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 DU MONOPOLE ET DE LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DU PATRONAT ET DES SYNDICATS

 

La concurrence a deux significations très différentes. D’ordinaire, on entend par là une rivalité personnelle dans laquelle un individu cherche à vaincre son concurrent connu. Dans le monde économique, la concurrence signifie presque l’opposé. Pour le marché concurrentiel, il n’y a ni rivalité ni marchandage personnels. Dans un marché libre, celui qui cultive du blé ne se sent pas en rivalité personnelle avec son voisin, qui est en fait son concurrent ; il ne se sent pas menacé par lui. L’essentiel d’un marché concurrentiel est son caractère impersonnel. Aucun des participants ne peut déterminer les conditions auxquelles les autres participants auront accès aux biens ou aux places. Tous prennent les prix tels qu’ils sont donnés par le marché, et aucun individu ne peut par lui-même avoir sur les prix plus qu’une influence négligeable, bien que tous les participants pris ensemble déterminent les prix par l’effet combiné de leurs actions séparées.

Le monopole existe quand un individu ou une entreprise contrôle suffisamment un produit ou un service particulier pour déterminer dans une mesure significative les conditions auxquelles les autres individus auront accès à ce produit ou à ce service. D’une certaine façon, le monopole relève plutôt de l’idée que l’on se fait ordinairement de la concurrence, car il implique une rivalité personnelle.

Pour une société libre, le monopole pose deux types de problèmes. Son existence suppose d’abord une limitation de l’échange volontaire, du fait de la réduction du nombre des choix dont disposent les individus. Elle soulève ensuite la question de la « responsabilité sociale » du monopoliste. Celui qui participe à un marché concurrentiel n’a aucun moyen appréciable de modifier les termes de l’échange ; on peut à peine le discerner en tant qu’entité séparée : il est donc difficile de soutenir qu’il ait d’autre « responsabilité sociale » que celle que partagent tous les citoyens, qui doivent obéir à la loi du pays et vivre selon ses lumières. Le monopoliste, lui, est visible et il a du pouvoir. Il est facile de dire qu’il devrait se défaire de ce pouvoir, non seulement dans son propre intérêt, mais aussi pour favoriser des fins socialement désirables. Pourtant, l’application généralisée d’une telle doctrine détruirait une société libre.

Bien sûr, la concurrence est un idéal. Personne n’a jamais vu une ligne euclidienne – qui a une largeur et une épaisseur égales à zéro –, et pourtant nous trouvons tous utile de considérer nombre de volumes euclidiens – par exemple, un mètre d’arpenteur – comme des lignes euclidiennes. De même n’existe-t-il rien qui ressemble à la concurrence « pure ». Chaque producteur influe – quelque minime que soit cette influence – sur le prix des biens qu’il produit. Ce qui compte, pour comprendre et pour agir, c’est de savoir si cette influence est importante ou peut sans inconvénient être négligée, de même que l’arpenteur peut négliger l’épaisseur de ce qu’il appelle une « ligne ». La réponse doit évidemment dépendre du problème posé. Mais en étudiant les activités économiques aux États-Unis, je n’ai pas cessé d’être toujours plus impressionné par le nombre de problèmes et d’industries à propos desquels il convient de traiter l’économie comme si elle était concurrentielle.

Les problèmes que pose le monopole sont techniques, et ils occupent un domaine où je n’ai aucune compétence particulière. Par conséquent, ce chapitre se limitera à un examen très rapide de certaines des questions les plus importantes : l’étendue du monopole, ses sources, la politique gouvernementale appropriée en la matière, et la responsabilité sociale du patronat et des syndicats.

 

 

L’étendue du monopole

 

Il existe trois types importants de monopoles, qui exigent d’être considérés séparément : le monopole dans l’industrie, le monopole syndical et le monopole d’origine gouvernementale.

 

Le monopole dans l’industrie

 

Le fait le plus important concernant ce monopole est sa relative insignifiance du point de vue de l’économie prise dans son ensemble. Il existe quelque quatre millions d’entreprises distinctes aux États-Unis ; chaque année, on assiste à la naissance de quatre cent mille d’entre elles, tandis qu’en meurent un nombre un peu inférieur. Près d’un cinquième de la population active travaille à son compte. Dans la plupart des industries que l’on peut mentionner, on trouve côte à côte des géants et des pygmées.

Au-delà de cette impression générale, il est difficile de s’appuyer sur une mesure objective satisfaisante de l’importance relative du monopole et de la concurrence. La raison principale en a déjà été notée : ces concepts sont utilisés en théorie économique comme des constructions idéales, destinées à l’analyse de problèmes particuliers plutôt qu’à la description de situations existantes. Il en résulte que l’on ne saurait déterminer avec précision si une entreprise ou une industrie donnée doit être considérée comme monopolistique ou comme concurrentielle. La difficulté que l’on éprouve à assigner des significations précises à ces termes entraîne beaucoup de malentendus. Le même mot est utilisé pour désigner des choses différentes, selon les critères en vertu desquels on juge l’état de la concurrence. L’exemple le plus frappant en est peut-être ce fait qu’un spécialiste américain décrira comme monopolistique des dispositifs qu’un Européen considérerait comme extrêmement concurrentiels. Par suite, les Européens qui interprètent les textes et les discussions américains en fonction des significations attachées en Europe aux termes « concurrence » et « monopole », ont tendance à croire qu’il existe aux États-Unis un bien plus grand degré de monopole que ce n’est le cas en réalité.

Un certain nombre d’études, en particulier par G. Warren Nutter et George J. Stigler, ont cherché à classer les industries en monopolistiques, concurrentielles, et administrées ou supervisées par les pouvoirs publics, et à suivre les changements qu’ont subis ces catégories au cours des années 29. On peut conclure qu’en 1939, un quart environ de l’économie pouvait être considérée comme administrée ou supervisée par les pouvoirs publics. Des trois quarts restants, un quart au plus – et peut-être seulement 15% – pouvait être regardé comme monopolistique, et trois quarts au moins – et peut-être 85% – pouvaient être considérés comme concurrentiels. Le secteur géré ou supervisé par les pouvoirs publics a évidemment considérablement grandi durant ce dernier demi-siècle. Au sein du secteur privé, d’autre part, il ne semble pas que la part du monopole ait eu tendance à s’accroître, et il se pourrait bien qu’elle ait en fait décru.

Je soupçonne que l’impression est très répandue, non seulement que le monopole est bien plus important que ne l’indiquent ces estimations, mais encore qu’il n’a jamais cessé de croître. Une des raisons en est la tendance à confondre taille absolue et taille relative. L’économie se développant, les entreprises sont devenues plus grandes en taille absolue. On a cru que cela signifiait qu’elles représentaient une fraction plus importante du marché, alors que le marché lui-même pouvait avoir grandi encore plus vite. Une autre raison de cette fausse impression est que le monopole attire plus l’attention que ne le fait la concurrence. Si l’on demandait à des particuliers de donner la liste des principales industries des États-Unis, presque tous y incluraient la production des automobiles, alors que rares seraient ceux qui citeraient le commerce de gros. Et pourtant ce dernier est deux fois plus important que l’industrie de l’automobile. Le commerce de gros est extrêmement concurrentiel et il attire donc peu l’attention sur lui-même. Rares sont ceux qui pourraient nommer l’une des principales entreprises du commerce de gros, alors qu’il en existe qui sont très grandes en taille absolue. La production des automobiles, quoique à certains égards très concurrentielle, comporte beaucoup moins de firmes et est certainement plus proche du monopole. Tout le monde peut donner les principales compagnies qui produisent des automobiles. Pour citer un autre exemple frappant : l’industrie ménagère est infiniment plus importante que celle du télégraphe et du téléphone. Une troisième raison de cette fausse impression est enfin la tendance générale à exagérer l’importance de ce qui est grand par rapport à ce qui est petit, tendance dont l’exemple précédent n’était qu’une manifestation particulière. Enfin, on considère que la principale caractéristique de notre société est d’être industrielle. Cela conduit à mettre l’accent plus qu’il ne convient sur le secteur industriel de l’économie, qui ne représente qu’un quart de la production ou de la main-d’œuvre. Et il se trouve que le monopole prévaut bien plus dans ce secteur que dans les autres secteurs de l’économie.

Cette surestimation de l’importance du monopole s’accompagne, essentiellement pour les mêmes raisons, d’une surestimation de l’importance des changements technologiques qui favorisent le monopole par comparaison avec ceux qui étendent le domaine de la concurrence. On a, par exemple, beaucoup insisté sur l’extension de la production de masse. Les développements qui dans les transports et les communications ont promu la concurrence en réduisant l’importance des marchés régionaux locaux et en élargissant le cadre où cette concurrence pouvait s’exercer, ont beaucoup moins attiré l’attention. La concentration croissante de l’industrie de l’automobile est un lieu commun ; mais on remarque à peine la croissance du camionnage, qui réduit la dépendance par rapport aux grandes lignes de chemin de fer ; il en va de même pour le déclin de la concentration dans l’industrie de l’acier.

 

Le monopole syndical

 

Il existe une tendance analogue à surestimer l’importance de ce monopole. Les syndicats comprennent environ un quart de la population active et cela fait que l’on surestime fortement leur influence sur la structure des salaires. Mais beaucoup de syndicats sont d’une parfaite inefficacité. Les plus forts et les plus puissants n’influent que de façon limitée sur la structure des salaires. La raison qui fait qu’il y a une forte tendance à surestimer l’importance du monopole est encore plus claire ici qu’en ce qui concerne l’industrie. Là où existe un syndicat, toute augmentation des salaires sera obtenue par son intermédiaire, même s’il peut fort bien ne pas s’agir d’une conséquence de l’action syndicale. Les gages des domestiques ont considérablement augmenté ces récentes années : eût-il existé un syndicat des gens de maison, l’augmentation serait passée par lui et lui aurait été attribuée.

Cela ne veut pas dire que les syndicats n’aient pas leur importance. Comme le monopole industriel, ils jouent un rôle considérable et significatif en rendant de nombreux taux de salaires différents de ce que le marché à lui seul établirait. Il serait aussi erroné de sous-estimer leur importance que de la surestimer. Selon mes estimations, quelque chose comme 10 à 15% de la population active doit aux syndicats 10 à 15% d’augmentation de salaires. Cela signifie que 80 ou 85% de cette population a vu ses taux de salaires réduits de 4%30. Depuis que j’ai procédé à ces estimations, d’autres auteurs se sont livrés à des études beaucoup plus détaillées. J’ai l’impression qu’ils obtiennent des résultats du même ordre de grandeur.

Si les syndicats font augmenter les taux de salaires dans une profession ou une industrie particulière, ils rendent nécessairement le nombre d’emplois disponibles dans cette profession ou cette industrie moindre que ce qu’il aurait été autrement – de la même façon exactement que toute augmentation des prix diminue le volume des achats. Il en résulte qu’un nombre accru de personnes cherchent du travail, ce qui fait baisser les salaires dans les autres professions. Comme les syndicats sont généralement plus forts dans les groupes qui de toute façon seraient bien payés, leur présence a eu pour effet de fournir aux travailleurs à salaires élevés des salaires plus élevés encore aux dépens des travailleurs les moins payés. Par conséquent, les syndicats ont non seulement nui au public dans son ensemble mais aussi aux travailleurs dans la majorité des cas, de même ils ont rendu plus inégaux les revenus de la classe laborieuse en réduisant les chances des travailleurs les plus désavantagés.

Il existe une importante différence entre le monopole syndical et le monopole dans l’industrie. S’il ne semble pas qu’il ait existé une tendance à l’accroissement de l’importance du monopole d’entreprise au cours du dernier siècle, le contraire est certainement vrai pour le monopole syndical. Les syndicats ont grandi de façon notable durant la Première Guerre mondiale, ont décliné pendant les années 1920 et 1930, puis ont fait un énorme bond en avant à la faveur du New Deal. Ils ont consolidé leurs gains durant et après la Deuxième Guerre mondiale. Plus récemment quand ils n’ont pas connu de déclin, ils n’ont fait que se maintenir. Cela reflète, non pas le déclin des syndicats au sein d’industries ou de professions particulières, mais plutôt l’importance déclinante des industries ou professions dans lesquelles les syndicats sont forts relativement à celles où ils sont faibles.

La distinction que j’ai faite entre monopole syndical et monopole industriel est en un certain sens trop tranchée. Le syndicat a, dans une certaine mesure, servi de moyen pour imposer le monopole dans la vente d’un produit. L’exemple le plus clair est celui du charbon. Le Gujfey Coal Act était une tentative pour fournir un soutien légal à un cartel de propriétaire de houillères qui s’entendaient pour fixer les prix. Quand, au milieu des années 1930, cette loi fut déclarée inconstitutionnelle, John L. Lewis et les United Mine Workers montèrent sur la brèche. En ordonnant des grèves et des arrêts de travail partout où les stocks de charbon devenaient si importants qu’ils menaçaient de faire baisser les prix, Lewis contrôla la production, et donc les prix, avec la coopération tacite de l’industrie. Les bénéfices de ces interventions furent partagés entre les propriétaires des mines et les mineurs. Le gain de ces derniers prit la forme de taux de salaires plus élevés, ce qui naturellement signifiait que moins de mineurs étaient employés. Seuls, donc, les mineurs qui conservèrent leur emploi profitèrent des bénéfices du cartel, et encore une grande partie de ces avantages prirent-ils la forme d’un allongement des congés. La possibilité qu’ont les syndicats de jouer un pareil rôle vient de ce qu’ils ne sont pas visés par la loi antitrust Sherman. Des nombreux syndicats ont pris avantage de cette exemption et on peut dire d’eux que ce sont plus des entreprises qui vendent un service, celui de « cartelliser » une industrie, que des organisations de défense des travailleurs. Le Syndicat des camionneurs est sans doute la plus notable de ces entreprises.

 

Le monopole gouvernemental ou à soutien gouvernemental

 

Aux États-Unis, le monopole direct du gouvernement dans la production de biens destinés à la vente n’est pas très important. Citons les postes : la production d’énergie électrique ; la fourniture des services routiers, vendus indirectement grâce à la taxe sur l’essence ou directement grâce au péage ; l’eau (monopole municipal), etc. En outre, compte tenu de l’ampleur prise aujourd’hui par notre budget en matière de défense, d’exploration spatiale et de recherche, le gouvernement fédéral est devenu pour l’essentiel l’unique acheteur des produits de maintes entreprises et d’industries entières. Cela pose de très graves problèmes quant à la préservation d’une société libre, problèmes qui cependant ne sont pas du type de ceux que l’on a l’habitude d’envisager sous la rubrique « monopole ».

L’utilisation des pouvoirs publics pour créer, soutenir et imposer des arrangements de cartel et de monopole entre producteurs privés s’est accrue bien plus rapidement que le monopole public direct, et elle est à présent beaucoup plus importante. Le programme agricole en est sans aucun doute l’exemple le plus notoire : c’est essentiellement un cartel imposé par l’État. Citons encore la Commission du commerce inter-États, qui a étendu son champ d’action des chemins de fer au camionnage et aux autres moyens de transport ; la Commission fédérale des communications qui contrôle la radio et la télévision ; la Commission fédérale de l’énergie, qui contrôle l’essence et le gaz dans la mesure où ils entrent dans le commerce inter-États ; le Conseil de l’aviation civile, qui contrôle les lignes aériennes ; l’imposition, enfin, par le Conseil de la réserve fédérale des taux d’intérêt que les banques peuvent payer sur les dépôts à temps, ainsi que l’interdiction légale du paiement d’intérêts sur les dépôts à vue.

Les exemples ci-dessus sont pris au niveau fédéral. Mais il y a eu une forte prolifération de phénomènes analogues au niveau des États fédérés et au niveau local. La Commission des chemins de fer du Texas, laquelle, pour autant que je sache, n’a rien à voir avec les chemins de fer, impose des restrictions à la production des puits de pétrole en limitant le nombre de jours où ces puits peuvent être exploités. Si elle agit ainsi, c’est au nom de la conservation des ressources naturelles, mais son but est en fait de contrôler les prix. Plus récemment, elle a été fortement aidée dans sa tâche par les quotas fédéraux sur les importations de pétrole. Garder les puits en inactivité la plupart du temps pour maintenir les prix me semble une pratique du même type exactement que celle qui consiste à payer des chauffeurs à ne rien faire sur les locomotives Diesel. Et pourtant, certains représentants des milieux d’affaires – et notamment de l’industrie pétrolière elle-même – qui sont les plus acharnés dans leur condamnation du featherbedding31 syndical comme violation de la libre entreprise gardent un silence pesant touchant le featherbedding dans le pétrole.

Les systèmes de patentes et de licences, que nous discuterons dans le prochain chapitre, sont un autre exemple de monopole créé et soutenu par les pouvoirs publics au niveau de l’État fédéré. Et la limitation du nombre de taxis qui peuvent circuler donne un exemple similaire d’une restriction analogue au niveau local. À New York, on vend actuellement entre 20000 et 25000 dollars, et à Philadelphie 15000 dollars, une plaque qui confère le droit de faire circuler un taxi indépendant. Un autre exemple au niveau local est l’adoption de codes de la construction destinés en principe à la sécurité du public, mais qui, en fait, sont généralement sous le contrôle des syndicats locaux du bâtiment ou d’associations de promoteurs privés. Pareilles restrictions sont innombrables et valent pour une immense variété d’activités au niveau de l’État fédéré et de la ville. Toutes constituent des limitations arbitraires de la capacité qu’ont les individus pour entrer les uns avec les autres dans des échanges volontaires. Simultanément, elles restreignent la liberté et favorisent le gaspillage des ressources.

Un type de monopole public très différent en principe de ceux que nous avons jusqu’ici considérés est l’attribution de brevets aux inventeurs et de copyrights aux écrivains. Nous les disons différents parce que l’on peut également les considérer comme définissant des droits de propriété. Littéralement parlant, si je possède un droit de propriété sur un terrain donné, on peut dire de moi que j’ai, en ce qui concerne ce terrain, un monopole que définissent et que font respecter les pouvoirs publics. Touchant les inventions et les publications, le problème est de savoir s’il est désirable de créer un droit de propriété analogue. Ce problème relève de la nécessité générale d’utiliser les pouvoirs publics pour définir ce qui sera et ce qui ne sera pas regardé comme propriété.

À première vue, brevets et copyrights constituent de bonnes occasions d’établir des droits de propriété. Si on ne le fait pas, il sera difficile ou impossible pour l’inventeur de se faire payer la contribution que son invention apporte à la production. En d’autres termes, l’inventeur fournira à autrui des avantages pour lesquels il ne pourra pas recevoir de compensation. Il n’aura donc aucun motif de sacrifier le temps et les efforts que l’invention exige. Des considérations semblables s’appliquent à l’écrivain.

En même temps se pose le problème du coût. Il y a, d’abord, nombre d’« inventions » qui ne sont pas brevetables. L’« inventeur » du supermarché, par exemple, a procuré à ses semblables de grands avantages pour lesquels il ne saurait se faire payer. Pour autant que le même type de capacité soit exigée pour une invention ou pour une autre, l’existence des brevets tend à orienter l’activité vers des inventions brevetables. Ensuite, les brevets sans importance ou les brevets qui seraient d’une légalité douteuse si on les contestait devant un tribunal, sont souvent utilisés comme moyen de maintenir des arrangements collusoires privés qu’il serait autrement plus difficile ou impossible d’obtenir.

Je ne fais ici que des commentaires très superficiels sur un problème difficile et important. Leur but est non pas de suggérer une réponse précise quelconque, mais seulement de montrer pourquoi brevets et copyrights appartiennent à une classe différente de celle des autres monopoles publics et pour illustrer le problème de politique sociale qu’ils soulèvent. Une chose est claire : les conditions spécifiques qui s’attachent aux brevets et aux copyrights – l’attribution, par exemple, d’une protection des brevets pour sept ans plutôt que pour une autre période – ne posent pas de question de principe. Ce sont des questions d’opportunité qui doivent être réglées en se fondant sur des considérations pratiques. J’incline pour ma part à croire qu’une période bien plus courte de protection des brevets serait préférable. Mais ce n’est qu’un jugement fortuit sur un sujet à propos duquel existent de nombreuses études détaillées qui sont cependant encore insuffisantes : il ne mérite donc pas qu’on lui fasse grande confiance.

 

 

Les sources du monopole

 

Il existe trois sources principales de monopole : les considérations « techniques », l’assistance directe et indirecte des pouvoirs publics, et la collusion privée.

 

Les considérations techniques

 

Comme je l’ai souligné au chapitre 2, si un monopole apparaît, c’est dans une certaine mesure parce qu’il est plus efficace ou plus économique d’avoir une seule entreprise que plusieurs (par exemple, le cas de la distribution de l’eau ou du système téléphonique dans une communauté). Il n’y a malheureusement pas de bonne solution au monopole technique. On ne peut que choisir entre trois maux : le monopole privé non réglementé, le monopole privé réglementé et le monopole des pouvoirs publics.

Il paraît impossible d’énoncer comme une proposition générale que l’un de ces maux est uniformément préférable aux autres. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, le grand inconvénient de la réglementation ou de la prise en charge du monopole par les pouvoirs publics tient à l’extrême difficulté qu’il y a ensuite à faire machine arrière. En conséquence, j’incline à penser que le moindre des maux est le monopole non réglementé, partout où il est tolérable. Il est fort probable qu’il subira des changements dynamiques et il existe au moins une chance qu’on les laisse produire leurs effets. Et même à court terme, il y a généralement pour le public un plus grand nombre de choix qu’on ne le croirait à première vue, si bien que les entreprises privées n’ont que fort peu de possibilités de maintenir les prix au-dessus du coût. En outre, comme nous l’avons vu, les administrations réglementatrices tendent souvent à tomber elles-mêmes sous le contrôle des producteurs, si bien que les prix peuvent fort bien ne pas être plus bas avec réglementation que sans réglementation.

Les domaines dans lesquels les considérations techniques font du monopole une solution probable sont heureusement très limités. Ils ne présenteraient aucune menace grave pour la préservation de l’économie libre, n’était la tendance de la réglementation, lorsqu’elle est ainsi introduite, à s’étendre à des domaines pour lesquels elle n’est pas aussi justifiée.

 

L’assistance directe et indirecte des pouvoirs publics

 

C’est là probablement la source la plus importante de puissance monopolistique. J’ai cité plus haut des exemples d’assistance raisonnablement directe. L’assistance indirecte au monopole consiste en des mesures prises à d’autres fins et qui ont l’effet essentiellement involontaire d’imposer des limitations aux concurrents potentiels des firmes existantes. Les trois exemples les plus évidents en sont peut-être les tarifs douaniers, la législation fiscale et les dispositions légales qui régissent les conflits du travail.

C’est naturellement en grande partie pour protéger les industries nationales, c’est-à-dire pour imposer des handicaps aux concurrents potentiels, que les tarifs douaniers ont été établis. Ils sont contraires à la liberté qu’ont les individus de participer à des échanges volontaires. Après tout, le libéral prend comme unité l’individu, et non pas la nation ou le citoyen d’une nation donnée. Pour lui, donc, empêcher des citoyens des États-Unis et de la Suisse de procéder à un échange mutuellement avantageux, c’est tout autant violer la liberté que de soumettre deux citoyens américains au même traitement. Il n’est certes pas inévitable que les tarifs aboutissent au monopole. Si le marché de l’industrie protégée est suffisamment large et si les conditions techniques permettent l’existence de nombreuses firmes, une concurrence intérieure est effectivement possible dans l’industrie protégée, comme c’est le cas aux États-Unis pour les textiles. Il est clair cependant que les tarifs favorisent le monopole. S’entendre pour fixer les prix est d’autant plus aisé que le nombre des entreprises est petit, et il est généralement plus facile à des firmes d’un même pays d’entrer en collusion qu’à des firmes de pays différents. Au XIXe siècle et au début du XXe, le libre-échange a protégé la Grande-Bretagne contre l’extension des monopoles, en dépit et de la taille relativement petite du marché intérieur de ce pays, et de la grande taille de nombreuses entreprises britanniques. Le monopole est devenu un problème bien plus grave en Grande-Bretagne depuis que le libre-échange y a été abandonné, d’abord après la Première Guerre mondiale, puis, de manière plus étendue, au début des années 1930.

Les effets de la législation fiscale ont été plus indirects, quoique tout aussi importants. Le lien qui existe entre l’impôt sur le revenu des particuliers et celui qui frappe les sociétés, ainsi que le traitement spécial réservé aux bénéfices en capital dans l’impôt sur le revenu des particuliers, ont joué un rôle majeur. Supposons qu’une société ait un revenu de un million de dollars, impôts réglés. Si elle verse la totalité de cette somme à ses actionnaires sous forme de dividendes, il faudra que chacun d’eux fasse figurer sa part dans son revenu imposable. Supposons qu’il faille payer en moyenne 50% d’impôts sur ce revenu supplémentaire. Il ne restera alors aux actionnaires que 500000 dollars à consacrer à la consommation, à l’épargne ou aux investissements. Si, au lieu de cela, la société ne paie pas de dividendes à ses actionnaires, elle disposera de la totalité du million de dollars pour auto-investir. Ce réinvestissement tendra à accroître la valeur de ses actions. Les actionnaires qui auraient économisé ces fonds si on les leur avait distribués peuvent conserver leurs actions et remettre tout paiement d’impôts au jour où ils les vendront. Comme ceux qui auront vendu plus tôt afin de se procurer des fonds pour consommer, ils paieront des impôts selon les taux qui s’appliquent aux bénéfices en capital ; taux qui sont plus faibles que ceux qui frappent les revenus proprement dits32.

Cette structure fiscale encourage la rétention des bénéfices par les sociétés. Même si ce que peut rapporter ce réinvestissement à l’actionnaire est nettement moindre que ce qu’il pourrait gagner en investissant ses fonds ailleurs, les économies ainsi obtenues sur les impôts peuvent se montrer payantes. Il en résulte et une perte de capital, et l’utilisation de ce dernier à des fins moins productives. Cela a été une raison majeure de la tendance à la diversification horizontale que l’on a pu observer après la Deuxième Guerre mondiale, au fur et à mesure que les firmes cherchaient des débouchés à leurs gains. C’est aussi une grande source de force pour les sociétés solidement installées, relativement aux entreprises nouvelles. Les firmes anciennes peuvent fort bien être moins productives que les nouvelles, et pourtant leurs actionnaires n’ont pas intérêt à toucher leurs dividendes pour les investir dans de nouvelles entreprises par l’intermédiaire du marché des capitaux.

L’assistance des pouvoirs publics a été une source majeure de monopole syndical. De même pour la législation qui accorde aux syndicats des immunités spéciales (non-soumission aux lois antitrust, responsabilités réduites, droit de comparaître devant des tribunaux spéciaux, etc.). Peut-être d’une égale – voire d’une plus grande – importance est le climat général qui fait que l’on applique des critères différents aux actions entreprises au cours des conflits de travail et à des actes analogues commis dans d’autres circonstances. Si des hommes, par méchanceté, ou pour exercer une vengeance privée, renversent des voitures ou détruisent des biens, aucune main ne se lèvera pour les protéger des conséquences légales de leurs gestes. S’ils commettent les mêmes délits au cours d’un conflit de travail, ils ont de bonnes chances de s’en tirer. Les actions syndicales qui impliquent l’emploi de la violence physique, effective ou potentielle, pourraient difficilement survenir n’était l’acquiescement tacite des autorités.

 

La collusion privée

 

C’est la dernière source de monopole. Comme le dit Adam Smith, « les gens du même commerce se réunissent rarement, même pour se distraire et se divertir, que la conversation ne se termine par une conspiration contre le public, ou par quelque machination destinée à augmenter les prix33 ». Pareille collusion ne cesse par conséquent de se produire. Cependant, elle est généralement instable et de peu de durée, à moins que ses participants ne puissent invoquer l’aide des pouvoirs publics.

En effet, en provoquant une hausse des prix, la création d’un cartel rend plus profitable aux outsiders leur entrée dans l’industrie. En outre, comme le nouveau prix ne peut être fixé que si les participants abaissent leur production au-dessous du niveau où ils aimeraient en fait produire au prix fixé, chacun d’eux a séparément intérêt à vendre moins cher afin d’augmenter sa production. Chacun espère évidemment que les autres s’en tiendront à l’accord. Il suffit d’un filou ou, au plus, de quelques-uns – et ce sont en réalité des bienfaiteurs publics –, pour briser le cartel. En l’absence de soutien des pouvoirs publics, ils sont presque certains de réussir très promptement.

Le rôle majeur de nos lois antitrust a été de mettre un frein à pareille collusion privée. Ce sont moins les poursuites effectivement engagées que leurs effets indirects qui constituent leur principale contribution. Elles ont éliminé les pratiques collusoires les plus évidentes et ont donc rendu la collusion plus coûteuse. Chose plus importante, elles ont réaffirmé aux États-Unis cette doctrine du droit commun qui veut que les combinaisons destinées à restreindre le commerce soient non exécutoires aux yeux des tribunaux. Dans divers pays d’Europe, en revanche, les tribunaux rendront exécutoire un accord passé par un groupe d’entreprises dans le but de vendre uniquement par l’intermédiaire d’un organisme commun de vente, et ils contraindront les firmes à payer des amendes si elles violent l’accord. Cette différence est une des raisons principales pour lesquelles les cartels ont été plus stables et plus répandus en Europe qu’aux États-Unis.

 

 

La politique appropriée des pouvoirs publics

 

La première et la plus urgente des nécessités est l’élimination des dispositions qui apportent un soutien direct au monopole quel qu’il soit, et une application égale de la loi au business et au labor. Tous deux devraient être soumis aux lois antitrust : tous deux devraient être traités de même en ce qui concerne la destruction des biens et l’intervention dans les activités privées.

Au-delà, le pas le plus important et le plus efficace vers la réduction du pouvoir monopolistique consisterait en une réforme profonde des lois fiscales. L’impôt sur les sociétés devrait être aboli. Que cela se fasse ou non, il faudrait en tout cas exiger des sociétés qu’elles attribuent à leurs actionnaires les bénéfices qui ne leur sont pas payés comme dividendes. Cela signifie que lorsqu’une firme enverrait à un actionnaire un chèque de dividende, elle devrait y joindre une note disant : « Outre ce dividende de X cents par action, votre société a aussi gagné X cents par action qui ont été réinvestis. » Chaque actionnaire devrait alors déclarer au fisc non seulement le dividende, mais aussi le bénéfice non distribué. Les sociétés auraient encore le loisir de réinvestir autant qu’elles le désireraient, mais elles n’auraient d’autre mobile pour ce faire que la possibilité de gagner ainsi plus d’argent que l’actionnaire n’en pourrait gagner ailleurs. Peu de mesures seraient plus propres à revigorer le marché des capitaux, à stimuler l’esprit d’entreprise et à favoriser une réelle concurrence.

Naturellement, aussi longtemps que les impôts qui frappent les particuliers seront aussi progressifs qu’ils le sont à présent, une forte pression s’exercera en faveur de procédés propres à en éviter l’effet. En ce sens aussi bien que directement, un impôt fortement progressif sur le revenu constitue un obstacle sérieux à l’utilisation efficace de nos ressources. La solution appropriée est la diminution drastique des taux les plus élevés, combinée avec la suppression des moyens d’évasion qui ont été incorporés à la loi.

 

 

La responsabilité sociale du capital et du travail

 

L’opinion est de plus en plus répandue que dirigeants des entreprises et chefs syndicaux ont une « responsabilité sociale » qui va au-delà du souci de servir les intérêts de leurs actionnaires ou de leurs adhérents. Cette idée recèle un malentendu fondamental quant au caractère et à la nature d’une économie libre. Dans une telle économie, le business n’a qu’une responsabilité sociale, et une seule : utiliser ses ressources et s’engager dans des activités destinées à accroître ses profits, et cela aussi longtemps qu’il pratique une concurrence ouverte et libre, sans tromperie ni fraude. De même, la « responsabilité sociale » des dirigeants syndicaux est de défendre les intérêts des membres de leurs organisations. C’est la responsabilité du reste d’entre nous que de créer un cadre juridique tel qu’un individu, en recherchant son propre intérêt, soit, pour citer de nouveau Adam Smith, « conduit par une main invisible à parvenir à un but qui ne faisait pas partie de son intention. […] En recherchant son propre intérêt, il travaille fréquemment à celui de la société plus efficacement qu’il ne le fait quand son intention est vraiment de le faire. Je n’ai jamais su que beaucoup de bien ait été fait par ceux qui se donnaient l’air de travailler pour le bien public34 ».

Peu de tendances pourraient aussi efficacement saper les bases mêmes de notre libre société que l’acceptation par les dirigeants des firmes d’une responsabilité sociale autre que celle de gagner le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est là une doctrine fondamentalement subversive. Si les hommes d’affaires ont une responsabilité sociale autre que celle de maximiser les profits de leurs actionnaires, comment pourront-ils discerner de quelle responsabilité il s’agit exactement ? Est-ce que des individus privés et qui se sont désignés eux-mêmes peuvent juger de ce qu’est l’intérêt de la société ? Peuvent-ils décider de l’importance de la charge qu’il est juste d’imposer à eux-mêmes ou à leurs actionnaires pour servir cet intérêt social ? Est-il tolérable que le prélèvement fiscal, les dépenses publiques et leur contrôle dépendent de gens dont il se trouve qu’à un moment donné ils ont la charge d’entreprises données et qui ont été choisis pour ces postes par des groupes strictement privés ? Si les hommes d’affaires sont des fonctionnaires plutôt que les employés de leurs actionnaires, alors, dans une démocratie, ils seront tôt ou tard choisis selon les techniques publiques d’élection et de nomination.

Et longtemps avant que cela ne se produise, il faudra leur ôter leur pouvoir de prise de décision. Une illustration dramatique en a été l’annulation par l’US Steel, en avril 1962, d’une augmentation du prix de l’acier, annulation qui faisait suite à l’expression publique de la colère du président Kennedy et à des menaces de représailles allant de poursuites pour contravention aux lois antitrust à l’examen des déclarations d’impôts des cadres supérieurs de la compagnie. Ce fut un épisode frappant en raison du déploiement public des vastes pouvoirs concentrés à Washington. Nous avons alors tous pris conscience de la mesure dans laquelle le pouvoir nécessaire à un État policier était déjà disponible. La chose illustre aussi bien notre discussion actuelle. Si le prix de l’acier dépend d’une décision publique, comme le veut la doctrine de la responsabilité sociale, alors on ne peut permettre que cette décision soit prise en privé.

Un aspect particulier de la doctrine qu’illustre cet exemple, et qui a été fort mis en avant ces derniers temps, est la prétendue responsabilité qu’auraient patronat et syndicats d’empêcher les prix de monter afin d’éviter l’inflation. Supposons qu’à un moment où s’exerce sur les prix une pression haussière – qui reflète bien sûr en définitive un accroissement de la masse monétaire –, chaque homme d’affaires et chaque dirigeant syndical doivent accepter cette responsabilité, et supposons qu’ils puissent réussir à empêcher les prix de monter, si bien que nous ayons un contrôle volontaire des prix et des salaires sans inflation déclarée. Quel en serait le résultat ? À l’évidence, une pénurie de produits, une pénurie de main-d’œuvre, et la naissance d’un marché noir. Si l’on ne laisse pas les prix rationner biens et travailleurs, il doit exister d’autres moyens de le faire. Ces formules de remplacement peuvent-elles être privées ? Peut-être un certain temps, et dans un petit secteur sans importance. Mais si les biens impliqués sont nombreux et importants, une pression s’exercera – et probablement une pression irrésistible – en faveur d’un rationnement gouvernemental des produits, d’une politique gouvernementale des salaires et de mesures gouvernementales de répartition de la main-d’œuvre.

Les contrôles des prix, qu’ils soient légaux ou volontaires, si on les appliquait effectivement, entraîneraient en définitive la destruction du système de la libre entreprise et son remplacement. Et la chose ne réussirait même pas à prévenir l’inflation. L’histoire montre abondamment que ce qui détermine le niveau moyen des prix et des salaires, c’est la quantité de monnaie qui existe dans l’économie et non pas l’avidité des patrons ou des ouvriers. Si les gouvernements demandent au patronat et aux syndicats de se modérer, c’est en raison de leur propre incapacité à gérer leurs propres affaires – ce qui implique le contrôle de la monnaie –, et aussi de la tendance naturelle qu’ont les hommes à se décharger de leurs responsabilités.

Il y a dans la question de la responsabilité sociale un aspect dont je me sens obligé de parler, car il affecte mes intérêts propres : c’est la prétention selon laquelle le business devrait contribuer à soutenir les activités charitables, et en particulier les universités. Dans une société de libre entreprise, de tels dons faits par les sociétés constituent un usage impropre de leurs fonds.

L’entreprise est l’instrument des actionnaires qui la possèdent. En procédant à des dons, elle empêche l’actionnaire de décider lui-même de la façon de disposer de ses fonds. Compte tenu de l’impôt sur les sociétés et de la déductibilité des contributions charitables ou culturelles, il se peut naturellement que les actionnaires soient désireux que leur firme se montre généreuse en leur nom, puisque cela rendra le don d’autant plus important. La meilleure solution serait l’abolition de l’impôt sur les sociétés. Mais aussi longtemps que ce dernier subsistera, rien ne justifie que l’on permette des déductions fiscales pour des dons à des institutions charitables et éducatives. De tels dons devraient être le fait des particuliers qui, dans notre société, sont en définitive les propriétaires.

Ceux qui préconisent au nom de la libre entreprise l’extension de la déductibilité de cette sorte de contribution des sociétés œuvrent fondamentalement contre leur propre intérêt. L’un des reproches majeurs que l’on fait fréquemment aux entreprises modernes est qu’elles impliquent la distinction entre ceux qui possèdent et ceux qui gèrent : la firme serait devenue une institution sociale qui serait à elle-même sa propre loi, avec des dirigeants irresponsables qui ne serviraient pas les intérêts de leurs actionnaires. Cette accusation n’est pas fondée. Mais la tendance actuelle à permettre aux sociétés de faire des dons à des fins charitables et à autoriser des déductions de l’impôt sur le revenu, risque de créer un réel divorce entre propriété et gestion, et de saper la nature et le caractère mêmes de notre société. C’est là s’éloigner de la société individualiste et se rapprocher de l’État collectiviste.