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Le consortium avait été mis en place par un copain de Dick Docker. S’y étaient joints deux ophtalmologues possédant une clinique en Virginie-Occidentale. Ils venaient tous deux d’obtenir leur brevet de pilote privé et cherchaient à gagner du temps dans les allers et retours entre leur clinique et Charlottesville. Le copain de Docker, conseiller d’un fonds de pension, n’avait besoin du Bonanza qu’une douzaine d’heures par mois. Il fallait un quatrième associé pour boucler l’affaire. Chacun mettrait cinquante mille dollars sur la table, puis ils contracteraient ensemble un emprunt bancaire pour le reste de la somme. Le prix de vente de l’appareil, fixé à trois cent quatre-vingt-dix mille dollars, ne baisserait certainement plus. Le remboursement de l’emprunt, étalé sur six ans, coûterait à chaque associé huit cent quatre-vingt-dix dollars par mois.

Cela représentait pour Ray Atlee le prix de onze heures de location d’un Cessna.

Autres avantages : l’érosion monétaire et la possibilité de trouver un affréteur quand les associés n’utiliseraient pas l’appareil. Côté dépenses : frais de hangar, carburant, entretien, la liste semblait s’allonger démesurément. Le copain de Dick Docker passait sous silence un autre inconvénient, à savoir s’associer avec trois inconnus dont deux médecins.

Ray pouvait mettre cinquante mille dollars sur la table et en lâcher huit cent quatre-vingt-dix par mois ; il avait tellement envie de devenir le propriétaire de cet avion qu’il considérait secrètement comme le sien.

Un Beech Bonanza, à en croire une étude convaincante jointe au projet, ne se dépréciait guère sur le marché de l’occasion ; la demande restait forte. En matière de sécurité, l’appareil n’était devancé que par le Cessna, de très peu. Ray transporta le projet de consortium pendant deux jours, le lisant et le relisant dans son bureau, chez lui, au comptoir du café où il déjeunait. Les trois autres avaient signé ; il lui restait à faire de même aux quatre endroits indiqués et le Bonanza était à lui.

La veille de son départ pour le Mississippi, il relut une dernière fois le projet et signa. Advienne que pourra.

 

Si des gens mal intentionnés le surveillaient, ils savaient se rendre invisibles. Au bout de six journées passées à essayer sans résultat de les repérer, Corey Crawford était convaincu qu’il n’y avait personne. Ray lui remit trois mille huit cents dollars en espèces et promit de le rappeler s’il remarquait quelque chose de suspect.

Sous prétexte d’entreposer des vieilleries, il se rendait tous les jours au garde-meuble pour s’assurer que le magot n’avait pas bougé. Il emportait des cartons remplis de tout ce qui lui tombait sous la main dans l’appartement. Le 14 B et le 37 F prenaient au fil des jours l’apparence d’un grenier encombré d’un imposant bric-à-brac.

La veille de son départ, il demanda à Mme Chaney si le box 18 R s’était libéré. Elle répondit qu’il était libre depuis deux jours.

— Je voudrais le louer.

— Jamais deux sans trois !

— J’ai encore besoin de place.

— Pourquoi ne louez-vous pas un de nos grands box ?

— Plus tard, peut-être. Dans l’immédiat, trois petits me conviennent.

Elle s’en battait l’œil. Il loua le 18 R au nom de Newton Aviation, paya cash pour six mois. Quand il fut certain que personne ne regardait, il transporta l’argent dans le box 18 R où il avait disposé de nouvelles boîtes. Les récipients en vinyle revêtu d’aluminium, conçus pour résister à une température de 140 °C, étaient étanches et munis d’une serrure. Ray en utilisa cinq pour loger tous les billets. Il jeta sur les boîtes un édredon, deux ou trois couvertures et quelques vieux vêtements pour donner au petit espace un aspect plus normal. Il ne savait pas qui il voulait tromper avec ce désordre apparent, mais il se sentit mieux en voyant le fouillis.

Il faisait ces derniers temps des tas de choses pour le regard d’autrui. Un itinéraire différent pour se rendre à la fac, un nouveau circuit de jogging, un autre bar pour prendre son café, une nouvelle librairie au centre-ville, où il passait un moment à feuilleter des livres. Et toujours à l’affût d’un comportement insolite, un coup d’œil dans le rétroviseur, une volte-face en marchant ou en courant, un regard par-dessus l’épaule en entrant dans une boutique. Il y avait quelqu’un derrière, il le sentait.

Ray avait décidé d’inviter Kaley à dîner avant de prendre la route du Sud et avant la remise des diplômes. Les examens étaient terminés ; quel mal y avait-il à cela ? Elle devait passer l’été à Charlottesville et il était déterminé à la conquérir, mais avec beaucoup de prudence. Prudence comme avec toutes les femmes. Prudence, car il croyait discerner en celle-là d’intéressantes possibilités.

Le premier coup de téléphone qu’il donna au domicile de Kaley fut une catastrophe. Une voix d’homme répondit, un homme jeune, à ce qu’il semblait, qui n’avait pas l’air content de cet appel. Quand Kaley prit la communication, elle se montra très sèche. Ray demanda s’il pouvait rappeler un peu plus tard ; elle répondit qu’elle le contacterait elle-même.

Il resta trois jours sans nouvelles et fit une croix sur elle. C’était aussi facile pour lui que de tourner la page d’un calendrier pour passer au mois suivant.

Il quitta donc Charlottesville en ayant fait ce qu’il avait à faire. Après un vol de quatre heures dans le Bonanza au côté de Fog, il loua une voiture à l’aéroport de Memphis et se mit à la recherche de Forrest.

 

Sa seule et unique visite au domicile d’Ellie Crum avait eu le même objet. Forrest était en dépression ; il avait disparu et sa famille aurait aimé savoir s’il était mort ou s’il croupissait quelque part en prison. Le Juge, à cette époque, était encore en exercice et la vie suivait son cours normal. Le Juge était évidemment trop occupé pour se lancer à la recherche de son fils cadet ; pourquoi s’en serait-il donné la peine, puisque Ray pouvait s’en charger ?

La maison était une demeure victorienne dans la vieille ville de Memphis, un héritage du père d’Ellie qui avait eu des biens au soleil. Elle n’avait pas recueilli grand-chose d’autre. Forrest avait été attiré par l’idée d’une famille où il y avait vraiment de l’argent : quinze ans plus tard, il avait perdu tout espoir. Au début de leur liaison, il partageait la chambre d’Ellie ; aujourd’hui, il était relégué au sous-sol. La maison avait d’autres occupants, présentés comme des artistes dans le besoin.

Ray trouva une place de stationnement au bord du trottoir. La haie avait besoin d’être taillée et le toit commençait à s’affaisser, mais la maison vieillissait bien. Tous les ans, en octobre, Forrest peignait la façade avec un assemblage de couleurs éclatantes, un sujet de disputes avec Ellie pour le reste de l’année. Cette fois, c’était un bleu pâle souligné de bordures rouges et orange. Forrest affirmait avoir déjà essayé le bleu canard.

Une jeune femme à la peau laiteuse et aux cheveux de jais l’accueillit à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? lança-t-elle d’un ton peu amène.

Ray la voyait à travers la moustiquaire de la porte ; derrière, la maison était aussi sombre et sinistre que la première fois.

— Ellie est là ? demanda-t-il sur le même ton hargneux.

— Elle est occupée. De la part de qui ?

— Ray Atlee, le frère de Forrest.

— Forrest, celui qui vit au sous-sol.

— Ah ! oui, Forrest !

Elle disparut ; Ray entendit des voix venant des entrailles de la maison.

Ellie était vêtue d’un drap blanc constellé de traînées d’argile et de taches d’eau, avec des fentes pour la tête et les bras. Elle s’essuyait les mains sur un torchon sale, visiblement agacée d’avoir été interrompue dans son travail.

— Salut, Ray, fit-elle comme à un vieil ami en ouvrant la porte.

— Salut, Ellie.

Il entra dans le vestibule, la suivit dans le séjour.

— Trudy, apporte-nous du thé ! cria-t-elle sans tourner la tête.

Trudy ne répondit pas. Les murs de la pièce étaient couverts de la collection de poteries la plus dingue qu’il eût jamais été donné à Ray de contempler. D’après Forrest, Ellie consacrait dix heures par jour à son activité et ne pouvait s’en passer.

— Mes condoléances pour ton père, fit-elle en invitant Ray à prendre place en face d’elle à une table basse au plateau de verre asymétrique, monté sur trois cylindres phalliques peints en diverses nuances de bleu. Ray avait peur d’y poser les mains.

— Merci, répondit-il froidement.

Pas un coup de fil, pas une carte, pas une fleur, pas un mot de sympathie n’était venu d’elle avant cette rencontre. Un air d’opéra aux sonorités étouffées leur parvenait.

— J’imagine que tu cherches Forrest.

— En effet.

— Je ne l’ai pas vu depuis un moment. Tu sais qu’il vit au sous-sol maintenant ; il entre et sort comme un vieux matou. J’ai envoyé une copine jeter un coup d’œil ce matin : à son avis, Forrest n’est pas passé depuis une semaine. Le lit n’a pas dû être fait depuis cinq ans.

— N’en dis pas plus.

— Et il n’a pas donné signe de vie.

Trudy apporta le thé sur un plateau, une autre création hideuse d’Ellie. Les tasses dépareillées étaient de petits récipients ventrus munis d’une anse énorme.

— Lait, sucre ? demanda-t-elle en se servant.

— Sucre.

Elle tendit une tasse qu’il prit à deux mains ; s’il la lâchait, elle lui écraserait un orteil.

— Comment va-t-il ? demanda Ray dès que Trudy fut sortie.

— Tantôt il picole, tantôt non. Tu connais Forrest.

— La drogue ?

— Laissons ça de côté. Il vaut mieux ne rien savoir.

— Tu as raison, approuva Ray en portant la tasse à sa bouche.

Le thé était parfumé à la pêche ; une goutte lui suffit.

— Il s’est battu, l’autre soir, poursuivit-il. Tu l’as su ? Je crois qu’il a le nez cassé.

— Ce n’est pas la première fois. Je me demande pourquoi les hommes se soûlent la gueule et se tapent dessus.

C’était une bonne question, à laquelle Ray n’avait pas de réponse. Ellie prit une gorgée de thé et ferma les yeux pour savourer le breuvage aromatisé. Bien des années auparavant, Ellie Crum avait été une jolie femme ; à l’approche de la cinquantaine, elle ne se donnait même plus la peine d’essayer.

— Tu ne tiens pas vraiment à lui ? demanda Ray.

— Bien sûr que si.

— Sincèrement ?

— C’est important ?

— Forrest est mon frère. Je suis le seul à avoir de l’affection pour lui.

— Nous nous entendions bien au lit, les premières années, puis nous nous sommes lassés l’un de l’autre. J’ai pris du poids et maintenant je me consacre à mon travail.

Ray parcourut du regard la pièce où s’entassaient ses œuvres.

— Et puis le sexe peut prendre différentes formes, poursuivit-elle en indiquant de la tête la porte par où Trudy était sortie. Forrest est un ami pour qui j’ai beaucoup d’affection, Ray. Mais c’est aussi un toxico et il donne l’impression de vouloir le rester jusqu’à la fin de ses jours. À la longue, on a de la peine à le supporter.

— Je sais. Crois-moi, je sais tout ça.

— Je pense que c’est un type exceptionnel, assez fort pour se reprendre au dernier moment.

— Mais pas assez pour décrocher.

— Exactement. J’ai réussi à décrocher, Ray, il y a quinze ans. On ne se fait pas de cadeaux dans ce monde-là ; voilà pourquoi Forrest vit au sous-sol.

Il y est probablement plus heureux, se dit Ray. Il remercia Ellie pour le thé, s’excusa pour le dérangement. Elle le reconduisit à la porte ; quand il tourna la tête en s’éloignant, elle était toujours là, derrière le châssis en toile métallique.