Avant-propos
J'ai toujours été un journaliste connivent. La chose est assez mal vue par une partie de ma profession qui pense que, pour bien connaître la classe politique, il vaut mieux ne pas la fréquenter : cette école, qui a ses fidèles, préfère éditorialiser en chambre plutôt que de se laisser corrompre ou même distraire par la réalité. C'est moins dérangeant.
Comme certains de mes collègues, quand je vais à la chasse aux informations, je dîne avec des politiciens que, pour aggraver mon cas, je tutoie. J'ai donc beaucoup dîné avec Nicolas Sarkozy et, d'aussi loin qu'il m'en souvienne, je le tutoie. À trente ans, Sarkozy n'était qu'un condottiere en blazer que Jacques Chirac couvait, avec d'autres, du coin de l'œil. Il avait toujours le même sourire commercial et forcé, signe de ralliement de notre civilisation de la fausseté. Je n'aurais jamais parié sur lui alors que j'étais prêt à miser gros sur des figures de la génération précédente de la droite, comme Alain Juppé et Philippe Seguin. L'un avait la tête ; l'autre, le coffre. On a vu le résultat.
Nicolas Sarkozy, lui, n'avait pas grand-chose, hormis la volonté d'arriver. Une volonté sans bornes dont l'expérience nous apprend qu'elle peut très vite tourner à vide. C'était au demeurant ce qu'il moulinait, du vide, mais avec autorité, en travaillant bien ses dossiers. Il connaissait toujours le dernier chiffre. Il avait réponse à tout. Loin de moi l'idée de mépriser ou de railler cette ardeur à la tâche. Pour parvenir à ses fins, il aura sans doute été, même s'il n'est pas le moins doué, celui qui se sera donné le plus de peine.
Mais pour quoi faire ? C'est toute la question que pose la course folle qu'il a entamée, le nez sur le guidon, depuis son accession à l'Élysée. Il ne sait pas où il va, mais il y va sur les chapeaux de roue, en fendant l'air, avec une énergie dont on peut se demander si, le temps aidant, elle n'est pas devenue celle du désespoir. Il fait le spectacle, un spectacle qui donne le tournis. Il est comme les champions cyclistes qu'il vénère tant. C'est déjà bien si on le compare à certains rois fainéants qui l'ont précédé. Mais ce n'est pas assez pour convaincre.
Avec ce livre, je n'ai pas l'intention d'ajouter une pierre à toutes celles qui font déjà tas autour de lui, comme sur un terrain de lapidation. Cet homme, qui file devant le vent, a, de toute évidence, des talents et même des qualités. Dans les pages qui suivent, j'essaierai de raconter « N. le maudit » tel que je l'ai vu, avec ses grandeurs, ses petitesses et ses ridicules.
Il n'a pas ruiné le pays, il ne l'a pas mis non plus à feu et à sang. Il a géré avec une maestria certaine la crise économico-financière de 2008. Il a lancé plusieurs réformes importantes, comme le processus d'autonomisation des universités, le service minimum dans le secteur public, l'allongement de l'âge de la retraite à soixante-deux ans ou la mise en place du RSA (revenu de solidarité active). Il a donné des coups de pied dans les fourmilières administratives et mis fin à cette mauvaise pente que dégringolait la France depuis plus de trente ans, en augmentant toujours plus les dépenses publiques, ce qui l'amenait, pour les payer, à emprunter, donc à s'endetter. Il ne s'est pas agité pour rien.
Après plus de trois ans d'un règne souvent foutraque, il a même su se métamorphoser. Jusqu'à enfiler, depuis l'automne 2010, les habits de président de la Ve République, qu'il n'avait pas encore sortis de l'armoire.
Nicolas Sarkozy a tant de métier et de force de conviction qu'il peut très bien retourner la situation et être réélu en 2012. Rien ne l'abat jamais ; il renaît toujours. Sa vitalité ne peut que fasciner.
Pourquoi, alors, tant de haine contre cet homme ? On a rarement vu un pouvoir autant vomi, moins pour sa politique que pour la personne de son chef, qui hystérise tout. J'ai cherché à comprendre.
Étais-je le mieux placé pour cette tâche ? Je dois à la vérité de dire que nos rapports sont très particuliers : nous avons eu, comme on dit, quelques hauts et pas mal de bas. Un épisode parmi d'autres, que j'ai au demeurant pris à la farce : un soir de 1994, lors d'un dîner à Bercy dans son appartement de fonction du ministère du Budget, il m'a menacé comme lui seul peut le faire. Après que j'eus émis les plus grands doutes sur les chances d'Édouard Balladur, son candidat à la présidence, il s'est subitement levé de table et, avec la semelle de sa chaussure, a feint d'écraser quelque chose sur la moquette : une blatte, un cloporte ou Dieu sait quoi, qu'il réduisait en bouillie sous son pied. « Tu vois, mon petit Franz, avait-il dit, quand on aura gagné, c'est ce qu'on fera avec toi. » Il ne plaisantait pas. Si je ne lui en ai pas tenu rigueur, c'est que, contrairement à beaucoup de confrères, je considère qu'il est normal de recevoir des coups de la part des puissants, après qu'on leur en a porté. Surtout des coups comme ça, qui ne font pas mal. Au surplus, j'ai toujours aimé cette franchise qui tranche avec la sournoiserie de la vie parisienne. Nicolas Sarkozy vous prend toujours de face : à la loyale. C'est aussi un affectif et on pardonne toujours aux affectifs.
Je dois encore à la vérité de dire que, dès les premiers mois de sa présidence, il n'a cessé, si j'en crois les gazettes ou ce qui m'est revenu aux oreilles, de harceler le propriétaire du journal où je travaille et mes employeurs de la télévision publique pour qu'ils me virent de toute urgence, sous prétexte que j'étais – je le cite – un « rat d'égout » ou un « pervers fétide ». Il a même assuré à des amis communs qu'il allait me « détruire » ou – c'est une de ses expressions favorites – s'« occuper de moi ».
Les matins où la sonnette a retenti plus tôt que d'habitude à mon domicile, je ne me suis pas pour autant mis à trembler en pensant qu'un magistrat ami du pouvoir m'avait trouvé des poux et que ses sbires étaient derrière la porte, avec un mandat d'amener. Les colères du président ne font que passer ; elles n'ont jamais tué personne. Au risque de décevoir, je suis convaincu que le sarkozysme n'est pas un poutinisme et qu'il n'a même rien à voir.
De ses colères, je ne lui ai donc pas tenu rigueur, comme je n'en ai pas voulu à François Mitterrand d'avoir déclenché contre moi un contrôle fiscal ou de m'avoir mis sur écoutes téléphoniques parce qu'un de mes livres, écrit au vinaigre, n'avait pas eu l'heur de lui plaire : tel est le prix à payer pour notre indépendance, j'allais dire nos médisances ; il n'est, j'en conviens, pas bien lourd.
La politique étant le théâtre de toutes les traîtrises, ces gens-là sont à cran et, tels les rois shakespeariens, s'en prennent au premier qui leur tombe sous la main. Un jour, c'est moi. Le lendemain, un autre. Après, un troisième. Alors que j'arrive à la fin de ma course, au temps de la hauteur et de la nostalgie, les vitupérations de Nicolas Sarkozy résonnent comme autant d'hommages à mon métier, celui de dire les faits ou leur fait au prince, surtout quand il est ivre de lui-même.
C'est ce que je vais tenter de faire ici sans passion, avec un souci d'équité et d'honnêteté.