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Combat de coqs

« La haine, c'est la colère des faibles. »

Alphonse Daudet

Jamais je n'ai vu pareille haine. J'ai pourtant entendu Chirac déblatérer sur Giscard, ou Mitterrand sur Rocard, les narines tremblantes, j'allais dire fumantes, la voix étranglée d'indignation, émettant tour à tour des sifflements et des halètements, avec une sorte de houle intérieure qui les tordait et des yeux qui fusillaient méchamment une cible imaginaire, juste derrière moi. J'ai essuyé ainsi bien des postillons mousseux sur ma chemise et parfois sur le visage, tant il est vrai que la hargne, quand elle se déchaîne, est toujours humide sinon poisseuse.

Jamais je n'ai vu une haine aussi violente que celle qui oppose, depuis plusieurs années, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Il n'y a pas de nom pour ça : il faudrait l'inventer. Ils se déprisent, pour parler vieux français. En petit comité, ils se traitent mutuellement de « fou », de « schizophrène », de « salopard », de « pourri », d'« irresponsable » et d'autres qualificatifs de ce genre. Sans parler des adjectifs sur le physique. Avec l'affaire Clearstream, leur querelle a connu un paroxysme d'où ensuite elle n'est plus descendue.

Une affaire ridicule, montée par des esprits dérangés, pour nous faire croire que Nicolas Sarkozy avait, comme d'autres personnalités, un compte en banque secret au Luxembourg. La machination, échafaudée à la fin des années Chirac, a fait long feu.

Même si rien ne le prouve, Nicolas Sarkozy a toujours pensé, en son for intérieur, que Dominique de Villepin avait partie liée avec les comploteurs qui étaient tous des connaissances. On est pourtant en droit de penser que ce dernier s'est simplement contenté, quand il en a eu vent, de chercher à en tirer un bénéfice politique, c'est-à-dire à l'exploiter.

On est là dans la basse politique où clapotent les rebuts et les rognures du système. On a du mal à comprendre pourquoi, une fois élu, Sarkozy n'a pas détourné son regard de ce cloaque pour prendre de la hauteur et tendre la main au rival carbonisé.

C'eût été de la bonne politique. Au lieu de quoi, il a tisonné la haine. Il l'a tellement tisonnée qu'on peut se demander s'il ne croit pas que Villepin est un adversaire dangereux qu'il veut mettre définitivement hors d'état de nuire.

Un jour, alors que Nicolas Sarkozy était encore le ministre de l'Intérieur de Dominique de Villepin, il avait fait à ce dernier cette confidence en forme de parabole :

« J'ai eu un chien, une fois, un labrador. Un animal très beau, très intelligent, mais intenable. Un mâle dominant, m'avait prévenu le vétérinaire. »

Un sourire, puis :

« Voyez-vous, Dominique, j'ai dû m'en séparer. Il ne faut jamais laisser deux mâles dominants dans le même endroit et, aujourd'hui, le mâle dominant, c'est moi23. »

Après son élection, le « mâle dominant » a tout de suite proposé à Villepin une circonscription ou un poste à Bruxelles. Sans succès. En vertu de la vieille règle selon laquelle il vaut toujours mieux avoir les ennemis à l'intérieur plutôt qu'à l'extérieur, quelques-uns de ses amis lui ont suggéré de donner à l'ancien chef du gouvernement un ministère prestigieux mais sans marge de manœuvre, comme la Défense. Sarkozy les a écoutés, mais ne les a pas entendus. Au contraire, son naturel vindicatif a vite repris le dessus. Après s'être constitué partie civile en 2006 contre les pieds nickelés qui ont échafaudé la « conspiration Clearstream », il a décidé de ne pas se désister et d'aller jusqu'au bout avec des arguments qui ne sont certes pas ceux d'un président : « On a voulu me salir, me détruire ! Si vous retrouviez votre nom sur le fichier d'une banque où vous n'avez jamais mis les pieds, vous n'auriez pas envie de savoir qui vous y a mis ? »

Sa haine aveugle tant le président qu'il ne s'en rend sans doute pas compte : en se déchaînant contre un Villepin à terre, il le ressuscite et le réinstalle au centre de son jeu. Mais il est trop pressé d'en finir, comme le coq qui, le cou tendu, le bec sanglant, les plumes hérissées et froufroutantes, s'apprête à porter le coup fatal à son rival efflanqué.

Le 23 septembre 2009, en visite à New York, le chef de l'État commet à propos de Clearstream un impardonnable lapsus devant les caméras de télévision : « Deux juges indépendants ont estimé que les coupables devaient être traduits devant le tribunal correctionnel. » Coupable, forcément coupable, Villepin ? Mais que fait l'ex-avocat Sarkozy de la présomption d'innocence, une expression qu'il a par ailleurs plein la bouche ?

« Il a fait de moi son principal adversaire, se félicite aussitôt Villepin. Il m'a totémisé. »

Le 28 janvier 2010, Dominique de Villepin est relaxé dans l'affaire Clearstream par le tribunal correctionnel de Paris. Une victoire judiciaire et politique pour l'ancien Premier ministre. Nicolas Sarkozy la salue, à sa façon, par une nouvelle bourde en indiquant qu'il ne fera pas appel de la décision du tribunal. Apparemment, il ne sait pas que seuls le parquet et les prévenus en ont le droit.

Qu'importe, puisque le parquet, sous l'autorité du pouvoir politique, annonce le lendemain, par la voix du procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, qu'il interjette appel. Ce qui permet à Villepin de dénoncer aussitôt « l'acharnement » et « la haine » du président à son endroit.

Mais lequel des deux hait le plus l'autre ? En matière de sarkophobie, Villepin est un professionnel. Depuis longtemps, il raille la petite taille de son meilleur ennemi, ses mauvaises manières ou ses mésaventures conjugales, avec une espèce de mépris de classe. Pour lui, le président est un intrus, un imposteur.

Chose étrange, Sarkozy ne se voit pas autrement face à cette caricature d'aristocrate méprisant. C'est ainsi que le chef de l'État m'a fait, à l'aube de son règne, son numéro du « bâtard » qui éclaire si bien leur relation. Écoutons-le :

« Tu veux comprendre ma différence avec tous ces gens, les Fabius, Juppé et Villepin, surtout Villepin qui en est la quintessence ? C'est bien simple : eux, depuis le berceau, on les a choyés et dorlotés en leur répétant : “T'es le meilleur, le plus beau, le plus intelligent.” En plus, ils ont fait de brillantes études. Regarde comme ils s'aiment. Moi, c'est un autre genre : je suis le bâtard. Mais voilà, c'est le bâtard qui est président de la République. »

23Cf. Raphaëlle Bacqué, « Fatale attraction », Le Monde, 10 octobre 2008.