis venu discuter de l'arrangement financier relatif aux soins de Natalie, annonça ce dernier.

Son interlocuteur, visiblement perplexe, lança quelques mots en un italien rapide à la réceptionniste, qui lui répondit par un staccato de plusieurs phrases. Il se retourna vers le visiteur.

-Natalie Shearer n'est plus ici.

-Ce n'est pas possible ! s'étonna Jack.

-Je vous assure que si.

-Mais elle n'a pas pu partir comme ça !

Nouvelles questions à la réceptionniste.

-quelqu'un est venu la chercher.

-qui ça ?

-Madame vient juste de me dire qu'elle n'était pas présente à ce moment-là, mais elle sait qu'il s'agissait d'un homme. Celui qui payait le séjour de la patiente à la clinique, je crois.

-L'homme qui payait son séjour ?

-En effet.

Jack, totalement déconcerté par ce rebondissement, en resta stupéfait.

-Mais il n'y a pas des papiers à remplir ou quelque chose de ce genre ? On ne quitte quand même pas un asile psychiatrique comme un hôtel !

-Un asile ? Je vous demande pardon, mais je crois que vous ne comprenez pas bien. Nous nous trouvons dans une clinique privée, o˘ la malade était entrée de son plein gré. Aucun médecin ou tribunal ne l'y avait envoyée. Elle est, elle était, libre de s'en aller quand bon lui semblait. Et de toute maniére, une fois les versements suspendus...

-qui a suspendu les versements ?

Le praticien eut un haussement d'épaules romain, sans ‚ge.

-Alors vous ne savez pas o˘ elle est allée ? Peut-

être dans une autre clinique ?

-Personne ne nous en a informés.

-Il n'y a donc pas de papiers ? insista Jack.

-Nous disposons des notes prises sur son cas, bien s˚r. Rien de plus.

-Pouvez-vous au moins me dire qui réglait vos factures ?

Toutes ces questions commençaient à exaspérer le psychiatre.

-…coutez, quoi qu'il en soit, vous n'avez aucun droit à cette information. Vous faites partie de la famille de Natalie ?

-Non.

-Dans ce cas.

-Mais je venais payer son séjour ici !

-qu'y puis-je ? Vous voulez que j'accepte votré

argent sans vous offrir la moindre contrepartie ? Si vous désirez effectuer une donation, je prendrai les dispositions nécessaires. Mais en ce qui concerne Natalie Shearer, elle est partie. Je vous en prie. Je suis trés occupé, et je ne sais que vous dire de plus.

Trempé du soleil qui passait par la grande fenêtre, le praticien, suppliant, leva haut son bloc.

-Je vous en prie.

CHAPITRE XXI

Deux jours plus tard, Jack et Louise erraient bras dessus bras dessous dans les ruelles pavées du centro storico, parmi les ombres des constructions médiévales et des églises closes. Octobre finissant avait mené en douceur à novembre, et l'air était d'un froid vif qui s'écoulait du Tibre. Même l'odeur de la boue fluviale avait changé. On vivait une sorte d'avant-go˚t de l'hi-ver. C'était le dernier jour à Rome des deux visiteurs.

Le lendemain, ils reprendraient l'avion.

Jack avait dit sans équivoque à Sarah Buchanan qu'elle ferait mieux de se rendre invisible ou de carrément quitter Rome, et, pour ce qu'il en savait, elle avait suivi le conseil. Non sans lui envoyer un message.

Mithra n'attendait pas moins de ses adorateurs que leur sacrifice. Le savais-tu ? Je vais disparaître un moment. Mais quand tu auras pris le temps de balayer les écailles qui t'obscurcissent la vue, je te retrouverai.

A toi dans l'Indigo,

Sarah.

-qu'est-ce que c'est ? avait demandé Louise en voyant le papier dans la main de Jack.

-Un petit mot d'Alfredo. (Il avait fourré la feuille dans sa poche.) Il va changer les serrures.

Alfredo avait en effet changé les serrures et condamné la fenêtre de la cave. Jack lui avait donné tout pouvoir de céder la maison au meilleur prix. Le produit de la vente ne pouvant plus servir à payer les soins de Natalie Shearer, il lui reviendrait, ainsi qu'à Louise.

L'agent immobilier avait prié la jeune femme de passer avec lui sa derniére soirée romaine. Bien que déçu qu'elle préférat la compagnie de Jàck, il n'en avait pas moins accepté sa réponse avec gr‚ce.

Les lumiéres s'allumaient, dans les boutiques et les trattorias, tandis que les deux promeneurs se diri-geaient vers le Panthéon.

-Elle s'en tire trop facilement, tu sais, dit Louise.

Son compagnon protesta, arguant qu'au fond Sarah n'avait rien fait de mal, à part laisser les gens l'appeler Natalie un certain temps; même au lit, pensa-t-il, sans cependant l'exprimer.

Il ne voulait plus parler de ça. En ce qui le concernait, c'était terminé. Y compris le probléme du manuscrit: Rooney avait trouvé la solution, à Chicago. Jack, décidé à ne pas publier le Manuel de Lumiére, à ne pas prendre le risque de voir un autre idiot influençable le lire puis se percer le crane-et donc à perdre son salaire d'exécuteur testamentaire-, avait appelé l'éditeur pour l'informer du choix dicté par sa conscience.

-Au diable, tout ça, lui avait répondu Rooney. J'ai une meilleure idée.

Il connaissait une filiére d'exportation réservée à ce qu'il appelait les ´ publications érotiques ª, ainsi qu'une loi locale permettant de distinguer lesdites

´ publications érotiques ª de celles véritablement por-nographiques: dans les premiéres, chaque page de photos était suivie d'une page de texte. Elles n'étaient pas surtaxées, contrairement aux secondes.

-C'est parfait, s'était félicité Rooney, au téléphone. On sort une série de magazines avec une page de cul, une page du Manuel de Lumiére. «a va chercher dans les cent mille exemplaires, ce genre de truc.

Une page de cul, une page de texte. Cul-texte-cul-texte.

qu'est-ce que tu en dis ?

-Ma foi, je ne sais pas trop, avait l‚ché Jack.

-Comment ça, nom de Dieu ? Il faut exécuter les derniéres volontés de ton pére.

-Je me fiche pas mal de ses derniéres volontés. Je pense aux gens qui vont lire un livre dangereux.

-Tu n'as rien compris, crétin ! Les acheteurs de ces magazines-là ne s'occupent pas du texte ! On pourrait aussi bien l'imprimer à l'encre sympathique ! C'est le seul moyen au monde de faire un gros tirage et d'être s˚r qu'aucun connard ne lira jamais le truc.

Jack avait réfléchi à la question puis, posant la main sur le micro, l'avait soumise à Louise. qui avait refusé

de se mêler de cette histoire mais lui avait conseillé de prendre les dispositions nécessaires.

-Alors ? avait insisté Rooney. On y va ?

-Eh bien... oui. Je pense.

-Super. Je m'y mets.

Lorsque les deux promeneurs atteignirent le Panthéon, le jour expirait.

-Il est revenu chercher Natalie, hein ? demanda Jack avant de pénétrer dans le monument. «a ne pouvait être que lui, tu ne crois pas ?

-On en a déjà parlé, répondit sa compagne avec sévérité. Encore et encore.

-Il y a autre chose. Tu ne crois pas qu'il avait tout prévu ? Tout organisé pour qu'on se rencontre ? Tout préparé en sachant ce qu'on éprouverait l'un pour l'autre ?

Il s'aventurait en terrain mouvant.

-Et qu'est-ce qu'on éprouve au juste ? s'enquit Louise.

Comme il ne répondait pas, elle se radoucit. Faisant courir des doigts légers sur les revers du manteau de Jack, elle reprit:

-Il ne faut pas entretenir une idée aussi dangereuse.

Sous le dôme passait la cassette de chant grégorien habituelle. Les piédestaux dorés, délestés des dieux mais non de leur présence, luisaient d'une lumiére foncée surnaturelle. L'obscurité enveloppa les murs tandis que le ciel, visible par l'oculus, se mettait à bouillonner. Puis vint la pluie, et une fois de plus, une cascade cylindrique, comme en suspens, naquit sous la coupole.

Jack et Louise s'assirent sur un banc de pierre, les yeux levés.

-Tu l'aimais, hein ? demanda Louise.

-Non. Peut-être. qui sait ?

-qu'est-ce que tu vas faire ? Rentrer à Londres ?

-Je n'en suis pas s˚r.

-~viens t'installer à Chicago avec nous. On te soi-gnera.

-Tu crois que j'ai besoin d'être soigné ?

Elle sourit sans répondre, se blottit contre lui et posa la tête sur son épaule. Longtemps, ils contemplérent les b‚tonnets de pluie argentée qui traversaient le plafond. Au coeur de l'oculus, de l'oeil ouvert dans le dôme, en présence des anciens dieux, une ombre passa du bleu au violet puis à une mystique couleur intermédiaire.

REMERCIEMENTS

J'ai pillé en chemin quélques livres extraordinaires, dont L'Art de voir, d'Aldous Huxley, Invisibility, de Steve Richards, les trés beaux poémes de Mahendra Solanski contenus dans Histoire de Rome, de Christo-pher Hibbert, ainsi que deux guides qui m'ont aidé

lorsque ma mémoire me trahissait: Chicago, de Jack Schnedler, et le Time Out Guide to Rome. Je remercie également Meg Hamel pour ses renseignements architecturaux et autres sur Chicago, Mike Goldmark, marchand d'art aux pieds nus qui ne ressemble en rien au monstre décrit dans ce roman, Tim Howlett pour l'oeil du bobby, Luigi Bonomi, Pete Crowther, Dan Gudgel et, enfin, tous mes collégues écrivains et mes étudiants de la Nottingham Trent University.