-Ils n'y verront que du feu, Mrs Price ! Je veux absolument vous payer !
-Il n'en est pas question.
-Bon. Je vais arranger un transfert bancaire aujourd'hui même. Promis. Racontez-moi ce qui s'est passé dans l'affaire Birtles.
-Ce butor a menti au tribunal en prétendant que vous ne lui aviez jamais délivré les papiers. qu'il n'était pas en ville ce jour-là et qu'il peut le prouver.
Le coeur de Jack se serra.
-Vous vous êtes bien occupé de ça dans les régles, n'est-ce pas ? demanda sa secrétaire, d'un ton plus améne.
-Mrs Price !
-Excusez-moi de vous poser la question, mais Birtles a fait un tel cirque; et le tribunal voulait que vous témoigniez. J'ai expliqué que vous étiez à l'étranger, alors bien s˚r, le juge a entamé la procédure sur la foi de votre déclaration. Il a dit à Birtles que, d'aprés sa propre expérience, les huissiers n'avaient rien à
gagner à mentir et qu'il considérait donc la sommation comme valable.
Jack assura à son interlocutrice qu'il reviendrait dés que possible; il l'apaisa, la cajola, plaida que, sans elle, plus rien ne marcherait au bureau. Avant de raccrocher, il lui promit de l'appeler plus réguliérement.
Le cas Birtles le mettait dans tous ses états, non parce qu'il avait menti au tribunal ou lésé Birtles, mais parce qu'il avait laissé tomber Mrs Price.
Malgré tout, il n'en avait pas terminé avec Rome.
L'Angleterre ne l'attirait en rien, alors que la Ville éternelle était une corne d'abondance béante dont le ciel formait la vo˚te. …glises et palais s'y pressaient, mais quand on y regardait de prés, ils s'avéraient être des coffres o˘ attendaient trésors, secrets, artefacts et qui, à peine entrouverts, laissaient échapper des hordes de fantômes. Pourquoi Jack e˚t-il voulu retourner en Angleterre, o˘ personne ne l'attendait ?
Et puis il y avait Natalie. Avec ses yeux de louve et ses jambes de ballerine. Elle passa l'aprés-midi même o˘ Louise avait prévu de repartir. Cette derniére se trouvait dans le hall quand l'arrivante franchit la porte d'entrée. La surprise les figea toutes deux.
Louise se reprit la premiére.
-Je vois que vous avez une clé, déclara-t-elle, incapable de détacher le regard du pantalon de cuir serré et de la boucle de ceinture massive de la visiteuse.
-En effet. J'en ai parlé à Jack. En fait, je suis venue vous la rendre. Tenez.
-Peut-être devriez-vous la garder.
-Non. Il y en a déjà trop en circulation. Je préfére ne plus l'avoir. Vous aimez les films en noir et blanc ?
-A vrai dire, oui. Vous connaissez Nick, paraît-il.
Vous avez été amants ?
-Oui. Billy lui ressemble, vous ne trouvez pas ?
Louise ne put empêcher la colére de lui rougir le cou et les oreilles.
-Vous avez dit à Jack que Nick était le pére de Billy ?
-Non, mentit Natalie. «a ne le regarde pas, si ?
Ni moi.
-Je préférerais que vous n'en parliez pas. Jack n'a pas à le savoir.
-Je comprends. Il m'a expliqué que vous l'éva-luiez pour le rôle de substitut paternel.
-Il vous a dit ca !
Louise était consternée.
-Je vois que j'aurais mieux fait de tenir ma langue. Ma foi, maintenant, on a toutes les deux quelque chose à lui cacher. Tenez, voilà la clé. Il faut que j'y aille. Pour les films en noir et blanc: il me semblait bien que c'était votre genre.
Jack loua une voiture afin de conduire Louise et Billy à l'aéroport. Au moment de gagner la salle d'attente des départs, Louise, se retournant, l'attrapa par les revers de son manteau.
-Je peux te donner un conseil ? Ca risque de te paraître un peu bizarre. Méfie-toi de Natalie.
-Pourquoi ?
-Déjà, elle ment trés mal.
-C'est un conseil fraternel ?
-Un conseil tout court. Tu crois peut-être que tu as envie d'elle, mais ce n'est pas vrai.
Louise embrassa alors Jack en plein sur la bouche.
Un baiser exaltant, déconcertant, étonnamment long.
Puis elle s'avança dans la salle d'attente. Seul le bébé
regarda en arriére pour voir Jack agiter la main.
Aussitôt revenu de l'aéroport, il appela Natalie.
CHAPITRE XIX
-L'Italienne, AnnaMaria Accurso, s'est tranché
les veines le 16 février, à minuit. L'Américain, Nicholas Chadbourne, a disparu de son appartement le même soir.
-Ton esprit ronronne, dit Natalie. Sans arrêt.
-J'y ai réfléchi, continua Jack.
Un soleil étincelant suintait par les interstices des lourds rideaux de velours bleu, en ce deuxiéme jour qu'ils passaient au lit. La jeune femme reposait sur le ventre, les cuisses dissimulées par les draps emmêlés qui s'enroulaient autour de sa taille moite comme de la vigne vierge ou du chévrefeuille, la tête enfouie dans l'oreiller, les cheveux étalés. Jack et elle étaient trem-pés. L'air, imprégné de l'odeur du sexe et de la sueur refroidie telles les primevéres de leur parfum entêtant, devenait opalescent aux endroits o˘ la lumiére le frappait. Ils étaient ivres l'un de l'autre.
Jack, appuyé sur les coudes, suivait du doigt une perle luisante de transpiration accrochée au flanc de Natalie. La peau de celle-ci flambait dans la clarté
solaire, bronzée, lisse et lustrée. Son épaule s'ornait du tatouage que son compagnon y avait toujours soup-
çonné: le spectre lumineux, non en arc-en-ciel mais en éclair, entouré de six minuscules étoiles, et ne com-prenant que six couleurs.
Au coeur de la nuit, Jack avait mordu le tatouage.
Natalie, hissée sur les genoux, la tête pressée dans l'oreiller, les bras tendus accrochés au ch‚lit en fer, avait invité son partenaire à la prendre par-derriére.
quoique déjà meurtri, aprés leurs ébats, il s'était introduit en elle, poussant avec force contre les fesses agressivement offertes jusqu'à ce qu'elle souffl‚t son nom et mordît la taie. Il avait serré le tatouage entre ses dents presque comme pour l'arracher. La jeune femme éveillait en lui de sombres appétits. Un instant, il s'était totalement oublié, avant de rouvrir ses crocs de loup.
-L'important, déclara-t-il, est que ces deux artistes avaient quelque chose en commun.
-…tonne-moi, lança-t-elle d'une voix endormie.
-Mon pére. Tim Chambers.
-raux.
-Hein ? Pourquoi ça ?
-Tu t'es demandé ce qu'ils avaient en commun.
Ce n'était pas ton pére, du moins, pas seulement. que représente cette date ?
-Le 16 février ? qu'est-ce que c'est ?
-Les lupercales. (Le visage béat de Natalie, les traits détendus par le plaisir, irradiait sombrement.) Les fêtes de Lupercus.
Jack cligna des yeux, dans l'attente d'une explication. Au lieu de la lui donner, sa compagne lui posa sur les épaules des mains élégantes, lui plongea les doigts dans les cheveux et l'attira à elle. Elle lui explora la bouche de la langue, en douceur d'abord, puis avec ardeur, s'étirant pour se rapprocher de lui.
Sa bouche à elle avait le go˚t du sommeil, du vin de la nuit, de l'eau de pluie légérement saline, des baies, des lychees et des citrons, mais à travers tous ces arômes, ce fut celui de son sexe qui engloutit Jack. Il le percevait jusque dans ses baisers. Y flairait une nuance minérale excitante quoiqu'un peu effrayante. Natalie lui mordit la lévre, la garda entre les dents sans en percer la peau, lui glissa une langue soyeuse sur le palais jusqu'à atteindre un épiderme plus souple.
Laissa tomber les mains sur son sexe, qu'elle serra, étira, frotta. Jack était persuadé de n'avoir plus rien à
lui offrir. Il s'était déjà dépouillé en elle, lui abandon-nant une épaisseur de peau, mais cette femelle vorace était prête à prendre davantage.
-Je ne peux plus ! protesta-t-il en riant.
-Oh ! si, tu peux !
La piéce bleuissait. Une sorte de brume; une odeur; une présence; une ombre bleutée; une nuance violacée; l'Indigo naissant.
-Baise-moi encore.
Éncore. Voilà. Encore. Parle-moi, Jack, ne me rejette pas. ª
-Peux pas. Je suis au-delà. Des mots. Au-delà.
-Reste avec moi. Encore. C'est tellement bon.
-Pourquoi aimes-tu autant ça ?
-Tu te le demandes ? Ce n'est pas juste le...
Même si je m'en contentais. C'est la... la vision.
Comment parler du loup ? Trouver un début ? Tu viens à moi si ignorant, Jack. Tu as l'air de connaître le monde, mais je te vois, je sais que tu es pur. Je léche le beau lanugo duveteux qui couvre ton corps nu, je flaire le vernix caseosa de ta peau; je ne te montre pas la mamelle: tu viens à moi happant l'air, avide du lait de la louve.
Peut-être ne m 'as-tu pas crue, lorsque je t'ai dit que je ne choisissais qu'un homme tous les deux ans. A présent, devant mon ardeur, peut-etre me crois-tu. J'ai déjà connu l'homme, mais je suis pour toi régénérée, pure, affamée. Et, malgré ta naÔveté, tu es un bon amant, prévenant, attentif à mon plaisir. Comment peux-tu etre le fils de ton pére ? Il n 'avait pas ta géné-rosité. Il n'a pas supporté l'épreuve.
Perçois-tu la présence du loup, ici, dans sa cité ?
Entends-tu son grondement bas au coeur de la nuit ?
Ecoute son halétement sourd, rapide. Flaire son souffle que parfument lait de brebis, chair cadavéreuse, vers de terre, glands et baies; sa fourrure empestant la nuit d'été humide et les méandres boueux du Tibre.
Ne vois-tu pas son ombre à la fenetre ?
Non. Tu ne peux la voir. Pas encore. C'est l'ombre Indigo, et tu n'es qu'un néophyte.
Mais tu apprendras. qui donc est capable, comme l'homme, de vivre dans les grottes, les terriers et le creux des arbres; qui se trouve chez lui dans les prés, les bois et les montagnes, si ce n'est le loup ? qui, choisissant son partenaire pour la vie, se condamne ainsi à se trahir, sujet qu'il est à l'infidélité et aux maladies vénériennes ? Pourquoi si proches et pourtant ennemis jurés ?
Je suis ravie que l 'Américaine soit partie. Je ne l 'aimais pas. Trop humaine. Trop maîtrisée. Femelle dominante. Obstacle te retenait. T'éloignait de moi.
Mais je savais que tu viendrais. Son odeur toujours sur toi. Laisse-moi te nettoyer de ma langue. Laisse-moi te lécher partout de ma langue de louve. Te baigner dans la chaleur et la faim de mon amour. Te dénuder. Te dévorer. Aspirer la moindre goutte de ta semence.
qu 'il ne te reste rien à br˚ler que le sommeil, afin que je puisse passer à travers tes rêves telle une ombre, dans ma fourrure Indigo.
-quel jour on est ? grogna Jack.
Natalie, vêtue d'un peignoir de brocart ayant appar-tenu à Chambers senior, ouvrit les rideaux ainsi que la fenêtre à guillotine. Elle avait apporté un plateau chargé d'espressos trés noirs, accompagnés de toasts et de Marmite '.
-Tu as dormi une éternité. Si tu veux continuer à
te jeter sur moi de cette façon, il faut que tu gardes des forces. (Ses yeux pétillaient.) Mais je n'ai trouvé que de la Marmite.
-Je rêvais. que tu étais un loup. Mais ce n'est pas vrai, hein ?
Un loup ? Non, ou alors je ne suis pas au courant. Ma moitié obscure, peut-être. Tu as rêvé de loups, parce que je t'ai parlé des lupercales. Avant que tu ne t'endormes. Tu as vu l'Indigo ?
-Non. Il était quelque part par là, mais je ne l'ai pas vu.
-Moi si. Il se passe quelque chose, quand je te côtoie. C'est la deuxiéme fois en une semaine que je rêve de l'Indigo. Comment ça se fait, Jack ?
-Tu l'as vu?
-Oui. Trés nettement.
-Décris-le-moi.
Elle resta un instant silencieuse, les yeux levés, à la recherche de l'inspiration.
-Je ne peux pas.
-Essaie.
-«a ne sert à rien. Il n'est jamais figé. On dirait un peu de l'eau qui coule ou au moins du métal fondu.
Mais au réveil, je n'arrive pas à me souvenir de sa nature précise.
Jack se rappelait une partie de ce que Natalie lui avait raconté sur les lupercales avant qu'il ne sombr‚t dans le sommeil: ces anciennes fêtes romaines se déroulaient dans la caverne-sanctuaire o˘ la louve avait allaité Romulus et Remus abandonnés. Des jeunes gens nus se barbouillaient de sang, se purifiaient au lait de chévre et s'armaient de laniéres en peau de chévre; 1. Condiment anglais, sorte de ćonfiture ª d'épices. ~N.d.t.) T.) puis ils se ruaient dans la cité, fouettant les femmes afin d'écarter la stérilité. D'aprés Natalie, Tim s'était efforcé de réinstaurer la coutume, ce pour quoi les volontaires, enthousiastes, n'avaient pas manqué.
Jack m‚cha pensivement une bouchée de toast tar-tiné de Marmite.
-«a t'est arrivé, de participer aux lupercales de mon pére ?
-…coute, une bonne fois pour toutes, répondit la jeune femme, l'air écoeurée. Je me suis laissé sauter, je ne me suis pas laissé foutre en l'air.
-qu'est-ce que tu sais d'AnnaMaria Accurso et de Nicholas Chadbourne ?
-Oh ! ils étaient là-dedans à fond.
-C'est-à-dire ?
-C'est-à-dire que je gravitais à la périphérie des événements. J'ai vu de drôles de choses, mais j'ai évité
de m'y laisser entraîner. Ton pére avait le bras long, tu sais, et...
Elle s'interrompit.
-Natalie ! qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ?
-La lumiére. La maniére dont elle se pose sur tes épaules. Bleue. Violette. Seigneur, Jack, j'espére que je ne suis pas en train de tomber amoureuse de toi. Je détesterais. (Elle lui jeta une serviette.) Va te doucher.
«a pue le fauve, ici.
CHAPITRE XX
Une petite voix soufflait à Jack de quitter Rome, de décamper, de rentrer chez lui. «a n'allait pas. quelque chose clochait. Lorsque Natalie finit par décider de retourner travailler, il se retrouva à faire le pied de grue.
Sa t‚che accomplie, rien, hormis la jeune femme, ne le retenait à Rome. Plus il prolongeait son séjour, plus il négligeait sa petite entreprise. Les clients allaient cesser de se présenter, les avocats porter ailleurs leurs sommations.
Il avait de bonnes raisons de partir. Sa relation avec Natalie s'effilochait. Il avait l'impression qu'elle ne craignait pas réellement de tomber amoureuse, que c'était juste un truc, une esquive facile, oh ! ne me laisse pas trop approcher du soleil. Elle traitait les hommes un peu comme ces derniers, souvent, traitent les femmes. Aprés s'être servie d'eux, elle battait en retraite pour s'occuper de ses propres affaires, s'échap-pant sans difficulté. Elle allait jusqu'à jouir comme eux, dans un orgasme soudain, violent et hurlant. Vidé, il revenait à elle encore et encore, mais il se sentait bizarrement sali, surtout parce que son pére avait occupé la place avant lui. S'il arrivait à Jack de l'oublier dans un instant de passion, le tatouage-repoussoir était là pour le lui rappeler, telle la marque au fer rouge d'un propriétaire.
Cette conscience de l'influence puissante quoique sournoise de son géniteur le perturbait. Il lui semblait être manipulé. Comme si Tim l'avait attiré à Rome, persuadé que Natalie lui plairait, avait prévu, voire mis au point, sa réaction à lui. Jack n'avait qu'un moyen de battre son pére à coup s˚r: partir. On ne peut pas mettre de sel sur la queue d'une ombre. Malgré tout, quitter Natalie s'avérait difficile.
Une nuit, alors qu'ils dormaient ensemble à la maison, il se réveilla avec l'étrange sensation que quelqu'un les regardait, debout au pied du lit. Lorsque, rassemblant ses esprits, il s'assit en sursaut, personne ne les épiait dans l'obscurité. Cette fois-là, le sommeil le reprit, tout simplement. Une autre fois, il lui sembla entendre des pas à l'étage.
Ses soupçons se précisérent quand, un aprés-midi, il fut accueilli par un opéra, comme le jour o˘ Louise et lui étaient venus à Rome. Une voix de contralto réson-nait dans une des chambres, l'escalier puis le hall désert, errait par toute la demeure tel un esprit de l'air.
Un disque usé, qui craquait: Kathleen Ferrier dans Orfeo ed Euridice. Un des préférés de Tim-et de Natalie, que Jack avait quittée une demi-heure plus tôt seulement. Peut-être un message. Un mémorandum tordu. L'arrivant coupa la musique puis fouilla rapidement la maison. Rien.
Il téléphona à Chicago.
-Tu as vu son cadavre, Louise, hein ? Il était bien mort ?
Une angoisse lui était venue: que les choses se passent comme dans un mauvais film, o˘ le fantôme est vivant tout du long.
La jeune femme fut soulagée d'avoir de ses nouvelles.
-Aussi mort qu'on peut l'être, Jack. J'y étais, tu te souviens ? J'ai appelé le médecin. J'ai fermé le cer-cueil avant qu'on ne l'expédie dans les flammes. Ce n'était pas un tour de magie. Mon Dieu ! tu as l'air terriblement mal. qu'est-ce qui te retient à Rome ?
-Oh ! je ne sais pas. Encore quelques jours et je rentre à Londres.
-A ce moment-là, tu pourrais revenir nous voir.
Billy demande sans arrêt de tes nouvelles.
-C'est vrai ?
-Bien s˚r.
-Tu ne dis pas ça comme ça ?
-Je ne dis pas ça comme ça. Tu viens quand tu veux. Le café et les muffins aux myrtilles t'attendent.
-Tu sais quoi, Louise ? Je t'aime.
-Je t'aime aussi, Jack. Ne l'oublie pas.
Aprés avoir raccroché, il se sentit bizarre. Il avait réussi à dire à Louise qu'il l'aimait, mais en passant, de maniére à enlever tout son poids à la déclaration. Et elle lui avait renvoyé la balle de même, en chandelle.
Il fouilla à nouveau les lieux, plus minutieusement.
Au deuxiéme étage se trouvaient des piéces o˘ il n'avait pas mis les pieds depuis le premier jour. Une des portes lui résista, alors qu'il ne se rappelait pas avoir tourné la moindre clé. Il lui fallut redescendre chercher le trousseau, tel un geôlier.
En poussant le battant, il s'aperçut qu'un intrus avait campé dans la maison. Bien que la tapisserie se décoll‚t par rouleaux moisis, la senteur du pl‚tre humide et du vieux papier cédait devant une odeur de corps humain mal lavé. Un matelas taché voisinait avec deux couvertures froissées, un réchaud identique à celui de Natalie, une gamelle en aluminium et une tasse en fer-blanc o˘ subsistait un fond de café. Jack posa la main sur le réchaud. Tiéde.
Le loqueteau de la fenêtre, brisé, n'empêchait plus la guillotine de coulisser. Il était possible d'entrer et de sortir gr‚ce à l'escalier de secours rouillé boulonné au mur, mais si Tim s'était montré aussi libéral de sa maison que Natalie l'avait prétendu, les visiteurs possédaient peut-être des clés de la porte d'entrée et de la chambre. Il leur suffisait de bien choisir leurs moments pour aller et venir.
Jack se rendit dans une quincaillerie, changea lui-même les serrures puis cloua au marteau toutes les fenêtres démunies de loqueteau en position fermée. Il décida de ne pas parler de ces changements à Natalie.
-Comment marchent les expériences ? demanda la jeune femme.
-Hein ? quelles... (Jack porta une fourchetée de spaghettis à sa bouche. Ils mangeaient une fois de plus au Débit de poison.) expériences ?
-Tu es un menteur lamentable. Ton cas est désespéré. J'aurais cru qu'un ex-flic ferait mieux. quand tu racontes des craques, évite de bouger les pieds, d'ava-ler ta salive et de battre des cils. La vérité te sort par tous les pores. On lit en toi comme dans un livre ouvert.
-Tu ne laisses rien passer, hein ?
-Surprenants, quand même, tu ne trouves pas, les résultats ? Dés qu'on se lance dans ces petits exercices... Et la boîte noire. On a un peu l'impression d'avoir enlevé un film translucide de devant ses yeux.
Jack planta les pieds par terre, posa sa fourchette et figea ses paupiéres.
-Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu veux parler.
-L'empalmage. Je ne sais toujours pas pourquoi ça marche. Et quand on sort du placard, le monde ressemble à un jardin aprés une pluie d'été. On remarque des petits détails chez les autres. Les yeux légérement injectés de sang, par exemple, qui trahissent les utilisa-teurs réguliers de la boîte noire. Ne t'inquiéte pas, ça disparaît assez vite.
Il soupira.
-J'ai voulu essayer. Et alors ?
-C'est comme ça qu'on commence.
Avant qu'il ne p˚t répondre, il y eut une bréve coupure de courant, que les dîneurs saluérent d'acclamations spontanées. Dans l'obscurité, le visage de Natalie semblait éclairé à contrejour par un brasier éthéré bleu pastel. Le parfum qu'elle dégageait, étirée sur le lit, revint aux narines de Jack; le go˚t de sa chair supplan-tait les plus grands efforts du Débit de poison. Il se flaira les doigts, à la recherche de l'odeur résiduelle de sexe. Il sentait la couleur de la jeune femme, voyait son fumet de louve telle une aura autour d'elle.
Une nouveauté s'était fait jour dans leurs ébats.
Natalie le mettait au pied du mur de l'expérimentation en le rendant fou de désir. Elle se crachait sur les doigts, dans le noir, puis lui frottait la salive filée sous le gland; Jack croyait voir la potion indigo bouillonner au coeur de l'obscurité. Il fallait qu'il prît son initia-trice, encore et encore, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Ses rêves désordonnés, peuplés de salamandres, de loups, d'images confuses de sa compagne, le menaient à des réveils affligés d'une érection douloureuse. Il émergea une nuit du sommeil contraint d'en tirer Natalie. Elle l'attirait à elle, somnolente, quand il la pénétra, lui arrachant un hoquet. Puis elle jouit avec un doux aboiement de louve. Ensuite, tandis qu'il reprenait son souffle, elle tourna la tête de côté et d'autre, comme pour scruter l'obscurité.
-qu'est-ce qui se passe ?
-Chut ! Ne bouge pas, murmura-t-elle. Non, reste en moi. …coute. Il y a quelque chose dans la chambre.
Il tendit l'oreille. Seul lui parvenait le martélement de son coeur, mais jamais le parfum piquant du sexe n'avait été aussi absolu. Jack en percevait le go˚t.
C'était une vapeur br˚lante, une odeur de fusion qui trahissait une réaction chimique. L'obscurité se solidi-fiait, s'émulsionnait pour former une coquille, peut-
être un léger sifflement s'élevait-il.
-Tu le vois ? chuchota Natalie. Est-ce que tu le vois ? Est-ce que tu le sens ?
-qu'est-ce que c'est ?
-L'Indigo.
Jack roula sur lui-même afin de s'écarter d'elle et chercha à percer l'obscurité. Une aiguille d'ombre bleu-violet, fine ligne verticale, flottait devant la fenêtre telle une épée mystique. Au bout d'un moment, il comprit que c'était la lumiére précédant l'aube qui s'insinuait entre les rideaux de velours bleu tendus du sol au plafond.
Lorsqu'il le fit remarquer à sa compagne, elle secoua la tête avec tristesse.
-Raté, Jack. Tu as eu une chance, là, et tu l'as laissée passer.
-qu'est-ce que j'ai raté ?
-Ne t'inquiéte pas, l'occasion se représentera.
J'en suis s˚re. «a nous arrivera.
Le jour suivant, elle écarta le sujet d'un éclat de rire.
Mais voilà qu'en la regardant dans l'obscurité de la trattoria, Jack se demandait si l'odeur qu'il flairait sur ses doigts n'était pas un résidu d'Indigo.
-qu'est-ce qui nous arrivera ? s'enquit-il, dés que les lampes se rallumérent en clignotant.
-De voir. Vraiment. Pour la premiére fois. Mais fais attention à ne pas essayer d'en voir trop.
En voir trop. Voilà ce qui l'avait décidé à quitter la police. L'oeil du bobby s'était mis à saigner.
Comme il l'avait dit à Louise, il n'avait pas cédé
devant l'insupportable laideur ou la tristesse déchirante de ses expériences, bien qu'il en e˚t connu sa part durant ses sept ans aux Stups. Il gardait en mémoire le souvenir d'une fillette flottant, morte, dans son bain, aprés avoir pris de la méthadone, alors que ses parents comateux gisaient dans la piéce voisine. Cette intervention lui avait laissé une haine pathologique des junkies. Mais ce n'était pas tout. Ce qui l'avait usé, c'était l'habitude de regarder.
En s'intégrant à la police, il avait constaté avec surprise qu'on n'y dispensait aucun enseignement dans l'art de regarder, d'observer. Il s'était étonné que ses collégues-des bobbies dévoués-voient parfois si mal. Certains ne s'apercevaient pas que le verre d'une fenêtre brisée, répandu à l'extérieur, trahissait une sortie plutôt qu'une entrée; des balourds laissaient passer une signature contrefaite; des policiers chevronnés découvraient un ustensile de cuisine dans un salon mais ne se demandaient pas pourquoi il s'y trouvait; des inspecteurs parvenaient à la moitié d'un interroga-toire sans avoir deviné dans quelle université leur homme avait appris à rouler des cigarettes d'une finesse exceptionnelle.
Jack avait eu l'oeil du bobby dés le début. Il se méfiait de la premiére impression, parfois dangereuse, mais il savait. Il pouvait dire dans la seconde si son interlocuteur avait fait l'armée. Il repérait un grain de poussiére à vingt métres.
Malheureusement, cet oeil, il ne parvenait pas à
l'éteindre. Il n'avait pas toujours envie de s'apercevoir qu'on lui mentait ou qu'on lui simplifiait l'histoire. De plus, une fois l'oeil branché, des rouages se mettaient à tourner l'un aprés l'autre dans le cerveau de Jack, jusqu'à ce qu'un bruit intérieur, un bourdonnement existentiel, lui inflige‚t une véritable torture. De même que les égo˚tiers rapportent chez eux la puanteur qui s'accroche à leurs vêtements, il avait commencé à voir partout la fausseté et la pourriture. Un extrait de l'…vangile selon saint Matthieu lui était alors revenu à
l'esprit: Si ton oeil droit t'offense, arrache-le. Il avait adopté la meilleure solution en dehors de celle-là, dans l'espoir qu'exercer un métier o˘ il n'aurait pas à traquer le mensonge lui éviterait de le repérer.
Toutefois, pour l'instant, il ne risquait pas d'en voir trop. Il ne parvenait même pas à discerner ses véritables sentiments envers Natalie. Ou Louise. Ou son pére, tant qu'on y était. Il prétendait mépriser le défunt, alors qu'il était là, non seulement à faire respecter ses derniéres volontés, mais encore à suivre pas à pas les conseils de son satané manuel de l'étrange. L'oeil était entré en action. Jack savait qu'à travers les pages et les exercices du manuscrit, il traquait quelque chose. Mais quoi ? L'approbation, oui; la connaissance de soi; la substance manquante, perdue; la genése et la révélation. Tout cela.
Pourtant, il ne pouvait nier l'efficacité de l'entraînement. Il avait obéi aux instructions de l'ouvrage avec zéle, dans l'espoir de prouver que son pére avait eu l'esprit dérangé. Il s'était même efforcé de nier les résultats obtenus. Lesquels, si on ne pouvait les qualifier de spectaculaires, étaient néanmoins évidents.
L'empalmage et autres pratiques mineures, observation du crépuscule, gymnastique oculaire, avaient d'abord juste permis à Jack de voir plus clair, comme s'il s'était baigné les yeux ou que le monde même avait été nettoyé. Un progrés net quoique léger. Ensuite était venue une modeste expansion de son champ de vision périphérique: sa perception des mouvements à 90 degrés sur sa droite ou sa gauche s'était améliorée.
La boîte noire renfermait un tableau d'opticien gr‚ce auquel, ainsi que le suggérait le manuscrit, Jack avait testé sa vue avant de s'attaquer aux exercices. Lorsqu'il s'en était de nouveau servi, ses deux yeux possédaient une acuité visuelle légérement supérieure. Il s'était demandé sérieusement, pour la premiére fois, si son pére n'avait pas mis le doigt sur quelque chose.
Tandis qu'il ruminait sa difficile situation en enrou-lant ses spaghettis sur sa fourchette, il lui semblait que son champ de vision ronronnait de contentement. Le bleu profond du corsage de Natalie paraissait fluide, humide. Les chemises blanches empesées des serveurs vibraient d'énergie. La lumiére jouait sur les carreaux rouges et blancs des nappes. Malgré le doute qui le rongeait quand il songeait aux raisons de sa présence à Rome, Jack parvenait à être heureux.
-qu'est-ce que tu as envie de faire ? interrogea Natalie, son dessert terminé, en lançant à un serveur un regard menaçant.
-Si on allait fabriquer un peu d'Indigo.
CHAPITRE XXI
Aprés vous être colleté avec les principes de la Couleur et de la Lumiére, il vous faut à présent étudier les propriétés du Nuage. Selon certains initiés, le nom de Souffle serait plus approprié à
cette troisiéme étape. Peu importe. Si vous avez fidélement suivi mes instructions jusqu'ici, vous comprendrez que, lorsque le monde optique retire un à un ses voiles en un strip-tease saisissant, les mots aussi s'éparpillent.
Le langage n'est qu'une couverture pudique jetée sur la réalité. Les adeptes des arts littéraires sont des prudes obsessifs, lassants, qui déplacent en tatillons des feuilles de vigne devant des hectares de nudité. Poétes, écrivains, forgerons du verbe: des indécis, tous autant qu'ils sont.
Le Souffle, cependant, a son importance dans la formation du Nuage dont il est question ici. On a observé, dés l'époque d'Aristote, qui a décrit le phénoméne dans son essai De l'ame, que, durant ses menstrues, il suffisait à une femme de regarder un miroir un certain temps pour que s'y dépose un film brumeux. Aristote en avait déduit que les saignements mensuels affectaient l'oeil, lequel, par l'intermédiaire des courants aériens qu'il suscitait, affectait à son tour le miroir. quoique la science ait prouvé qu'une femme en menstrues était en effet capable de faire naître sur une surface réfléchissante une substance mystérieuse, cela n'a rien à voir avec une quelconque action de l'oeil.
Toutefois, les suppositions d'Aristote n'étaient pas entiérement dénuées de fondement. L'oeil produit bel et bien une quantité minime de vapeur facile à mesurer avec un équipement sophistiqué, vapeur qui joue un rôle dans la relation psychologique complexe observée lors de la pratique de l'hypnose ou du mesmérisme. Pourtant, si les menstrues la transforment et en augmentent la puissance, ni sa production ni son enrichissement ne sont l'apanage des femmes. qui plus est, avec un peu d'entraînement, il est possible d'en dégager a volonte.
Mais pas à la légére. Elle est plus précieuse que l'or; plus rare que le radium; plus dangereuse pour le coeur de l'homme que les deux réunis.
Vous avez passé assez de temps dans la boîte noire, sous les ultraviolets ou non, pour qu'elle vous devienne familiére. Vous vous êtes étonné
de la texture subtile des reflets renvoyés par le miroir dans la nuit absolue. Vous avez discerné
une aura brumeuse, la couleur de l'énergie, au bout de vos doigts puis, enfin, autour de votre silhouette tout entiére; la glace vous l'a également renvoyée. Suivant à la lettre mes instructions, vous avez aussitôt allumé la lampe. Votre image rémanente est apparue devant vous fugitive, étrange, profondément troublante, à l'instant o˘ vos yeux s'accoutumaient aux U.V. aprés la nuit totale.
qui plus est, vous avez compris que cette image n'est pas seulement constituée de lumiére réflé-
chie mais aussi d'une substance capable de laisser sur le verre une tache, une brume. Voilà ce que j'ai appelé le Nuage.
Sa naissance évoque celle des nuages célestes.
Plus précisément, les nuages, de pluie et autres, se forment gr‚ce aux mouvements constants des courants aériens rapprochant des masses d'air plus ou moins chaudes, lesquelles s'associent pour produire de la vapeur. Vous-même, par vos exercices dans la boîte noire, suscitez des courants et des vibrations infimes qui, sous l'aspect d'auras visibles, envoient des frémissements à travers l'air alentour. En influant ainsi sur votre environnement immédiat, vous créez une sorte de microcli-mat: la substance dite Nuage s'échappe de vous en trés faible quantité.
Vous avez aussi remplacé votre banal miroir par une glace argentée à l'arsenic, à l'antimoine et au mercure. Je vous ai recommandé de la fabriquer vous-même plutôt que d'en confier la réalisation à un artisan local, mais je vous soupçonne, dans votre désir d'emprunter des raccourcis, de ne pas avoir tenu compte de mes conseils, non plus que de mes instructions détaillées en ce qui concerne le nombre et l'enchaînement des exercices.
C'est votre affaire. Considérez ceci comme mon dernier avertissement au cas o˘ vous dévieriez du chemin que je vous trace.
Je préfére le mot Nuage à celui de Souffle, car je détesterais vous donner à penser que je parle d'un phénoméne aussi banal que la condensation.
Pour bien comprendre la différence, il vous suffit de diriger un fin rayon ultraviolet sur la substance qui s'est formée.
Ce que vous verrez vous surprendra. Vous arra-chera un cri. Alors que la condensation émousse la réflexion du rayon, les propriétés du Nuage vous sont renvoyées tels des serpents sifflants, étincelants de couleurs électriques. Essayez de compter ces derniéres; elles vibrent sous vos yeux, se refusant à rester immobiles. Pourtant, vous n'en doutez pas: si elles voulaient bien se calmer un instant, vous en trouveriez sept. Car une nouvelle teinte est maintenant à votre portée.
Inutile, je pense, de vous la nommer.
Mais revenons-en à ce que j'appelle le Nuage.
…teignez votre lampe à U.V. Vous voilà prêt à
recueillir cette substance. Il va vous en falloir beaucoup.
CHAPITRE XXII
Pour faire découvrir à Jack ce qu'elle appelait la Rome cachée, Natalie le propulsa dans des cours privées ou des venelles obscures empestant l'urine, derriére des constructions célébres ou inconnues, sous des monuments, des arches, par-dessus des ruines trajanes écroulées, à travers des murailles ponctuées de trous.
Elle connaissait Rome comme le corps de son amant.
Sa langue en avait parcouru le moindre endroit.
-Tu dis que tu veux regarder. Mais es-tu prêt à
laisser un peu de magie entrer dans ta vie ?
Nombre des plus spectaculaires secrets de la cité
étaient souterrains. Des centaines de maisons et de temples antérieurs à l'ére chrétienne gisaient, blessés mais toujours vivants, sous les palais médiévaux ou Renaissance, voire sous de modestes résidences ou des b‚timents publics. La jeune femme montra à Jack un chat formant comiche provenant d'un temple d'Isis; d'antiques cadrans solaires logés dans des fondations; des salamandres et des serpents greffés sur des églises catholiques; des arches, des colonnes, un morceau de marbre dressé, gravé d'inscriptions latines. Tous sup-portaient les structures de la Rome moderne. Des hectares et des hectares d'une ville cherchant à retrouver le souvenir d'elle-même.
Rome était une créature mythique composée d'éléments divers, une chimére qui n'avait que la nuit la révélation de sa véritable nature, lorsqu'elle s'endor-mait et qu'il lui était permis de rêver: des rêves luxuriants, suintant de sous les rues tel un gaz narcotique.
Jack demanda s'il était possible de visiter le site des lupercales, la caverne du mont Palatin o˘ la louve avait allaité Romulus et Remus. Natalie l'y emmena com-plaisamment mais lui apprit que, d'aprés son pére, il s'agissait d'un faux.
-Je suppose qu'il avait une alternative à proposer, répondit Jack, cynique.
-Mieux. Il savait comment prouver quel était le site originel. Viens !
Elle l'entraîna jusqu'à un cadran solaire situé dans un square silencieux, ensoleillé, proche de la basilique Sainte-Sabine. Il était prés de trois heures de l'aprés-midi, de longues ombres robustes s'étendaient autour d'eux. Un petit garçon, assis sur une brique blanche, un ballon à ses pieds, regardait fixement les arrivants.
-Il faut attendre l'heure pile, annonça Natalie.
-Pourquoi ?
-Attends, tu verras.
Le gnomon du cadran solaire avait disparu. La jeune femme scruta les alentours jusqu'à découvrir un b‚tonnet d'eskimo, qu'elle planta dans le creux subsistant.
Puis elle alluma une cigarette et fuma en silence, sans répondre aux questions de son compagnon, durant une dizaine de minutes. Le petit garçon finit par s'ennuyer, ramasser son ballon et s'éloigner. Lorsque l'heure s'acheva, Natalie dit à Jack d'examiner l'ombre du b‚tonnet. Cette derniére, déviée par le bord du cadran, s'allongeait jusqu'au mur voisin, sur lequel elle s'étirait en direction d'un petit trou rond.
-Regarde à travers ce trou.
Jack, persuadé qu'il s'agissait d'une plaisanterie, s'approcha de l'ouverture: au-delà se dressait un bloc de pierre revêtu de marbre sans doute arraché à un monument cérémoniel. Une inscription latine y était ciselée, mais la minuscule percée ne permettait d'en distinguer que les lettres TVM. Se retournant vers Natalie, Jack haussa les épaules.
-C'est un indice, annonça-t-elle, mais je n'ai pas l'intention de t'aider.
Il regarda à nouveau par le trou, avec attention.
TVM. Cela ne lui disait rien. que pouvaient bien représenter ces trois initiales ?
-Reste là, lança-t-il à Natalie.
-Je ne bouge pas.
Il longea le mur sur trente métres, avant de parvenir à le contourner pour aller examiner la pierre. Elle datait visiblement de la Rome impériale, sous laquelle elle avait commémoré un triomphe quelconque, mais avait été tirée de son environnement premier. L'assemblage de briques grossier dans lequel elle était scellée devait bien lui être postérieur de mille cinq cents ans. quant à l'inscription, il n'en subsistait qu'une partie sur le marbre brisé. Les lettres TVM appartenaient au mot PROPAGATVM, lui-même intégré à une phrase selon laquelle PROPAGATVM. INSIGNIBVS. VIRTVTI, mais dont la fin s'était perdue. Jack releva aussi des chiffres et d'autres morceaux de phrases-rien qui e˚t le moindre sens.
Lorsqu'il rejoignit Natalie, assise sur le socle du cadran solaire, elle arborait un sourire de sibylle. Le soleil tombait droit sur elle.
-Je ne parle pas latin, l'informa Jack.
-Tu n'es pas sur la bonne piste. Réessaie.
Irrité par ce petit jeu, il examina à nouveau l'ombre du b‚tonnet, puis le trou dans le mur. Il remarqua alors qu'il en existait d'autres, tous au même niveau, pratiqués à intervalles réguliers. quand il alla regarder à
travers le deuxiéme, les lettres NVS ~lUi apparurent.
-Tu y es, applaudit Natalie.
Le troisiéme trou révéla à Jack les chiffres XII.
Revenant sur ses pas, il gagna celui situé à gauche du premier et découvrit les lettres POR.
-Rassemble le tout.
- PORTVMNVS XII.
-Exactement.
-Ah ! éxactement ª ! Excuse-moi, mais qu'est-ce que c'est que cette merde ?
-Réfléchis. Sers-toi de ton cerveau. La nature t'en a donné un en état de fonctionnement.
-On croirait entendre ce vieux salopard.
-En latin, le V se prononce U. Portumnus.
- Ca ne m'apprend rien.
-Portumnus était la divinité romaine de la porte du fleuve. Tu es prêt à visiter son temple ?
-S'il le faut.
Ils gagnérent le forum boarium '. Natalie prit le bras de Jack, qui l'estima vraiment heureuse en sa compagnie pour la premiére fois. Elle avait la peau plus claire, les pupilles dilatées; le parfum de l'assurance émanait d'elle; une luminosité déchiquetée s'accro-chait à ses vêtements telle une fourrure bleue.
Si ce n'était pas l'amour, ça y ressemblait fort. Mais Natalie était étrange, et il avait beau la savoir dangereuse, il commençait à lui faire confiance. La nuit précédente, ils avaient bu un tonneau de vin et fumé un boisseau de haschisch, si bien qu'il n'était qu'à peine conscient quand elle lui avait demandé:
-Tu as confiance en moi ?
-Oui.
-Déshabille-toi.
-Non, pas ça, avait-il protesté en la voyant exhiber le casque Stratton.
-Chut ! (Elle l'avait embrassé.) Je veux t'emme-ner à l'extrême limite. Fais-moi confiance.
Sur ses conseils, il avait fermé les yeux. Elle lui avait mis le casque, arrangé des coussins dans le dos puis l'avait allongé avec douceur, non sans lui recommander de ne rouvrir les paupiéres qu'une fois détendu. Ensuite, elle avait attaché un foulard violet sur l'abatjour et allumé des bougies pour atténuer la lumiére. Elle avait aspiré un peu de vin rouge qu'elle lui avait injecté entre les lévres et tiré sur un joint dont elle lui avait soufflé la fumée dans la bouche.
-Ouvre les yeux sans remuer la tête.
A peine Jack avait-il obéi qu'il lui avait semblé flotter. Une clarté bleu-violet ondulait sous son corps comme la mer. Des flammes blanches adoucies tache-taient la périphérie de son champ de vision. La jeune femme s'était approchée de lui par le haut, la tête en bas.
-Referme les yeux, si ça devient insupportable, avait dit sa voix désincarnée.
Un souffle puis une langue chauds et humides avaient joué avec le sexe de Jack. Il s'était convulsé, et les lumiéres s'étaient envolées, tournoyantes, troublées. Ses mains, tendues vers Natalie, n'avaient empoigné que de l'air. Une saisissante odeur de fourrure s'était élevée sous ses narines. Les yeux clos, il avait failli perdre conscience.
Sa compagne lui avait tourné autour à quatre pattes, enfoncé dans les côtes un nez d'un froid de neige.
L'odeur de fourrure lui était à nouveau parvenue telle une langue de flamme. Soulevant les paupiéres, il avait vu les m‚choires de Natalie, sens dessus dessous, les dents luisantes à la lumiére bleue, qui se refermaient sur son propre visage, tandis qu'un nuage de fumée explosait dans sa bouche. D'autres senteurs planaient sur celle du haschisch: bois, neige, baies, agneau, charogne. Il s'était efforcé de contrôler l'hallucination, mais les yeux de la jeune femme, tout proches, gris-jaune et déliquescents, l'effrayaient. Il était retombé
en arriére alors qu'elle le chevauchait. Lorsqu'il avait éjaculé, la piéce s'était transfo'mée en caverne, la lumiére bleue voilée en clair de lune. Il avait poussé
un hurlement de loup.
Tout cela était arrivé la nuit précédente. Il s'était réveillé au lit, sans le casque Stratton. Natalie et lui n'en avaient pas parlé. A présent, elle l'entraînait à
travers la Ville éternelle, tandis qu'il se demandait ce que les autres citoyens romains faisaient de leurs soirées, dans l'intimité de leurs foyers. Ils atteignirent un monument célébre, cercle de colonnes corinthiennes centré sur une cellule cylindrique de marbre jauni.
-Mais c'est le temple de Vesta ! protesta Jack.
-Il a hérité de ce nom parce qu'il est conçu sur le même plan que le temple de Vesta du Forum. Les érudits savent trés bien qu'il est dédié au dieu de la porte du fleuve, Portumnus.
-que signifie le XII ?
-qu'il faut trouver la douziéme colonne.
-Dans un cercle ? O˘ est-ce qu'on commence à
compter ?
-Pourquoi pas à la plus proche du Tibre ?
Jack, obéissant, s'aperçut qu'une ligne nette avait été gravée en diagonale à travers les cannelures de pierre grêlée ornant le douziéme pilier. Sur le trei-ziéme, dans l'alignement exact de cette ligne, figurait une pointe de fléche bien dessinée. Son extrémité, tournée vers le haut de la colline, visait le clocher de l'église Santa Maria in Cosmedin.
-Il faut regarder droit dans la direction indiquée par la fléche pour savoir o˘ aller.
Le trait était pointé vers l'arche occidentale du clocher, mais ce jeu de piste laissait Jack sceptique.
-Tu veux dire que les Romains de l'Antiquité ont mis ces indices en place pour mener à la caverne des lupercales ?
-Ne sois pas stupide. «'a a été fait beaucoup plus tard, par des artistes de la Renaissance qui étaient tombés sur le secret. Ils voulaient le garder, ce qui explique qu'ils se soient donné autant de mal.
-De la Renaissance ? qu'est-ce que tu en sais ?
-C'est l'époque à laquelle remontent les murs et les constructions o˘ se trouvent les principales indications. La premiére pierre que tu as vue, par exemple.
Tu veux aller à l'église Santa Maria, oui ou non ?
-«a va durer longtemps ?
-On commence à peine.
Deux heures plus tard, Jack regardait du pont Fabricius le crépuscule descendre sur le Tibre au flot rapide.
Il attendait Natalie, qui s'était mise à discuter avec une connaissance repérée de l'autre côté de la rue. Le fleuve gonflé se précipitait sous le pont, aussi écumeux que lorsqu'il y avait vu-ou cru voir-un cadavre.
Il jeta un coup d'oeil en arriére. Dans une flaque de néon bleu, Natalie parlait à un jeune homme en Vespa, sur le bras duquel elle avait posé une main légére. Elle riait. Jack éprouva le bref coup de poignard de la jalousie. Il emprunta l'escalier qui menait à la berge, o˘ il s'immobilisa, aspirant les odeurs primitives.
La piste de Natalie-ou, plus exactement, de Timothy Chambers-l'avait entraîné jusqu'à la basilique Saint-Clément: le véritable site des lupercales, d'aprés son pére, la taniére de la louve. Les références, les signes, les indices étaient si dispersés qu'il avait fallu plus d'une demijournée pour les suivre tous. La jeune femme avait refusé de prendre un raccourci, tout comme de dire si elle croyait cette histoire véridique
-préférant laisser Jack se forger sa propre opinion.
On ne pouvait nier que quelqu'un s'était donné
beaucoup de mal pour établir cette piste. A moins bien s˚r qu'elle n'e˚t été forgée à partir de marques, de signes préexistants auxquels on en avait ajouté un ou deux. Mais pourquoi faire une chose pareille ?
La basilique Saint-Clément, qui datait du xIIe siécle, avait été b‚tie sur une église du Ive, elle-même dissimulant le rez-de-chaussé d'un ancien palazzo recouvrant plusieurs niveaux d'antiques ruines romaines. Couche sur couche sur couche. De la sacristie, un escalier s'enfonçait dans l'église du Ive siécle, o˘ des murs de souténement biscornus s'ornaient de fresques noircies, fanées, illustrant les miracles accomplis par saint Clément. Un autre escalier descendait jusqu'aux ruines pauvrement éclairées d'une crypte millénaire située loin sous les rues de la ville moderne. Un temple de Mithra.
Natalie et Jack y étaient restés seuls. Une antichambre meublée de bancs en pierre menait à un sanctuaire dont l'autel représentait Mithra en train de tuer un taureau et à une salle d'initiation. Le trou qui avait autrefois surmonté l'autel était à présent condamné.
-On y est, avait soufflé Natalie. Ces piéces ont été creusées autour d'une caverne naturelle. D'aprés Tim, c'est là que le mythe a pris sa source.
Jack avait regardé autour d'eux, son souffle se con-densant sur la vieille pierre mal éclairée. La jeune femme lui avait fait signe de la suivre dans la salle d'initiation.
-Tu connais la mythologie ? avait-elle demandé.
Romulus et Remus sont nés de Rhea Silvia, que Mars avait violée. Rhea était la déesse vierge, en d'autres termes, une déesse lunaire. Mars, un dieu solaire, l'a surprise et possédée dans la grotte. Voilà la magie que je t'ai promise: l'histoire d'une éclipse. Le trou dans le plafond de la caverne, dirigé vers l'éclipse, en a projeté
l'ombre sur l'autel.
´ La gémellité de Romulus et Remus symbolise l'équilibre de deux traditions. Mais Romulus, le côté
solaire, a triomphé de Remus, le côté lunaire. Mithra, lui aussi un dieu de la lumiére, en représente l'incarnation guerriére, ce qui explique que les soldats romains l'aient adopté et adoré durant leurs campagnes jusqu'en Angleterre. Cette caverne est le thé‚tre des événements. L'éclipse. La naissance de Romulus et Remus. La louve n'apparaît que durant les éclipses totales. On est dans la grotte des lupercales.
Jack avait parcouru la piéce des yeux-y cherchant quoi ? L'ombre d'une ancienne éclipse ?
-«a demande un bel effort d'imagination, avait-il objecté.
-Comme tout ce qui compte, avait répondu Natalie avec force. Tout.
A présent, debout sur la berge du Tibre à attendre la jeune femme, Jack avait conscience de poursuivre une ombre, une fois de plus, sous la tutelle de son pére; la premiére l'avait mené à Rome; la deuxiéme dans des monuments en ruine, à la recherche de la louve et de son repaire, o˘ il avait découvert le mythe au coeur des distorsions lumineuses. Le plus exaspérant, c'était qu'une fois sur la piste, on ne pouvait la quitter avant qu'elle ne se révél‚t catégoriquement fausse. Or ce que Natalie avait montré à Jack procédait d'une logique mathématique. Pas le moindre śigne ª ambigu. Pas moyen de prétendre que telle fléche, tel mot, telle marque n'était qu'une éraflure, la trace d'une balle ou d'un simple harpon.
Les yeux fixés sur les eaux noires, Jack avait une autre préoccupation, dont l'obstination à le hanter devenait pénible. Birtles. Si irrationnel que ce f˚t, avec tout ce qu'il avait vu ce jour-là, un ver le rongeait: l'affaire Birtles avait-elle ou non de l'importance ? lui murmurait une petite voix.
Pour lancer une procédure juridique, il suffisait à un huissier de toucher la personne appelée à comparaître avec les papiers officiels. La loi anglaise n'en demandait pas davantage. Si la personne en question décidait de s'enfuir en apercevant l'huissier, elle n'était tenue à rien. Birtles devait flairer de loin les envoyés des tribunaux, car Jack, zélé, avait passé trois semaines à
essayer de lui délivrer les papiers de la sommation qui l'empêcherait de terroriser son ex-femme, mais il n'était pas parvenu à l'approcher. Il avait fait le pied de grue devant chez Birtles jour et nuit; il s'était attardé au Haunch of Venison, le pub favori de Birtles; il avait suivi Birtles à travers un marché animé. En vain. L'autre le repérait et lui glissait entre les doigts.
Un jour, il avait même sauté par la fenêtre du pub, sous les applaudissements ravis de ses compagnons de beuverie. Jack en était arrivé à l'appeler le Fugitif.
Au diable tout ça, avait-il fini par se dire. «a ne fait aucune différence. Il n'avait pas besoin de témoin. S'il parvenait à approcher son homme, ce dernier était bien capable de le nier. Aussi Jack avait-il rempli les papiers, certifiant avoir touché sa cible. C'était sa parole contre celle de Birtles, alors que la cour accor-dait systématiquement sa confiance à l'huissier. On pouvait se permettre ce genre de chose de temps en temps, et une ordure comme Birtles ne méritait pas mieux. La procédure avait suivi son cours. Jack était parti pour Chicago s'occuper du testament paternel.
Les choses auraient d˚ en rester là, mais tel n'était pas le cas. Il ne parvenait pas à se débarrasser du sentiment qu'il avait violé un principe fondamental, une loi élémentaire. qu'il avait étouffé la petite mais vive lumiére qui br˚lait en lui, ignoré le précepte qui le séparait des gens tels que Birtles. Peut-être n'était-il pas trop tard pour rentrer en Angleterre réparer son erreur.
Il secoua la tête, cherchant une réponse dans les eaux noires qui coulaient à quelques centimétres de ses pieds. Une brise s'éleva du fleuve, chargée d'une odeur limoneuse et animale, boue et charogne mêlées. Lorsque Jack jeta un coup d'oeil en arriére, il lui sembla voir une ombre passer sous le pont Fabricius. Il consulta sa montre. Baissa à nouveau les yeux vers le flot agité.
Il allait faire demi-tour et remonter les degrés mous-
sus pour rejoindre Natalie, quand un courant d'air lui balaya le cou et que quelque chose le frappa au creux des reins. Un mouvement flou balaya la périphérie de son champ de vision, tandis qu'une lumiére extraordinaire l'enveloppait. Perdant l'équilibre, il tomba la tête la premiére dans le Tibre écumeux.
CHAPITRE XXIII
Chicago, 22 octobre 1997
Billy dormait mal, au grand dam de sa mére. Il se réveillait en pleine nuit, sanglotant, gémissant, et refusait de se rendormir. Puis, lorsque enfin il succombait au sommeil, le moindre bruit l'en tirait. Une siréne du Chicago nocturne, le choc léger d'une porte qui se refermait, le tintement des glaçons dans un verre de vodka, au salon. Voilà pourquoi Louise était éveillée, à quatre heures du matin, quand le téléphone sonna.
Elle fut surprise de recevoir un appel de Rome.
-Ici, Natalie Shearer. Nous nous sommes rencontrées briévement quand vous étiez en Italie avec Jack Chambers.
-Je m'en souviens. que puis-je pour vous ?
-Je me demandais si vous aviez eu des nouvelles de Jack, ces derniers temps.
-Pas depuis un moment. En fait, je l'ai appelé
deux ou trois fois, à Rome, mais il n'a pas répondu.
-Il a en quelque sorte disparu il y a une semaine.
-Disparu ?
-Oui. Un soir, il m'a posé un lapin. Je veux dire, ca le regarde, mais il reste pas mal de choses à mettre au point. Pour la maison, par exemple. La vente.
D'aprés lui, tout est à moi. Seulement je ne sais pas quoi faire.
-Mais vous n'avez pas eu la moindre nouvelle de lui ?
-Je vous en prie, ne remuez pas le couteau dans la plaie. Personne ne vous a jamais laissé tomber comme une vieille chaussette ?
Louise entendit Billy se retourner dans son petit lit et se mettre à pleurer.
-Si, mais... …coutez, Natalie, il est quatre heures du matin, ici. Je préférerais vous rappeler.
-quatre heures du matin ? Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Désolée. Vous voulez mon numéro ?
Elle nota le numéro en question. S'occuper de Billy passait avant tout le reste. Lui apprendre à faire ses nuits la contraignait à retourner le voir à intervalles réguliers afin de le rassurer, sans qu'il en vînt à considérer cela comme une récompense de ses cris. Il avait des cauchemars, la jeune femme en était persuadée, mais elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait bien glaner dans son expérience diurne pour les alimenter. De jour, c'était un enfant heureux, plein d'assurance et de maturité, entouré d'amour maternel.
De nuit, il suscitait des démons.
Tim Chambers avait expliqué à sa fille que seule la déflexion des satisfactions permettait civilisation et progrés. que, s'il éduquait son esprit, l'être humain supportait la douleur, suscitait des plaisirs rares et voyait l'invisible. Mais qu'il fallait commencer dés la petite enfance par la maîtrise de l'appétit, du sommeil et de la défécation.
Elle savait toutefois qu'en tant que pére il n'avait jamais eu à affronter dans le noir un bébé d'un an fris-sonnant de terreur, les yeux semblables à des flaques de détresse liquide, la bouche béante, les bras tendus.
S'il avait eu à le faire, il e˚t sans doute été assez dépourvu de coeur pour étudier quelque horaire martien aprés avoir refermé la porte sur l'enfant sanglotant.
Louise, violant le réglement, souleva Billy pour l'em--porter jusqu'à son propre lit.
quelques instants plus tard, il dormait dans ses bras, et elle pensait à Jack. Elle lui avait parlé pour la derniére fois lorsqu'il l'avait appelée afin de s'assurer que leur pére était bien mort. Une réaction qu'elle comprenait; Tim e˚t été parfaitement capable de ce genre de farce. Mais elle savait que, cette fois-ci, il n'y avait pas de truc. Elle s'était trouvée là. Elle avait appelé
son propre médecin puis fait elle-même la toilette du cadavre, le lavant et l'habillant, comme autrefois. Elle s'était forcée à le faire parce qu'elle n'avait pas versé
la moindre larme. Elle avait rendu service au disparu au lieu de le pleurer.
Contrairement à Jack, elle n'avait jamais ressenti le besoin obsessionnel de s'attirer les faveurs de Tim.
Durant son enfance, o˘ elle l'avait vu par intermit-tence, elle l'avait trouvé strict et intolérant, bien qu'il ne se f˚t jamais montré cruel à son égard. Il avait aussi toujours donné à Dory assez d'argent pour qu'elle f˚t à son aise. Pourtant, comme la mére de Jack, Dory refusait d'avoir quoi que ce f˚t d'autre à faire avec lui.
Le jour du seiziéme anniversaire de Louise, Tim avait investi en son nom un pécule qui rapportait chaque année à sa fille une certaine somme. Somme qu'elle percevait toujours, à plus de trente ans, alors qu'elle était indépendante, et qu'elle réinvestissait pour Billy.
Ni en tant qu'enfant, ni en tant que femme, elle n'avait éprouvé pour son pére des sentiments chaleureux. Elle le respectait, le contraire e˚t été impossible; elle l'admirait parfois, comme bien d'autres. Simplement, elle ne l'aimait pas. Des années durant, elle s'était imaginé que quelque chose n'allait pas chez elle.
Ce manque d'affection filiale allait à l'encontre de toutes les fictions, de la sentimentalité cinématographique et du consensus populaire. Louise pensait que, peut-
être, elle en serait un jour punie.
Mais, la maturité aidant, elle s'était aperçue que son pére n'avait jamais trahi en sa présence ce qu'on pouvait appeler un sentiment ouvert.-Jamais. Sa propre froideur n'était autre que celle qu'il lui avait commu-niquée.
Une seule fois, elle l'avait vu visiblement ému. Elle avait onze ans et jouissait de la merveilleuse impression d'être adulte qui l'avait envahie lorsque Tim avait persuadé Dory de lui confier leur fille afin qu'il l'emméne à un concert de musique classique, au Civic Opera House de Chicago. Il était temps, avait-il déclaré, d'éduquer les sentiments les plus raffinés de Louise, ce dont seule la musique était capable. Lui-même en habit de soirée, il ne l'avait pas seulement accompagnée à l'opéra mais aussi, en premier lieu, chez Lord & Taylor, o˘ il l'avait équipée de pied en cap d'une robe du soir et de gants extraordinaires qui lui montaient jusqu'aux coudes. Les vêtements dont la mére de Louise l'avait parée pour l'occasion avaient fini au fond des sacs Lord & Taylor, dont il s'était chargé.
Ce soir-là, elle s'était sentie électrisée tandis que son pére l'escortait jusqu'à la salle de concert. Son intuition lui soufflait qu'il la menait au bord de la vie même. Elle sentait qu'à dater de ce moment son existence serait différente.
La soirée ne lui avait guére laissé de souvenirs, hormis leur entrée au Civic Opera House, en face des tours jumelles luisantes du Mercantile Exchange. «a, et le foyer o˘ se pressait la foule des spectateurs, qui para-daient avant le spectacle de charité. Au moment de pénétrer dans l'immeuble, l'adolescente avait soufflé
un commentaire sur sa taille et ses proportions.
-L'oeuvre d'un requin, avait répondu Tim. N'oublie pas que presque toute la culture américaine repose sur de l'argent mal acquis. La plupart de ces gens sont, hélas, ici pour s'exhiber, pas pour la musique. Mais nous ne laisserons pas cette pensée nous g‚cher la soirée, n'est-ce pas, Louise ?
Elle n'allait pas laisser quoi que ce f˚t lui g‚cher la soirée, surtout pas des déclarations obscures bien peu américaines. Le concert proprement dit s'était déroulé
au rythme irréel du rêve. Par moments, Tim se penchait sur Louise pour lui murmurer des remarques qu'elle ne comprenait pas.
-Le contralto qui chante en cet instant est supérieur au soprano. Pourquoi ? Parce que, contrairement au soprano, il ne se tient pas à la limite du registre; sa résonance est plus profonde, et donc son ombre plus riche.
Elle hochait la tête, serrait les lévres, louchait légérement afin de savourer les richesses supérieures du contralto. Les secrets de la vie d'adulte lui étaient dévoilés, elle en avait l'absolue certitude, aussi mimait-elle la compréhension, au cas o˘ d'autres trésors l'auraient encore attendue. A un moment de la Passion selon saint Matthieu o˘ un contralto chantait Bach, elle avait levé la tête pour découvrir les yeux de son pére luisants d'humidité. Une larme br˚lante avait laissé sa trace sur la joue de Tim.
-Pourquoi tu pleures ? avait chuchoté Louise, hor-rifiée.
-Je me repens du péché, avait-il répondu en se tournant vers elle, avant de revenir au concert.
Et peut-être en avait-il été de même pour elle, exactement, peut-être s'était-elle repentie du péché lorsqu'elle avait fait la toilette du corps et l'avait apprêté
pour les pompes funébres, aprés avoir été appelée au chevet de son lit de mort, cette nuit-là. Elle n'avait aucune expérience en la matiére. Une fois débarrassée de la partenaire de son pére, elle s'était attelée à la t‚che d'instinct. Tim ayant déféqué, elle l'avait nettoyé
et avait changé les draps. Elle avait lavé le cadavre de la tête aux pieds, avant de lui fermer les yeux et de lui replier les bras sur la poitrine. Ainsi lui avait-elle dit adieu. En substituant à l'amour un geste de tendresse.
L'amour était venu beaucoup plus facilement pour Jack. Louise s'était inquiétée de ne pas avoir de ses nouvelles, mais dans un sens, elle l'avait laissé s'éloigner, persuadée que son intérêt pour Natalie s'étein-drait vite. Alors, peut-être pourraient-ils tous deux continuer à faire connaissance en frére et soeur-tardi-vement, mais en prenant le temps de construire l'affection qui, par ailleurs, manquait à Louise dans sa vie de famille. Elle voulait un frére. Pour elle-même et pour Billy.
Outre que la disparition de Jack la déconcertait, le fait que Natalie s'inquiét‚t apparemment plus de la maison et de sa vente que de ce qu'il était devenu la mettait mal à l'aise. Rome, la cité radieuse, avait ses zones d'ombre. Déjà, Louise regrettait de ne pas y être restée avec Jack, ou, du moins, de ne pas s'être donné
plus de mal pour le mettre en garde contre cette Natalie Shearer. Il était naÔf. Vulnérable. Louise nourrissait de sombres pensées au sujet de la jeune artiste.
Son fils serré contre elle, elle s'endormit en songeant à Rome, à des arcs de Trajan découpés contre une lumiére mauve maladive.
Au matin, d'autres préoccupations s'imposérent à
elle. Louise était de ces femmes capables d'occuper à n'importe quel moment une vingtaine d'emplois à
temps partiel. Pour elle, cela revenait à jongler avec des assiettes perchées sur des b‚tons; ne pas en laisser une seule s'écraser était une question de fierté. Elle prêtait donc en indépendante ses talents d'organisatrice et d'administratrice à diverses organisations charitables ou collectivités, de même qu'à plusieurs groupements politiques ou menant des campagnes variées.
Ainsi travaillait-elle pour la Chicago Architecture Foundation, la CAF, qui possédait dans le centre-ville des bureaux o˘ Louise avait rendez-vous à dix heures pile. Aprés avoir laissé Billy chez sa nourrice, elle poursuivit sa route, toujours préoccupée de Jack et de leur pére. Elle se rappelait l'époque, des années plus tôt, o˘ son frére était brusquement arrivé d'Angleterre avant d'y retourner tout aussi brusquement.
-Pourquoi Jack est-il parti ? avait-elle demandé
- Il n'est pas parti, ma puce. Je l'ai renvoyé.
-Pourquoi ? Je ne voulais pas qu'il s'en aille.
Elle n'était qu'une enfant, son point de vue n'avait jamais eu la moindre importance.
-Il nous a déçus. Les Anglais sont parfois tellement décevants.
-Mais tu es anglais !
-Je te remercie de me le rappeler avec autant d'empressement.
-qu'est-ce qu'il a fait, papa ?
-Disons juste qu'il n'a pas réussi son examen, et restons-en là.
Mais Louise, à onze ans, était assez intelligente pour savoir exactement ce qui avait valu à Jack d'être renvoyé chez lui. Il s'était montré un jour le nez orné de co˚teuses Rayban aux verres fumés, ignorant de toute évidence ce qu'inspiraient à son pére les adeptes des lunettes de soleil. Louise savait aussi de qui venait ce présent: de Nick Chadbourne. Nick n'avait pas apprécié que Liz Sullivan, encouragée par Tim, s'entich‚t de Jack. Il avait donc donné les Rayban à ce dernier pour le faire tomber en disgr‚ce, un plan qui avait trés bien fonctionné. Jack n'y avait rien compris. Nick Chadbourne gravitait à la périphérie de la cour, à cette époque, et les lunettes n'étaient qu'une goutte dans une pluie de cadeaux.
Comme Louise traversait le fleuve, le soleil d'octo-
bre envoya dans son rétroviseur un trait qui lui fit plisser les yeux. Plongeant la main dans la boîte à gants, elle en tira ses propres lunettes noires, qu'elle chaussa sans l‚cher le volant. Pourtant, alors qu'elle approchait de Roosevelt Road, elle les ôta et les jeta de côté, irritée. Parce que, quoiqu'il f˚t mort et qu'elle ne l'e˚t jamais aimé, son pére parvenait encore à se faire entendre d'elle.
Louise accomplissait chez elle la plupart des t‚ches que lui confiait la Chicago Architecture Foundation mais passait parfois aux bureaux pour des réunions.
Elle se chargeait des campagnes antidémolition ou des projets de restauration, ainsi que des relations avec les sénateurs ou autres politiciens, tous membres d'un gouvernement qui ne comprenait pas pourquoi on pouvait bien vouloir sauver une construction décrépite. Il va sans dire que, quoiqu'elle aim‚t ce travail, sa place à la CAF lui avait été proposée à l'origine par son pére.
-Regarde, Louise, et dis-moi: qu'est-ce que l'architecture ?
Treize ans, et déjà consciente de la facilité avec laquelle on décevait son pére; habituée à contourner l'évidence, aussi. Elle avait réfléchi un moment avant de répondre.
-La musique de la pierre.
Il avait froncé les sourcils.
-N'essaie pas de faire de l'esprit. Dis-moi juste ce que tu vois.
-L'utilisation de l'espace.
-En partie. Il ne s'agit pas seulement de la forme du b‚timent mais de l'espace environnant. A quoi sert la fléche d'une église, si elle ne créve pas l'horizon ?
Ce qui explique qu'on ne construise plus ce genre de clochers dans les villes: il n'y a pas d'horizon. En architecture, ce qu'on ne voit pas est aussi important que ce qu'on voit.
Louise avait plissé les yeux, perplexe.
-Un jour, avait ajouté Tim, je t'emménerai à
Rome. Là, tu comprendras vraiment ce qu'est l'architecture.
Ce n'était qu'une des nombreuses promesses qu'il n'avait pas tenues. Toutefois, il avait donné à sa fille l'amour de l'architecture. Aussi aimait-elle Chicago.
quand les autres enfants de parents divorcés passaient le samedi aprés-midi au McDonald ou au zoo de Brookfield, à contempler les animaux d'un air morose, elle allait à la Rookerie ou au temple de l'Unité.
Frank Lloyd Wright
Le génie de la Lumiére
Et jamais elle ne s'ennuyait. Si elle n'aimait pas Tim, elle ressentait toujours auprés de lui un curieux fourmillement. Devenue adulte, elle avait découvert qu'être escortees par leur pére faisait frémir toutes les jeunes femmes; mais pour elle s'ajoutaient à cela l'imprévisibilité de Tim, l'impression que les choses pouvaient bien ou mal tourner, une sensation de menace latente. Elle avait compris trés tôt que Tim Chambers était dangereux.
Il l'avait emmenée regarder depuis l'autre rive du fleuve le 333, West Wacker Drive, courbe de verre parfaite de plus de cent métres de long dressée contre un méandre; visiter le vaisseau spatial du State of Illi-nois Centre, avec ses miroirs éblouissants, étourdissants, ses atriums, son verre opaque.
Elle avait lu quelque chose à ce sujet.
-qu'est-ce que ça veut dire, postmoderne ?
-Ne t'occupe pas de ces bêtises. Pense plutôt à la maniére dont l'architecte réussit à donner l'impression que la lumiére martéle la peau, comme la pluie. (Tim poursuivait sans répit une certaine qualité de lumiére.) Un b‚timent grandiose est un b‚timent o˘ technologie et philosophie se rejoignent dans la lumiére. C'est ce que nous cherchons.
Louise avait bien compris qu'en l'introduisant à la CAF, il servait encore son obsession. Il avait réussi à
instiller en elle un amour et une connaissance du sujet qui garantissaient son dévouement à la cause, sa résistance au vandalisme corporatif qui avait déjà dépouillé
Chicago de quelques joyaux architecturaux.
Elle trouva une place de parking avec quelques minutes de retard. Les autres, assis autour d'une table éraflée, buvaient du café dans des chopes.
-Devine ce qu'ils veulent abattre, maintenant, lança quelqu'un alors qu'elle s'installait.
-Vas-y, fais-moi rire, répondit-elle.
CHAPITRE XXIV
Pendant que Louise participait à sa réunion de la CAF, préoccupée par Jack et la Greenslade Corporation qui allait détruire un palais Arts déco, son portable sonna, lui apportant une troisiéme raison de s'inquiéter.
C'était la vendeuse chargée de l'appartement sur Lake Shore Drive. Son ton soucieux persuada sa correspon-dante d'aller l'écouter à l'écart.
-«a fait mauvaise impression, disait la femme.
J'avais app‚té un acheteur. quand je l'ai emmené là-bas, hier, il n'a pas apprécié.
-Vous êtes s˚re que quelqu'un s'y est installé ?
-On aurait cru la Marie Céleste, ma chére. Il y avait une assiette à moitié pleine et un verre de vin sur la table. Un des lits avait servi. Une fois le client parti, j'ai cherché des traces d'effraction dans tout l'appartement. Rien. C'est quelqu'un qui a une clé. Vous n'y êtes pas allée, vous ?
-Pas depuis deux semaines. Et si j'y avais dîné, je m'en souviendrais, bon sang !
-Vous devriez peut-être faire changer les serrures.
-Je m'en occuperai.
-Je pense qu'on a perdu notre acheteur, ma chére.
Louise écourta la conversation pour retourner à sa réunion.
Plus tard, dans la matinée, elle gagna l'appartement afin d'y jeter elle-même un coup d'oeil. L'assiette à
moitié pleine se trouvait toujours sur la table de la cuisine, comme la vendeuse l'avait dit, prés d'un plein verre de chardonnay. La bouteille était posée à côté du verre, la fourchette plantée dans un tortillon de nouilles graisseuses. Le papier d'emballage du plat cuisiné
attendait sur le plan de travail.
Dans une des chambres d'amis, la couette avait été
rejetée de côté. Un creux marquait l'oreiller. Louise s'en empara, le pressa contre son visage en inspirant.
quel que f˚t l'indice qu'elle avait espéré relever, il ne s'y trouvait tout simplement pas. Elle lança l'oreiller sur le lit, remit la couette en place puis regagna la cuisine pour nettoyer les restes du repas interrompu. Rien, à part cela, n'entachait l'ordre immaculé des lieux.
Même une équipe de police e˚t échoué à produire d'autres informations.
Depuis que Jack l'avait vidé de tous les effets personnels de leur pére, l'appartement avait quelque chose de glacial. La présence de son ancien propriétaire s'y attardait, telle une odeur étrange qui aurait persisté, malgré l'usage de bombes parfumées ou antiseptiques, mais par ailleurs cet appartement était cliniquement mort, stérile. Les tableaux qui l'ornaient semblaient avoir glissé, tels ceux d'une galerie pendant le décro-chage d'une exposition. Plantée devant les oeuvres de Chadbourne, la série des Invisibility, la jeune femme décida d'en conserver une. Le débarras avait été vidé, mais il s'y trouvait encore un tas de toiles par lesquelles elle pouvait remplacer celle de son choix. Il lui suffit de sélectionner un barbouillage aux mêmes dimensions puis de l'accrocher à sa place.
Avant de partir, elle posa un message sur le plan de travail, à la cuisine. ´ Pourquoi ne m'appelles-tu pas ? ª disait-il simplement.
Dans l'aprés-midi, Louise téléphona à Rome.
Alfredo fut aussi surpris que ravi d'avoir de ses nouvelles. Il attendait sa visite avec impatience, roucoula-t-il. Il savait déjà dans quel restaurant il l'emménerait.
-Il risque de s'écouler un bon moment, Alfredo, avant que je retourne à Rome.
-J'attendrai.
Sans doute appelait-elle pour se renseigner sur la vente de la maison, puisque Jack ne s'en était pas informé. Les choses avançaient, mais lentement. Une seule visite.
-Je ne pensais pas à ça. Plutôt à Jack. Il a disparu de Rome.
-Disparu ?
-Vous vous souvenez de Nathalie ? Le soir o˘ nous sommes sortis, vous et moi.
Alfredo répondit par une expression qui signifiait que, pensant trouver du vin, on tombait sur du vinaigre.
-L'inoubliable Natalie.
-Exactement. Elle m'a dit qu'il avait disparu.
Comme ça. Accepteriez-vous de me rendre un service ? Vérifier s'il habite toujours la maison ? Voir si vous trouvez quelque chose ?
-J'y passerai ce soir, en rentrant du travail.
-Alfredo, vous êtes vraiment adorable.
-Ah ! les Américaines, quel charme !
Aprés cette conversation, la jeune femme alla chercher Billy chez sa nourrice, qui le lui rendit en déclarant, rayonnante:
-Il n'a fait que dormir !
Louise, elle-même épuisée par ses nuits sans sommeil, résista à l'envie honteuse de la gifler. Mais, en changeant de garde, le bébé s'éveilla et lui adressa un sourire de mille watts.
De retour chez elle, pendant que Billy vidait un pot de coriandre sur le tapis, elle alluma son ordinateur et définit les grandes lignes d'un programme gr‚ce auquel le palais Arts déco de North Michigan Avenue échap-perait peut-être à la démolition.
-J'ai enfin compris ce que cherchent ces gens-là, lui avait un jour confié son pére.
Il parlait souvent de ces gens-là. A une époque, elle avait cru que, en tant qu'Anglais, il définissait ainsi les Américains, dont elle faisait partie du fond du coeur autant que par tradition et habitude. Mais il appliquait le même terme à ses compatriotes de l'autre côté de l'Atlantique. Comme s'il s'estimait étranger à l'espéce humaine.
-J'ai enfin compris ce que cherchent ces gens-là.
Ils se tenaient sur North Michigan Avenue, contemplant la trouée délimitée par les envolées de colonnes.
C'était la fin de l'été, le soleil sur son déclin flam-boyait. Une brume sale de pollution et de nuages filtrait ses rayons pour réfléchir rues et immeubles dans une lumiére orange boueuse.
-Ils essaient de recréer le Grand Canyon.
Regarde-moi ça. Dans toute la ville.
Elle avait vu. Compris ce qu'il voulait dire, accoutumée à présent à ses idées fantasques sur l'architecture.
-C'est une bonne chose, non ?
-Pas du tout. Ces gens-là sont des drogués de puissance verticale. Ils abattent sans arrêt des merveilles pour les remplacer par des immeubles plus élevés.
Il va falloir qu'on les arrête. Toi et moi, Louise.
Jamais, pas une seconde, elle ne s'était demandé: et comment va-t-on s'y prendre ? Il lui semblait évident que son pére avait un plan. Le char de Louise était attaché à l'étoile de Tim, et il le resterait. Pourtant, même à cet instant, elle avait eu l'intuition limpide qu'elle devait résister à cet homme si elle ne voulait pas qu'il l'absorbe tout entiére.
-que comptes-tu faire, comme études ? Architecture ou philosophie ?
quelle sagesse de donner le choix à sa fille !
-Sciences sociales, avait-elle aussitôt répondu, décidée.
La discussion en était restée là, mais elle avait appris à cet instant avec quelle facilité le regard déconcerté
d'un pére pouvait traverser des galaxies.
Lorsqu'elle avait quitté l'université du Wisconsin, son diplôme en poche, une récession importante pous-
sait partout à la réduction d'effectifs. Tim lui avait trouvé un travail temporaire à l'Historical Buildings Institute de l'est, et bien qu'elle e˚t occupé d'autres postes entre-temps, ce premier contact l'avait menée, inévitablement, à collaborer avec la Chicago Architecture Foundation. Là, son enthousiasme, ses capacités ainsi que son extraordinaire talent pour gérer une salle bondée avaient tout fait. A la fondation, elle était
´ quelqu'un ª. L'université puis des jobs divers l'avaient entraînée dans des tours et des détours, mais Tim avait fini par atteindre son but: elle veillait sur les plus belles constructions de Chicago.
quoique trop avisé pour plastronner, il se montrait de bon conseil:
-Va au déjeuner de Tailtwister. Le sénateur boit toujours trop, dans ces galas de charité, et il ne sait pas résister à de jolies jambes.
-Je t'en prie, papa !
-C'est un fan des Packers et il aime beaucoup Steinbeck.
-Je ne travaille pas comme ça.
Pourtant, elle s'était renseignée sur les résultats des Packers, avait parcouru un livre d'essais consacrés aux Raisins de la colére puis enfilé une robe cocktail incroyablement courte. Un seul déjeuner-plus le sénateur et ses trois copains, des hommes d'affaires, se bousculant pour rester auprés d'elle-et un gratte-ciel de Burnham du début du siécle avait obtenu une gr‚ce ainsi qu'une restauration miraculeuses. «a alors !
s'était-on exclamé à la CAF. Vous travaillez pour nous quand vous voulez ! Mais Louise avait découvert que manipuler autrui était d'une facilité corruptrice. Cela lui avait donné une idée du mode de fonctionnement paternel, et elle avait résolu de juguler sa propre capacité à le reproduire.
Le plan terminé, elle abandonna son ordinateur pour aller regarder par la fenêtre. Le crépuscule descendait vite; les ombres pourpres et les flaques d'encre s'étendaient, des pointes d'épingle lumineuses apparaissaient un peu partout. A Chicago, l'obscurité se répandait comme un incendie, léchant d'abord les angles des immeubles, constituant des chapelets d'ombres avant d'accomplir des bonds surprenants puis d'échapper enfin à toute entrave pour envahir la ville au galop, à
tous les niveaux, et se déchaîner jusqu'au matin.
Louise contemplait le soir qui tombait lentement, en tourbillonnant. Le ciel, tenu à distance par les néons, les lampes au sodium et l'albédo des lumiéres citadi-nes, se froissa puis passa à une teinte intermédiaire entre le bleu et le violet. La jeune femme pensait à
Jack. Se demandait s'il était toujours en vie. Priait qu'il ne se f˚t pas joint à la grande chasse au fugitif Indigo.
CHAPITRE XXV
Je vais à présent vous montrer comment changer le Nuage en Fumée. Les plus intuitifs d'entre vous auront déjà deviné en ladite Fumée ce derriére quoi vous vous cacherez, au bout du compte, pour vous rendre invisibles. La conversion du Nuage en Fumée, quoique fastidieuse, ne présente aucune difficulté. La fine brume apparue sur le miroir de votre boîte noire va s'accumuler, mais la transformation nécessite des facultés de perception trés développées. Vous allez devoir, une fois de plus, exercer vos yeux.
Un nombre extraordinaire de gens, surtout parmi les jeunes, ont peur de la lumiére. Je suis d'avis qu'ils ont en fait peur de voir, comme si la perspective de contempler ce qui se trouve bel et bien devant leurs yeux-la réalité-leur était insupportable. Considérez la vogue des lunettes noires durant la seconde moitié de ce siécle. Je ne puis concevoir que ces traditionnels emblémes des aveugles ou des malades soient devenus des accessoires à la mode censément chics et sexy.
(Cette étrange déviance s'est répandue à la suite d'une fausse alerte des cercles médicaux qui redoutaient l'exposition aux rayons U.V. ordinaires du soleil. Lorsque leurs craintes se sont révélées infondées, les vendeurs de verres opaques et de montures bas de gamme en avaient déjà tiré
profit. L'engouement est tel que des jeunes hommes et jeunes femmes, à Rome comme à Chicago, arborent ces lunettes noires incongrues non seulement sur la plage, mais aussi en intérieur ou au crépuscule.)
Il va sans dire que ce penchant stupide, censé
offrir un avantage, s'avére au contraire néfaste pour l'oeil. Plus fréquent le port de verres teintés, plus faible la vision, plus nécessaire pour les yeux une véritable protection.
La brillance chromatique de notre quotidien est le don le plus précieux de la Nature. quiconque ternit ce cadeau, lui préférant un demi-monde gris ou sépia, est un barbare indigne même du mépris.
Pourquoi cette envie de souiller l'organe de lumiére ? Je ne puis souffrir la frivolité et ne tolére pas une seconde auprés de moi pareille personne.
Une forte clarté n'a rien de nuisible. Non plus que le grand soleil, du moment que l'on ne passe pas toute la journée à le regarder en face. D'un autre côté, la technique de l'ensoleillement permet de s'entraîner à jouir de ses bienfaits.
Tout d'abord, prenez de l'assurance: fermez les yeux, détendez-vous, pratiquez les exercices respiratoires précédemment décrits, avant de vous tourner vers l'astre du jour. Concentrez-vous sur la sensation que produit son rayonnement en frap-pant vos paupiéres, mais évitez de le fixer de l'intérieur. Vous remarquerez qu'il vous semble être plongé non dans le noir, comme avec l'empalmage, mais dans le rouge. La différence s'expli-que par le fait que le sang des paupiéres filtre la lumiére. Afin d'éviter l'exposition prolongée d'une portion donnée des rétines, balancez la tête avec douceur mais fermeté de droite et de gauche.
Inclinez-la de côté et d'autre, légérement, sans vous arrêter. Offrez ainsi vos yeux fermés au soleil cinq minutes d'affilée, plusieurs fois par jour.
Bientôt, il vous sera possible d'admettre directement ses rayons sur vos prunelles. Cachez-vous un oeil d'une main, ouvrez l'autre et continuez à
balancer la tête comme indiqué, en laissant l'oeil ouvert aller et venir sur la face solaire. Ensuite, posez la main dessus puis réitérez l'exercice avec son voisin. N'alternez que pour une unique minute.
A présent, prenez une spatule en os, tirez vers le bas votre paupiére inférieure et insérez la spa-
tule sous le globe oculaire pour en ôter soigneusement l'humeur. (Sir Isaac Newton, qui a décrit cette technique dans les notes consacrées à ses recherches sur l'optique et la lumiére, l'a appliquée avec un certain extrémisme.) N'hésitez pas à presser avec force la spatule sur la pommette si vous désirez être efficace.
Votre vision sera brouillée par des images rémanentes que vous chercherez à chasser en clignant des paupiéres. Abstenez-vous-en. Si la sensation est par trop désagréable, l'empalmage vous en débarrassera. Mais, si possible, tolérez-la un moment. Bien que Newton ait décrit ces images rémanentes comme des cercles concentriques, elles m'apparaissent plutôt comme des paraboles floues. Lorsqu'elles se seront effacées de maniére naturelle, vous découvrirez avec étonnement combien vos yeux sont rafraîchis. Et avec plus d'étonnement encore combien l'est votre vision.
Le monde aura bénéficié d'un bon bain de soleil.
(S'exposer à une série de flashes lumineux donne également des résultats spectaculaires. Les habitués de l'ensoleillement emploient parfois des lampes à arc industrielles pour court-circuiter ou accélérer ses effets. Une technique que je ne vous recommande pas, à moins que vous n'ayez passé
un temps considérable à développer votre résistance à la lumiére, faute de quoi vous risquez surtout de découvrir la déplaisante sensation de śable ª dans les yeux que provoquent les arcs étincelants.)
Aprés quelques semaines d'exercices, votre entraînement portera ses fruits dans la boite noire.
Le phénoméne de la vision est produit par une énergie rayonnante. Vos efforts auront augmenté
votre capacité de réception, d'interprétation et de tri de cette énergie sous toutes ses formes. Vous noterez en conséquence une augmentation de la densité du Nuage, y compris quand cette brume se forme sur votre miroir. Répétez les diverses phases de l'ensoleillement en remplaçant le soleil par votre lampe à U.V. Vous vous apercevrez que les images rémanentes s'épaississent comme sous l'effet d'un mucus; et que, lorsqu'elles s'effacent, elles prennent la forme d'une spirale et se mettent, trés lentement, à tournoyer en se mêlant au Nuage.
Ce tournoiement, bien que d'une lenteur extraordinaire, ne peut vous échapper. Tandis que les images rémanentes s'amincissent, le Nuage, fata-lement, s'épaissit. Félicitations. Pour la toute premiére fois de votre vie, vous avez produit par le seul pouvoir de l'esprit et de l'optique la nécessaire Fumée.
CHAPITRE XXVI
Le téléphone sonna à nouveau au milieu de la nuit.
Louise, qui n'avait réussi à rendormir Billy qu'une demi-heure auparavant, somnolait, épuisée. Cette fois, le correspondant de la jeune femme ne se trouvait pas à Rome, ou du moins le supposa-t-elle: personne n'ap-pelait d'aussi loin juste pour vous ennuyer. Nul ne prononça le moindre mot, elle n'entendit pas un souffle mais n'en fut pas moins persuadée que quelqu'un attendait au bout du fil.
-Tu peux me parler, dit-elle un instant plus tard.
A n'importe quel moment.
Il n'y eut pas de réponse, mais elle resta attentive.
-Je suis toujours là, ajouta-t-elle, encore plus tard.
Bientôt, cependant, la ligne fut coupée. Louise raccrocha et se rendormit.
quelques heures aprés, le téléphone la tira de nouveau du sommeil. Cette fois, le répondeur se mit en route avant qu'elle ne décroche, et la voix d'Alfredo lui parvint.
-Louise ! Vous filtrez les communications. J'appelle à un mauvais moment ? Ici, c'est la fin de l'apres-midi.
Elle cligna des yeux en regardant sa montre. Sa bouche lui semblait collante.
-Non, ça va. Merci de penser à moi-vous avez trouvé quelque chose ?
-Je suis passé à la propriété de votre pére, hier au soir, comme promis. Vous savez ce que c'est, quand on veut se garer. Donc je laisse ma voiture dans la rue voisine et je continue à pied. quand j'arrive à la maison, la porte est ouverte. Un disque d'opéra passe, trés fort. Je rentre, je sens qu'il y a quelque chose sur le feu, alors je me dis, tiens, le frére de Louise est de retour. Et puis j'entends que ça se dispute à la cuisine.
´ Je jette un coup d'oeil depuis le couloir. Eh, bonjour: c'est notre amié Natalie. Elle se chamaille méchamment avec deux jeunes sales comme des pei-gnes, de vrais hippies, Louise, ou quelque chose dans ce go˚t-là. Vous voyez le genre ? Mais je ne comprends pas ce qu'ils racontent à cause de la musique.
Puccini me casse les oreilles. Tout d'un coup, Natalie jette une casserole de sauce sur un des jeunes, de la sauce br˚lante, je pense. Elle lui en met plein le bras.
Il veut la tuer, mais l'autre le retient. Encore quelques mots, et ils s'en vont tous les deux.
Ét voilà le plus surprenant. Ils passent devant moi sans me voir. D'accord, je suis dans un coin, il fait assez sombre, mais ils sont juste en face de moi et ils ne me voient pas. Natalie continue à crier et à se défou-ler sur la vaisselle-elle n'a vraiment que des gros mots à la bouche, cette femme-là-et puis elle sort de la cuisine, elle fonce vers moi sans me voir, comme les autres, et elle monte l'escalier, boum, boum, boum.
Mais elle s'arrête en plein milieu. Vous êtes toujours là?
-Oui, acquiesça Louise.
-Elle redescend lentement, trés lentement, elle revient dans le corridor me regarder sous le nez.
´ qu'est-ce que vous foutez là ? ª me demande-t-elle.
Moi, je lui réponds en bon italien, parce que, excusez-moi, mais si je dois me disputer avec quelqu'un, je préfére que ce soit dans ma langue. Donc, je lui réponds: ´ Je pourrais vous retourner la question. ª
´ Je suis chez moi ª, me dit-elle. Ńon, vous n'êtes pas chez vous, j'essaie de vendre cette maison, bla, bla, bla... ª Enfin, on continue comme ça une demi-heure, jusqu'à ce qu'elle s'en aille, mais avant, je lui demande des nouvelles de Jack.
-Elle vous a appris quelque chose ? s'enquit Louise, essayant d'endiguer le compte rendu excité
d'Alfredo.
-quand je prononce le nom de Jack, elle se tait.
Elle se calme. Elle me regarde d'une maniére vraiment bizarre. ´ Pourquoi vous me parlez de lui ? ª me demande-t-elle. Moi: ´Ma foi, vous êtes amants, non ? ª Elle: Állez vous faire foutre. ª Moi: Állez vous faire foutre vous-même. ª Alors elle sourit, un trés vilain sourire, et elle dit: ´ Jack est parti. ª ´ Parti ? Parti o˘ ? ª Et puis elle recommence: ´ Vous allez sortir de chez moi, oui ou non ? ª Će n'est pas chez vous, madame, et je vais demander aux carabinieri de venir voir ce qui se mijote ici. ª Voilà, Louise, c'est tout. Encore des insultes, des hurlements-elle est pire qu'une putain sicilienne, cette fille-et puis elle se décide à traverser le couloir, à sauter sur son scooter, vroumm, vroumm, et je me retrouve planté devant la porte dans un nuage de vapeurs d'essence. que puis-je ajouter ?
Louise soupira.
-quelle garce, hein ? reprit Alfredo.
-En effet.
-Mais vous comprenez, il faut que je parle à Jack pour lui demander quoi faire. Tous ces gens ne devraient pas se trouver dans cette maison. Vous voulez que j'appelle la police ?
-Je ne sais que vous dire, Alfredo. Conduisez-vous comme d'habitude dans ce genre de situation. De toute façon, nous n'avons toujours pas la moindre idée de ce qu'est devenu Jack.
-C'est vrai. (Un silence international suivit, jusqu'à ce qu'Alfredo, rasséréné, reprenne :) Alors, o˘
voulez-vous aller, la prochaine fois que vous viendrez à Rome ?
-qu'est-ce que ça peut me faire qu'il ait disparu là-bas ? qu'est-ce que ça a à voir avec moi, nom de Dieu ? Ou avec toi, tant qu'on y est ? Occupe-toi donc de ta famille, martela Dory en montrant Billy d'un doigt brutal.
Elle coupa deux parts d'une tarte aux pommes, les posa sur des assiettes et les offrit, en même-temps que ses conseils, d'abord à sa fille puis à son petit-fils.
Louise prit la sienne sans parvenir à réprimer un léger tressaillement. La p‚tisserie avait une allure des plus bizarre, les fruits écrasés formant flaque dans une p‚te surgonflée d'un côté, br˚lée de l'autre. Billy en testa un morceau, qu'il recracha jusqu'au milieu de la piéce en tirant une petite langue vibrante.
-Il a mangé un g‚teau dans la voiture, mentit la jeune femme. Il n'a pas faim.
-A moins qu'il n'aime pas mes tartes.
Dory se pencha en avant, une lueur menaçante dans les yeux.
-Mais non. Il n'a pas faim, c'est tout.
Louise mordit dans sa propre part, dont l'‚preté lui fit battre des paupiéres.
Dory se radossa.
-Tu mens tellement mal, ma fille. Tellement mal.
-Vraiment ? (La visiteuse posa son assiette.) D'accord. Je vais être franche, maman. Tes tartes sont atroces. En fait, toute ta cuisine est extraordinairement mauvaise. Voilà, je l'ai dit. Je le pense depuis toujours.
Tu sais que je le pense depuis toujours. Je croyais qu'on était censées faire comme si de rien n'était, mais puisqu'on en parle, je dois bien t'avouer que ces vingt-cinq derniéres annees je me suis retenue de te le demander: par quel miracle ta cuisine est-elle aussi spectaculairement répugnante ?
Dory se gratta le cr‚ne, guére offensée.
-Elle n'a pas toujours été aussi infecte. Mais ton pére était tellement maniaque, à table. Et puis quand les choses se sont vraiment g‚tées, je me suis mise à
caresser l'idée de l'empoisonner. Je ne l'aurais jamais fait, mais j'ai pris l'habitude d'imaginer que je mettais du poison dans tout ce que je préparais, tu vois ? De l'y introduire par la force de la pensée. A chaque repas.
Ensuite, longtemps aprés son départ, je n'arrivais même plus à cuire un oeuf sans me souvenir de lui et voir rouge. C'est peut-être pour ça.
-Tu as bien d˚ l'aimer, à un moment. Tu as bien d˚ lui trouver des qualités qui t'ont plu.
-Oh ! sans doute. J'ai juste oublié ce que c'était.
-Tu es partie en voyage de noces à Rome. Tu te le rappelles, ça ?
Dory regarda Billy, qui transformait sa tarte en une boule collante.
-Ses nuits se passent mieux ?
-Non. Il s'endort de temps en temps dans la journée tellement il est épuisé. On dirait qu'il lutte contre le sommeil. Comme s'il en avait peur, la nuit.
-Il ressemble plus à ce type qu'à toi.
Louise avait traîné deux ou trois fois le pére de Billy a Madison.
Elle examina le visage de son fils, à la recherche des traits qui y étaient enfouis.
-Oui, c'est vrai. Un jour, tu sais, il faudra que tu me racontes ce qu'il t'a fait.
Dory soupira.
-C'est plutôt ce qu'il aurait pu me faire. quand j'ai compris ce qui m'attendait, plus ou moins je t'ai tirée de là, et moi avec. Sans les tribunaux et ses chéques mensuels, il ne t'aurait jamais revue.
Ś'il avait une seule fois levé le poing pour me battre, ce serait plus facile à expliquer. Mais il n'était pas violent, malgré toute la violence que je sentais en lui. Ce n'était pas son genre. Tu sais qu'il ne me laissait pas choisir moi-même le moindre de mes vêtements ? Il voulait contrôler jusqu'à ça. Un jour, on avait rendez-vous dans le centre-ville,- à Chicago. Beau temps, ensoleillé. Je m'étais acheté de nouvelles l˘net-tes noires vraiment super et plutôt chéres. Bon, tu sais que c'était une obsession, chez lui. On traversait le pont, quand il me les a arrachées du nez pour les jeter à l'eau. On n'était mariés que depuis six mois, mais quand les oreilles me tintaient, ce n'était pas à cause des cloches d'eglise. Il m'énervait exprés, et ensuite, il s'amusait avec moi.
´ «a a duré bien trop longtemps. Il a essayé de me faire faire un tas de choses dont je n'ai tout bonnement pas envie de parler. Une fois, on avait retrouvé un type, un de ceux qu'on voyait quand on allait boire un verre à l'ancien Rendez-Vous. Il craquait pour moi. Ton pére m'a demandé de rentrer à la maison coucher avec lui, dans la chambre, pendant qu'il regarderait depuis la penderie. Voilà comment il était. «a entrait dans le cadre d'un grand projet. Mais tu sais quoi ? Il a presque réussi à me convaincre. Je me suis dégonflée à la derniére minute. Et je pourrais t'en raconter, des histoires de ce genre.
Ń'empêche que ce qui m'a vraiment décidée à
rompre et à m'en aller, c'est de le voir s'attaquer à toi.
Son truc, tu comprends, c'était de manipuler tous ceux qui l'entouraient. Manipuler et dominer. Il étudiait les résultats, nom de Dieu. Il en avait fait une science exacte. Ton comportement s'est modifié sans que je m'explique pourquoi. Il jouait les péres modéles, ça oui, toujours prêt à te consacrer un maximum de temps.
Et puis je l'ai pris sur le fait.
´ Tu avais à peu prés le même ‚ge que Billy maintenant, tu commençais juste à parler. Je revenais de je ne sais o˘ un peu plus tôt que prévu, à notre appartement de Dearborn. Il jouait avec toi, tout sucre et tout miel, en te montrant une balle, des g‚teaux, ce genre de choses. Je m'étais glissée derriére lui pour vous faire une surprise en vous prenant tous les deux dans mes bras, mais je me suis arrêtée parce qu'il y avait quelque chose de bizarre dans sa maniére de jouer. Tu as voulu attraper la balle, une balle bleu vif, et il t'a tapé sur la main, vraiment fort. Tu t'es mise à gémir.
Alors il t'a posé l'autre main, la gauche, sur la balle, il t'a embrassée et donné un g‚teau. Et puis il t'a dit:
"Prends la balle, Louise !" Tu as de nouveau tendu la main droite, il te l'a de nouveau tapée et rebelote.
J'étais bouche bée. Ce salopard t'entraînait à être gauchére ! Tu peux croire ça ? Il pratiquait ses petites expériences sur toi, Louise. En t'infligeant le genre d'horreurs dont on se servait pour pousser les petits gauchers à utiliser leur main droite, mais à l'inverse.
A toi. Par curiosité.
´ Tu l'aurais vu sursauter quand je suis arrivée par-derriére ! Il a nié, bien s˚r. Prétendu que j'étais folle.
Mais je le tenais. «a expliquait beaucoup de choses.
Des trucs bizarres, pas clairs, qui se passaient entre nos amis ou dans son cercle artistique. J'ai compris qu'il fallait que je te sorte de là, et j'ai entamé la procédure quand il l'a appris, il est devenu mauvais. Il a tout essayé. Je ne t'en raconte pas la moitié, Louise, parce que ça suffit comme ça.
-Je suis une grande fille, maman. Je peux vivre avec.
-Je n'en doute pas; c'est moi qui ne peux pas.
Il y eut un silence, durant lequel Louise vit les yeux de sa mére tourner briévement dans leurs orbites. Un inconnu n'e˚t rien remarqué, mais la jeune femme savait que sa mére, épileptique, tenait les crises en respect à l'aide de carbamazapine. Dory réorganisa les signes infimes de la maladie, battements de paupiéres et autres détails, les dissimulant gr‚ce au médicament.
Ils disparurent presque aussi vite qu'ils étaient apparus.
De toute façon, une nouvelle frontiére avait été tracée, qu'il valait mieux ne pas chercher à franchir. Dory était déjà allée plus loin que jamais.
-Je suppose que j'espérais obtenir un indice quelconque sur les ennuis dans lesquels s'est sans doute fourré Jack, déclara Louise.
-Je ne peux rien pour toi, ma fille. Rome ? On y a passé notre ´ lune de miel ª, c'est vrai, mais j'ai réussi à presque tout en oublier. Bon, tu sais que tu es squelettique ? Mange un peu.
Louise préleva à regret un autre morceau de tarte aux pommes et frissonna.
-Seigneur, comment arrives-tu à faire quelque chose d'aussi mauvais ?
CHAPITRE XXVII
Deux jours aprés sa visite à Dory, Louise, de retour à Chicago, alla déjeuner avec une amie. Le repas terminé, elle descendit Jackson Street en voiture, passant devant la chambre de commerce: une envolée verticale des années 30 qui traînait un sillage de flammes financier aussi long que LaSalle Street. Deux traders, encore vêtus de leur veste légére d'un jaune citron acide, en sortaient d'un pas vif. La jeune femme ne pouvait voir ces couleurs criardes, ni même l'immense b‚timent, sans que ne remonte à sa mémoire un des sermons de son pére.
-Ta mére t'a déjà expliqué la sexualité ?
Voilà ce qu'il lui avait demandé, un aprés-midi, avant de la ramener à Madison. Elle avait treize ans.
-Bien s˚r, avait-elle répondu.
En fait, elle avait obtenu de Dory un ou deux indices, auxquels s'ajoutaient quelques histoires bizarres de ses camarades de collége. Ces maigres informations étaient plus qu'elle ne voulait en entendre de Tim sur le sujet.
-Elle t'a tout dit ?
-Tout.
Elle n'avait qu'à rester calme et donner l'impression que revenir sur ce sujet rebattu serait franchement ennuyeux.
-Par exemple ?
Louise avait agité devant elle une main de treize ans excédée.
-Le cunnilingus. La fellaga. Tout.
Son pére avait souri.
-Apparemment, tu connais la mécanique. Mais que sais-tu de l'invisible ?
-Hein ?
-Tu veux dire que ta mére ne t'a pas parlé de l'invisible ?
-Hein ?
-Alors il va falloir que je m'en charge. Je vais faire demi-tour. Direction: la chambre de commerce.
L'adolescente en avait déduit que Tim avait oublié
quelque chose et voulait passer à la chambre de commerce avant de lui dévoiler les mystéres atrocement gênants du sexe invisible. Ils avaient déjà visité ensemble le gratte-ciel de quarante-cinq étages o˘ elle avait appris, gr‚ce à la sainte Trinité du hall à trois niveaux, l'évangile Arts déco. Le chaos de la fosse lui avait également été dévoilé, mais elle n'avait pas du tout compris comment ces braillements, ces hurlements et ces tickets déchirés pouvaient constituer des transactions commerciales. Le jour o˘ ils avaient parlé sexe, son pére l'avait entraînée droit à la galerie d'observation, afin de regarder les traders échanger des avenirs, en contrebas.
Chambers se montrait un professeur patient, car il estimait de son devoir d'expliquer le monde à Louise.
Rien n'échappait au filtre de sa vision particuliére, et rien, disait-il souvent à sa fille, n'était ce qu'il paraissait être en surface.
-Je t'ai parlé du cricket, tu te souviens ?
Elle avait acquiescé. Elle se souvenait, en effet. Sans doute était-elle la seule adolescente des …tats-Unis à
comprendre les arcanes du cricket anglais. Sans doute était-elle la seule adolescente, des …tats-Unis comme des comtés d'Angleterre, à comprendre que les chocs du cuir contre le bois de saule n'avaient en fait rien à
voir avec le sport mais participaient d'une répétition de la vie. C'était la même chose, en plus simple: la vie envoyait des balles vicieuses, parfois rapides, parfois tournoyantes, et chacun devàit défendre son honneur, sa dignité, son intégrité (représentés, d'aprés Tim Chambers, par les trois piquets des guichets) d'une batte énergique. Si on quittait de l'oeil ne f˚t-ce qu'une seconde un de ces cruels projectiles, ou si on en frappait un négligemment, on perdait.
-Ce que tu vois là est comme le cricket, avait-il continué, moins l'honnêteté, l'intégrité et la dignité.
Surtout la dignité.
-Mais ce n'est pas un jeu ! avait protesté Louise.
-Oh ! que si ! On dirait des loups affamés, hein ?
Pourtant, ce qui te paraît chaotique est en fait étroitement contrôlé. On appelle ça la ´ fosse ª. Ces hommes font commerce d'avenir. Mettons qu'ils vendent du blé. Cela signifie qu'ils le vendent en cet instant même, alors que son prix peut changer dans l'avenir. quand ils se tiennent à un endroit donné-regarde-, ça veut dire que le blé doit être livré un mois donné. Entre ou pas assez. On ne peut pas savoir. Le mois de la livraison, le prix du blé aura peut-être monté ou baissé.
Će type-là, qui tourne la main vers l'extérieur, vend; la main tournée vers l'intérieur signifie qu'on achéte. Les hurlements qui nous parviennent concernent des quantités et des prix actuels. Certains de ces braillards prennent des risques. D'autres, qui s'ef-fraient des risques déjà pris, essaient de s'en décharger sur leurs collégues.
Aprés avoir esquissé quelques usages supplémentaires de la fosse, Tim s'était tourné vers Louise.
-Voilà. Le sexe, c'est pareil. (Puis, regardant sa montre, il avait enchaîné :) Allez, viens, il faut rentrer à Madison.
Les trois heures de route, qui avaient paru à l'adolescente plus longues que d'habitude, s'était écoulées pour l'essentiel en silence. Elle savait par expérience que si elle ne posait pas de question, son pere n'ajoute-rait rien. Br˚lante de curiosité, elle n'avait pourtant craqué qu'à la sortie de l'autoroute.
-Je ne comprends pas. En quoi est-ce que ça ressemble au sexe ?
L'exclamation avait surpris Tim, dont l'esprit s'était apparemment éloigné du sujet.
-Pardon ? De quoi parles-tu ?
-La fosse ! La Bourse !
-J'ai dit ça ? Trés bien. Tu as vu tous ces gens en train de s'agiter et de crier dans la fosse ? Maintenant, imagine un groupe de dîneurs, ou une fête, ou n'importe quelle ré˘nion sociale. Intérieurement, les partici-pants hurlent et braillent et envoient des signaux comme les traders, mais sans le montrer, c'est la régle.
Ils restent presque totalement immobiles. Le chaos vorace existe bien, en eux-mêmes, mais invisible. On le repére à de petits détails. Haussements de sourcils.
Demi-sourires. Battements de cils. Frémissements imperceptibles. En sous-main, tout le monde s'agite dans la fosse, tout le monde se vend, tu comprends ?
La fosse fait rage au fond des coeurs.
Louise, qui ne comprenait pas du tout, contemplait son pére avec horreur et fascination. Il s'était penché
pour lui ouvrir la portiére côté passager.
-Descends. Ta mére devient pénible quand tu es en retard.
quelque chose, dans ces souvenirs, poussa la jeune femme à rebrousser chemin pour gagner l'appartement de Lake Shore Drive. Cette fois, elle n'y trouva ni repas entamé ni lit défait, mais elle comprit que quelqu'un y était venu, car son message avait disparu.
Bien qu'elle l'e˚t évité, les mois précédents, elle céda à une vieille compulsion: au lieu de rentrer chez elle, elle partit vers le sud-ouest, en direction du vieux quartier mexicain de Little Village, puis au-delà. Elle roula lentement, deux heures durant, allant jusqu'à la limite de la ville puis retournant errer autour de Dou-glas Park.
Rien. Une soudaine vague d'épuisement et de déses-poir la frappa.
Elle s'arrêta prés du parc, verrouilla les portiéres puis s'abandonna à une crise de larmes. Lorsqu'elle s'en fut vidée, le crépuscule tombait telle une suié violette. Comme l'idée de rester dans le quartier la mettait mal à l'aise, elle retourna à Hyde Park, passa prendre Billy puis rentra chez elle.
Dory l'appela dans la soirée.
-Tu m'as demandé si je gardais des souvenirs de Rome. J'y ai réfléchi. Il faisait des fixations sur certaines constructions ou certains endroits, tu sais ? Le Panthéon. Parce qu'il y a un trou dans le toit. Il y allait tout le temps, et il regardait le ciel changer. Il disait qu'au Panthéon on pouvait disparaître. Se rendre invisible. Au bout d'un moment, j'ai arrêté d'écouter, comme toi. Il racontait le même genre de chose à propos d'un immeuble de Chicago. «a m'a rappelé la disparition de ce Jack. Oh ! c'est idiot.
-Non, maman.
-Alors ce crétin n'a toujours pas réapparu ?
-Non, maman.
- La belle affaire. Comment va mon petit-fils ?
CHAPITRE XXVIII
Moocher's, sur Grand Boulevard, venait en deuxiéme position dans la liste des établissements favoris de Rooney propices à l'étude rapprochée des danseuses nues. Beaucoup de Blancs auraient eu un peu peur de se rendre dans le South Side, mais Rooney n'était pas comme beaucoup de Blancs. D'une part, il projetait son excés de poids en avant, tel un taureau, alors que la plupart des Américains le faisaient rouler vers le bas; il y gagnait un air d'assurance agressive.
D'autre part, il était, en ce qui concernait les hauts lieux de la danse éxotique ª de Chicago, un véritable
´ gourmet ª. qui savait, ainsi que tout fin connaisseur ou collectionneur, qu'on ne trouvait pas en restant chez soi l'objet rare, étonnant ou mystérieux.
Il n'ignorait rien des aspects que pouvait prendre le métier, dont il appréciait toutes les nuances. Il aurait pu écrire et publier sur le sujet un ouvrage érudit, ce qu'il menaçait d'ailleurs parfois de faire. Parmi ses titres favoris figuraient: Découvrez le Chicago nu: guide alternatif, ou, plus chic: Chicago dans sa nudité.
Ses recherches étaient exhaustives, ses notes de bas de page pédantes. Il distinguait une boîte de strip-tease d'un bar à strip-tease, un peep-show d'une danse érotique, un effeuillage d'un ´ revival Sally Rand ª. En tant que consommateur, il se montrait à la fois averti et exigeant. Contrairement à la plupart des clients, il entretenait un commentaire critique dont il aboyait l'essentiel aux artistes par-dessus ses canettes. Il était réputé pour ses sorties et, en général, toléré. S'il ne s'estimait pas volé, il exprimait sa satisfaction par le silence.
Dans le cas contraire:
-On n'est pas à un cours de dessin, fillette ! Je ne vois pas Degas aux alentours. J'allonge vraiment dix dollars par biére pour voir ça ?
Une telle tirade, jaillie d'une salle silencieuse, o˘ ne se trouvaient peut-être que deux ou trois autres clients suffisait par moments à distraire la danseuse. Laquelle se montrait à l'occasion assez idiote pour essayer de se venger du trublion au cours d'un échange verbal qui ne pouvait avoir qu'un vainqueur.
Certes, Rooney prenait des risques. Mais il se consi-
dérait avec complaisance comme un mécéne de la culture du nu, si bien qu'il se rendait dans les boîtes trop récentes ou démodées ainsi qu'un riche marchand d'art se glisse parfois dans une galerie perdue. Il se prenait aussi pour un directeur artistique d'une société de production de disques dans la mesure o˘, s'il trouvait une fille vraiment bonne, il parlait d'elle et lui conseillait de se présenter à tel ou tel club. De plus, il était généreux. quand il aimait ce qu'il voyait, il le disait avec des billets. Sa quête l'entraînait de temps à autre dans des endroits peu reluisants o˘ il passait des soirées décevantes, voire dangereuses, lorsqu'on cherchait à
l'étendre, mais ça faisait partie de son hobby comme les piq˚res occasionnelles font partie de l'apiculture.
Rooney déplorait avec force la dégénérescence de l'art du strip-tease. Il se rappelait dés danseuses capables de soulever une tempête de concupiscence gr‚ce au lent dépouillement sinueux d'une lingerie extraordinaire. Ce spectacle avait été remplacé par une quasi-nudité de départ fort décevante qui menait au dévoilement total en moins de deux minutes. D'un autre côté, il détestait la culture du string ou la danse du foulard, de même que tout numéro finalement puritain à la fin duquel on baissait l'éclairage pour que l'artiste quitte la scéne avant d'avoir tout montré.
-Elle doit tout montrer ! rugissait-il en se levant.
Ca compte pour du beurre si elle ne montre pas !
Moocher's ne l'avait jamais déçu. Le propriétaire, un Sicilien du nom de Gianfranco, employait des Noirs musclés pour maintenir l'ordre, mais Rooney ne s'était pas une fois senti tenu d'interpeller les danseuses. En général, il était extrêmement bienvenu. Il s'asseyait à
côté de Gianfranco, autre expert en commerce des charmes, le dos tourné aux efforts dénudés de la fille, quelle qu'elle f˚t, qui occupait la scéne. Les deux hommes échangeaient des informations sur les derniers spectacles auxquels ils avaient assisté, tels des philaté-listes endurcis s'émerveillant l'un l'autre par la description du filigrane d'un Penny Black. Ils admettaient qu'ils se seraient br˚lé les yeux avec joie à regarder des femmes nues.
Rooney adorait discuter de son obsession. Il en avait parlé avec des prêtres et des féministes, déclarant aux uns son respect presque effrayé face à la Création divine, aux autres son admiration forcenée de la perfection féminine. A sa grande surprise, son argumentation n'avait pas convaincu l'adversaire une seule seconde, ce qui n'avait fait que l'encourager. Il e˚t été heureux d'aborder le sujet avec des souteneurs, malgré la haine qu'il leur vouait parce qu'ils prenaient aux filles les pourboires qu'il leur donnait; ou avec des amateurs d'art, qu'il détestait également, parce qu'ils préten-daient que l'intérêt de Rubens pour le nu était plus noble que le sien.
Prenez la danseuse qui se produisait au Moocher's à
cet instant précis. Une déesse aquatique porto-ricaine.
O˘ Gianfranco l'avait-il dénichée ? «a, c'était du talent. quel physique aérien ! quelle fluidité dans l'armature osseuse ! Bon, personne ne se battrait pour le visage, on était loin d'Héléne de Troie, mais le corps ondoyait comme un fleuve scintillant.
Classicisme des formes, allure, élégance féline, mensurations de pin-up dignes de la double page cen-trale, rien de tout cela n'intéressait vraiment Rooney.
Il possédait son propre systéme de classification, sorte de taxonomie atypique de ce qui faisait une bonne danseuse nue, subdivisée en plusieurs catégories: tonalité, lumiére et portance.
- La tonalité dépendait de la peau, car Rooney était fermement persuadé que le superficiel seul présentait un intérêt quelconque. D'aprés lui, l'extérieur ne trahissait en rien l'intérieur. De toute maniére, il se fichait royalement qu'une fille f˚t intelligente, e˚t de la personnalité ou s'inquiét‚t de la paix dans le monde.
Aussi trouvait-il décevants les épidermes à l'aspect malsain, présentant des décolorations ou recouvrant des muscles flasques; en revanche, taches de naissance, veines apparentes ou poils aux aisselles consti-tuaient pour lui de séduisants ornements. La bonne tonalité impliquait la pruine quasi invisible qui apparaît sur le raisin ou la prune d'automne. Cette Porto-Ricaine, par exemple: sa peau dégageait une aura délicate, même sous les rayons croisés de la mise en scéne paresseuse, aura qui donnait à son tour à la lumiére les caractéristiques désirées.
Car la lumiére cascadait sur la jeune femme telle une source phosphorescente, pétillait sur ses épaules, moussait dans les creux de sa colonne vertébrale, scin-tillait sur les hémisphéres de ses fesses puis disparaissait dans la fissure qui les séparait, avant de dégringoler les pentes de ses cuisses. Le jeu entre la-clarté de ses flancs et l'ombre de ses vallées était aussi revigorant qu'une bouffée d'ozone.
Toutefois, ces éléments n'avaient guére de valeur sans la portance appropriée. Une fille à la danse trop légére n'entretenait pas sa puissance érotique; trop lourde, elle ne lui laissait pas prendre son essor; trop nerveuse, elle l'épuisait; trop rapide, elle la faisait retomber; trop lente, elle... Bref, Rooney e˚t aimé que certaines de ces soi-disant danseuses exotiques éxercent un autre métier. La portance appropriée était un don inné.
-Regardez-moi ça, marmonna-t-il, les yeux fixés sur la fille, pour lui-même ou pour quiconque l'écou-tait. Ce putain de Chippendale n'a jamais été fichu de sculpter des courbes pareilles.
Il était même à la poursuite d'un quatriéme élément, dont il parlait cependant avec moins d'assurance. Une sorte de rayonnement intérieur ou de magnétisme qui le laissait perplexe, une qualité peut-être liée à l'odorat plus qu'à la vue. Une danseuse nue devait exsuder.
Mais quoi ? Le mystére restait entier. Des phéromones, tout simplement, voire une banale odeur ? Rooney l'ignorait. En ce domaine, il n'était pas de contrefaçon possible. Il fallait que la fille aim‚t ce qu'elle faisait.
qu'elle e˚t envie d'être là, de se donner à fond.
Malheureusement, la jeune Porto-Ricaine du Moocher's, malgré des scores spectaculaires pour trois des éléments, ne dégageait rien. quel dommage que ces petites manquent souvent d'instinct, songea le gros homme avec tristesse. Celle-là se demandait sans doute de quoi elle allait dîner ou à quel garage confier sa voiture.
Rooney avala une gorgée de biére. Il avait dans l'idée qu'un jour il verrait la danseuse nue parfaite et la reconnaîtrait aussitôt. Les quatre éléments s'aligne-raient telles des planétes, et il saurait; puis, confirmation superflue de l'événement, la disparition d'un string s'accompagnerait d'une explosion de magné-sium suivie d'une pluie de couleurs: du doré, de l'argenté, plus peut-être quelque teinte qu'il n'aurait jamais vue. Il serait alors prêt à offrir tous ses biens-aussi surprenants que considérables-à l'extraordi-naire créature par le biais d'une honnête demande en mariage qu'elle serait incapable de refuser, même venant d'un gros crétin tel que lui.
Pourtant, avant que la Porto-Ricaine n'e˚t terminé
sa danse puis ôté son string avec une moue aguicheuse, il savait déjà que ce n'était pas la bonne. Pendant qu'elle en finissait, il sentit une ombre dans son dos et se désintéressa assez de la scéne pour se retourner. Il leva un sourcil.
-Je savais que vous seriez là, dit l'arrivant.
-Hé ! quel bon vent vous améne ? Asseyez-vous.
Buvez une biére. Regardez les filles.
CHAPITRE XXIX .
Le concept d'Obscurité est excessivement mal compris. Déjà, vous avez réussi à produire à partir de l'air même ce que j'ai appelé la Fumée. Baga-telle comparé à ce qui vous attend. Toutefois, afin d'user de votre Fumée, il vous faut comprendre les propriétés alchimiques de l'Obscurité.
Vous ne vous êtes pas montré stupide ou impré-voyant au point d'essayer de couper court à l'un des exercices qui vous ont été dévoilés. Car, à
présent, le jeu devient dangereux. Les initiés qui ont emprunté ce chemin avant vous ont laissé un mantra, presque une incantation, relatif au risque couru par ceux qui s'aventureraient hors dudit chemin.
L'Obscurité est le Loup.
Le Loup est l'Indigo.
L'Indigo méne au Néant.
Considérez mes instructions comme un chemin de lumiére, un mince rayon qui vous emportera à
travers l'Obscurité pour vous poser, sains et saufs, de l'autre côté de l'abysse. N'en déviez pas d'un pouce à gauche ou à droite. Si quelque tentateur cherche à vous en écarter, peut-être agit-il sur ordre.
Vous devez maintenant distinguer, chaque jour ou presque, des mouvements flous à la périphérie de votre champ de vision. L'impression s'est imposée à vous que l'on vous suit, et vous vous êtes retourné bien des fois, juste pour voir se dis-
soudre votre fileur avant que vous ne puissiez en définir l'apparence.
Vos narines ont aussi capté une odeur fugitive, étonnamment familiére quoique inconnue; vous aurez peine à le croire, mais je vous affirme qu'il s'agit du fumet de vos propres glandes, dont l'ac-tivité a été subtilement modifiée par vos exercices. Je vous concéde qu'il vous paraît être extérieur à vous-même. Vos oreilles, quant à elles, se sont mises à l'écoute d'un bruit déconcertant, un halétement, peut-être, ou le martélement de quatre pattes, voire un grognement bas. Encore indéfinissable. Puisque nous n'avons pas de mots, pas de langue appropriés à la description de cette nouvelle présence, vous me permettrez de l'appeler le Loup.
Il ne va pas bondir, soyez-en certain. Comme je l'ai dit, ce n'est qu'une façon de parler. Le Loup n'est pas encore visible, mais dorénavant, il sera là en permanence. Pour le voir tel qu'il est possible de le voir, il faut apprendre à voir l'Indigo, sa véritable couleur; et pour voir l'Indigo, à manipuler l'Obscurité.
L'Obscurité, ainsi que ses soeurs le clair-obscur, la pénombre, la noirceur et les ténébres, sont les seuls alliés nécessaires à votre magie. Le crépuscule, vous vous en apercevrez, est une faille entre les mondes. Ainsi que la grisaille de l'aube. Il se peut cependant que vous ne soyez pas familier des outils de l'Obscurité et que vous les compreniez mal.
Considérez l'ombre. La plupart des gens, si on leur demande de dessiner un être humain, une maison ou autre chose, puis son ombre, plongent leur pinceau dans l'encre de Chine ou la peinture noire. Ils ont croisé des milliers d'ombres mais, incapables de se servir de leurs yeux, ils le sont également de donner une bonne représentation de ce qu'ils ont vu. Contrairement aux artistes, ils ignorent que les tonalités sont des couleurs mêlées de blancs, les ombres des couleurs mêlées de noir.
Telle est la signification du mot ombre. Il y a un monde entre l'obscurité et le noir véritable. Soyez heureux de ne jamais avoir connu ce dernier.
L'obscurité renfermant des centaines de teintes différentes, il est possible de voir dans l'obscurité.
Voilà donc l'étape suivante de votre entraînement optique: apprendre à vous y sentir à l'aise.
Pour y parvenir, étudiez le concept de Vision inconsciente.
L'oeil réagit au quotidien à une masse de données, dont beaucoup ne parviennent pas jusqu'au cerveau, ce qui évite une surcharge sensorielle. Le bouton marche/arrêt de l'enregistreur a néanmoins été manoeuvré. Le surplus d'information reste disponible. En cas de stress ou de danger, le systéme nerveux induit une réaction réflexe avant que l'in-tellect n'appréhende la cause du probléme. Il m'est arrivé d'écarter la main d'un rocher pour découvrir ensuite que j'allais la poser sur un scor-pion. L'oeil est capable d'enregistrer et de traiter des informations dont l'esprit aura ou n'aura pas besoin la fraction de seconde suivante.
On voit souvent des inconnus, dans des rues populeuses, ou en pleine campagne, plongés dans une conversation qui les absorbe totalement.
Pourtant, ils vont leur chemin à travers la circulation ou en terrain accidenté. Comment ? Ils s'en remettent à la Vision inconsciente.
Un jour, dans la jungle de Bornéo, j'ai affronté
un grand danger en compagnie de quelques indigénes. Nous nous trouvions à un endroit o˘ nous n'aurions pas d˚ nous trouver, et il nous fallait fuir au plus vite afin de ne pas tomber aux mains d'autres indigénes hostiles à mes guides. C'était à
la nuit noire. Il n'y avait pas de lune. Les pistes, envahies par la végétation, longeaient des gouffres vertigineux de plus de cent métres. Pourtant, nous devions courir.
Je ralentissais le groupe en me heurtant aux arbres, en trébuchant sur les rochers et les racines.
La crinte de me blesser menaçait de me paraly-ser. A un moment, le plus vieux des guerriers m'a brusquement remis sur mes pieds. Il m'a sauvé en me conseillant de ne pas m'occuper du sentier mais de promener les yeux alentour, d'accommo-der sur n'importe quoi d'autre. Je n'ai d'abord pas compris ce qu'il voulait dire, aussi m'a-t-il forcé
à me concentrer sur le dos de sa main tatouée, tenue devant mon visage. Lorsqu'il s'est élancé, je l'ai suivi, le regard rivé à la main qu'il agitait en un curieux au revoir. quand j'ai maîtrisé la technique, nous avons accéléré. En balayant des yeux l'obscurité, je me fiais peu à peu à de nouveaux réflexes. C'est ainsi que nous avons échappé aux chasseurs de têtes qui nous poursui-vaient sans répit.
Tout cela pour vous expliquer qu'avant de découvrir comment voir dans l'obscurité, je regardais trop attentivement.
Développer le pouvoir de la Vision inconsciente nécessite la pratique d'un dernier exercice, celui de la pêche, qui est à l'opposé du regard attentif. Scruter quelque chose est la moins productive de toutes les activités visuelles, puisqu'elle provoque autour des organes de la vue une crispation qui se traduit inévitablement par une perte de focalisation. La pêche, en revanche, multiplie par mille les informations collectées.
La plupart des gens, pour examiner un objet, un visage, une silhouette, le contemplent d'un oeil fixe jusqu'à ce que la tension induite les oblige à
détourner les yeux. Si vous voulez pratiquer la pêche, décomposez-le en d'innombrables petits points, à la maniére dont une image, sur un écran d'ordinateur, est divisée en pixels. Laissez vos yeux aller et venir au hasard, sans leur permettre jamais de s'immobiliser. Ce mouvement constant, d'abord inconfortable, devient trés vite une seconde nature. Faites une expérience: cessez de regarder l'objet et visualisez-le. Vous serez surpris de la masse de détails collectés gr‚ce à cette technique.
Je ne saurais trop vous conseiller de vous exercer à la pêche sur les oeuvres-d'art-sculp-tures et peintures dans les galeries, ou productions architecturales. Aboutissement d'une intense concentration, elles recélent d'énormes quantités d'informations visuelles, en majeure partie cachées ou profondément enfouies dans leur structure.
Préparez-vous à ce flot de données. Il pourrait bien vous prendre par surprise.
Préparez-vous aussi à découvrir des choses sur-
prenantes dans l'obscurité, aprés vous être livré
quelque temps à cet exercice. Vos yeux ne sont-ils pas comme neufs, débarrassés de leur bandeau, dénudés, lavés dans la rosée d'un fabuleux monde nouveau ? Vous êtes donc prêt à voir une nouvelle couleur. Le fugitif Indigo, qui attend dans l'Obscurité. Il est là depuis le début.
CHAPITRE XXX
Louise consulta une nouvelle fois sa montre en arpentant le Thomson Centre. Si personne ne se montrait dans les cinq minutes, elle partirait. Elle ne savait même pas pourquoi elle avait accepté ce rendez-vous, ni avec qui.
On lui avait téléphoné chez elle, ce matin-là. Son correspondant possédait un accent de Chicago étranglé
qu'elle n'avait pas reconnu.
-Vous pouvez être au Thomson à quatre heures et demie, cet aprés-midi, mademoiselle Chambers ?
-Pourquoi le devrais-je ?
-Je ne sais pas. On m'a juste demandé de vous poser la question, alors je vous la pose.
-qui êtes-vous ?
-Moi. Je vous ai posé une question, c'est tout. Si vous ne voulez pas aller là-bas, ma foi, c'est égal.
-Une minute. Vous voulez dire qu'il faut que j'y retrouve quelqu'un ?
-Ma foi, je ne voulais pas dire que vous deviez aller admirer tout ce verre.
-Bon. qui ? Oui veut me voir ?
-Au revoir.
C'était tout. Louise avait une idée précise concernant l'identité de l'homme qui se trouvait derriére cet appel. Aprés tout, elle avait laissé un message à l'appartement de Lake Shore Drive. Peut-être même l'avait-il vue, ce jour-là, errer aux alentours de Little Village. Toutefois, elle ne comprenait pas pourquoi il ne l'avait pas contactée directement. D'un autre côté, ce qu'il faisait n'avait le plus souvent aucun sens pour elle.
Elle traversa à nouveau le hall. Ses talons clique-taient doucement sur le granite poli. quelques fonc-tionnaires lui jetérent en passant des coups d'oeil appréciateurs. A son avis, la fonction publique incitait plus au voyeurisme que n'importe quelle autre profession. Les lévres serrées, indifférente aux demi-sourires de ces inconnus, elle pivota derechéf. Ce fut alors qu'elle le vit.
Assis dans un coin salon, les mains croisées sur les genoux, il la regardait. Elle faillit trébucher. Il s'était fait couper les cheveux trés court, depuis leur derniére rencontre, mais c'était bien lui.
Louise se précipita et lui prit la main.
-Mais qu'est-ce que tu fais à Chicago ?
-Je viens te voir, répondit Jack.
-Enfin, tu as disparu à Rome ! Personne ne sait o˘ tu es passé, c'est à...
-Tu es surprise. Tu attendais quelqu'un d'autre ?
Elle plissa les yeux.
-A vrai dire, oui. Tout à fait. Mais ca n'a pas d'importance. Explique-moi ce que tu mijotes. Et tu as intérêt à te montrer convaincant. Mais d'abord, qui est-ce qui m'a appelée ?
-Rooney. Tu te souviens, l'éditeur que je suis allé
voir au sujet du manuscrit ?
-Pourquoi ne m'as-tu pas téléphoné toi-même, tout simplement ?
Jack soupira.
-Je suis à Chicago depuis un jour ou deux. Rooney est un brave type. Il m'a même laissé squatter chez lui. Je dors sur son canapé. Tu devrais voir son appartement: il a une salle de bains immense, tapissée du sol au plafond de... enfin, il vaut peut-être mieux que tu ne le voies pas. En fait, Louise, je suis un peu parano, ces temps-ci. Il me semblait que... qu'il fallait que je te prenne par surprise pour étudier ta réaction.
Elle secoua la tête. Elle ne voyait pas de quoi il voulait parler, mais en l'examinant, elle remarqua dans ses yeux un éclat, un vacillement, comme s'ils allaient et venaient de maniére infime au lieu de vraiment se poser sur elle. La jeune femme comprit-aussitôt ce qu'il avait fait. Ainsi que les raisons de sa paranoia.
-Pourquoi m'as-tu donné rendez-vous ici?
demanda-t-elle, bien que la réponse lui f˚t déjà connue.
Le regard de Jack balaya le splendide atrium puis se leva vers le disque semblable à un oeil qui en marquait le sommet. L'obscurité se déversait à l'extérieur, battue en bréche par les lumiéres électriques des bureaux.
-Le crépuscule. Mais j'avais oublié l'illumination artificielle intérieure.
Mon Dieu, songea Louise, il se met aussi à parler comme papa.
-Il faut venir quand tout est fermé pour les vacances. Je te ferai entrer, si tu veux.
-Vraiment ?
-Oui. Je travaille pour la Chicago Architecture Foundation. J'ai mes entrées partout ou presque. Mais il faut payer.
-Payer ?
-«a te co˚tera des explications. Allez, viens. On va boire un verre.
Ils se rendirent au Rock Bottom, o˘ les premiers employés de bureau arrivaient tout juste. S'installant sur des tabourets, Louise et Jack se fabriquérent un cocon au sein du rock 'n' roll tonitruant. La jeune femme commanda deux grands verres de whisky.
Accoudée au bar, hésitant à croire ce qu'il lui avait déjà raconté, elle scruta avec incrédulité le visage inex-pressif de son frére. Il regardait droit devant lui, le bout des doigts à peine appuyé au bord du comptoir.
Jack avait fait à Louise un compte rendu fidéle des événements, mais au coeur de cet établissement bruyant, les yeux dans le vague, c'était tout juste s'il parvenait à y croire lui-même. Il se les repassait encore et encore derriére la rétine, tel un film délirant.
-J'ai pensé une seconde que Natalie m'avait poussé à l'eau pour plaisanter. Tu parles d'une plaisanterie. Je suis passé sous quatre ponts, ça, c'est s˚r. Il y a eu un moment horrible o˘ je me suis dit que je n'allais pas m'en sortir, que j'allais me noyer dans le Tibre.
´ J'étais à moitié mort, quand je suis arrivé prés du pont Sant'Angelo. En levant les yeux, j'ai aperçu tous ces anges, les ailes déployées, qui me regardaient sans rien faire pour m'aider. Deux amoureux se prome-naient sur la berge. Je les voyais en ombres chinoises.
Ils se serraient l'un contre l'autre, ils s'embrassaient, ils riaient. Je me suis échoué dans la boue. Le sang me ruisselait sur la tête, j'étais couvert d'immondices grises et de vase verte. La fille s'est mise à hurler. Mais aprés, ils se sont approchés.
´ Je ne me rappelle pas la suite. Ils ont d˚ me tirer sur la berge. quand je me suis réveillé à l'hôpital, deux jours plus tard, une infirmiére m'a dit qu'un jeune couple m'avait amené en voiture. que j'avais été commo-tionné et que j'étais resté inconscient quarante-huit heures. J'avais la gorge enflée, à l'endroit o˘ on m'avait enfoncé le tuyau du lavage d'estomac. Le courant m'avait ballotté au point que je m'étais cassé deux doigts et felé une côte.
´ Les médecins ne savaient pas qui j'étais. Mon portefeuille avait fini dans le fleuve, avec mon manteau.
Impossible de m'identifier. J'ai passé trois jours de plus à me laisser soigner. J'aurais pu appeler Natalie, mais à ce moment-là, je m'imaginais que c'était elle qui m'avait poussé et, de toute maniére, je ne comprenais pas pourquoi elle ne s'était pas lancée à ma recherche, en appelant les hôpitaux ou ce genre de chose.
Alors je suis resté au lit. A réfléchir.
´ Je me suis même demandé si tu n'étais pas impliquée dans cette histoire, louise.
´ J'ai pensé au vieux. Beaucoup. A la maniére dont j'avais passé ma vie soit à le chercher, soit à fuir l'image que j'avais de lui. J'étais là, à Rome, j'exécu-tais ses ordres, je continuais son oeuvre, je couchais avec une de ses maîtresses. Il me semblait qu'il avait tout arrangé. que, malgré sa mort, j'étais toujours sa marionnette. C'était terrifiant.
´ Je broyais du noir, dans mon lit, charmant avec les infirmiéres alors qu'à l'intérieur je bouillais. Trois jours avant qu'on ne me laisse sortir, j'ai décidé de rentrer en Angleterre mettre de l'ordre dans mes affaires. Mais d'abord, je suis allé à la banque signaler la perte de mes cartes de crédit ét arranger un versement.
Et puis je suis retourné à la maison.
Ć'était en milieu de journée. Il y avait un beau soleil d'automne. La porte d'entrée était entreb‚illée.
La hi-fi hurlait du Mahler. Un contralto. Ferrier ou l'équivalent. Il n'y avait personne au rez-de-chaussée, alors je suis monté à l'étage sans faire de bruit, en me glissant devant les mannequins avec leurs yeux brillants. Même la musique ne m'a pas empêché de les entendre baiser. Natalie et un des jeunes Italiens que j'avais vus traîner autour de chez elle. Un de ses mignons La porte de la chambre était entrouverte.
Natalie se trouvait sur le lit, nue, à quatre pattes, le dos arqué et les jambes écartées, le sexe offert. Lui la prenait à genoux, les yeux bandés et les mains liées derriére le dos. Un des jeux ésotériques qu'elle affectionne; elle aimait bien y jouer avec moi aussi.
´ Je les ai espionnés un moment, par la petite ouverture côté gonds. Tout d'un coup, elle a regardé dans ma direction. Elle a dit au garçon d'arrêter, sans quitter la fente des yeux, et puis elle s'est écartée de lui, alors je suis vite descendu me cacher dans le placard sous l'escalier.