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La conversion du Sicambre
« Gardez-vous de demander du temps ; le malheur n'en accorde jamais. »
Mirabeau
Si Nicolas Sarkozy a des sincérités, elles sont successives. Sa légende noire en fait un héritier ultralibéral de Margaret Thatcher, un couteau entre les dents avec du sang dessus, du sang de pauvre. Il est, au contraire, un disciple de Tony Blair. Autrement dit, un opportuniste, assez étatiste, vaguement social et plutôt libéral. Les trois en un.
Il ne pouvait donc être pris de court par la crise financière, comme les idéologues à la Bush. Il retombait forcément sur un de ses pieds. Le sarkozysme est, en réalité, un avatar du blairisme. Avant son accession à l'Élysée, j'ai souvent entendu Sarkozy répéter les conseils que Blair lui avait prodigués : « Quand tu seras élu, les bons esprits te diront que tu dois prendre du champ par rapport au parti. Ne commets pas mon erreur, n'écoute personne, restes-y, ne lâche rien, il faut que tu en gardes la présidence. Sinon, tu auras des tas d'ennuis qui te feront perdre ton temps. »
Sur ce point comme sur d'autres, il a essayé d'écouter Blair. Sans doute Sarkozy n'est-il pas toujours en phase avec cette Grande-Bretagne où personne ne prend rien au sérieux, fors la patrie, aurait dit Churchill. Mais il s'identifie parfaitement au Premier ministre travailliste qui n'a d'autre idéologie qu'un pragmatisme à toute épreuve.
Il aime tout chez Blair. Son absence d'œillères, mais aussi sa rapidité d'action, sa jeunesse insolente, son cynisme doux et souriant qui ont fait de lui l'un des plus grands dirigeants britanniques de l'après-guerre.
Le 2 décembre 2002, alors qu'il est ministre de l'Intérieur sous Chirac, il réussit, par l'entremise de Peter Mandelsohn, à rencontrer Tony Blair. Quinze minutes. Le courant passe bien entre les deux hommes. Ils étaient faits pour s'entendre.
Après leur entretien, Tony Blair demandera à son ami Mandelsohn : « Qui est ce type que tu m'as envoyé et qui est tellement plus à gauche que moi ? »
Nicolas Sarkozy a été mêmement fasciné par Felipe González, la statue du Commandeur des socialistes espagnols, qui fut l'un des présidents du Conseil les plus marquants de l'histoire de son pays. Un Blair avant l'heure, avec le charme sombre et puissant d'un hidalgo andalou.
Le chef de l'État s'était mis en tête de l'installer comme président du Conseil européen. González aurait sans doute fait de l'ombre à tout le monde, mais c'eût été l'homme-symbole et l'homme-orchestre idéal pour le Vieux Continent. Il a rejeté la proposition de Sarkozy avec un argument massue : « Moi ? Aller à Bruxelles ? Je ne me vois pas vivre dans une ville où le ciel est bas. »
Si l'on considère que Blair et González sont depuis longtemps ses deux maîtres en politique, on comprend bien que Sarkozy n'a jamais été le conservateur ultralibéral et hyperpopuliste que ses ennemis décrivent à l'envi.
Il a des convictions. Il semble même prêt à se faire tuer pour elles et ne pardonne jamais à ceux qui ne les partagent pas. Mais il en change comme de cravate ou d'ami. C'est un nouveau politique. Il fait son marché dans la grande surface des idées et n'achète jamais deux fois la même chose.
C'est ainsi qu'il a opéré son grand virage idéologique en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Le monde a changé ; lui aussi. Désormais, il sera étatiste. Avant même que la crise n'arrive à son paroxysme, il fixe, à Toulon, sa nouvelle ligne à rebours de celle de sa première année de mandat.
Tous les siens ont participé à l'écriture du discours, le moindre n'étant pas Henri Guaino que ses détracteurs présentent souvent comme un prophète donquichottien qui se prendrait pour Henri Guaino. Il a la main et en profite pour marquer un point contre Alain Minc, ami de toujours et conseiller du soir de Sarkozy, qui a publié, il y a quelque temps, un essai brillant, à sa façon, intitulé : La Mondialisation heureuse 16.
Ainsi Guaino fait-il dire à Sarkozy, le 25 septembre 2008, à Toulon :
« Cette crise financière marque la fin d'un monde (…) porté par un grand rêve de liberté et de prospérité. La génération qui avait vaincu le communisme avait rêvé d'un monde où la démocratie et le marché résoudraient tous les problèmes de l'humanité. Elle avait rêvé d'une mondialisation heureuse qui vaincrait la pauvreté et la guerre (…). Au fond, c'est une certaine idée de la mondialisation qui s'achève avec la fin du capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l'économie et avait contribué à la pervertir. L'idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, cette idée de la toute-puissance du marché était une idée folle. »
Après quoi, Sarkozy dresse un tableau sans pitié de toutes les folies du système. La logique de la rentabilité financière à court terme qui impose sa loi aux entreprises qu'elle vide de son sang. La course aux rendements exorbitants, trois ou quatre fois plus élevés que la croissance de l'économie, qui met l'industrie KO debout. La priorité donnée partout au spéculateur sur l'entrepreneur.
On croirait entendre Mitterrand quand, vingt ans et quelque plus tôt, il cherchait à moderniser et à ravaler son socialisme en parlant d'« économie mixte » ou d'« économie sociale de marché ». Au détail près que Sarkozy ne récuse pas le capitalisme. Estimant qu'il a été trahi, il veut simplement le refonder, mais en réinstallant l'État, en réglementant les banques, en contrôlant les rémunérations des dirigeants ou en mettant en question les ventes à découvert qui permettent aux spéculateurs de vendre des titres qu'ils ne possèdent pas. Autrement dit, de spéculer sans risque. En somme, il s'affiche désormais dirigiste.
Il le devient tellement qu'il garantit, dans ce discours, les dépôts des Français dans les banques, les compagnies d'assurance et les établissements financiers : « L'État est là et l'État fera son devoir. »
Lors de la phase de préparation du discours de Toulon, une partie de ses conseillers était vent debout contre le principe d'une garantie de l'épargne par l'État : selon eux, cette annonce risquait de provoquer la panique des déposants tout en prenant la puissance publique en otage. Trop dangereux. Pour d'autres, au contraire, il était impératif de rassurer tout de suite les épargnants. Sarkozy a préféré écouter ceux-là qui, comme Alain Minc, plaidaient pour le volontarisme et le retour de la puissance publique.
Ainsi a-t-il réinventé, à Toulon, le capitalisme et le sarkozysme. Tout le monde était si troublé et occupé, à l'époque, que nul n'eut l'idée d'évoquer à son propos la grande phrase historique qui s'impose. C'est l'apostrophe à Clovis de saint Remi, archevêque de Reims, le jour de Noël 496 où, en le baptisant, il fit de ce Barbare un Franc : « Courbe la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. »
16Plon, 1997.