La porte d’entrée était entrebâillée, un signe inquiétant à 8 heures du matin, dans une maison inoccupée. Ray la considéra un long moment, hésitant à entrer tout en sachant qu’il n’avait pas le choix. Il la poussa légèrement, les poings serrés, comme si un voleur pouvait encore être à l’intérieur, et respira profondément. La porte tourna sur ses gonds en grinçant affreusement ; quand la lumière du jour glissa jusqu’aux cartons empilés dans le vestibule, Ray découvrit des traces laissées par des chaussures boueuses. Après s’être introduit dans la maison en passant par-derrière, l’intrus, pour une raison ou pour une autre, avait choisi de ressortir par la porte du porche.
Ray sortit lentement le pistolet de sa poche.
Les vingt-sept cartons verts de chez Blake & Son étaient éparpillés dans le bureau du Juge. Derrière le canapé renversé les portes du meuble soutenant les rayonnages étaient ouvertes. Le bureau à cylindre ne semblait pas avoir été touché, mais des papiers jonchaient le plancher.
L’intrus avait sorti les cartons du meuble ; les trouvant vides, il les avait écrasés et lancés aux quatre coins de la pièce dans un accès de fureur. Dans le silence de la maison inoccupée, Ray imagina la violence de la scène et sentit un frisson le parcourir.
Le magot du Juge pouvait lui coûter la vie.
Il reprit ses esprits, remit le canapé sur ses pieds et ramassa les papiers. Il rassemblait les cartons quand il entendit du bruit à l’avant ; il jeta un coup d’œil par la fenêtre, vit une femme d’âge mûr à la porte.
Claudia Gates avait connu le Juge mieux que personne. Elle avait été sa greffière d’audience, sa secrétaire, son chauffeur et bien d’autres choses encore, à en croire les rumeurs qui couraient depuis l’enfance de Ray. Pendant près de trente ans, elle avait sillonné les six comtés du 25e District en compagnie du Juge, quittant souvent Clanton à 7 heures du matin pour ne revenir que bien après la tombée de la nuit. Quand ils ne tenaient pas audience, ils partageaient le bureau du Juge ; elle tapait les comptes rendus pris en sténo tandis qu’il s’occupait de la paperasse.
Un avocat du nom de Turley les avait surpris un jour dans une situation compromettante ; le pauvre avait commis l’erreur d’en parler autour de lui. Il avait perdu tous les litiges soumis au tribunal de la chancellerie pendant un an et n’avait plus eu un seul client. Au bout de quatre ans, le juge Atlee avait réussi à le faire radier du barreau.
— Bonjour, Ray, lança Claudia par le treillis de la porte d’entrée. Je peux entrer ?
— Je vous en prie, fit-il en tirant la porte.
Ray et Claudia n’avaient jamais eu de sympathie l’un pour l’autre. Il avait toujours eu l’impression qu’elle recevait l’attention et l’affection dont Forrest et lui-même étaient privés ; de son côté, Claudia voyait en Ray une menace. Tout le monde dans l’entourage du Juge était à ses yeux une menace.
Claudia avait peu d’amis, encore moins d’admirateurs. Dure et sèche à force de passer son temps dans les prétoires, elle se conduisait avec l’arrogance de celle qui a l’oreille du grand homme.
— Si tu savais comme je suis triste, Ray.
— Moi aussi.
En passant devant le bureau, Ray ferma la porte.
— N’entrez pas, dit-il à Claudia, qui n’avait pas remarqué les traces de pas sur le sol.
— Il faut être gentil avec moi, Ray.
— Pourquoi ?
Dans la cuisine, Ray prépara un café et ils s’assirent l’un en face de l’autre.
— Je peux fumer ?
— Ça m’est égal.
Fume tant que tu veux, ma vieille ! Les costumes noirs de son père avaient toujours été imprégnés de l’odeur âcre des cigarettes de Claudia. Le Juge la laissait fumer en voiture, dans son propre bureau et probablement au lit. Partout sauf dans la salle d’audience.
Respiration sifflante, voix râpeuse, réseau de rides enserrant les yeux. Ah ! les joies du tabac !
Elle avait pleuré, ce qui, chez elle, n’était pas dépourvu de signification. Un été où il travaillait avec son père, Ray avait eu le malheur de suivre une affaire pathétique de mauvais traitements infligés à un enfant. Le récit des sévices avait été si bouleversant que tout le monde, juge et avocats compris, était ému aux larmes. Seule Claudia avait conservé un visage impassible et l’œil sec.
— Je n’arrive pas à croire qu’il soit mort, reprit-elle en soufflant une bouffée de tabac vers le plafond.
— Il était mourant depuis cinq ans, Claudia. On ne peut pas dire que ce soit une surprise.
— C’est triste quand même.
— Très triste, mais, à la fin, il souffrait beaucoup. La mort est arrivée comme une délivrance.
— Il ne voulait pas que je vienne le voir.
— Nous n’allons pas revenir sur une vieille histoire.
L’histoire en question, selon la version que l’on choisissait, avait nourri bien des conversations à Clanton pendant près de deux décennies. Quelques années après la mort de la mère de Ray, Claudia avait divorcé de son mari pour des raisons qui n’avaient jamais été très claires. La moitié de la ville était convaincue que le Juge lui avait promis le mariage : l’autre moitié inclinait à penser qu’un Atlee n’épouserait jamais une personne de basse extraction, que Claudia avait divorcé parce que son mari l’avait surprise avec un autre homme. Les années passant, ils avaient continué à jouir des avantages de la vie maritale sans les inconvénients de la cohabitation. Claudia tannait le Juge pour qu’il régularise ; il remettait la chose à plus tard. À l’évidence, la situation lui convenait parfaitement.
Elle avait fini par poser un ultimatum, commettant une grave erreur stratégique ; Reuben Atlee n’était pas homme à céder à un ultimatum. Un an avant qu’il soit déboulonné de son siège, Claudia avait épousé un homme de neuf ans son cadet. Le Juge l’avait virée séance tenante ; on en avait fait des gorges chaudes dans les cafés de la grand-place et les clubs de tricot. Au bout de quelques années d’une union houleuse, le nouvel époux de Claudia était décédé. Elle s’était retrouvée seule, le Juge aussi. Mais elle l’avait trahi en se remariant ; il ne le lui avait jamais pardonné.
— Où est Forrest ? reprit-elle.
— Il ne devrait pas tarder à arriver.
— Comment va-t-il ?
— Comme d’habitude.
— Tu veux que je parte ?
— À vous de voir.
— Je préférerais parler avec toi, Ray. Il faut que je parle à quelqu’un.
— Vous n’avez donc pas d’amis ?
— Non. Reuben était mon seul ami.
Ray tiqua en l’entendant appeler le Juge par son prénom. Elle ficha une cigarette entre ses lèvres poisseuses de rouge, un rouge pâle en signe de deuil, pas le carmin qu’elle arborait autrefois. Elle avait au moins soixante-dix ans, mais ne paraissait pas son âge. Encore droite et mince, elle portait une robe ajustée qu’aucune autre septuagénaire du comté n’aurait osé mettre. Elle avait des diamants aux oreilles, un autre en bague ; Ray était incapable de dire s’ils étaient vrais. Elle portait aussi un joli pendentif et deux bracelets en or.
C’était une vieille coquette, mais elle avait encore du sex-appeal. Il demanderait à Harry Rex qui elle fréquentait ces temps-ci.
— De quoi voulez-vous parler ? demanda Ray en resservant du café.
— De Reuben.
— Mon père est mort. Je n’aime pas revenir sur le passé.
— On ne peut pas essayer d’être amis ?
— Non. Nous nous sommes toujours mutuellement méprisés. Nous n’allons pas nous embrasser maintenant, devant son cercueil. À quoi cela rimerait-il ?
— Je suis une vieille femme, Ray.
— Et moi, je vis en Virginie. Nous irons à l’enterrement et nous ne nous reverrons plus. Qu’en dites-vous ?
Elle alluma une autre cigarette, versa quelques larmes. Ray pensait à la pagaille du bureau : que dirait-il à Forrest si son frère débarquait maintenant et voyait les traces de boue et les cartons jonchant le sol ? Et s’il découvrait Claudia attablée dans la cuisine, il était capable de lui sauter à la gorge.
Sans jamais en avoir eu la preuve, les deux frères avaient longtemps soupçonné leur père de lui avoir versé un salaire bien supérieur à celui d’une simple greffière. Un supplément en échange des services supplémentaires qu’elle fournissait. Qui n’en aurait gardé du ressentiment ?
— Je veux quelque chose, un souvenir, c’est tout.
— Pour vous souvenir de moi ?
— Tu es comme ton père, Ray. Je m’incruste.
— C’est de l’argent que vous voulez ?
— Non.
— Vous êtes fauchée ?
— Je n’ai pas de gros revenus.
— Il n’y a rien pour vous ici.
— Tu as lu son testament ?
— Oui. Votre nom n’y figure pas.
Elle versa encore quelques larmes, tandis que Ray bouillait en silence. Elle avait eu sa part vingt ans plus tôt, quand lui, jeune étudiant en droit, faisait le service dans un bar et se nourrissait de beurre de cacahouètes chaque fin de mois pour ne pas se faire virer de son appartement minable. Elle était toujours au volant d’une Cadillac neuve pendant que Forrest et lui conduisaient un tas de ferraille. Il leur fallait vivre en fils de famille désargentés alors qu’elle avait les toilettes et les bijoux.
— Il a toujours promis de prendre soin de moi, reprit-elle.
— Il s’est dégagé de cette promesse il y a bien des années, Claudia. Oubliez tout ça.
— Je ne peux pas. Je l’aimais tellement.
— Ce n’était que du sexe et de l’argent, pas de l’amour. Je ne tiens pas à en parler.
— Qu’y a-t-il dans la succession ?
— Rien. Il a tout distribué.
— Comment ?
— Vous avez bien entendu. Vous vous souvenez comme il aimait envoyer des chèques ; cela n’a fait qu’empirer après votre départ.
— Et sa retraite ?
Fini les larmes. Les yeux verts étaient secs et étincelants ; on parlait de gros sous.
— Il l’a encaissée un an après sa défaite. Une erreur monumentale, mais je n’étais pas au courant. Il commençait à perdre la boule. Après avoir touché l’argent, il en a gardé un peu pour ses besoins et a distribué le reste aux mouvements de scoutisme, au Lions club, aux Fils des Confédérés, à l’Association de protection des champs de bataille historiques et j’en passe.
Si son père avait été un juge véreux, ce que Ray se refusait à croire, Claudia serait au courant de l’existence du magot. À l’évidence, elle ne savait rien. Si elle avait su quelque chose, l’argent ne serait pas resté caché dans le bureau. En admettant qu’elle ait vu les trois millions, tout le comté serait au courant ; dès qu’elle avait un peu d’argent, il fallait qu’elle le montre. En regardant la vieille femme pitoyable assise en face de lui il se dit qu’elle ne devait pas avoir grand-chose à montrer.
— Je croyais que votre second mari avait de l’argent, glissa Ray avec une cruauté inutile.
— Moi aussi, fit-elle en esquissant un sourire.
Ray ne put retenir un petit rire. Puis ils se mirent à rire franchement tous les deux ; l’atmosphère se détendit sensiblement. Claudia avait toujours été connue pour son franc-parler.
— Mais vous ne l’avez jamais trouvé.
— Pas un sou. Il avait une jolie petite gueule et neuf ans de moins que moi.
— Je me souviens de lui. L’affaire avait fait scandale.
— C’était un beau parleur de cinquante et un ans qui m’a fait croire qu’il avait des intérêts dans le pétrole. Nous avons foré comme des fous pendant quatre ans sans jamais rien trouver.
Le rire de Ray sonna clair. Il ne se rappelait pas avoir jamais eu une conversation sur le sexe et l’argent avec une femme de soixante-dix ans. Elle devait avoir un réservoir d’histoires : les morceaux choisis de Claudia.
— Vous êtes en pleine forme, Claudia. Vous avez le temps d’en trouver un autre.
— Je suis fatiguée, Ray. Vieille et fatiguée. Il faudrait encore tout lui apprendre : le jeu n’en vaut pas la chandelle.
— Comment a fini le numéro deux ?
— Emporté par une crise cardiaque. Je n’ai même pas grappillé mille dollars.
— Le Juge en a laissé six mille.
— C’est tout ? s’écria-t-elle, incrédule.
— Ni actions ni bons, rien d’autre qu’une vieille maison et six mille dollars à la banque.
Elle baissa les yeux, secoua la tête ; elle ne mettait pas en doute les paroles de Ray. Claudia ignorait tout du magot.
— Qu’allez-vous faire de la maison ? reprit-elle.
— Forrest veut y mettre le feu et toucher l’argent de l’assurance.
— L’idée n’est pas mauvaise.
— Nous allons la mettre en vente.
Ils entendirent du bruit sous le porche, puis on frappa à la porte. Le révérend Palmer venait parler du service funèbre qui aurait lieu deux heures plus tard. Claudia prit Ray par le bras en se dirigeant vers sa voiture et l’étreignit au moment de prendre congé.
— Je regrette de ne pas avoir été plus gentille avec vous deux, murmura-t-elle quand il ouvrit la portière.
— À tout à l’heure, Claudia. Nous nous verrons à l’église.
— Il ne m’a jamais pardonné, Ray.
— Moi, je vous pardonne.
— Sincèrement ?
— Oui. Maintenant, nous sommes amis.
— Merci du fond du cœur.
Elle l’étreignit encore une fois, les joues humides de larmes. Il l’aida à monter dans sa voiture, une Cadillac, comme toujours.
— Et toi, Ray, demanda-t-elle juste avant de mettre le contact, t’a-t-il pardonné ?
— Je ne crois pas.
— Moi non plus.
— Cela n’a plus d’importance maintenant. Nous allons le mettre en terre comme il convient.
— Il se conduisait parfois comme un vieux salaud, tu sais ? fit-elle en souriant à travers ses larmes.
Ray ne put s’empêcher de rire. L’ex-maîtresse de son défunt père venait de traiter le grand homme de salaud.
— Oui, fit-il en hochant la tête. Il faut dire les choses comme elles sont.