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Vingt-quatre heures à Clanton et Ray n’avait qu’une envie : partir. Après la veillée funèbre, il dîna avec Harry Rex chez Claude, le restaurant noir au sud de la grand-place ; ils prirent le plat du jour, du poulet grillé accompagné de haricots blancs si épicés que le thé glacé était servi au litre. Harry Rex se réjouissait de la réussite de sa cérémonie grandiose ; le repas terminé, il se montra impatient de retourner au tribunal pour surveiller la fin de la veillée.

À l’évidence, Forrest ne passerait pas la nuit à Clanton. Ray espérait sans trop y croire qu’il était déjà de retour à Memphis, chez Ellie, et qu’il ne faisait pas de bêtises. Combien de fois pourrait-il rechuter avant d’y perdre la vie ? Harry Rex estimait qu’il y avait une chance sur deux que Forrest soit là le lendemain pour assister aux obsèques.

Dès qu’il fut seul, Ray sauta dans sa voiture et quitta Clanton en roulant vers l’ouest, sans destination particulière. De nouveaux casinos avaient poussé en bordure du fleuve, à une centaine de kilomètres ; à chacun de ses passages dans le Mississippi, on parlait de plus en plus de cette nouvelle industrie. Les jeux d’argent avaient été légalisés dans l’État dont le revenu par habitant était le plus bas de tout le pays.

Au bout d’une heure et demie de route, il s’arrêta pour prendre de l’essence. Tandis qu’il remplissait le réservoir, son regard fut attiré par un motel flambant neuf, de l’autre côté de l’autoroute. Tout était nouveau dans ce qui avait été des champs de coton. Routes, motels, fast-foods, stations-service, panneaux publicitaires, tout avait été créé pour les casinos, à deux kilomètres de là.

Le motel avait des chambres sur deux niveaux ; les portes ouvraient sur le parking. Il semblait ne pas y avoir grand-monde. Ray paya quarante dollars une chambre pour deux personnes au rez-de-chaussée, sur l’arrière. Il n’y avait aucun autre véhicule à proximité ; il gara l’Audi tout près de sa porte et trente secondes lui suffirent pour transporter les trois sacs-poubelle dans la chambre.

Le magot occupait tout un lit. Convaincu que c’était de l’argent sale, il ne prit pas le temps de l’admirer. Et les billets devaient être marqués. Peut-être même étaient-ils faux. En tout état de cause, il n’allait pas les conserver.

Il n’y avait que des coupures de cent dollars, certaines neuves, les autres ayant circulé un peu. Aucune n’était véritablement usagée, aucune n’était datée d’avant 1986 ni d’après 1994. La moitié des billets étaient liés ensemble pour former des liasses de deux mille dollars. Ray commença par ceux-là : cent mille dollars en coupures de cent dollars faisaient un tas de près de quarante centimètres de haut. Ray comptait l’argent sur un lit, puis disposait soigneusement les tas de billets sur l’autre. Il agissait avec méthode ; il avait tout son temps. Il prenait les billets, les frottait entre le pouce et l’index, les portait parfois à ses narines pour les sentir. Ils n’avaient pas l’air faux.

Trente et un tas, plus quelques billets : trois millions cent dix-huit mille dollars pour être précis. Un trésor dissimulé dans la demeure délabrée d’un homme qui n’avait pas gagné la moitié de cette somme dans sa carrière.

Impossible de ne pas admirer la fortune étalée sur le lit. Combien de fois dans sa vie aurait-il l’occasion de contempler trois millions de dollars ? À qui cela était-il donné ? Assis dans un fauteuil, le menton entre les mains, il ne pouvait détacher les yeux des tas de billets parfaitement alignés. Les mêmes questions revenaient sans cesse à son esprit : d’où venait cet argent et à qui était-il destiné ?

Le claquement d’une portière de voiture le ramena à la réalité. L’endroit était parfait pour se faire dévaliser ; quand on se déplace avec une fortune en billets de banque, tout le monde devient un voleur potentiel.

Il replaça l’argent dans les grandes poches de plastique, remit le tout dans le coffre de sa voiture et prit la direction du casino le plus proche.

 

Son expérience des jeux d’argent se limitait à une virée à Atlantic City – un week-end avec deux de ses collègues qui avaient lu un livre sur les jeux de dés et partaient avec la conviction qu’ils allaient faire sauter la banque. Ils n’avaient pas réussi. Ray, qui n’était pas versé dans les jeux de cartes, avait choisi de s’installer à une table de black-jack à cinq dollars la mise. Au bout de deux journées épouvantables passées dans une ambiance assourdissante, il s’était retiré avec soixante dollars de gains en se jurant de ne jamais recommencer. Les pertes de ses collègues n’avaient jamais été établies avec précision, mais Ray avait appris que les joueurs réguliers masquent la vérité sur leurs résultats.

Pour un lundi soir, il y avait du monde au Santa Fe Club, un quadrilatère de la taille d’un terrain de football, qui avait poussé comme un champignon. Une tour de dix étages accolée au bâtiment accueillait les joueurs, des retraités venus du Nord pour la plupart, qui n’auraient jamais imaginé se rendre un jour dans le Mississippi mais qui étaient attirés par les nombreuses machines à sous et le gin offert aux tables de jeu.

Ray avait dans sa poche cinq billets pris dans cinq liasses différentes. Il s’avança vers une table de black-jack libre, posa le premier billet devant la croupière à moitié endormie.

— Allez-y.

— Cent dollars en jeu ! lança la croupière par-dessus son épaule. Elle ramassa le billet, le palpa distraitement et le mit en jeu.

Il doit être bon, se dit Ray en se détendant un peu ; elle en voit du matin au soir. La croupière battit le premier paquet de cartes et distribua. Elle atteignit tout de suite vingt-quatre, ramassa le billet du trésor caché du juge Atlee et posa deux plaques noires sur la table. Ray les laissa enjeu : deux cents dollars la mise, des nerfs d’acier. La croupière distribua prestement les cartes ; avec quinze points sur les cartes retournées, elle se servit un neuf. Ray avait maintenant quatre plaques noires. En moins d’une minute, il avait gagné trois cents dollars.

En faisant tinter les quatre plaques dans sa poche, Ray traversa le casino d’un pas nonchalant. Il passa d’abord par les machines à sous où les joueurs, des gens âgés, l’air hébété, vissés sur leur siège, tiraient sans fin sur le levier en rivant sur le cadran un regard vide. À la table de craps, l’ambiance était chaude ; une bande tapageuse de péquenauds braillait des instructions auxquelles il ne comprenait rien. Il s’arrêta un moment, fasciné par le roulement des dés, les hurlements accompagnant les mises, les jetons qui changeaient de main.

À une autre table de black-jack, il misa le deuxième billet de cent dollars avec l’aisance d’un flambeur averti. Le croupier l’approcha de son visage, le leva vers la lumière, le frotta entre deux doigts. Il l’apporta au chef de table qui se montra immédiatement soupçonneux. L’homme saisit une sorte de loupe qu’il colla contre son œil gauche et examina le billet comme un chirurgien. Au moment où Ray s’apprêtait à tourner les talons pour se fondre dans la foule, il entendit un des deux employés déclarer : « Il est bon. » Il ne savait pas lequel avait rendu son verdict ; il lançait autour de lui des regards affolés pour repérer des gardes armés. Le croupier revint avec le billet douteux et le plaça devant Ray. Quelques secondes plus tard, la reine de cœur et le roi de pique apparaissaient devant lui ; il venait de gagner pour la troisième fois d’affilée.

Comme le croupier était bien réveillé et que son supérieur venait d’effectuer une inspection minutieuse du billet, Ray décida de régler la question une fois pour toutes. Il sortit de sa poche les trois autres coupures de cent dollars et les posa sur la table. Le croupier les examina et haussa légèrement les épaules.

— Vous voulez de la monnaie ?

— Non. Je joue le tout.

— Trois cents dollars en espèces, annonça le croupier d’une voix forte.

La tête du chef de table apparut aussitôt derrière son épaule. Ray décida de rester sur ses deux cartes, un dix et un six. Le croupier avait un dix et un quatre ; il retourna le valet de carreau et Ray gagna pour la quatrième fois. Les billets furent aussitôt remplacés par six plaques noires. Ray en possédait maintenant dix, mille dollars, mais il avait aussi la quasi-certitude que les trente mille autres billets entassés dans le coffre de sa voiture n’étaient pas de la fausse monnaie. Il laissa une plaque pour le personnel et alla boire une bière.

Le bar était surélevé de deux ou trois mètres, de sorte qu’il était possible de prendre un verre en ayant une vue générale de toute l’activité du casino. On pouvait aussi suivre sur une dizaine d’écrans des rediffusions de matches de base-ball, de courses de stock-cars ou de rencontres de bowling. Mais les paris sur les événements sportifs n’étaient pas encore autorisés.

Ray avait conscience des risques encourus dans le casino. Il ne s’agissait pas de fausse monnaie, mais il fallait maintenant savoir si les billets étaient marqués d’une manière ou d’une autre. La méfiance du second croupier et de son supérieur suffirait certainement pour que les billets soient examinés de très près dans la salle de surveillance. Ray avait la certitude d’avoir été filmé, comme tout le monde. Les systèmes de surveillance d’un casino sont sophistiqués ; il le tenait de ses deux collègues qui rêvaient de faire sauter la banque.

Si l’examen des billets déclenchait des signaux d’alarme, il leur serait facile de le retrouver.

Mais où s’adresser pour savoir à quoi s’en tenir ? Il ne pouvait tout de même pas se présenter à la caisse de la First National Bank de Clanton, une poignée de billets à la main, et demander à Mme Dempsey de bien vouloir lui dire s’ils étaient bons. La caissière n’avait jamais vu de fausse monnaie et, deux heures plus tard, toute la ville saurait que le fils du juge Atlee avait les poches pleines d’argent de provenance douteuse.

Il avait pensé attendre son retour en Virginie pour aller voir son avocat qui confierait dans la plus grande discrétion quelques billets à quelqu’un qui s’y connaissait. Mais il ne pouvait attendre aussi longtemps. Si les billets étaient faux, il les brûlerait ; sinon, il ne savait pas très bien ce qu’il en ferait.

Il but lentement sa bière pour leur laisser le temps d’envoyer deux gros bras en complet noir lui demander de bien vouloir les suivre. Cela ne se passerait pas comme ça, Ray le savait. Si l’argent était marqué, il leur faudrait plusieurs jours pour établir sa provenance.

Et même s’il se faisait prendre avec des billets marqués, que pourrait-on lui reprocher ? Il avait trouvé l’argent au domicile de son père décédé, dans la maison dont il hériterait avec son frère. Il était l’exécuteur testamentaire à qui incombait la charge de protéger les biens composant la succession. Il disposait de plusieurs mois pour déclarer l’existence de ces espèces au tribunal des successions et aux services fiscaux. Si le Juge avait acquis l’argent par des voies illégales, il était décédé. Ray n’avait rien fait de mal, du moins pour le moment.

Il repartit à la première table de black-jack, misa cinq cents dollars. Le regard de la croupière croisa celui de son chef qui s’approcha d’un pas nonchalant, en se tapotant l’oreille, comme si un enjeu de cinq cents dollars à une table de black-jack était monnaie courante au Santa Fe Club. La croupière distribua un as et un roi à Ray ; elle fit glisser vers lui sept cent cinquante dollars.

— Aimeriez-vous boire quelque chose ? demanda le chef de table, avec un sourire découvrant des dents pourries.

— Une Beck, répondit Ray.

Une hôtesse apparut comme par magie et lui servit sa bière.

Il misa cent dollars à la donne suivante et perdit, puis il fit prestement glisser trois plaques sur la table et gagna. Il gagna huit des dix donnes suivantes, avec des enjeux allant de cent à cinq cents dollars, comme s’il savait précisément ce qu’il faisait. Le chef de table restait derrière la croupière. Ils avaient certainement sur les bras un joueur qui comptait les cartes, un professionnel du black-jack qu’il fallait avoir à l’œil et même filmer. Les autres casinos en seraient informés.

S’ils avaient su la vérité.

Après avoir perdu plusieurs donnes à deux cents dollars la mise, Ray, pour s’amuser, poussa sans hésiter dix plaques sur la table. De la petite bière ; il avait trois millions dans son coffre. Quand la croupière lui distribua deux reines pour un total de vingt points, il garda le visage impassible de celui qui a l’habitude de gagner.

— Désirez-vous manger, monsieur ? demanda le chef de table.

— Non, merci.

— Pouvons-nous faire quelque chose pour vous ?

— Si vous pouviez me trouver une chambre.

— Chambre pour deux ou suite ?

Un ringard aurait répondu : « Une suite, bien sûr. » Pas Ray.

— Une chambre fera l’affaire.

Il n’avait pas l’intention de rester, mais, après deux bières, il estimait préférable de ne pas prendre la route. Il ne voulait pas se faire arrêter par un flic. Et s’il venait à l’esprit du flic de fouiller le coffre de la voiture ?

— Comme vous voudrez, monsieur. Je vous réserve une chambre.

Ray joua encore une heure en équilibrant les gains et les pertes. L’hôtesse passait toutes les cinq minutes pour lui proposer à boire, lui faire perdre sa lucidité ; il faisait durer sa première bière. À un moment, pendant que la croupière battait les cartes, il compta trente-neuf plaques.

À minuit, il commença à bâiller ; il n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente. La clé de la chambre était dans sa poche. Si l’enjeu n’avait pas été limité à mille dollars à cette table, il aurait joué tous ses gains pour partir en beauté. Il plaça dix plaques noires dans le cercle et fit black-jack. Dix autres plaques et la croupière dépassa vingt et un. Ray ramassa ses gains, laissa quatre plaques pour le personnel et partit changer les autres à la caisse. Il avait passé trois heures dans le casino.

La fenêtre de sa chambre, au cinquième étage, donnait sur le parking ; sa voiture étant directement visible, il se sentait obligé de la surveiller. La fatigue était là, mais il n’arrivait pas à dormir. Il approcha un siège de la fenêtre et essaya de somnoler, mais son esprit ne pouvait rester en repos.

Son père avait-il découvert les casinos ? Le jeu pouvait-il être la source de sa fortune, un petit vice lucratif sur lequel il avait gardé le silence ?

Plus il se répétait que cette idée était tirée par les cheveux, plus il était convaincu d’avoir découvert l’origine du magot. Le Juge, à sa connaissance, n’avait jamais joué en Bourse, mais, si tel était le cas, pourquoi garder des billets de banque, pourquoi les cacher au fond d’un meuble, dans son bureau ? Et il y aurait eu des tonnes de paperasse.

Même dans l’hypothèse où il aurait vécu la double vie d’un magistrat véreux, il n’y avait pas au fin fond du Mississippi trois millions de dollars à toucher en pots-de-vin. Et se laisser acheter impliquait bien trop de monde.

L’argent ne pouvait venir que d’un casino, où les espèces circulaient. Ray venait de gagner six mille dollars en quelques heures. La chance du débutant, certainement, mais le jeu est toujours affaire de chance. Peut-être le Juge avait-il été doué pour les cartes ou les dés, peut-être avait-il gagné le jackpot dans une machine à sous ? Il vivait seul, ne répondait à personne. Comment le savoir ?

Peut-être avait-il gagné gros. Mais trois millions de dollars en sept ans, cela faisait beaucoup.

Les casinos étaient-ils obligés de déclarer des gains substantiels réalisés par leurs clients ? Y avait-il des déclarations fiscales ou autres à remplir ?

Et pourquoi avoir caché cet argent ? Pourquoi ne pas l’avoir distribué comme le reste ?

Peu après 3 heures, Ray cessa de se torturer les méninges et quitta la chambre qu’il occupait à titre gracieux. Il dormit dans sa voiture jusqu’au lever du soleil.