-C'est une partie de ce qu'il ne m'a pas donné, dit Jack avec tristesse. Tu as remarqué ? Il n'y a de télé dans aucun de ses deux appartements. Ni ici, ni à
Chicago. qui n'a pas la télé, de nos jours ?
-Il était contre. Et de toute façon, on est à Rome.
qui pourrait bien vouloir regarder la télé ? (Elle se remit sur ses pieds.) Si on donnait dans la banalité la plus prévisible ? On pourrait aller voir le Colisée de nuit ? Tu as dit qu'on était tout prés.
En la contemplant dans la clarté orangée des bougies, Jack comprit que, si elle le lui demandait, il cher-cherait à remonter le temps.
-Tu crois qu'à force d'être admiré, il est devenu plus lumineux ? demanda Louise, frappée de respect.
Le Colisée, le plus imposant et le plus délicieux des ornements de Rome, à demi digéré par le temps, portait la marque des crocs de l'histoire. Jack l'avait vu si souvent en film, entouré des véhicules filant sur l'autoroute voisine, que les deux images s'étaient amalga-mées dans son esprit; les gladiateurs étaient sans le moindre doute venus aux jeux en Fiat.
Alors que Louise et lui s'attendaient à découvrir une foule de touristes, ils se retrouvaient seuls. La lumiére dorée des projecteurs enveloppait le monument, fermé
pour la nuit, mais dont les arches extérieures restaient accessibles. Jack portait Billy tandis que Louise par-courait ce périmétre en oscillant, les bras bizarrement tendus. Elle évoquait un aéroplane ou un aigle.
-Il me semble plus grand que dans mes souvenirs, déclara Jack.
Il avait fait le tour d'Europe obligatoire, à l'époque de ses études, alors qu'il pensait trop à lui-même pour prêter attention aux vieilles pierres.
-Ce genre de choses a toujours l'air plus grand (Louise planait entre les arches), quand on est avec quelqu'un qu'on aime.
Il se tourna vers elle, mais elle s'envola dans un nuage d'ombres obscures. En un réflexe involontaire, il serra plus étroitement Billy contre lui et l'embrassa.
Il avait joué au papa toute la journée, depuis l'aéroport de Chicago; à présent, le rôle lui paraissait par éclairs dangereusement réel.
-quand j'étais tout petit, mon pére me parlait souvent des lions et des chrétiens, raconta-t-il lorsque Louise réapparut. Il disait qu'il était du côté des lions.
-Moi aussi, répondit-elle, sans qu'il p˚t déterminer si elle était du côté des lions ou si leur pére lui avait dit les mêmes choses qu'à lui.
Il n'eut pas l'occasion de s'en informer, car elle poursuivit:
-«a me fait tourner la tête. Rien que de penser que je suis là. A Rome. Je plane.
Il voyait ce qu'elle voulait dire. La brise lui apportait l'odeur du Tibre. On n'admirait pas Rome, on s'y glissait, et la ville se refermait sur ce corps étranger comme une eau chaude. L'histoire était partout, boue minérale tapissant le lit du fleuve ou en crevant la surface, étincelante. L'‚ge agitait ses grands bouquets d'anémones pour attirer l'attention vers les trésors immergés ou les rochers noyés qui, lorsqu'on y regardait de plus prés, s'avéraient être des artefacts. On ne trouvait plus de pierre native, vierge. Le moindre morceau en avait été tiré de terre, creusé, sculpté, travaillé, retravaillé, mis au rebut, transformé en un flot continu.
A Rome, il fallait des branchies pour nager dans l'histoire, et lorsqu'on remontait chercher de l'air, on s'apercevait que le ciel même était ensemencé par la poussiére des briques anciennes. Une poussiére épaisse, sucrée, nacrée à force de références. Chaque soir, la ville s'écroulait sous le poids du souvenir; chaque matin, elle était reconstruite, en briques neuves br˚lantes du passé rajeuni.
Un trop-plein d'histoire, pilule narcotique. Gaz gris perle. Jack regarda autour de lui. Sur la via di San Gregorio, derriére l'arc de triomphe de Constantin qui frémissait, se pressaient des cars vomissant des nuages de fumée et des Fiat klaxonnantes. Un ciel de sable s'étendait au-dessus des briques ocre. Le souffle humide et languissant de Rome jouait avec le col du visiteur. Il eut peur d'être en train de tomber amoureux de sa soeur.
-Je suis prête, annonça cette derniére. «a a calmé
ma soif, on peut rentrer.
Billy s'était endormi dans les bras de son oncle. La maison était à vingt-cinq minutes à pied, mais Jack, malgré ses fourmillements musculaires, insista pour porter le bébé. A un moment, Louise glissa le bras sous le sien. Ils poursuivirent tranquillement leur marche à
travers la pénombre des rues, sous les faibles réverbé-
res, comme un véritable couple sur le chemin de son foyer.
Cette fois, nulle musique ne les attendait. Jack arrangea les fusibles correspondant aux étages, mais Louise lui suggéra de ne pas allumer les lumiéres du rez-de-chaussée. Elle préférait les bougies. Alors qu'il rôdait à travers la maison, trois mannequins supplémentaires le firent sursauter. Le premier, installé dans une alcôve au sommet de l'escalier, arborait une capote et un masque à gaz de la Seconde Guerre mondiale; le deuxiéme, en toge, la tête fendue, occupait une chambre à coucher; le troisiéme, dissimulé dans la salle de bains, portait un costume de ballerine et de grosses bottes militaires.
Lorsque Louise eut fait un lit et couché Billy, Jack ouvrit une bouteille de vin. La jeune femme, le verre à la main, gagna la fenêtre, o˘ elle écarta à deux doigts les lamelles du store pour regarder l'avenue bordée d'arbres. Ses cheveux relevés dévoilaient sa nuque bronzée, sur laquelle se rivérent les yeux de Jack. Il aurait voulu s'avancer, se tenir juste derriére elle, tout prés.
-Cette ville, soupira-t-elle. Rien que d'être là...
-On n'en a pas vu un milliéme.
Elle pivota.
-Mais ce n'est pas seulement les monuments, hein ?
-Non. Pas seulement. C'est comme si... j'allais dire comme si une force invisible était au travail. J'ai peut-être consacré trop d'attention au manuscrit délirant de mon vieux pére.
-Tu l'as lu ?
Louise s'approcha du canapé et dispersa un tas de coussins aux pieds de Jack, avant de remplir leurs deux verres puis de s'agenouiller.
-Seulement parce que tu m'as dit que ça marchait.
Mais ça ressemble fort aux divagations d'un psycho-pathe.
-J'ai dit que ça marchait d'une maniére bizarre.
que ferais-tu, si tu étais capable de te rendre invisible ?
-Je te suivrais partout. Je te regarderais vivre.
Le cou de la jeune femme rougit jusqu'au lobe de ses oreilles.
-Comment ça ?
-Te verser du vin. J'aime la maniére dont tu t'y prends. Coucher Billy. Ce genre de choses.
Elle plissa les yeux en contemplant son verre, et Jack regretta ses paroles. Puis elle déclara qu'il était temps pour elle d'aller dormir. Ses affaires se trouvaient déjà dans une chambre ornée d'un immense lit grinçant. Son compagnon lui demanda si elle voulait qu'il y porte Billy, mais elle répondit que non, merci, ça irait, il valait mieux qu'elle s'en charge. Elle lui souhaita une bonne nuit-sans l'embrasser.
En ce qui concernait les chambres, il avait l'embar-ras du choix, même si la plupart semblaient avoir été
occupées récemment encore. Jack se planta à la fenêtre de l'une d'elles, qui donnait sur la rue principale. Il avait oublié de couper la musique, au rez-de-chaussée.
Une voix de mezzo-soprano s'élevait doucement jusqu'à lui, sans occulter le faible bourdonnement de la circulation nocturne dans les artéres de la Ville éternelle.
CHAPITRE IX
Afin de maîtriser l'art de l'Invisibilité, il vous faut tout d'abord développer la capacité de discerner certaine couleur: la fugitive nuance Indigo.
Car vous ne l'avez jamais vue. Peut-être croyez-vous l'avoir déjà vue, mais tel n'est pas le cas. Il peut se trouver quelque initié ou curiosité
humaine pour qui la régle ne s'applique pas, mais je serais fort surpris que plus d'une personne sur cinq millions arrive sur cette Terre possédant, par hasard ou défaut inné, la fantastique capacité de percevoir la couleur Indigo.
Certes, son nom est souvent invoqué dans les banales descriptions des éléments colorés du spectre. Au sceptique, je ne dirai qu'une chose: allez, trouvez un spectre de lumiére réfractée. Exami-nez-le. Remarquez-y le rouge, l'orange, le jaune, le vert, le bleu, puis voyez comme votre coeur tressaute-de maniére presque imperceptible, mais il tressaute-alors que vous admettez ce que vous avez toujours su: que votre oeil passe du bleu au violet sans enregistrer de véritable dégradé entre les deux. O˘ se trouve l'Indigo ?
Montrez-le. Vous ne le pouvez pas. Isolez-le.
Vous n'y parviendrez jamais. Prétendez que les subtiles tonalités de bleu d'un côté, de violet de l'autre constituent la teinte mystérieuse dont il est question. Mentez-vous à vous-même. Vous l'avez fait toute votre vie, pourquoi vous arrêter là ?
Considérons que, ayant vérifié l'étonnante véracité de mes dires, vous avez interrompu ce petit exercice. Les plus paresseux d'entre vous trouveront, j'en ai peur, les restrictions-et la disci-pline dont il est question par la suite dans ce Manuel de Lumiére plus pénibles que les lecteurs à l'esprit scientifique.
Si je vous indique, dans ces pages, la conduite à tenir et que vous vous y refusiez, vous ne parviendrez à rien. J'ai moi-même parcouru les sept continents à la recherche de la nuance fugitive, guidé par d'autres initiés, des manuscrits occultes et de mystérieux indices. En tout ce temps, je n'ai découvert sur le globe que trois lieux o˘ la couleur soit d'accés facile, du moins pour le maître des arcanes ou pour la personne suivant mes instructions à la lettre. Un de ces lieux est à l'heure actuelle hors d'atteinte, les événements politico-militaires générant le chaos dans le pays qui l'abrite. Les deux autres se trouvent à Chicago USA, et dans la capitale italienne, Rome. Il vous suffit d'y aller pour voir par vous-même, bien que nul guide autre que celui-ci ne mentionne la présence du fugitif Indigo.
Il existe une derniére possibilité, que je pense être néanmoins au-delà à la fois de l'endurance et des moyens de la majorité d'entre vous. Je ne la mentionne que par désir d'exhaustivité. La nuance est visible dans l'instant, et pas seulement à l'ini-tié, aux deux pôles.
Sur le conseil d'autres voyageurs, je me suis joint à des expéditions pédestres en partance pour les pôles Nord et Sud. A chaque fois, le saint Graal des positions polaires est resté hors de notre portée et il nous a fallu faire demi-tour; à chaque fois également, moi seul dans tout le groupe n'ai pas été déçu. J'avais trouvé mon propre Graal, j'en avais vu et étreint le bref miracle.
Permettez-moi d'ajouter qu'il n'est pas possible de gagner en avion l'Arctique ou l'Antarctique dans l'espoir d'en rapporter ce calice. Sa découverte dépend de l'exposition, des jours et des jours durant, à un environnement tout de Lumiére blanche. Aux pôles n'existe nulle couleur naturelle. Le sol est blanc, le ciel est blanc. Au bout d'un moment, les compagnons de voyage eux-mêmes ne représentent plus qu'une ligne de fantômes gris‚tres cheminant péniblement devant ou derriére soi. Les conversations amicales entre collégues, devenues gênantes, s'éteignent. Le silence, seulement brisé par le piétinement rythmique des bottes dans la neige, reste seul acceptable. Alors les yeux, miroirs de l'‚me, s'abaissent peu à peu, devenus vitreux du regard intérieur. Des jours et des jours d'une terrifiante blancheur.
Puis, la nuit, viennent les rêves, délires oniriques inspirés de couleurs tourbillonnantes, luxuriantes et exotiques. Tout comme on peut rêver de chaleur, on peut rêver de pourpre impériale, de saphir royal, de vert et de jaune semblables à des gemmes. Ces fantasmes fleurissent, antidotes à la blancheur sans merci du paysage, s'épanouissent, menacent de tout engloutir. Plus d'une fois, je me suis réveillé, j'ai rejoint la colonne puis repris ma route, retombant aussitôt dans l'univers onirique alors même que j'avan-
çais. Et là, dans la majesté kaléidoscopique du songe, j'ai découvert le mystique Indigo.
qui a vu cette couleur ne l'oubliera jamais. Car, ainsi qu'elle préfére se rendre véritablement invisible en presque toutes circonstances, elle est par essence le secret de l'Invisibilité.
Mais considérons comme un fait avéré que vous n'avez ni la possibilité, ni la force, ni les moyens financiers de vous rendre dans les régions polaires afin d'y apercevoir ce phénoméne grandiose. Il vous faut donc suivre mes instructions exactement telles que je les couche sur le papier.
J'ai laissé entendre un peu plus tôt que nul guide ne vous ménerait là o˘ j'entends vous mener. Ni les envoyés du Baedaker, ni ceux du Routard n'ont dîné dans le palais de l'Indigo. Pourtant, c'est en guide que je compte vous y entraîner; comme si je vous disais: gagnez cet endroit tel jour de l'année, à telle heure du crépuscule, en passant par telle rue, pour le voir depuis l'autre côté de la riviére lorsque la lumiére est exactement telle qu'il le faut. Vous comprendrez aisément qu'il s'agit là d'une simple maniére de parler, mais il existe bel et bien une route définie menant aux portes de la perception. Cette route, suivez-la sans en dévier jamais, afin de rester hors de danger. Observez pas à pas mes instructions, et vous aboutirez au miracle.
CHAPITRE X
A présent, une force invisible les séparait. Ils étaient partis sans plan bien défini pour parcourir Rome à loisir, ouvrir de grands yeux devant les antiquités, les piazzas, les monuments, avant de se lancer à la recherche de Natalie Shearer comme l'exigeait le testament.
Mais il ne leur était plus possible d'agir ainsi aprés les événements de leur premiére soirée romaine. Ils n'en parlérent ni l'un ni l'autre.
-qu'est-ce que j'ai fait ? aurait pu demander Jack.
Il s'en abstint.
-Pour hier soir..., aurait pu lancer Louise, si elle avait voulu aborder le sujet.
Elle n'en fit rien.
-Tu t'es levé tôt, dit-elle en se glissant hors de sa chambre, vêtue d'un peignoir de soie qu'elle avait découvert pendu à la porte.
Bleu azur, le dos orné d'un dragon chinois violet convulsé, il enflammait son léger h‚le. La lumiére venue de la fenêtre tournoyait sur le tissu.
-J'ai décidé de m'occuper de l'affaire Shearer.
-Bonne idée. Occupe-t'en.
-Je vais commencer par les endroits les plus évidents. J'ai trouvé un ou deux numéros de téléphone, aussi. Tu pourrais peut-être les essayer ce matin.
-D'accord.
-Je serai de retour dans l'aprés-midi.
Jack dégringola les escaliers en gonflant les joues.
Il avait retenu son souffle durant tout cet échange, paradoxalement long malgré sa briéveté.
Au lieu de s'occuper de l'affaire Shearer, il reprit le chemin parcouru la veille au soir pour gagner le Colisée. Lorsqu'une pluie diluvienne se mit à tomber, des dizaines de colporteurs arabes apparurent soudain, chargés de parapluies. Jack en acheta un avant de payer son entrée dans le monument. Il trouva, sur un gradin supérieur, un siége abrité o˘ il pouvait rester relativement au sec à condition d'incliner son parapluie suivant un certain angle.
Ce qui l'ennuyait le plus, c'était d'ignorer s'il se trouvait à Rome à cause d'une certaine Natalie Shearer ou d'une nommée Louise Durrell. S'il était bien sur les traces de la premiére, il avait quitté le ballon des yeux une fraction de seconde de trop. Il ne pouvait plus prétendre s'intéresser à son rôle d'exécuteur testamentaire pour le compte d'un pére dément. La seconde l'avait accompagné sous prétexte de l'assister dans cette histoire, mais il entretenait à son égard des pensées déplacées. Il se reprocha sa fuite quasi parfaite de Chicago.
Au dernier moment, en dépit du bon sens, il s'était débrouillé pour que Louise suivît, avec tous les tourments et les complications qu'impliquait sa présence.
Certes, quand elle avait décidé d'être du voyage, elle ignorait totalement qu'il éprouvait à son égard un penchant romantique. Pourquoi se torturait-il dés qu'il était question de sentiments ? Il ignorait qui était vraiment cette Louise Durrell, pour quelles raisons elle occupait ses pensées et (de même que d'autres femmes dans son genre) avait le pouvoir de le maintenir assis sous la pluie au milieu des ruines.
Enchaîné dans l'aréne, il entendait le rugissement, il sentait le parfum léonin du désir féminin qui piétinait dans sa cage, impatient que le dompteur en ouvrît la porte. Avec quelle ardeur les citoyens de Rome n'allaient-ils pas se balancer sur les gradins, jusqu'à ce que l'amphithé‚tre résonn‚t de leurs rires. Car Louise et Jack étaient frére et soeur.
La pluie s'épuisa, le soleil se montra et les parapluies, excepté celui de Jack, disparurent. Il ne bougea pas. Au bout d'un moment, il distingua entre les colonnes des galeries d'accés, sous la base de l'aréne, une femme et un bébé; Louise, avec la poussette qu'il avait récupérée sur le tapis à bagages. L'instinct l'avait poussée à revenir sur les lieux magiques de la premiére nuit, tout comme Jack.
Bien qu'elle ne p˚t le voir, il inclina davantage son parapluie, pour se cacher sans la perdre du regard.
Même à cette distance, elle paraissait solitaire, perdue dans l'immensité du Colisée o˘ elle errait par les tun-nels, à la recherche d'une sortie. Elle chassa ses cheveux de ses yeux et, sembla-t-il à Jack, fronça les sourcils. Peut-être se demandait-elle quel chemin emprunter. Il dut étouffer l'instinct qui le poussait à
courir la rejoindre.
Le pouvoir que les femmes exerçaient sur lui le désespérait. Sa moindre pensée était gouvernée par son besoin de les côtoyer; elles l'attiraient à un tel point qu'il se mentait à lui-même sur ses raisons de les approcher; son jugement en ce qui les concernait était faussé; il ressemblait à un drogué en quête de sa dose infernale; et, en l'occurrence, il se languissait dans la ville la plus indiscutablement romantique du monde, emplie de jolies femmes, affligé du désir de marcher au côté de l'une d'elles en particulier. Celle qu'il n'aurait pas, qui s'efforçait d'écarter ses cheveux de ses yeux, qui paraissait seule et perdue, errant avec son landau usé entre des pierres tonitruantes, véritable fan-fare historique.
A l'instant o˘ elle disparut à sa vue, quelque chose se serra en lui, le poussant à la suivre. Mais, plus forte que son envie de la rejoindre, la peur d'être rejeté
enchaînait Jack au gradin. Il laissa partir Louise et lui donna même avant de se lever un peu de temps pour quitter le Colisée.
Mais pas assez, bien entendu. Alors qu'il se levait, il savait que si la jeune femme gagnait directement la sortie, il ne la rencontrerait pas, mais que, si elle traînait, elle serait peut-être encore dans les parages. Il lui accorda donc assez d'avance pour se persuader qu'il ne cherchait pas à la rattraper, mais trop peu pour être certain de son départ-si bien qu'il tomba sur elle en s'en allant.
Louise le contempla, les yeux plissés derriére la méche qu'elle écartait de son visage.
-Et si on repartait de zéro ? dit-elle.
Ils passérent l'aprés-midi à se gorger d'autres délices de la Rome antique, sachant parfaitement qu'il s'agissait d'une nourriture de substitution. Aprés avoir gagné
le Forum par le Colisée, ils firent la visite guidée traditionnelle en sens inverse: Louise prenait à rebours tout ce qu'elle trouvait dans son guide. Ils parlérent architecture. Architecture. Jack, qui voulait en réalité discuter de la situation, découvrit en lui une voix évoquant l'enregistrement diffusé par un musée, capable de dis-courir sur les panneaux aux reliefs élaborés de l'arc de Titus ou les caveaux spectaculaires de la basilique de Maxence. Louise participa au jeu en célébrant les proportions équilibrées du temple de Vesta et les colonnes élancées du temple de Castor et Pollux. Billy resta étrangement silencieux durant toute la prome-nade. Par moments, il tordait le cou afin de regarder en arriére, soit sa mére, soit Jack, comme s'il n'arrivait pas vraiment à en croire ses oreilles.
Enfin, Louise demanda, sans que rien de particulier ne l'e˚t laissé prévoir:
-Tu crois que le mariage est un genre d'architec-ture ?
Jack garda les yeux fixés sur l'arc massif de Septime Sévére.
-J'ai été marié deux fois, mais jamais ça n'a tenu ne serait-ce qu'une fraction du temps depuis lequel ces monuments sont là.
A quoi Billy fit vibrer ses lévres.
-Je crois qu'il a faim, annonça sa mére.
Ils trouvérent une pasticceria, dont le serveur au charme latin alla chercher une chaise haute pour le gar-
çonnet et se montra aussi chaleureux que s'ils avaient été les premiers clients de la saison.
-Papou ! s'exclama le bébe en le montrant du doigt.
Le serveur rougit. Louise rougit. Jack se fendit d'un rictus à se meurtrir la m‚choire. Ils dégustérent de petits g‚teaux de riz napolitains et des capuccinos.
Rome se révélait insupportablement délicieuse, susci-tant, du moins chez Jack, un mal de dents d'un genre nouveau.
Il ne crut pas une seconde que Louise espérait tirer de son expérience italienne les mêmes bénéfices que lui; comme il se le répéta à maintes reprises, jamais il n'en avait été question. Il déplorait d'avoir fait de la ville même un instrument de torture.
Rome était responsable de sa déplorable situation.
On s'y trouvait constamment en représentation. O˘
qu'on all‚t, le décor restait aussi flamboyant que celui d'un opéra. Ruines impériales, rues pavées médiévales, églises Renaissance, fontaines baroques-tout cela interchangeable. Scéne aprés scéne, on s'exprimait dans un auditorium résonnant, si bien qu'on osait à
peine formuler des banalités. Et, en toutes circonstances, on avait l'impression d'être posthume, comme oublié par des événements extraordinaires, naissance et chute d'empires, aube et crépuscule d'‚ges d'or, auxquels on avait pourtant survécu, par miracle. Mais de quelle maniére avait-on échappé à l'histoire ? Par l'amour et l'état amoureux: il n'existait plus d'autre monnaie, à Rome. L'amour plaçait en dehors des événements et de l'histoire. Il assourdissait le hurlement de la mortalité. C'était le seul antidote au passage du temps dont témoignaient ces somptueux décors.
Voilà pourquoi les Romains se souciaient comme d'une guigne des antiquités qu'ils foulaient chaque matin sur le chemin du travail. Ils polluaient et salis-saient gaiement monuments et rues magnifiques, car leur menefreghismo-la maladie du j'm'en-foutisme
-était symptomatique du besoin d'échapper au flot rugissant de l'histoire. Les Romains que l'apesanteur amoureuse n'avait pas délivrés se ruaient à travers la cité avec leurs portables, payant des agences pour les appeler toutes les demi-heures, prêts à tout afin d'être à
la page, dans le vent, mais conscients que leurs efforts désespérés étaient voués à l'échec. Car, a Rome, il n'existait qu'une situation acceptable, une histoire qui libérait du poids de l'histoire. Si on aimait avec ferveur et qu'on était payé en retour, on planait au-dessus de la décomposition toujours plus rapide. Sinon, on était traîné dans la poussiére par le rétiaire Mortalité, sous les huées moqueuses de la foule.
-Pourquoi fronces-tu les sourcils ? demanda Louise. Tu as les sourcils froncés en permanence.
-Vraiment ? Je réfléchissais, c'est tout. Encore un peu de café ?
Elle allait dire quelque chose mais se ravisa.
-On y va ?
-Tu veux continuer à visiter ?
-Je crois que je suis saturée de pierres, pour l'instant.
-On peut descendre sur les berges jeter un coup d'oeil au célébre Tibre.
-D'accord. Et aprés, on rentre, O.K. ? Faire la sieste. Je me sens un peu déphasée. On n'a qu'à acheter deux, trois choses et préparer un repas à l'appartement.
qu'est-ce que tu en dis ?
Elle le regardait dans les yeux, comme si c'était la question la plus essentielle qu'elle p˚t lui poser.
-Bonne idée.
Pendant qu'ils gagnaient le fleuve, Billy s'endormit dans sa poussette. Ils se promenérent un peu sur le pont Fabricius, vieux de deux mille ans, contemplant les eaux gris-vert gonflées. Jack lut à voix haute un passage du guide o˘ il était question de tous les cadavres et serpents sifflants dont le Tibre regorgeait à l'époque du déclin de l'Empire; ainsi que des rois, empereurs, papes, anti-papes et autres hommes politiques qu'on y jetait aprés les avoir assassinés. Une sorte de rituel.
-Tu n'envisages pas de m'y jeter, j'espére ?
demanda la jeune femme.
-Pas encore, répondit-il.
CHAPITRE XI
Le soir venu, à la grande surprise de Jack, les p‚tes en sauce trés épicée, la salade et le vin s'accompagné-rent de la clarté des bougies et d'une Louise maquillée, portant même une touche de rouge à lévres rose. Il resta perplexe. Aucune sortie ne figurant au programme, nul autre que lui ne verrait tout cela.
Ils laissérent la chaîne stéréo allumée, avec de l'opéra, et les lumiéres électriques éteintes. Les flammes des bougies vacillaient à travers toute la maison.
-Kathleen Ferrier, annonça Louise en glissant un CD dans la platine. Papa l'adorait.
Jack apprenait à ne pas détester tout ce que son pére avait aimé pour cette seule raison. La voix de la canta-trice, emplie de sincérité, lui fit dresser les poils sur les bras.
-Il aimait les sopranos, hein ?
-C'est un contralto, corrigea la jeune femme.
Il se sentit idiot.
A ce moment-là, le repas était déjà prêt.
-Tu veux dire bonne nuit à oncle Jack ? demanda Louise à Billy, juste avant d'aller l'installer dans sa chambre pour la nuit.
Oui, oncle Jack eut droit à un baiser, et il sentit son coeur se serrer, une fois de plus. Mais il aimait être óncle Jack ª. Faire partie de la famille.
Comme Louise l'avait prié de chercher des serviettes et de mettre le couvert, il entreprit de fouiller le buffet en noyer du séjour. Un tiroir fermé à clé lui révéla un tas de papiers, lettres et factures, ainsi que des coupures de journaux agrafées ensemble. Elles provenaient de publications italiennes et s'ornaient de la photo d'une certaine AnnaMaria Accurso, beauté- latine aux cheveux aile-de-corbeau et aux yeux de biche. Nul besoin de parler italien pour reconstruire l'histoire que racontaient les articles. Dans chacun s'étalait le mot suicida. Les yeux de Jack errérent jusqu'à une date de publication : 17 février. Prenant mentalement note de se renseigner sur le sujet auprés de Louise, il reposa les papiers puis fouilla les autres tiroirs jusqu'à mettre la main sur des serviettes.
Un peu plus tard lui parvint le bruit de la douche puis, encore plus tard, Louise apparut, arborant rouge à lévres et fard à paupiéres, prête, semblait-il, à monter à l'assaut des hauts lieux de la nuit romaine. Il cligna des yeux mais se garda de tout commentaire. Les coupures de journaux lui sortirent complétement de l'esprit.
La jeune femme s'attaqua directement au vin rouge.
Si Jack estima que le niveau baissait vite, il s'abstint là encore de tout commentaire. Le repas n'était pas entamé qu'il dut ouvrir une deuxiéme bouteille. Alors que Louise et lui cherchaient à cerner la personnalité
de Natalie Shearer, il fit une remarque désobligeante sur les relations de leur pére. A sa grande surprise, sa soeur prit la défense du disparu.
-Tu as de bonnes raisons de le détester, c'est vrai, admit-elle, mais c'était de bien des maniéres quelqu'un de remarquable.
-Tu sais pourquoi il aimait Rome ? répondit Jack, qui ne l'entendait pas de cette oreille. A cause de ses relations avec le fascisme. Un jour, il a dit que l'architecture fasciste était trés belle.
-Et alors ? Moi aussi, j'aime la gare. A-t-il jamais exprimé en ta présence des opinions réellement fascistes ?
-Des tas.
La question méritait réflexion. Durant ses vacances à New York, Jack n'était pas parvenu à définir les sympathies politiques de son pére. Ce dernier faisait parfois des déclarations franchement de droite, bien qu'il e˚t à l'occasion l'air anarchiste; un jour, il avait affirmé
être républicain aux …tats-Unis et communiste à Rome.
Louise vida son verre puis s'empara des assiettes. La démarche incertaine, elle dut marquer une pause pour négocier le seuil étroit de la cuisine. Alors qu'elle servait le dessert, une créme caramel, retentit un bruit de vaisselle brisée.
Un plat était tombé sur le carrelage de terre cuite.
En ramassant les morceaux, Jack se rappela une des fêtes de son pére, durant laquelle un verre avait été
cassé.
-Il ne portait jamais de chaussures, tu te souviens ? lança-t-il.
-Bien s˚r. Il avait ça en horreur.
-Eh bien, un jour... AÔe !
Il venait de se couper sur un éclat de faÔence. D'instinct, il porta le doigt douloureux à sa bouche.
-Montre-moi ça.
Louise lui saisit la main pour examiner la blessure puis leva le doigt meurtri jusqu'à ses lévres et se mit à le sucer. Jack sentit sa langue glisser le long de la plaie. Elle le l‚cha alors et se tourna vers les desserts.
-Ce n'est rien. Prends un mouchoir en papier. Et apporte une autre bouteille.
Il déboucha la troisiéme bouteille avant de se ras-seoir à table. Sa compagne, empourprée, lui demanda ce qu'il avait été sur le point de dire. Jack dut réfléchir un instant pour se le rappeler.
-Voilà. Pendant une fête, quelqu'un a cassé un verre. A ce moment-là, j'étais en adoration devant lui.
Je le connaissais depuis trois grandes semaines.
Comme il était pieds nus, je me suis aussitôt mis à
quatre pattes pour ramasser les morceaux. Il m'a arrêté.
´ qu'est-ce que tu fais ?-Je protége tes pieds, ª ai-je répondu. Ne t'inquiéte pas pour ça. La peau aspire le verre, tout simplement. ª Et il me l'a prouvé: il s'est baladé à cet endroit-là en pesant de tout son poids, puis il s'est épousseté les pieds au-dessus de la poubelle.
Il me les a montrés. Pas la moindre marque. Pas une coupure. Rien.
-Il a fait le tour du monde juste pour apprendre ce genre de tour. A Bornéo, ou je ne sais o˘, il a marché pieds nus sur des charbons ardents. «a, il a essayé
de me l'enseigner quand j'étais petite, mais j'avais trop peur. Redonne-moi du vin, s'il te plaît.
-Tu as décidé de te so˚ler ?
Louise, le regard brumeux, louchait à présent légérement. S'emparant de la bouteille, elle gagna le canapé, sur lequel elle se laissa lourdement tomber avant de remplir son verre.
-Tu restes à table ?
Jack fit mine de s'installer en face d'elle, de l'autre côté de la piéce, mais elle pressa de la paume le coussin voisin. Il s'y assit, un peu à l'écart. Elle s'étira, souriante, puis se renversa de nouveau en arriére, détendue. La lumiére des bougies éclairait le duvet de ses bras, invisible à l'ordinaire.
-Pourquoi n'aimes-tu pas parler de l'époque o˘ tu étais flic ?
-Bobby. On dit bobby, en Angleterre. Du moins de l'intérieur. Je t'en parlerai tant que tu voudras.
-Il s'est passé quelque chose de dur ?
-Tu veux savoir si j'ai eu à m'occuper de bébés morts ? De guerres des gangs ? Ce n'est pas ce genre de problémes qui m'a décidé à donner ma démission.
-quoi, alors ?
-L'oeil du bobby.
-Pardon ?
-Pars donc toi-même.
Louise fixa Jack d'un air interrogateur, secouant légérement la tête. Son ivresse parut se dissiper, comme par miracle, et elle se hissa sur ses pieds.
-Je ne devrais même pas être là. J'ai des millions de choses à faire à Chicago.
-Assieds-toi. Détends-toi.
-Non. Je vais me coucher. J'ai mal à la tête. J'ai trop bu.
En partant, elle renversa la bouteille d'un coup de pied involontaire.
Aprés son départ, Jack resta un moment sur le canapé. Enfin, il gagna sa propre chambre, sans toucher a la bouteille renversée ni au vin répandu.
Le lendemain matin, il se leva tôt volontairement et quitta la maison avant le réveil de Louise. Il partit d'un bon pas dans la direction opposée au Colisée, pour ne s'arrêter qu'à la porte Saint-Sébastien, toujours préoccupé par le sang.
Le sang, estimait-il, était le hasard qui réunissait des enfants sous le même toit. Ils grandissaient, jouaient et se battaient ensemble, jusqu'à ce que la familiarité (un mot qu'il n'avait jamais compris auparavant) se solidi-fi‚t en un lien à vie. Mais le sang appelait-il le sang ?
Le reconnaissait-il ? Car, si Jack comprenait bien Louise, l'attirance était à présent mutuelle.
qui posait l'interdit ? Le pontife à la coiffe blanche installé sous le dôme doré, de l'autre côté du Tibre, d'une part; le polype doré, le kyste gonflé de peur et de culpabilité, posé sur la rive nord du fleuve. Plus, bien s˚r, la polizia, dans son quartier général de la questura Centrale. Les policiers de Rome portaient différents uniformes, suivant leurs fonctions: il existait des carabinieri blanc estival, bleu hivernal, bleu p‚le, noirs et gris. Lesquels venaient arrêter l'homme qui couchait avec sa soeur ? Et qui leur en donnait l'ordre ?
Peut-être cela ne comptait-il pas lorsqu'on ignorait qu'on était apparentés; peut-être l'acte restait-il inno-cent lorsque l'esprit n'était pas coupable. que se serait-il passé si une autre raison avait conduit Jack à Chicago et s'il avait rencontré Louise dans un bar pour célibataires ? …tait-elle réellement sa soeur, alors qu'elle avait un accent étranger, ne comprenait aucune de ses plaisanteries et prenait les Bruxellois pour des légumes ?
Une véritable soeur n'e˚t jamais fait des choses pareilles. Il regarda ses mains. Elles tremblaient trés légérement.
L'arc de Saint-Sébastien se dressait devant lui. Une teinte de pourriture adaptée aux sentiments de Jack envahissait la ville. Le monument n'était qu'une mauvaise imitation en papier m‚ché de l'ancien arc: le décor romain devenait soudain l'oeuvre de vieux machinistes négligents qui sifflotaient méchamment dans les coulisses.
Comme les raisons de son voyage se rappelaient à
lui, Jack décida de se rendre dans le quartier de San Giovanni, à l'agence qu'il avait appelée de Chicago afin de lui confier le travail de recherche sur Natalie Shearer. Il fit signe à un taxi.
Le vaste bureau, situé au deuxiéme étage d'un immeuble moderne, n'était occupé que par une minuscule jeune femme à grosses lunettes, Gina, qui paraissait tout juste treize ans mais aux lévres maquillées aussi écarlates qu'une plaie. A peine Jack lui eut-il donné son nom qu'elle sut de quelle affaire il s'agissait. Elle tapota quelques touches sur son ordinateur puis imprima un document.
-Nous avons une adresse. Nous avons pris contact. Voilà o˘ habite la personne.
- C'était facile, mais Jack savait qu'il en allait souvent ainsi quand on recherchait quelqu'un. Il fixa l'adresse, les yeux plissés.
-Trastevere, commenta la jeune femme pour l'aider. Rive ouest. Pouvons-nous faire quoi que ce soit d'autre pour vous, Mr Chambers ?
-Non, répondit-il.
Mais, à la réflexion, elle parlait fort bien anglais.
Sortant son portefeuille, il en tira une des coupures de journaux découvertes en cherchant les serviettes.
-En fait, si. Pourriez-vous me traduire ce texte ?
Son interlocutrice prit le morceau de papier.
-Vous voulez une traduction écrite ?
-Non, dites-moi juste ce que ça raconte.
Elle haussa les épaules, lut l'article en entier puis déclara:
-Eh bien, la jeune fille de la photo était une artiste. Sculpture ?
-Sculpture ?
-Si. Sculpture. Et elle s'est suicidée. AnnaMaria Accurso. On ne sait pas pourquoi. C'est un mystére, parce qu'elle avait reçu beaucoup de prix. Et elle n'a laissé aucun renseignement pour expliquer. Elle s'est tuée le 16 février, à minuit trés exactement, ça, on le sait. Alors les gens se demandent ce qui l'a poussée, mais ils n'ont pas de réponse. Elle avait vingt-trois ans, et elle habitait dans le Trastevere, elle aussi. (La jeune femme ôta ses lunettes pour fixer sur Jack des yeux bruns emplis de sympathie.) Cette histoire est trés triste, je trouve.
-Oui, trés triste. Vous m'avez bien aidé. (Il sortit une carte de crédit.) Puis-je régler ma note, tant que j'y suis ?
Elle haussa à nouveau les épaules, égratigna de ses ongles élégamment vernis quelques touches supplémentaires de son clavier, puis une imprimante produisit une facture.
-Vous n'avez pas compté la traduction, observa Jack aprés avoir parcouru la feuille des yeux.
A quoi Gina répondit par un geste romainsans ‚ge .
-Eh bien, merci encore.
-Je vous en prie. Si nous pouvons encore vous être utiles, faites-le-nous savoir.
-Je n'y manquerai pas.
Il quitta l'immeuble, cherchant désespérément à se rappeler le nom du jeune artiste disparu de Chicago.
N'était-ce pas Chadbourne, Nicholas Chadbourne ?
Jack essayait aussi de se remémorer la date à laquelle cette disparition soudaine avait été signalée. Il prit mentalement note d'interroger Louise à ce sujet; mais d'abord, il devait rendre visite à Natalie Shearer.
CHAPITRE XII
Jack traversa le pont Garibaldi à midi: des coups de canon tirés de la colline lui donnérent l'heure.
L'adresse qu'il cherchait, proche de la viale di Trastevere, se trouvait dans une ruelle aux immeubles d'un gris de poivre empestant l'humidité. Une vieille femme accoudée à sa fenêtre, entre ses pots de géraniums hivernaux, le regarda approcher d'en haut en se suçant l'intérieur des joues. Du linge pendait, immobile dans l'air figé, à une autre fenêtre. Un canari invisible piquetait les briques de son chant.
Jack atteignit une énorme porte surmontée d'une arche, au vieux bois moisi et fendu, à la peinture verte lépreuse cloquée et écaillée. La colonne de boutons de sonnette adjacente ne comportait aucune indication permettant de savoir à quels appartements ils corres-pondaient. L'arrivant porta le doigt au plus haut et attendit. La vieille femme le regardait toujours de sa fenêtre en se suçant l'intérieur des joues. Il pressa l'un aprés l'autre tous les autres boutons.
Comme personne ne se présentait, Jack poussa la porte, qui s'ouvrit sur un passage étroit menant à son tour dans une cour encadrée d'immeubles à deux étages. Il y régnait une certaine activité; une cascade d'étincelles vermiformes d'un bleu acide l'illuminait, produite par une silhouette portant un masque de sou-deur, accroupie au-dessus d'un chalumeau. Ce dernier crachota soudain, et le visiteur dut cligner des yeux pour chasser les ombres violettes des images rémanentes. Il détourna le regard en attendant que l'ouvrier termine son travail. Le chalumeau éternua puis s'éteignit, aussi fumant qu'un fusil de cinéma. Son propriétaire, soudain conscient d'une présence, pivota lentement, clignant de ses yeux sombres derriére le verre teinté
protecteur.
Lorsqu'il arracha le masque, qui tomba à terre, Jack constata avec surprise qu'il avait affaire à une femme.
Ses longs cheveux noirs, attachés en arriére, lui déga-geaient le visage. Un foulard d'un rouge flamboyant attirait l'attention sur son cou ivoirin. Son visage barbouillé de suie luisait de transpiration.
-Vous parlez anglais ? Je cherche Natalie Shearer.
-De la part de qui ?
Elle avait l'accent de la banlieue londonienne. Malgré son air italien, elle était aussi anglaise que le five o 'clock.
-Vous connaissiez Tim Chambers, lança Jack.
Son interlocutrice pinça les lévres en une ligne austére, comme pour retenir un sourire. Puis, ramassant le masque, elle ralluma le chalumeau et se remit au travail. Jack resta là à attendre jusqu'à ce qu'elle écarte l'outil fumant.
-qu'est-ce qu'il veut ? cria la jeune femme.
-Rien du tout. Il est mort.
Elle ôta de nouveau le masque.
-Et alors ?
-Il vous a laissé par testament beaucoup d'argent.
-Trés bien. quand vais-je l'avoir ?
-Sa disparition n'a pas l'air de vous chagriner, mais vous ne semblez pas non plus surprise d'hériter.
Le jean sale et élimé de Natalie Shearer révélait une longue silhouette souple. Jack lui donnait à peine plus de trente ans. Pas étonnant que le vieux se f˚t intéressé
à elle, même si elle en avait trop vu pour que sa beauté
ne f˚t pas légérement érodée. La plupart des femmes arboraient un sourire machinal quand on les voyait pour la premiére fois; elle non.
-Si vous êtes venu me donner de l'argent, parfait.
Sinon, je suis occupée.
-Ce n'est pas si simple. Il y a une ou deux conditions. La publication d'un livre, par exemple.
-Laissez-moi deviner. L'invisibilité. Merde.
Tirant des cigarettes de sa poche de poitrine, elle en alluma une, qu'elle logea au creux du V formé par deux longs doigts élégants mais sales.
Vous allez y gagner un bon paquet, reprit Jack.
La jeune femme examina son travail d'un air morose, comme indécise. Le visiteur, lui, ne voyait là
qu'un ensemble de tuyaux évoquant les rayons d'une roue. Enfin, son interlocutrice releva la tête pour le fixer d'un regard perçant. Ses yeux légérement injectés de sang, peut-être à cause de la pluie d'étincelles, rap-
pelaient cependant le loup par leur côté argenté, à la fois déstabilisant et provocant. Jack sentit une minuscule gouttelette perler sous son col.
-Rentrons, décida Natalie.
Son áppartement ª était un atelier dont on avait abattu les cloisons, à la tuyauterie apparente, au sol nu, au pl‚tre et au lattis muraux visibles par endroits; un studio frappé d'un déséquilibre aberrant entre une zone de travail bien rangée, d'un côté, et un bric-à-brac de sculptures tout juste figuratives de l'autre. On e˚t dit qu'une main géante avait soulevé le plancher par un coin pour le secouer, faisant tout tomber à un bout de la piéce. Lorsque Jack y pénétra, à la suite de son hôtesse, deux jeunes Italiens aux yeux de biche levérent les yeux vers eux. Tassés sur des sacs de cou-chage, ils se partageaient une cigarette. La puanteur du hashish se mêlait à celle des pieds.
- Vattene ! lança Natalie d'un ton sec, comme à
des chats dans une cuisine. Allez, dehors !
Comme des chats, ils disparurent sagement.
-Ces petits Italiens sont beaux gosses, poursuivit-elle à l'adresse de Jack, en versant du café moulu dans une cafetiére qu'elle posa sur un réchaud à pétrole, mais on a envie de les jeter aprés usage.
Elle avait, en marchant, une maniére étrange d'ondu-ler des cuisses. On avait l'impression qu'elles lui étaient un fardeau de sensualité. Ses yeux parcouraient Jack, notant le moindre détail, froidement évaluateurs.
Elle cherchait à le mettre mal à l'aise, à le prendre à
contre-pied. Il avait déjà remarqué ce genre de conduite chez des gens qui avaient quelque chose à cacher.
On ne pouvait s'asseoir nulle part, pas même sur une caisse retournée, aussi resta-t-il debout, malgré la tasse fêlée que la jeune femme finit par lui mettre entre les mains. La conversation tout entiére se déroula dans une inconfortable position verticale.
-Vous connaissiez Tim ? demanda Natalie.
-C'était mon pére.
Son front se plissa.
-Il ne m'a jamais parlé d'un fils quelconque.
Il ne m'en a jamais beaucoup parlé non plus.
Alors vous comprendrez que je ne pleure pas, non ?
Il eut un rire bref. Elle avait la même hauteur, la même beauté froide que les statues du Forum, et pleurait sans doute aussi facilement.
-Vous le connaissiez bien ? s'enquit-il.
-Il m'a aidée. En arrangeant une exposition ici, à
Rome. Mais il a fallu que je couche avec lui.
La putain endurcie, à présent; un faux-fuyant, Jack le voyait bien.
-Vous êtes une artiste, puis-je vous poser une question ? Vous avez déjà vu la couleur indigo ?
-Ha ! (Posant sa tasse sur un plan de travail taché
de peinture, elle désigna une toile accrochée au mur, dégradés à la texture grossiére de bleus et de violets.) J'ai essayé tout ce qu'on trouve sur la planéte. Le sang menstruel, le sperme, la morve et un tas d'autres choses. Le jus de coquelicot. Le curaçao bleu. La totale.
On ne voit pàs l'indigo, parce qu'il n'y est pas.
-Il y croyait. Mon pére.
-Comme tout le monde. N'importe quel être humain croit qu'il existe une couleur appelée indigo, jusqu'à ce qu'on lui demande de la montrer. J'y ai cru aussi. quand j'étais jeune et influençable. J'ai passé un temps fou à essayer de la mettre sur toile. Il y a dans cette peinture deux nuances représentant la teinture issue de la plante appelée Indigofera. Dites-moi que ce n'est pas du bleu.
-Pour avoir droit à l'héritage, il faut publier ce manuscrit sur l'invisibilité. Et remplir quelques autres conditions. Vous êtes prête à le faire ?
-Peut-être.
-Je ne suis pas làpour vous convaincre. C'est oui ou non. Et excusez-moi, mais il me semble que vous auriez l'usage de cet argent. Je vais sans doute rester deux jours de plus. Je suis chez lui. A cette adresse...
-Je connais la maison. Si la réponse est oui, je vous appellerai.
La jeune femme prit la tasse des mains de Jack et jeta les fonds de café dans l'évier qui occupait un angle du studio. Puis elle raccompagna son visiteur dehors et ramassa son masque, prête à se remettre au travail. Les deux jeunes Italiens, assis dans la cour, les contem-plaient en clignant des yeux.
-Sur quoi travaillez-vous ? s'enquit Jack.
-Si vous ne le voyez pas, ça ne sert à rien que je vous le dise.
Elle enfila gants et masque puis alluma le chalumeau. Il quitta la cour. La vieille femme regardait toujours la rue de sa fenêtre, en se suçant l'intérieur des joues.
CHAPITRE XIII
Peut-être pensez-vous, lorsque je fais référence au génie de l'Invisibilité ou à la capacité de distinguer la couleur Indigo, que je parle de quelque aberration de l'esprit. En fait, mon discours est consacré à des phénoménes optiques observables.
Le probléme, d'un point de vue scientifique, est que vous ne pourrez réitérer mes expériences de maniére satisfaisante que sur vous-même. Il ne vous sera pas possible d'avoir recours à un collégue pour répéter ces résultats, à moins que ce collégue ne soit également un initié capable de voir.
L'être humain est un récepteur passif du monde visuel. Il ne perçoit qu'une partie de ce qui se trouve devant ses yeux et y réagit tout juste, inconscient, même à un niveau superficiel, du dessin imprimé dans le tapis, de l'ombre posée sur la pelouse, du serpent caché derriére la fleur.
Il existe aussi des observateurs scientifiques ou proactifs, qui s'usent les yeux sur des lentilles déformées, armés de télescopes, de microscopes ou de loupes tournés vers des objets petits ou grands. Pourtant, c'est un truisme de la science moderne de dire que l'observation attentive méta-morphose la chose observée. Le dessin se déforme, l'ombre s'éclipse, le serpent disparaît.
Une troisiéme possibilité s'offre à nous, qui réclame cependant de la pratique. Elle implique la capacité de voir indirectement. Dans l'appréhension de la couleur Indigo, j'ai découvert le seul chemin direct menant à la vision indirecte. Mais comment y aboutir ? Décousez le dessin du tapis, il ne vous reste que des fils entremêlés; emprison-nez l'ombre sous un filet, et voyez ce que vous y gagnez; attrapez le serpent par la queue, il se debarrasse de sa peau.
Avant de passer aux sept étapes de la vision, je vais d'abord m'intéresser à la préparation spiri-tuelle. Ces exercices sont déconseillés aux individus fragiles. Si vous souffrez d'un désordre nerveux, d'une infirmité psychologique, d'une imagination surexcitée, d'une incapacité à aller au bout de vos entreprises, d'une introversion excessive, de mélancolie, de dépendance à l'égard de l'alcool, la drogue, ou d'un quelconque manque de volonté, mieux vaut replacer ce livre sur son étagére. Si, d'un autre côté, vous êtes persuadé de la fermeté de vos facultés mentales, le risque de tout perdre est contrebalancé par la possibilité de vivre un miracle.
N'abordez ces exercices qu'aprés avoir passé
six semaines entiérement dégagé de l'influence de l'alcool et des drogues. Ne pas suivre ce conseil à la lettre vous ménerait à la maladie.
…vitez de regarder la télévision tant que se poursuit votre entraînement (ainsi que durant les deux semaines précédentes, si je puis me permettre une suggestion). Non que le contenu des programmes soit intrinséquement mauvais de quelque maniére que ce soit, mais à cause de la nature papillotante de l'image transmise par le tube cathodique. L'accoutumance de l'oeil à
l'écran brillamment éclairé du téléviseur se traduit par un désordre optique qui brouille la vision indirecte (reportez-vous à l'appendice pour une discussion plus technique du probléme).
Afin d'entamer le processus de concentration précédant les exercices proprement dits, aména-gez-vous deux fois par jour une plage de vingt minutes réservée au calme et à la solitude. Installez-vous simplement dans un fauteuil confortable et consacrez ces instants à la contemplation de la couleur manquante du spectre. Vous l'avez expérimenté, l'Indigo n'est pas à votre portée: aussi, contentez-vous de focaliser vos pensées sur le gouffre qui sépare le violet du bleu. Vous vous apercevrez que votre esprit part à la dérive. Ne cherchez pas à l'en empêcher; en découvrant qu'il est en effet ailleurs, rappelez-vous juste quel est votre objectif et recommencez.
La derniére étape de la préparation mentale consiste en une sorte de purification. Il n'est pas question ici d'allumer de l'encens, de tracer dans les airs des cercles magiques ou autres sottises du même genre. Il est question d'affronter les démons du scepticisme.
Si certains de vos amis ou connaissances sont en effet des sceptiques, n'abordez pas avec eux la question de ces exercices. (Peut-être devriez-vous envisager de vous libérer d'amis qui, au bout du compte, risquent de s'avérer sans intérêt-cela vous regarde.) Aprés avoir creusé dans le sable une ligne vous protégeant des démons d'autrui, il vous faut à présent vous occuper des vôtres. Celui du scepticisme est adroit. Je l'ai rencontré et regardé dans les yeux. A quelque distance, il paraît attirant, séduisant. Il est moderne, à la mode, aussi débrouillard qu'un jeune Romain, et intelligent, drôle, sympathique. Pourtant, de plus prés, on découvre une horrible brute. Sa peau pus-tuleuse part en lambeaux, ses cheveux tombent, ses beaux vêtements sont mal coupés. L'éclat amusé de son oeil n'est que la luisance du givre glacé, et son étreinte est aussi froide que l'azote liquide.
Aprés avoir mis de côté whisky et herbe, aprés avoir consacré deux fois vingt minutes par jour à
la contemplation de la couleur manquante, aprés, enfin, avoir vaincu le démon du doute, vous voilà
prêt à faire le premier pas.
Celui de la Couleur.
CHAPITRE XIV
-Vous avez changé. Il y a quelque chose de différent en vous.
Natalie alluma une cigarette avec un Zippo et se versa un troisieme verre de vin, bien que Jack et elle eussent tout juste terminé l'antipasto.
Ils se trouvaient dans une trattoria, le Da Giovanni, que, d'aprés la jeune femme, les habitués sur-nommaient ´ le Débit de poison ª sans pour autant cesser de lui être fidéles. Elle connaissait tout le personnel et la moitié de la clientéle, essentiellement composée de parents des condamnés emprisonnés derriére la porte d'à côté ou presque. quant aux autres dîneurs, c'était un rassemblement de grotesques felli-nies.
A son retour de chez l'artiste, dans l'aprés-midi, Jack avait découvert un message de Louise l'informant qu'elle partait avec Billy voir le Vatican. Trés bien, s'était-il dit. Je n'ai aucune envie de voir le Vatican.
Mensonge. Il e˚t aimé visiter la chapelle Sixtine, se tenir sous le doigt de Dieu en effleurant ceux de Louise, attentif au moindre bruit d'électricité statique.
Le désir sans espoir qu'il réprimait crachait, crépitait, br˚lait en lui. D'une maniére ou d'une autre, il devait se décharger.
En fin d'aprés-midi, Jack avait appelé son bureau, à
Londres, sans obtenir d'autre réponse qu'une série de sonneries. Pour des raisons qui lui restaient obscures, sa secrétaire avait débranché le répondeur. Il s'était demandé, le front plissé, ce qui avait bien pu l'y pousser, puis Natalie avait téléphoné afin de lui donner rendez-vous au Débit de poison, aussi avait-il à son tour laissé un message à Louise.
-Alors ? demanda la jeune femme. (Elle souffla verticalement sa fumée.) Y a-t-il vraiment quelque chose de changé ?
-Je ne vois pas ce que ce serait.
Jack renifla, parcourant du regard les visages romains qui l'entouraient.
Avant de se préparer pour sa sortie vespérale, il avait monté le volume de la chaîne stéréo. Il s'était rasé au son d'un opéra, dont les voix planaient à travers la maison o˘ br˚laient des dizaines de bougies. Pendant qu'il se raclait le visage devant le miroir, un profond malaise l'avait saisi à l'évocation de ce lieu étrange aux trois niveaux obscurs, aux portes mystérieuses, dont des mannequins à la cervelle écrasée hantaient les escaliers. Mais en apprenant à se passer, avec plaisir, de lumiére électrique, il avait surtout résolu d'écarter toute pensée inadmissible à l'égard de Louise.
La jeune artiste s'était préparée, elle aussi. Aprés leur premier entretien, Jack était surpris de la trouver soignée, manucurée et embaumant. En pensant à elle
-ce qui lui était arrivé au cours des quelques heures précédant leur rendez-vous-, il l'avait imaginée les ongles sales. Bizarrement, il était presque déçu par les perles polies qui terminaient ses longs doigts élégants. Des traces violettes subsistaient cependant, incrustées dans ses paumes. Regardant Jack dans les yeux, elle fit glisser l'index sur le bord de son verre.
-Je vous tirerai des aveux. Avant la fin de la soirée. Vous aimez les films en noir et blanc ?
-Pas particuliérement.
-Parfait. Je déteste. Et je déteste les gens qui aiment. Donnez-moi votre main.
-Pourquoi faire ?
-Donnez-la-moi. Non, la droite.
Elle porta cette main à ses lévres et, indifférente à
d'éventuels témoins, se mit à lécher la crête de peau qui séparait deux doigts. Puis, sans quitter Jack des yeux, elle lui prit un doigt dans la bouche, sensuellement, langoureusement, le suça avec douceur, le flatta d'une langue soyeuse. Le mordit. Fort.
-AÔe !
Les autres clients se tournérent vers eux. Jack cacha sa main sous la table. Les dents de la jeune femme avaient imprimé dans sa chair deux marques blanches.
-Trés bien. Vous ne vous êtes pas mis en colére.
Je voulais voir si vous étiez le genre d'homme à se mettre facilement en colére.
Le plat suivant glissa sur la table alors que le serveur arrivait. Natalie aboya une remarque, à laquelle il répondit par un jappement, mais Jack nota qu'elle avait le dernier mot.
-Vous m'avez l'air habituée à obtenir ce que vous voulez.
A ce commentaire, elle tourna vers lui son étrange regard de louve. Ses yeux semblaient en état de dissolution permanente. Il avait voulu dire que, malgré sa peau de porcelaine, elle n'avait rien de fragile. Ses longs cheveux noirs, rejetés en arriére, dévoilaient un cou blanc élastique. Il se demanda ce qu'elle ferait s'il se penchait pour mordre en retour cette nuque p‚le.
Sentant une érection le saisir, sous la table, il planta sa fourchette dans ses p‚tes.
- Cet aprés-midi, vous étiez nerveux, préoccupé, vous dégagiez une énergie étonnante. Ce soir, vous êtes détendu, résolu. Votre aura est différente.
-Ce vin n'est-il pas un peu fort ?
-Je ne suis pas ivre. Je vois les auras... c'est-à-dire que je les sens. Ensuite, je les visualise. Vous croyez que c'est du chiqué ?
-Je n'en sais rien. que dit mon aura ?
-que vous avez envie de me sauter.
-quelle idée !
-Commandons une autre bouteille, petit homme.
So˚lons-nous.
Jack regarda autour de lui, peut-être dans l'espoir d'obtenir l'aide des serveurs ou des parents de crimi-nels. En vain.
-C'est le grand jeu que vous avez sorti à mon pere ?
-Seigneur, non. Il a fallu qu'il travaille pour m'avoir. Il avait horreur des filles faciles. Vous, d'un autre côté, vous préférez qualifier ce genre de femmes de généreuses. Vous ne lui ressemblez pas du tout. Si ce n'est que vous êtes aussi bel homme qu'il l'était.
Le sujet devenait un peu gênant. Se rappelant soudain les noms du peintre disparu et de la jeune Italienne qui s'était suicidée, Jack demanda à sa compagne si elle les avait connus.
-Bien s˚r. Tous les deux. Votre pére avait une véritable cour, dont ils faisaient partie.
-Mais a-t-il eu quoi que ce soit à voir avec ce qui s'est passé ? La disparition ? Le suicide ? Il me semble qu'il arrivait des choses bizarres dans son entourage.
Natalie haussa les épaules.
-C'était quelqu'un de dangereux. Aux idées dangereuses, mais qu'il cherchait toujours à faire mettre en pratique par d'autres, vous comprenez ? Et puis il collectionnait les gamins instables. Il aimait leur énergie, et il les attirait comme un aimant la limaille de fer.
On ne peut pas entiérement le lui reprocher: aprés tout, c'étaient des malades mentaux.
-Ils étaient bons, en tant qu'artistes ?
-Peut-être, puisqu'ils sont morts, répondit-elle avec amertume.
-Vous ne gagnez pas trop bien votre vie, hein ?
-Je vais être franche. Je ne voulais rien avoir à
faire avec le testament de votre pére, mais j'ai mis ma fierté de côté, parce que ça signifie que je vais pouvoir travailler quelques années sans avoir à m'inquiéter. On y va ? La note est pour vous.
A l'extérieur, la température avait baissé. Lorsque Jack s'arrêta pour boutonner son manteau, il remarqua dans le caniveau une fine pellicule de pétrole ou d'huile flottant sur une flaque noire d'eau de pluie. Son regard s'y arrêta. Le film gras tournoyait lentement, mêlant les couleurs du spectre. Outre les quatre autres teintes, surnageaient un bleu iridescent et un violet intense.
-Je sais ce que vous cherchez, déclara la jeune femme. Vous ne le trouverez pas ici.
-On peut vraiment le trouver ?
-Peut-être. Mais pas ici. Venez. Je vais vous préparer un café chez moi. Puisque vous avez des choses à m'apprendre.
quand elle poussa la porte de son studio, elle y trouva les mêmes jeunes hommes paresseusement allongés, à fumer du hashisch.
-Dehors ! lança-t-elle d'un ton sec, et ils obéirent.
Toutefois, elle en rappela un afin de lui prendre un minuscule morceau de cannabis, qu'elle tendit à Jack avec du tabac et du papier à cigarettes. Tandis qu'elle allumait le réchaud à pétrole, son hôte, assis par terre, fit de son mieux pour rouler un joint.
-Ne vous y trompez pas, reprit-elle. Au sujet de ces jeunes, je veux dire. Je les laisse traîner chez moi histoire d'écarter les cambrioleurs. Il leur arrive de coucher ici, mais jamais avec moi. Si je raméne quelqu'un à la maison, ils s'en vont, un point, c'est tout.
Jack releva les yeux de son piétre travail, se demandant pourquoi elle s'inquiétait soudain de ce qu'il pensait.
-Je m'offre un homme tous les deux ans, poursuivit-elle.
-Vous plaisantez.
-quand je plaisante, ça se voit, parce que je ris.
Je ne suis pas comme vous. Vous, vous riez quand vous avez mal. Il se trouve que c'est précisément l'époque de mes droits conjugaux bisannuels;
-Je ne sais pas Si je dois me sentir flatté.
-Ne vous énervez pas. Je n'ai jamais dit que ce serait vous. (Elle lui tendit un minuscule espresso et se saisit de son joint biscornu.) qu'est-ce que c'est que ça ? Une patte de chien ? O˘ avez-vous appris à
rouler ?
Une fois l'objet allumé, elle en tira une bouffée puis souffla un long jet de fumée.
-Dans la police.
-Maintenant, c'est vous qui plaisantez. (La jeune femme s'appuya contre le mur et examina son invité, les yeux plissés.) Non, c'est sérieux, hein ?
-Neuf ans de police. Ensuite, j'ai démissionné
pour mener une vie facile en délivrant les sommations à comparaître des tribunaux.
Elle secoua la tête, peu désireuse de méditer sur le sujet.
-Alors, quel est le probléme, au sujet du testament ?
Jack évoqua la distribution de deux cent mille livres gratuits, difficulté qu'elle écarta avec insouciance.
-Dites-moi, reprit Jack. quand je vous ai parlé de l'indigo, vous m'avez menti, hein ? Vous avez prétendu ne jamais l'avoir vu. C'est vrai ?
-quelle question ! Je vous ai expliqué hier que je ne parvenais pas à reproduire cette couleur sur la toile ni dans aucune oeuvre d'art. Mais je l'ai vue. En rêve.
J'ai tout de suite su ce que c'était. Ni du bleu, ni du violet. Impossible de s'y tromper. quand on l'a vue, on passe le reste de sa vie à la chercher.
-D'aprés la science, elle n'existe pas.
Natalie, soudain sérieuse, joignit les doigts en clocher.
-Les scientifiques ont en partie raison. Une couleur est produite par une vibration électromagnétique, d'accord ? Eh bien, l'indigo ne vibre pas de la même maniére que les autres. (Puis, renonçant à expliquer :) De toute façon, la science ne connaît jamais qu'une partie de l'histoire.
-Vous avez suivi les instructions que mon pére donne dans son livre ?
-Ah!
Elle glissa enfin à terre, ramena les genoux sous le menton en pliant ses longues jambes de ballerine. Sa sensualité ouverte était à la fois excitante et répugnante. Lorsqu'elle se pencha pour passer le joint à
Jack, elle ne détourna pas le regard du sien.
-Le probléme, avec votre pére, c'est de séparer le bon grain de l'ivraie. Il connaissait tellement d'histoires de tous les coins du monde qu'on ne savait jamais s'il fallait le croire. Un jour, il m'a dit qu'il avait fait l'amour avec une femme aux yeux indigo, à Sumatra, et que quand il était revenu, un an plus tard, elle était aveugle: les autres indigénes les lui avaient crevés parce qu'ils la prenaient pour un démon.
Jack examina à nouveau les yeux de sa compagne.
Pas indigo, mais déconcertants. Gris acier, semés de jaune en dissolution. Malgré son extraordinaire magnétisme, elle donnait le frisson: contrairement aux autres femmes, elle ne semblait pas se définir par la qualité
de la relation du moment. Elle était différente. Jack contemplait une solitaire, capable de partir seule pour les déserts br˚lants ou les immensités neigeuses, et qui en était ravie.
Il se leva.
-Je vais faire préparer les papiers que vous aurez à signer. Il faut que je vende ses propriétés pour que l'argent vous revienne.
-Combien de temps restez-vous à Rome ?
-Deux ou trois jours.
-Dommage.
-Pourquoi ?
-C'est un des meilleurs endroits au monde o˘
chercher l'indigo. Mais il faut savoir par o˘ commencer.
-D'aprés vous, mon pére était dangereux. Je pense plutôt que c'est vous qui l'êtes.
Elle le suivit jusqu'à la porte.
-Vous dites ça parce que c'est ce que j'ai envie d'entendre. Vous êtes un charmeur.
Sur le seuil, il se retourna pour lui lancer une réplique d'adieu, mais elle lui prit le visage à deux mains et le fixa le temps d'un unique battement de coeur. Puis elle referma brusquement le battant. Un áu revoir ª
étouffé parvint à Jack, qui se retrouvait le nez contre la porte.
A son retour, la maison était silencieuse, la chambre de Louise et Billy entrouverte. Il les contempla un moment du couloir. Soudain, le bébé ouvrit les yeux.
Voyant Jack, il s'assit. Puis il se rallongea et se rendormit aussitôt.
CHAPITRE XV
Louise, Billy et Jack prenaient le petit déjeuner. Jack nourrissait de mouillettes le garçonnet, qui préférait les retirer à moitié m‚chées de sa bouche pour les lui tendre, quand le téléphone sonna.
C'était Natalie.
-On peut se voir dans une heure ? demanda-t-elle.
(Avant d'ajouter, comme Jack hésitait :) C'est important.
-O˘ça?
-Au Panthéon. Vous savez o˘ c'est ?
-Je trouverai sans probléme.
Louise avait levé la tête vers lui. Deux minutes plus tôt, ils avaient décidé d'un commun accord de visiter ensemble la villa Borghese. Et voilà qu'il réduisait leurs plans à néant.
-qu'y a-t-il de si urgent ? questionna-t-elle.
-Je ne sais pas.
Elle prit le relais avec les mouillettes. Billy résista, babillant d'énergiques protestations.
-Comment est-elle ?
-Natalie ? Un peu spéciale.
-Belle ?
-Bizarrement déplaisante.
-Les amies de papa étaient invariablement belles, intelligentes, sensuelles et fortes. Elle a un tatouage sur l'épaule ?
-Comment veux-tu que je le sache ? Je ferais mieux d'y aller, si je veux y être dans une heure.
-Hé ! Il n'y a pas le feu ! C'est à dix minutes en métro. On peut venir, Billy et moi ?
Jack, qui n'avait de toute évidence pas pensé à cela, hésita avant de répondre:
-Bien s˚r. Pourquoi pas ?
Louise sourit.
-Non. Tu vas parler affaires. On te gênerait.
Tendant le doigt vers son oncle, Billy inventa un beau mot tout neuf:
-Hureng !
Des groupes de touristes accompagnés de leurs guides s'abritaient sous le portique luisant d'eau du Panthéon. Des colporteurs arabes erraient entre les colonnes de granite rouge et gris, proposant des parapluies. L'averse animait tout le monde. Une odeur de manteaux mouillés, le babillage et la chaleur du bétail humain s'élevaient sous l'arche telle une brume. Jack dépassa la foule pour aboutir sous la vo˚te miraculeuse.
Une cassette de musique grégorienne passait en sourdine; la rotonde vibrait des conversations des visiteurs mais écrasait les sons. On e˚t dit qu'une centaine de personnes chuchotaient avec animation. La pluie cascadait par l'oculus pratiqué au centre du dôme et sous lequel luisait une étendue de marbre mouillé, défendue par des cordes. Jack, assis sur un banc, regarda les gouttes scintillantes, d'un noir argenté, qui dessinaient une colonne entre le plafond de pierre et le sol de marbre. Il se passait quelque chose lorsqu'elles franchissaient l'oculus: la lumiére les soutenait, ralen-tissait leur chute.
quelqu'un prit place sur le banc, à son côté. Le trench-coat de l'arrivante dégageait une odeur de pluie et de cuir, ainsi que le parfum du corps qu'il enveloppait.
-D'aprés lui, c'était l'un des seuls endroits o˘
l'indigo est visible au non-initié, dit la jeune femme.
Mais seulement à un moment bien précis de l'année, et dans certaines conditions de luminosité.
-Vous l'avez vu ?
-Non. Bien que je sois venue souvent.
-Pourquoi m'avez-vous donné rendez-vous ici ?
-Regardez la pluie. A l'avenir, chaque fois que vous entendrez des chants grégoriens, vous penserez au Panthéon et à la pluie qui tombe doucement à travers son toit. Votre pére m'a rendu visite en rêve, la nuit derniére. Il portait un costume indigo. Vraiment électrique. Les autres couleurs paraissaient ternes. Il était venu me rafraîchir la mémoire.
-Comment ça ?
-Me rappeler de ne pas renoncer. De continuer à
chercher le fugitif indigo.
Elle levait les yeux vers l'eau qui franchissait l'ouverture du dôme, l'air inspiré, les iris sombres, telle une sainte. En remarquant la déliquescence de ses yeux, Jack s'aperçut avec un haut-le-corps qu'il faisait déjà une fixation sur elle. Il ne tombait pas amoureux, non, mais il subissait un dysfonctionnement psychologique par lequel il s'était instantanément persuadé qu'il avait aussi besoin de partager l'intimité de cette femme que de respirer.
-Pourquoi vous a-t-il légué son argent ?
-Parce que je suis une véritable merveille. Parce qu'il croyait que je lui donnais accés à l'indigo, alors que personne d'autre n'y arrivait.
-Et comment vous y preniez-vous ?
-J'ai juste dit qu'il le croyait. Je n'ai aucun moyen de savoir si c'était vrai. Venez, allons-nous-en.
Le portique franchi, la jeune femme sortit un parapluie, sous lequel elle attira Jack. Elle lui prit le bras, pressant le cuir de son trench-coat contre la hanche de son compagnon. Ses cheveux sentaient le shampoing.
Tandis qu'ils dérivaient à travers les ruelles, le pavé
mouillé chuintait au rythme de leurs pas, les constructions alentour s'effritaient tel du biscuit sous la pluie.
Jack se laissait guider avec plaisir, sans demander o˘
ils allaient.
Peut-être le Panthéon avait-il un effet apaisant, à
moins que ce ne f˚t le temps. En tout cas, Natalie s'exprimait calmement.
-L'autre jour, quand vous m'avez interrogée sur ces jeunes artistes, je n'ai pas été franche avec vous.
Votre pére a provoqué leur mort. Et d'autres.
-qu'entendez-vous par ´ provoqué leur mort ª ?
Vous voulez dire qu'il a tué AnnaMaria ?
-Pas vraiment. Mais si vous apprenez à un chiot à rapporter un b‚ton, puis que vous lancez ce b‚ton dans une mare, qui est responsable ? Le chiot, parce qu'il est bête ?
-qu'a-t-il fait au juste ?
-Je ne connais pas tous les détails. quand je me suis rendu compte de ce qui se passait, j'ai pris mes distances. Je me disputais sans arrêt avec lui. Il s'en-tourait de jeunes pour les manipuler. Il jouait à Dieu.
S'il s'apercevait que deux personnes étaient en train de tomber amoureuses l'une de l'autre, il s'arrangeait pour en interposer une troisiéme, juste parce que ça l'amusait de voir se développer une passion jalouse.
Bien que l'averse se f˚t interrompue, la jeune femme ne fit pas mine de baisser son parapluie. Jack et elle gagnérent le Tibre, qu'il traversérent sur le pont Fabricius, s'arrêtant à mi-chemin pour contempler le fleuve.
Ses eaux rapides bouillonnaient, gonflées par les pluies récentes, couleur de moisissure sur le cuir.
-A Rome, on passe son temps à traverser des ponts. Votre pére pensait que c'était des endroits sacrés. Des lieux de possibles. Des portes vers d'autres mondes.
Natalie n'avait pas achevé sa phrase qu'un héron fendit le flot dans le sens du courant et fila vers les promeneurs. Il s'éleva avant d'atteindre le pont, ses ailes encombrantes peinant d'une maniére inouÔe, puis il se hissa au-dessus du couple, son bec puissant passa à quelques centimétres, mais tous ses efforts ne lui per-mirent pas de monter davantage. Jack frissonna en croisant son regard. Le grand oiseau, incroyablement proche, lui rosissait la peau de ses battements d'ailes.
Enfin, il trouva un courant aérien, vira et s'éloigna.
Natalie le suivit des yeux, mais Jack vit quelque chose avancer dans le fleuve.
L'objet fit surface un court instant avant de replonger. Difficile à distinguer. Des chevrons violets et can-nelle partageaient les eaux, devenues turbulentes. Il réapparut, progressant à toute allure dans le flot boueux. Un visage se dessina briévement. C'était un cadavre. qui disparut à nouveau.
-A votre avis, le héron était un présage ? demanda la jeune femme.
Sans l'écouter, Jack se pencha par-dessus la ram-barde, à la recherche de la dépouille que le courant avait sans doute emportée sous les arches. Puis il traversa le pont d'un pas vif pour la voir émerger de l'autre côté, ce qui n'était pas chose facile. Les vaguelettes agitées donnaient naissance à des jeux de lumiére. Son oeil distinguait une ombre massive dans chaque tourbillon, la plus petite crête des eaux limoneuses.
-qu'est-ce qui se passe ? voulut savoir Natalie.
qu'est-ce que c'était ?
Son compagnon regarda le fleuve un long moment.
Si ç'avait bien été un cadavre, il était loin, à présent.
-Rien, répondit enfin Jack.
-Vous avez l'air tout drôle.
Cette fois, les deux jeunes gens vautrés dans le studio se levérent et sortirent sans en avoir reçu l'ordre, bien que l'un d'eux se plaignît de la pluie avec amertume. Jack fureta dans le petit appartement tandis que Natalie préparait le café. Les peintures et sculptures de la jeune femme, abstraites, tourmentées, n'évoquaient absolument rien pour lui.
-qu'est-ce que vous cherchez au juste, dans tout ça ? s'enquit-il.
-Je ne parle jamais art, répondit-elle, allumant d'abord le réchaud, puis une cigarette, avec un chalumeau.
Cela au moins soulagea le visiteur. Il découvrit au fond du studio une porte basse qu'il essaya, persuadé
qu'elle donnait sur les toilettes. Une obscurité totale lui apparut, bien qu'il e˚t distingué en ouvrant un éclair lumineux. Les murs du réduit étaient peints en noir.
L'éclair avait émané d'un miroir, qui réfléchissait la lumiére de la piéce principale. Du plafond pendait un cordon de lampe, sur lequel Jack tira. Le minuscule placard s'emplit d'une lumiére ultraviolette. Une chaise dure était posée en son milieu, face au miroir.
Natalie arriva derriére Jack pour refermer doucement la porte. Elle lui dissimulait quelque chose.
-qu'est-ce que c'est ?
-Si vous cherchez les toilettes, c'est dehors, là-derriére, expliqua-t-elle en guise de réponse.
Ils s'assirent sur le matelas, o˘ ils burent le café et fumérent du haschisch.
-Votre pére n'a jamais vraiment approuvé ce genre d'habitude. Il était trés intolérant.
-Vous étiez amoureuse de lui ?
-Je vous en prie !
-A mon avis, vous vous intéressez à moi à cause de lui.
Elle se tortilla un peu.
-C'est en partie exact.
-Pourquoi l'avez-vous quitté ?
-Je vous l'ai dit. Il fallait que je prenne mes distances. Sinon, je serais devenue comme les autres.
Peut-être le haschisch était-il trop fort. En tout cas, il semblait maintenant à Jack que le puissant fantôme de son pére le persécutait. N'était-il pas lui-même venu à Rome téléguidé par le mort ? Et puis Natalie l'avait bien dit: Tim aimait jouer à Dieu, interposer un troisiéme larron entre deux amants. La jeune femme éprouvait pourtant à son égard des sentiments ambigus; elle avait beau détester ses vices, elle se crampon-nait à son souvenir. Il l'avait marquée, sans doute à
l'épaule. Sa présence pesait sur la piéce telle la main d'un cadavre. L'avertissement, le signal olfactif. Jack avala une gorgée de café fort. Son coeur s'affolait, pareil à la lune se cachant derriére les nuages. Son instinct lui soufflait de défier son pére, de retourner immédiatement en Angleterre; d'oublier la succession, et le reste avec elle.
Il en était incapable. Toutes les routes menaient à
l'endroit o˘ il se trouvait. En rédigeant son testament, Tim avait-il, avec sa ruse habituelle, évalué le caractére de son fils ? Oui, sans doute. Avait-il délibérément mené Jack à Natalie ? Un soupçon de paranoÔa se glissait dans l'ivresse de la drogue.
La jeune femme se pencha en avant, le visage étincelant comme la lune. Le visiteur crut qu'elle allait l'embrasser, mais elle tira sur le joint, colla ses lévres aux siennes puis lui rejeta la fumée dans la bouche. Il inspira profondément, savourant la chaleur piquante du haschisch et la douceur sousjacente du souffle de Natalie. Son sang se mit à pétiller, sans qu'il s˚t s'il devait en remercier le cannabis ou l'air expulsé par sa compagne. Le mélange était explosif. Une seconde durant, alors qu'il en acceptait la violence, Jack eut la prémonition qu'il ne se libérerait pas facilement d'une telle femme. La drogue, trop forte, l'empêchait de bien accommoder. Le visage de l'artiste oscillait comme l'image tremblotante d'un téléviseur déréglé.
Cette fois, elle l'embrassa, trés profond et trés longtemps. Sa langue élancée, délicieusement glissante, évoquait la soie humide; la texture en était douce, fon-dante. Elle explora la bouche de Jack à longues plongées délicates, épousant soigneusement son palais. On e˚t dit un premier baiser virginal. Les lévres du visiteur picotaient.
Natalie le repoussa brutalement. Elle se rassit, l'observa puis se leva et s'approcha de la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel gris.
-Partez, maintenant, s'il vous plaît.
Il accueillit avec soulagement cette chance de ras-
sembler ses esprits. Il lui semblait qu'une flamme venait de passer sur lui. En se dirigeant vers la porte, légérement vacillant, il s'arrêta pour dire quelque chose mais se ravisa.
La cour était emplie d'ombres fuligineuses parmi lesquelles erraient les deux jeunes gens. L'un d'eux siffla dans sa direction et lança une remarque insul-tante. Jack s'immobilisa, lui jeta un regard mauvais-l'oeil du bobby-puis alla se planter devant lui, les yeux à un millimétre des siens. Il connaissait une expression italienne signifiant Ńique ta mére sur une tombe obscure ª. Une fois s˚r qu'elle n'aurait pas de réponse, il tourna le dos aux deux garçons pour s'en aller.
CHAPITRE XVI
En fin d'aprés-midi, Jack regagna la maison pour y trouver Louise sirotant un café en compagnie d'un bel Italien à lunettes et costume de lin. Billy, endormi, occupait le canapé. L'homme tenait un bloc-notes sur un genou. L'air un peu coupable, il marmonna un salut à l'intention de l'arrivant, présenta ses excuses puis s'en alla. Jack regarda Louise.
-Le vendeur, pour la maison, expliqua-t-elle.
-Agent immobilier. En Europe, on dit agent immobilier.
-Vous dites ce que vous voulez. J'ai pensé qu'il fallait bien s'occuper de ce qui nous a amenés ici.
-Il a donné un prix ?
-Pas encore. On a visité en détail. Je suis passée partout. Il y a quelques piéces bizarres.
-Du neuf ?
-Des odeurs étranges. Mais pas de secret caché.
Sauf peut-être un.
La jeune femme entraîna son frére dans le hall. Sous l'escalier avait été aménagé un placard, dont il n'avait jusqu'alors pas remarqué la porte lambrissée. Le pan-
neau coulissa avec un murmure. Louise tira le cordon qui venait d'apparaître, et une lampe à ultraviolets s'alluma.
Les deux curieux pénétrérent dans la soupente, qui s'avéra étonnamment spacieuse. Un fauteuil aux accoudoirs élevés trônait en son centre, sur un kilim, face à un grand miroir. Un deuxiéme cordon pendait du plafond juste au-dessus du dossier. Les murs s'ornaient d'une sorte de tourbillon à la couleur incertaine, sous les ultraviolets, trés légérement scintillante.
Louise tira derriére elle la porte, qui retomba dans sa position premiére. Le frére et la soeur se trouvaient à présent enfermés dans une piéce parfaitement scellée.
La jeune femme, debout devant le miroir, possédait par la gr‚ce des U.V. une peau d'un ambre luxueux. Ses orbites s'ombraient de pourpre, de même que la zone dominée par ses narines et le pli soulignant sa lévre inférieure. Le blanc de ses yeux et ses dents brillaient d'un éclat démoniaque. Jack se sentait mal à l'aise, dans le placard avec elle.
-A quoi ce truc pouvait-il bien servir ? interrogea-t-il.
Pour toute réponse, elle refit coulisser le panneau et sortit du réduit. Son compagnon la suivit, clignant des yeux afin de chasser la brume cotonneuse que la lumiére normale posait devant ses yeux. Ils regagnérent le salon, o˘ Billy dormait toujours.
-Natalie en a un aussi, reprit Jack. Je l'ai vu.
Pareil. La lampe, le miroir, le siége.
-Tu l'as essayé en sa compagnie ? Allez, je plaisantais. Ne fais pas cette tête-là. Comment ça s'est passé ?
Il raconta; en partie. Laissant certaines choses de côté sans savoir pourquoi ni qui il voulait protéger. On ne parla pas des baisers au cannabis ou des cadavres flottant au fil de l'eau. Le téléphone sonna. Louise traversa le hall.
-C'est Alfredo, annonça-t-elle en revenant.
Jack resta impassible.
-Le vendeur-l'agent immobilier. Il veut m'en-
mener dîner. Ce soir.
-Il faut être marié pour se montrer aussi rapide.
-Je lui ai dit que tu étais mon frére. Il attend. De savoir si je vais trouver une baby-sitter.
Jack chercha des candidats.
-Oh ! Bien s˚r. Pas de probléme.
-Vraiment ? C'est bon ?
-Vas-y. Billy et moi, on va bien s'amuser. Allez, il attend.
-Ne me brusque pas. Je pense qu'un type sérieux est capable de patienter au bout du fil le temps que je compte jusqu'à cinquante.
Ils passérent quelques secondes de plus à se regarder, puis Louise ratifia ses arrangements avec Alfredo pour une soirée à l'extérieur.
-Du baby-sitting ? Pas question que j'approche un bébé, déclara Natalie.
Jack, le combiné coincé dans le cou, soulevait et rabaissait Billy pour le calmer. Sans succés. Le garçonnet s'était mis à hurler une minute aprés qu'Alfredo fut passé chercher Louise.
-O.K. C'était juste une idée comme ça.
Il y eut sept secondes de silence plein de vie, puis Natalie l‚cha:
-Mais en ce qui vous concerne, je pense que je vais consentir une exception. Je suis là dans une heure.
Elle arriva sur une Vespa, pressant le faible klaxon et tournant à fond la poignée de l'accélérateur. Aussitôt le scooter garé sous la fenêtre de façade, la jeune femme, armée d'un carton à pizza, se précipita dans la maison, puis dans la cuisine, comme si elle ne connaissait que trop les lieux. Elle fila droit au placard à vin, o˘ elle entrechoqua les bouteilles avec agressivité jusqu'à en trouver une à son go˚t. Billy, dans les bras de Jack, arrêta de crier le temps de la regarder.
-Alors, voilà le petit-fils de Tim. Il est mignon.
-Dis bonjour à Natalie, Billy.
-Hurang, lança le bébé. Miv pon !
-Il ressemble à Nick, déclara-t-elle, debouchant le vin d'une main experte.
-Nick ?
-Son pére.
-Vous connaissez le pére ?
-Ma foi, Tim m'a dit qui c'était. Mais sait-on jamais vraiment de qui on est l'enfant ? Vous le savez, vous ?
Jack accepta un verre de vin comme s'il avait contenu un virus.
-Nick ? qui est-ce ?
-Nick, intervint Billy. Nick nick nick nick.
-On mange ? Nick était un des jeunes dont je vous ai parlé. Il a pris ses distances. Il est peut-être mort.
Jack comprit soudain que Natalie parlait de Nicholas Chadbourne, l'artiste dont les peintures ornaient toujours l'appartement de Chicago. Mais pourquoi Louise ne voulait-elle révéler à personne qu'il s'agissait du pére de Billy ?
-Ecoutez, si vous rencontrez Louise, n'abordez pas le sujet, demanda Jack. Elle pense être la seule au courant.
-Il a mangé, ce petit ?
-Mangé ?
Malgré ses déclarations préalables, Natalie s'occupa en experte de Billy. Une fois la pizza terminée, elle donna une tape sous le menton du garçonnet, le cha-touilla, le lança en l'air, rampa par terre en sa compagnie, joua à lui faire peur et le changea. Son habileté
était à la mesure de l'incompétence de Jack.
-Avant, j'étais nounou, expliqua-t-elle. Mais j'étais renvoyée à chaque fois, parce que tous les péres voulaient me sauter.
Elle porta le bébé à travers toute la maison, prétexte, pensa Jack, pour voir ce qui avait changé depuis sa derniére visite. Laquelle, il l'apprit avec surprise, ne remontait qu'à quatre semaines.
-J'ai une clé, expliqua-t-elle, lisant ses pensées sur son visage. Ce gamin dort à moitié. On le met au lit ? Louise s'est réservé cette chambre-ci, non ? Votre pére m'a demandé de garder un oeil sur la maison, alors j'y passe de temps en temps.
-Je croyais que vous le trouviez méprisable.
-Exact. Mais c'est l'endroit idéal pour organiser une féte ou loger des invités. Vous avez vu o˘ je vis.
A vrai dire, plusieurs autres personnes ont aussi des clés. Méfiez-vous des visiteurs inattendus.
Ils restérent prés de Billy un petit moment, afin de s'assurer qu'il se calmait. Soudain, le garçonnet tendit le doigt vers son oncle.
-Pap-pa !
Jack sentit ses paupiéres battre de maniére incontrô-lable. Natalie lui donna un coup de coude, et ils quitté-rent la chambre sur la pointe des pieds pour regagner le salon.
-Des visiteurs inattendus ? Il me semblait bien qu'une ou deux chambres avaient l'air occupées.
-Ils attendent sans doute que vous repartiez.
-Je suppose que je devrais faire quelque chose.
Mais aprés tout, je n'ai qu'à vendre et vous donner l'argent.
-Je ne veux pas de la maison, c'est s˚r. Regardez-moi ces saletés de mannequins. Il y en a dans tous les coins. Trop de mauvais souvenirs.
-Lesquels ?
Pour toute réponse, la jeune femme alluma une cigarette, laissant la question flotter dans les airs. Jack l'interrogea alors sur la soupente au miroir et à l'éclairage ultraviolet. Natalie, qui l'appelait le ´ placard à
fumée ª, déclara que ce n'était qu'une des folles idées de Tim.
-Si c'est tellement dingue, pourquoi en avez-vous un, vous aussi ?
-A une époque, je croyais tout ce que racontait votre pére. Je n'ai pas encore pris le temps de démonter ce truc, point final.
-Comment ça marche ?
-«a ne marche pas.
-Alors comment est-ce censé marcher ?
-Si vous tenez vraiment à le savoir, vous n'avez qu'à lire le livre. Vous avez trouvé le casque ?
Une fois de plus, Natalie changeait de sujet. Discuter avec elle revenait à passer d'une monture à une autre en plein galop.
-Non.
-Bougez pas. Il est sans doute au fond du placard à fumée.
Elle gagna le hall, o˘ Jack entendit coulisser la porte de la soupente. quelques instants plus tard, son invitée revenait, porteuse d'un engin grotesque, un casque à
l'armature de métal léger agrémentée de courroies en cuir, compliquée de tubes en métal, miroirs et lentilles en verre distordues.
-Essayez-le, qu'on voie s'il est bien réglé.
Jack contempla, dubitatif cet objet gothique à l'air maléfique. Les courroies, toutes raides, sentaient le neuf.
-Dites-moi d'abord ce que c'est.
-Un simple casque d'optique Stratton, expliqua Natalie d'un ton insouciant. Il fait pivoter le champ de vision de 180 degrés, ce qui signifie qu'il intervertit droite et gauche ainsi que haut et bas. Un vrai cassetête.
Elle présenta le fameux casque à l'inspection de son compagnon comme s'il s'était agi d'une tranche de melon.
Ensuite, sur son ordre, Jack ferma les yeux pendant qu'elle le harnachait. Les courroies s'affermirent sous son menton et dans son cou, lui pinçant la peau. Un poids inconfortable lui courba la nuque. Lorsque Natalie lui permit enfin d'ouvrir les yeux, le choc fut violent. Il agita la tête de droite et de gauche, de haut en bas, tandis que sa respiration s'affolait. quand il leva les mains pour ôter le casque, elles plongérent vers le bas.
-Ne vous affolez pas. Inspirez à fond. N'essayez pas de le retirer.
Désorienté, il fit une nouvelle tentative, mais ses mains partaient dans la mauvaise direction. Ses doigts crispés arrivaient en vue par en haut et non par en bas, telles des ailes frénétiques. Le moindre mouvement de tête envoyait valser tout ce qu'il voyait. quand il leva le bras droit, il distingua un mouvement sur sa gauche.
-Enlevez-moi ça, Natalie !
-Touchez-vous l'aine.
Il s'efforça de porter lentement les mains à sa taille, au lieu de quoi il les sentit frôler le casque. La jeune femme se mit à rire.
-Non ! Il faut penser avec votre bite !
-Débarrassez-moi de ce truc ! Je vais vomir !
Les doigts élégants de l'artiste effleurérent les oreilles de Jack tandis qu'elle le libérait des sangles, puis du casque. Soulagé, il cligna des yeux devant la piéce retrouvée. Il se sentait br˚lant et nauséeux.
-Il me faut un verre.
-Vous auriez découvert que le malaise initial disparaît trés vite, déclara Natalie en posant l'objet à
terre et en versant du vin à son compagnon. Il suffit de quelques heures pour s'adapter aux modifications de la vision.
-Ben voyons. qui irait porter ce casse-tête pendant des heures ?
-Votre pére s'est livré à des recherches. Il a découvert qu'au bout d'une semaine, on commence à
trouver normal ce qu'on observe. Aprés plusieurs semaines, on y est complétement habitué.
-Plusieurs semaines ! Mais ça ne sert à rien.
-Si, ou alors Tim ne l'aurait pas fait. «a prouve la malléabilité humaine. On peut fonctionner normalement, même avec des perceptions altérées de maniére fondamentale.
-Je n'arrive pas à l'imaginer portant ça pendant des semaines.
-Je n'ai jamais dit que lui l'avait porté. Il le collait sur la tête d'un autre crétin.
-Un de ses jeunes artistes ?
La jeune femme acquiesça avec tristesse. Son regard se tourna à nouveau vers l'intérieur, comme si un souvenir lui revenait.
-«a me déprime. On ne pourrait pas plutôt parler de vous ?
Mais, ses anecdotes policiéres épuisées, Jack ne sut qu'ajouter. Natalie le fixait d'un regard de chasseur.
Bien qu'elle s'étir‚t sur le canapé, l'air languissant, les hanches paresseusement offertes, elle pesait tout ce qu'il disait. Lorsqu'elle lui demanda quelle était la pire chose qu'il e˚t jamais faite, il répondit:
-J'ai prétendu avoir touché quelqu'un, alors que ce n'était pas vrai.
-Comment ça ?
Jack lui expliqua l'affaire Birtles. Ensuite, elle le poussa à continuer, l'interrogea sur Louise et, malgré
ses réponses insouciantes, comprit parfaitement la situation. Elle b‚illa, feignant l'indifférence, mais il savait qu'elle le traquait. Ce regard à l'étrange déliquescence fixé sur lui. Ces yeux plissés o˘ se fondaient des taches jaunes vénéneuses évoquant le loup. Il se sentait mal à l'aise.
Louise rentra bien avant minuit, en compagnie d'Alfredo. Tous deux avaient le teint animé et l'exubérance que conférent les délices d'un repas réussi. Les présentations furent maladroites; Jack présenta Louise et Natalie l'une à l'autre, puis Louise présenta Alfredo à
Jack, quoiqu'il se fussent déjà vus briévement. Dans ce désordre, Natalie et Alfredo se retrouvérent à se présenter l'un à l'autre. Ils le firent en italien, échangeant les banalités d'usage, puis, pendant que tout le monde s'asseyait, continuérent à discuter d'un ton affable.
-Tu t'es bien amusée ? demanda Jack à Louise, par-dessus l'échange de mielleuses plaisanteries italiennes.
-C'était super. Il est adorable. Alors c'est... ?
-Oui.
-Tu as vu son tatouage ?
-Non.
-Avec le temps que je t'ai laissé ! Tu n'es pas rapide, mon vieux.
-C'est tout moi: pas rapide.
Il la fixa une seconde de trop, avant que le changement de ton des deux autres ne les frappe. A présent, Natalie semblait agressive, Alfredo irrité. Lorsqu'ils s'aperçurent que Louise et Jack avaient reporté leur attention sur eux, ils s'interrompirent. Suivit un silence embarrassé, durant lequel la piéce parut tanguer.
-Alors, o˘ êtes-vous allés ? s'enquit Jack.
Alfredo, redevenu charmant, répondit dans un anglais impeccable.
-J'ai emmené Louise à mon restaurant préféré
de toute la ville. Sur la via di Monte Testaccio. C'est de la véritable cucina romana. Vous avez aimé, Louise ?
-qu'est-ce qui se passe ? voulut savoir l'inter-pellée.
Natalie, bras et jambes croisés, la lévre inférieure saillante, regardait par la fenêtre.
Alfredo se mit à rire.
-Je l'ai obligée à essayer la salade de pied de porc en gelée et les ris de veau au vin blanc.
-J'ai raté quelque chose ? essaya encore Louise.
Jack ne la laissa pas continuer.
-Elle a résisté, Alfredo ?
-Trés fort. Au début. Mais j'ai persévéré. Piano piano.
-Salaud, macho, murmura Natalie.
-«a m'a l'air formidable, déclara Jack. Il va falloir que je l'essaie.
-C'est trés cher, dit-elle.
-Pas trop, roucoula Alfredo.
Un silence inconfortable s'installa, avant qu'il ne se léve pour prendre congé. Il se fit un devoir d'embrasser Louise, mais aussi Natalie, puis serra énergiquement la main de Jack en exprimant le souhait qu'ils se retrouvent tous au restaurant même dont il avait été question.
Louise le raccompagna jusqu'à la porte. En son absence, Jack, qui avait apprécié Alfredo, exprima tout haut son opinion.
-J'ai horreur de ça, riposta Natalie.
-quoi donc.
-Les coureurs, quand ils sont mariés.
- Alors comme ça, il court aprés Louise ?
-Je méprise profondément les hommes qui n'ont pas le courage de quitter leur épouse s'ils ont envie d'une autre compagnie.
-Vous avez des valeurs élevées.
-qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Louise en revenant, le doigt tendu vers le casque Stratton.
Elle se baissa pour le ramasser et en tripota les sangles de cuir, incapable de deviner à quoi il servait.
-Essayez-le, suggéra cordialement Natalie.
-Non, intervint Jack d'une voix trop pressante.
Louise en parut surprise.
-«a risque de te rendre malade, expliqua-t-il, recouvrant sa maîtrise de lui-même.
-Vraiment ?
-Il exagére, dit Natalie. Essayez-le, qu'on voie s'il vous va.
-Je l'ai mis tout à l'heure, et je me sens encore un peu nauséeux, avertit Jack.
-Mais qu'est-ce que c'est, nom de Dieu ?
-Un des joujoux de notre pére.
Louise examina l'objet en le tenant à bout de bras, comme si des étincelles en avaient jailli.
-Et qu'est-ce qu'il faisait d'une chose pareille ?
-Oh ! il donnait juste un acide à quelqu'un avant de lui coller ça sur la tête pour six heures, répondit négligemment Natalie. Ou il demandait à une jolie fille de se déshabiller et...
-On n'a pas à entendre ça, coupa Jack.
-Mais si, insista Louise. qu'est-ce qu'il faisait ?
Sans s'occuper d'elle, Natalie se tourna vers Jack.
-J'ai déjà remarqué que vous préfériez ne pas savoir. Ne pas dévoiler les choses. Parler en code.
Pourquoi ? Pour protéger Louise ?
-Me protéger ? De quoi ?
-De rien en particulier, trancha-t-elle.
-Je ne vois pas non plus de quoi vous voulez parler, affirma Jack.
La jeune artiste se leva.
-Vous savez, Louise, nous avons un ami commun.
-Ah?
-Oui. Vous vous rappelez Nick ? Je le connais depuis un bon bout de temps.
Louise, abasourdie, se tourna vers Jack, qui sentit ses joues s'empourprer de rage. Il avait bien demandé
à son invitée de ne pas mentionner Nicholas Chadbourne.
-Bon, il est tard, je vais y aller, poursuivait Natalie. Ravie d'avoir fait votre connaissance, Louise.
Embrassez Billy de ma part.
Jack voulut se lever, mais elle le maintint dans son fauteuil.
-Je trouverai la sortie toute seule.
Elle l'embrassa à pleine bouche, un battement de coeur trop longtemps pour laisser à Louise le moindre doute, puis elle disparut. Ils entendirent sa Vespa tous-ser en s'animant sous la fenêtre, partir, accélérer, changer de vitesse, accélérer encore jusqu'à ce que son bourdonnement décroissant f˚t avalé par le bec piail-lant de Rome.
-Embrassez Billy de ma part, singea Louise avec une lourdeur superflue.
-Non, souffla Jack d'un ton las. S'il te plaît.
CHAPITRE XVII
Alors que, deux fois par jour, vous contemplez vingt minutes durant le gouffre qui sépare le bleu du violet, permettez-moi de vous rappeler ce que la science a à dire de l'Indigo.
Rien.
Vous et moi avons appris dés l'enfance que le spectre est constitué de sept teintes, auxquelles correspond sans doute pour vous quelque ruse mnémotechnique: Roger Obligeait Jeanne à
Venir Briquer Inlassablement la Vaisselle, certes.
qui donc nous assure, depuis des temps immémo-riaux, que la lumiére normale se décompose bel et bien en sept couleurs distinctes ? Pas la science, puisqu'elle n'en reconnaît que six. Consultez vos livres de physique et vos encyclopédies, vous y découvrirez une étrange aversion à mentionner le fugitif Indigo. De ce parent-là, on ne parle plus.
Lui-même n'ose se présenter. Il est tabou.
La compréhension scientifique de la couleur repose sur les notions de tonalité, de saturation et de vibration. La lumiére se compose de vibrations électromagnétiques de diverses longueurs d'onde, perçues subjectivement comme des ´ tonalités ª.
Rouge et violet se situent aux limites opposées du spectre visible parce que leurs longueurs d'onde sont différentes. Celle du rouge est de 700 nanométres; celle du violet de 400 nanométres. Entre ces deux extrêmes existent quatre bandes ou variations ondulatoires nettement séparées (orange, jaune, vert et bleu). S'il en existait cinq, soit au total sept, nous pourrions crier à l'Indigo !
Mais tel n'est pas le cas. que se passe-t-il ?
Une lumiére d'une unique longueur d'onde est dite de couleur pure ou encore totalement saturée.
On n'en voit guére qu'en laboratoire, mais les lampes à sodium utilisées sur les autoroutes don-nent lieu à une exception, puisqu'elles produisent un jaune presque pur. La vie de tous les jours n'offre dans son immense majorité que des teintes moins saturées, c'est-à-dire, en d'autres termes, des mélanges de longueurs d'onde. Tout comme les prétendus rendus artistiques de l'Indigo: des variations décevantes sur la vibration bleue.
Ce n'est pas de l'Indigo. L'Indigo n'a jamais existé.
Voilà pour la science. Mais qu'en est-il de l'art et des artistes, qui vibrent à l'extrémité opposée d'un spectre bien différent ? qu'ont-ils à dire sur le sujet ? Demandez-le-leur, ne serait-ce qu'afin de vous amuser un peu. Bien que j'aie, je le con-
fesse, un faible pour les artistes, les entendre pontifier et divaguer sur le fuyant Indigo me donne envie de les jeter tous à l'eau (ce que j'ai fait un jour, avec un jeune homme exaspérant). Les yeux humides, ils citent des peintures célébres et vous présentent une riche palette exotique de bleus, de bleus et encore de bleus.
Scientifiques et artistes. Valets et fous. Il existe une alternative, à laquelle je peux vous mener. La perception de l'Indigo est le seuil de l'Invisibilité.
Peut-être allez-vous devoir, à ce stade, altérer votre conception de l'Invisibilité. L'idée qu'en véhicule la science-fiction est bien s˚r ridicule: si vous deveniez invisible à la maniére de l'homme décrit par H. G. Wells, vos paupiéres même seraient transparentes. Vous ne pourriez fermer les yeux. Vous ne pourriez dormir.
D'un autre côté, je ne veux pas non plus dire que je vais vous indiquer quelque coin d'ombre ou autre possibilité de camouflage qui vous évitera d'être vu. Il s'agirait tout juste là de déguisement ou de prestidigitation. Alors que la véritable Invisibilité évoque, de maniére réaliste, une fissure du monde matériel à travers laquelle on se glisserait aprés s'être plié en enveloppe.
Est-ce là ce qui est arrivé au fugitif Indigo ?
Est-il tombé hors de notre univers par une telle fissure ? De toute évidence, il a été tenu dans l'histoire pour une force présente. Les revues techniques nous apprennent qu'il était áutrefois ª considéré comme une couleur pleinement développée du spectre. Le mot áutrefois ª et ses implications sournoises prêtent à sourire. quand avons-nous perdu l'Indigo ? quelqu'un nous l'aurait-il volé ? A-t-il entrepris de sa propre volonté
de quitter la planéte ? Est-ce une punition divine ou naturelle qui nous prive de sa beauté ? D'autres composants du spectre risquent-ils de nous abandonner, eux aussi ?
La vérité est que nous l'avons possédé puis qu'il a disparu. Je connais certains des rares endroits o˘ il a laissé un peu de lui, mais j'ignore totalement si ce que je vous ai promis n'est qu'un p‚le vestige ou le glorieux original. Peut-être ne vais-je déployer devant vous qu'un étendard fané, une banniére en lambeaux. Toutefois, aprés avoir suivi mes instructions et vu de vos propres yeux le fugitif Indigo, vous en découvrirez partout de faibles traces. Votre univers visuel en sera transformé.
La vision de l'Indigo constitue une récompense et un effet secondaire inattendus de la maîtrise de l'Invisibilité.
Passons à la pratique. Il vous faut tout d'abord modifier votre régime alimentaire. En effet, l'appréhension de l'Indigo nécessite un sang riche en fer et en calcium, car les radiations colorées renferment certains éléments chimiques. La perception des couleurs est un processus neuro-physiologique complexe, et ce qu'absorbe l'observateur influe sur sa relation dynamique avec ce qu'il observe. Outre la vitamine A, qui améliore la vision, je préconise l'administration quotidienne de 1,5 mg de fer et de 2 mg de calcium-des doses élevées, dont celle de fer, notamment, ménent souvent à la constipation. A vous de gérer votre alimentation en conséquence afin de pouvoir vous purger.
Baignez deux fois par jour vos yeux d'une solution d'hamamélis (Hamamelis virginica) et de borax, deux substances qu'il est possible de se procurer dans n'importe quelle pharmacie.
Cette ordonnance doit être suivie sans faute pendant un mois avant le passage à l'étape suivante, mais la parenthése ainsi constituée sert deux buts; développer l'art de voir et construire une boîte noire.
Le premier exercice est l'empalmage. Contentez-vous de fermer les yeux et de placer les mains ouvertes juste devant, les paumes effleurant les paupiéres. Il ne faut alors contempler qu'un océan d'obscurité, en imagination comme dans la réalité.
Gardez la pose cinq minutes. En rouvrant les yeux, ne vous effrayez pas si, quelques minutes durant, tout vous semble légérement flou. Mieux vaut éviter d'essayer de mettre au point sur quoi que ce soit.
Pratiquez souvent cet exercice. Aprés avoir connu l'obscurité totale, vous retrouverez la lumiére avec une vision régénérée, en partie gr‚ce aux impulsions électriques émises par la paume des mains vers les organes fatigués (il en émane un fluide vital, d'o˘ son usage célébré par les gué-risseurs). De plus, dans le noir, vos yeux s'accou-tumeront en aveugles à l'extrémité violette du spectre, celle qu'il vous faut scruter.
La pratique de l'empalmage maîtrisée, prome-nez-vous à la campagne afin de vous y livrer. Ou, mieux encore, en forêt. Voire, toujours mieux, dans un bois tranquille, au crépuscule. Le résultat vous surprendra.
Pendant que vous entraînez votre vue gr‚ce aux vitamines, aux minéraux et aux exercices, commencez la construction de votre boîte noire. La plupart d'entre vous pourront se servir d'un placard ou d'une soupente. Si tel n'est pas le cas, louez les services d'un menuisier ou b‚tissez vous-même le réduit. Ce dernier doit de toute maniére être de la taille d'un dressing, assez vaste pour contenir une chaise et permettre à son occupant de se tenir droit.
Votre premier souci sera de le rendre imperméable à la lumiére blanche en recouvrant ses moindres fissures de papier collant noir. Le second, d'y installer une lampe électrique à ultraviolets ainsi qu'un interrupteur. Fixez-la juste au-dessus de l'emplacement occupé par votre tête lorsque vous vous trouvez en position assise.
Munissez-la aussi d'un cordon, afin de ne pas avoir à changer de position pour allumer ou éteindre.
Au bout d'un mois du régime alimentaire approprié, d'empalmage et de travaux, vous serez prêt à entamer l'étape suivante du processus.
CHAPITRE XVIII
Jack, assis dans le ´ placard à fumée ª, sous l'escalier, depuis une vingtaine de minutes, se sentait un peu bête. Rien ne s'était produit, bien s˚r, mais quand il leva les mains vers le cordon afin d'allumer, la sonnette retentit. Les yeux écorchés par les U.V., il cligna des paupiéres. Alors qu'il cherchait la porte à t‚tons, la voix de Louise lui parvint.
Ensuite s'éleva celle d'Alfredo, étouffée puis de plus en plus proche, égrenant un salut. Louise et lui s'immobilisérent un instant dans le couloir, à quelques centimétres de Jack, seulement séparés de lui par le panneau coulissant. Il comprit qu'Alfredo était venu donner son estimation de la maison. L'agent immobilier demanda à la jeune femme o˘ était son frére, elle répondit qu'elle l'ignorait, puis leurs voix s'éloignérent tandis qu'elle l'entraînait au salon, o˘ Billy jouait, sans surveillance.
Jack reprit place dans le fauteuil. Il ne cherchait pas vraiment à fuir Alfredo; simplement, il ne voulait pas l'inciter à prolonger sa visite. Il attendrait le départ de l'agent immobilier pour émerger du placard à
fumée. Son reflet le regardait depuis le miroir. Une brume légére s'était condensée sur le verre, que Jack alla nettoyer de la manche. La voix d'Alfredo s'enfla, suivie d'un carillon aérien, le rire de Louise. Ils repassérent dans le hall. Jack les entendait trés bien.
Un mystérieux silence s'installa, avant qu'Alfredo ne se mette soudain à raconter des choses étonnantes.
Louise était incroyablement belle. C'était une déesse.
Il avait passé une nuit sans sommeil à penser à elle, tourmenté, torturé par son souvenir jusqu'à six heures du matin; là, n'en pouvant plus, il s'était extirpé de son lit et avait fui sa demeure pour errer sur le Monte Mario.
Jack, à ce discours, porta d'instinct ses doigts à sa bouche et mordit un bon coup.
C'était terrible, continuait Alfredo. Il ne connaîtrait pas le repos avant de voir Louise; de poser les yeux sur elle; de passer quelques instants auprés d'elle.
-Mon Dieu, dit la jeune femme.
Il y eut un froissement, comme si des vêtements se mêlaient, puis un coup contre le panneau de bois, assez fort pour faire vibrer tout le réduit et osciller légérement le cordon de la lampe. Un hoquet, un grognement, un faible halétement.
Arrêtez, Alfredo, arrêtez, arrêtez; Vous me trouvez idiot, Louise, Mais non; Mais si, et vous avez peut-
être raison; Ecoutez, j'ai beaucoup apprécié le baiser, Alfredo, je vous assure, c'est juste que ce n'est pas le bon moment, pour tout un tas de raisons qui n'ont rien à voir avec vous; Je ferais mieux de retourner au travail ou à la maison, la journée a été catastrophique; Ne le prenez pas trop à coeur, je vous en prie, ce n'est pas...; Non, vous avez raison, il faut que j'y aille, oubliez cette visite, s'il vous plaît; Je suis désolée; Moi aussi.
Des pas rapides s'éloignérent. La porte d'entrée s'ouvrit, modifiant la pression à l'intérieur de la maison, un b‚illement de circulation s'éleva de la rue, puis le battant retomba. Dans le salon, Billy cria. Comme Louise poussait un gémissement et se précipitait vers lui, Jack écarta doucement le panneau coulissant pour se glisser dans le hall.
-O˘ étais-tu ? lui demanda la jeune femme un instant plus tard. Tu as littéralement disparu.
-Je suis sorti me promener. Dis donc, tu es toute rouge.
Elle se passa la main dans les cheveux.
-Billy me fait la comédie. Tu veux un café ?
Il répondit que non, mais elle lui en versa un sans paraître l'entendre.
-Il m'a semblé voir quelqu'un quitter la maison ?
lança-t-il.
-Oh ! C'est possible. L'agent immobilier.
-Alfredo ?
-Oui. Alfredo. Il passait donner son évaluation.
-La touche personnelle, hein ?
-Tu sais que cette propriété vaut en fait plus cher que l'appartement de Lake Shore Drive ? qui l'e˚t cru ?
-qui l'e˚t cru. Il avait autre chose à dire ?
-Il était assez pressé. Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
-Comme quoi ?
-Combien de temps veux-tu rester ici ? Il me semble que ça y est, on a fait tout ce qu'on avait à faire, non ?
Jack renonça à taquiner Louise. Lui-même avait considéré la possibilité de quitter Rome. Il avait contacté Natalie, la maison était en vente, et il n'était pas question de l'occuper jusqu'à ce qu'elle trouve pre-neur. Pourtant, il n'avait aucune intention de s'en aller aussi vite: son travail solitaire à Catford n'avait pas grand-chose pour l'attirer en Angleterre. Il lui fallait néanmoins appeler Mrs Price.
De toute maniére, Rome commençait à produire son effet sur lui. Une poussiére antique s'était incrustée sous ses ongles. Le vacarme des ‚ges se fondait peu à
peu en un rugissement de fond. La patine de l'histoire s'écaillait, révélant une cité jeune, éclatante, irisée. Et puis il y avait Natalie.
-Chicago te manque, Louise ?
-Non, je voulais juste te demander ce que tu comptais faire. En ce qui me concerne, je pense que d'ici un jour ou deux, je raménerai Billy à la maison.
Décidés à profiter au maximum des délices romaines, ils se gorgérent du Vatican, des statues de Bernin et de la fontaine de Trevi. Jack porta Billy sur ses épaules presque toute la journée, jouant une fois de plus au papa. Louise et lui ressemblaient à des époux, de sortie avec leur fils, qui ne se seraient plus tenus par la main.
Ils passérent ensemble trois jours vraiment heureux, avant que Louise ne décide qu'elle était prête à rentrer.
Jack ne chercha pas à contacter Natalie, laquelle en retour ne l'appela pas. Louise et Alfredo ne se donnérent pas non plus la peine de renouer. Et il se produisit quelque chose avec Billy.
Plus il s'habituait à Jack, plus ce dernier l'attirait.
Le garçonnet quittait sa mére pour tituber vers lui et l'attraper par le genou. quand son oncle le portait, il lui posait la tête sur l'épaule. Aprés son bain, il laissait Jack l'essuyer à l'aide d'une grande serviette. Il lui ouvrait les bras, spontanément, écarquillant des yeux brillants. Lorsque Jack se tournait vers Louise, dans ces moments-là, il devinait l'anxiété derriére son demi-sourire, qu'il lui rendait pourtant. Des briques se met-
taient en place, construisant inexorablement un monument d'une architecture plus sacrée et précaire que tous ceux de la Ville éternelle, plus ambitieuse que tous les gratte-ciel de la Cité des Vents.
-Pourquoi ne viens-tu pas à Chicago ? finit par dire Louise, à demi sérieuse, en prenant Billy dans les bras de son frére. Rappelle-toi que tu y as de la famille, maintenant.
-Je viendrai peut-être.
Jack appela en Angleterre, o˘ il parvint enfin à joindre une Mrs Price fort mécontente. Il n'avait pas seulement omis de la contacter depuis son départ pour Chicago-elle avait d'ailleurs débranché le répondeur exprés, afin de le contraindre à lui parler directement
-, mais personne ne s'occupait des affaires qu'on leur proposait, et Birtles avait soulevé des difficultés. qui plus est, la banque n'avait pas honoré l'ordre de paiement habituel correspondant au salaire de la secrétaire, ce qui signifiait qu'elle n'était pas payée. Elle accomplissait donc à l'heure actuelle sa semaine de préavis.
-Calmez-vous, Mrs Price ! Le compte numéro trois est largement fourni !
-Je n'y ai pas accés, vous le savez trés bien.
-Mais il vous suffit de prendre un chéque. Allez-y, j'ai confiance en vous. Vous n'avez qu'à gribouiller ma signature.
-Je n'ai jamais fait une chose pareille de toute ma vie, et ce n'est pas maintenant que je vais commencer.