PRÉFACE D’ANDRÉ FOURÇANS

 

On ne présente plus Milton Friedman (1912-2006), du moins on ne présente plus son nom. Il n’en va pas de même pour son œuvre qui, elle, mériterait d’être mieux connue en France. Pourtant cette œuvre est considérable et lui a d’ailleurs valu le Prix Nobel d’Économie en 1976. Mais sa contribution ne se limite pas à ses recherches académiques, aussi majeures soient-elles. Elle s’étend vers les domaines davantage grand public de la politique économique et sociale et de la philosophie politique et morale.

Le livre Capitalisme et Liberté, que les éditions Leducs ont la bonne idée de rééditer en français presque 50 ans après sa première parution en anglais (1962), est le travail le plus connu reflétant cette facette grand public du penseur de Chicago. L’ouvrage est devenu un classique en matière d’organisation de la Cité. Il y a quelque temps, le Times Literary Supplément le considérait comme l’un des livres les plus influents depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que la National Review le classait parmi les dix ouvrages de non-fiction les plus importants du XXe siècle. Il est en tout cas un best-seller mondial avec quelque 500000 exemplaires vendus en anglais et des traductions dans deux dizaines de langues. Et il continue son parcours intellectuel en ce début de XXe siècle, comme en témoigne l’anecdote suivante contée sur son site Internet en 2008 par l’économiste de Harvard, Gregory Mankiw :

« Une conversation que j’ai eue la semaine dernière avec l’un de mes étudiants :

— L’étudiant : Professeur Mankiw, si vous n’aviez à recommander qu’un seul livre, quel serait-il ?

— Moi : Suis-je autorisé à recommander mon manuel préféré 1 ?

— L’étudiant : Non, les manuels ne sont pas permis.

— Moi : Dans ce cas je vous suggère Capitalisme et Libertéde Milton Friedman.

— L’étudiant : C’est marrant, j’ai eu la même réponse du Professeur Summers2. »

Il est bon de préciser que Mankiw est une figure phare de ceux que l’on nomme aujourd’hui les « nouveaux keynésiens » et non pas un représentant des « monétaristes » que l’on associe souvent à Milton Friedman ; il en va de même pour Summers, loin d’être dans la mouvance des dits monétaristes. Quelles que soient les étiquettes, le livre est devenu pour les économistes une référence quasi incontournable et figure dans bien des listes de lecture non techniques des universités américaines, que l’enseignant soit « de droite » ou « de gauche ».

Avant d’aller plus avant dans l’analyse du livre, quelques mots sur la contribution de Milton Friedman dans le domaine de l’économie scientifique.

Il a obtenu son Nobel pour ses travaux dans deux domaines. Ceux relatifs à l’histoire monétaire des États-Unis, avec notamment son explication à la fois théorique et empirique de la Grande Crise de 1929 (en collaboration avec Anna Schwartz). Et ceux sur la « révolution monétariste » qu’il a déclenchée en analysant de façon originale et nouvelle le lien entre l’inflation et le chômage ainsi que le rôle joué par les anticipations d’inflation, ce faisant allant à l’encontre de la vision keynésienne qui dominait la profession des économistes dans les deux ou trois décennies d’après-guerre. Mais sa contribution scientifique ne s’arrête pas là. Il introduisit des innovations majeures dans l’examen des processus de consommation et d’épargne avec sa théorie du revenu permanent. Il fut aussi l’un des tout premiers à approfondir le concept de capital humain et les méthodes pour le mesurer. Il fit des avancées remarquées dans le domaine de la théorie des choix en avenir incertain, pour ne rien dire de ses analyses en matière de méthodologie en science économique, avec un article fameux qui fait encore souffrir beaucoup d’étudiants doctoraux.

Mais revenons à Friedman le philosophe social et à sa vision de ce que devrait être l’organisation économique, sociale et politique de la Cité qu’il développe dans Capitalisme et Liberté.

Il convient pour commencer de rappeler que le livre a été écrit fin des années 1950-début des années 1960, et publié en 1962. Cette date n’est pas anodine. Elle correspond à une période où l’interventionnisme gouvernemental aux États-Unis, et partout ailleurs dans le monde industrialisé, était considéré comme indispensable à la stabilité et au bien-être des économies. C’est une période où la vision keynésienne de la politique économique, avec son attachement à l’activisme étatique, dominait la pensée non seulement des économistes mais aussi des hommes politiques. Et last but not least, le monde était en pleine Guerre froide entre les États-Unis et l’ex-URSS, et les débats sur les mérites du marché comparé à ceux de la planification – et plus généralement ceux du libéralisme par rapport à ceux du socialisme (voire du communisme) –, battaient leur plein. Comme je l’ai dit, la pensée économique, mais aussi sociale et politique dominante, était outre-Atlantique en faveur des « libéraux » – le terme ayant ici une connotation différente de celle employée en Europe : dans notre vocabulaire les libéraux américains devraient plutôt être qualifiés de sociaux-démocrates ou même de socialistes selon le degré souhaité d’intervention de l’État. Le livre de Friedman, qui prenait des positions à contre-courant de cette pensée dominante, fut un vrai pavé dans la mare, même s’il mit un certain temps avant que ses ventes ne décollent.

Au cœur de son analyse : la liberté individuelle et la concurrence induite par des marchés ouverts doivent constituer les fondements de la « bonne société ». Ils fournissent une méthode puissante pour résoudre maints problèmes de société, et ce dans des domaines qui débordent des questions économiques au sens strict du terme. Bref, matière à perturber le confort intellectuel du moment. Et souvent celui d’aujourd’hui tant ces idées restent pour beaucoup sinon toujours d’une actualité certaine pour décortiquer et mieux comprendre de nombreuses grandes questions de ce début de XXe siècle, que l’on adhère ou non à la vision friedmanienne.

Ces deux principes fondateurs (liberté individuelle et concurrence) sont associés à deux idées majeures :

(1) dans la grande majorité des cas les individus savent mieux que les gouvernants ou les bureaucrates (sans connotation péjorative) ou les intellectuels ce qui est bon pour eux ;

(2) la concurrence sur des marchés ouverts entre les producteurs non seulement de biens et services mais aussi d’idées et de mesures de toutes sortes, est la méthode la plus efficace pour satisfaire les besoins individuels et familiaux, notamment des plus démunis.

C’est à partir de ce substrat idéologique, au sens noble du terme, que peuvent être mis en perspective les liens entre les libertés économiques et les libertés politiques, puis le rôle du pouvoir politique dans une société de liberté. Pour Milton Friedman « la liberté économique est […] une composante de la liberté au sens large […] [et] est indispensable comme moyen d’obtenir la liberté politique. » Ainsi le marché non seulement constitue-t-il une institution centrale pour assurer les libertés individuelles mais aussi une composante essentielle pour que la démocratie puisse exister et perdurer. Mais si la concurrence qu’impliquent le marché et l’entreprise privée (le « capitalisme de concurrence ») est une condition nécessaire à la liberté politique, elle n’en est pas une condition suffisante. Au-delà des questions d’efficacité associées au fonctionnement des marchés concurrentiels, cette condition nécessaire constitue la raison centrale pour laquelle Friedman et les libéraux (ici au sens « classique » du terme, c’est-à-dire au sens européen) défendent le marché, tout en sachant qu’il ne suffit pas à dessiner la bonne société. La Chine en est aujourd’hui un bel exemple. Mais pour l’économiste américain, en séparant les opinions politiques, la race ou le sexe des activités économiques, le marché libre et impersonnel est un moteur puissant de lutte contre les discriminations autres que celles liées aux compétences et au travail, c’est-à-dire à la productivité des individus.

Contrairement aux caricatures qui en sont faites, Milton Friedman ne considère pas que le marché est tout et l’État n’est rien. Friedman s’inscrit dans la lignée de l’économie classique où l’État a un rôle fondamental à jouer, mais un rôle qui doit être circonscrit et délimité pour en éviter les dévoiements. En dehors de ses fonctions régaliennes (défense, police, justice), l’État est indispensable pour définir et faire appliquer « les règles du jeu » qui servent de garde-fou au marché et au bon fonctionnement de la société. Il est le garant de la loi et de l’ordre sociétal et des droits de propriété. Il est l’institution permettant de veiller au respect des contrats commerciaux et autres, d’encourager et de faire respecter la concurrence, de viser la stabilité monétaire. Il est crucial pour traiter les « effets de voisinage » (aujourd’hui on dirait plutôt les « externalités », lorsque la production d’un bien ou d’un service a des effets qui ne sont pas pris en compte par le producteur, la pollution en est l’exemple type) et pour assurer la fourniture des « biens publics » – et donc pour déterminer la fiscalité, mais dans des limites et avec des méthodes bien définies. Il doit aussi protéger les plus faibles et les irresponsables. Pour le reste, l’État ne devrait pas intervenir, en tout cas beaucoup moins qu’il ne le faisait aux États-Unis au moment de la sortie du livre, et, en extrapolant, encore moins de nos jours dans l’ensemble du monde développé.

Ces grands principes étant établis, comment résoudre les grandes questions économiques et sociales, et ce de façon concrète ?

La politique monétaire est on ne peut plus cruciale, et pour la stabilité des prix et pour maintenir un environnement économique aussi stable que possible, en tout cas pour ne pas ajouter un facteur de risque supplémentaire à ceux inhérents au monde moderne. À cet égard, les analyses de Friedman restent d’une grande pertinence pour ce qui concerne les problèmes bancaires et monétaires de ce début de XXe siècle. Il critique sévèrement la politique monétaire de la Banque centrale américaine (la Fed) qu’il considère comme responsable, sinon du déclenchement du moins de l’ampleur de la crise de 1929. Par un effet de miroir sa critique reste valable (mutatis mutandis) vis-à-vis de la politique de la Fed conduite vers les débuts des années 2000. Pour Milton Friedman la politique monétaire de 1929 était trop dépendante du bon vouloir des banquiers centraux, et donc de leurs préjugés et positions (erronées) sur le fonctionnement du système monétaire et sur le rôle de la monnaie dans l’économie. D’où sa proposition fameuse d’une règle monétaire clairement spécifiée selon laquelle l’objectif de la banque centrale devrait être d’assurer une croissance constante de la masse monétaire aux alentours de 3 à 5% l’an qui ne dépendrait donc en rien de l’humeur du banquier central. Si l’on peut discuter de cette règle, et c’est le cas depuis qu’il l’a énoncée, elle met l’accent sur la nécessaire discipline à laquelle les banques centrales doivent (devraient) s’astreindre, comme l’a montré la recherche en économie monétaire depuis plusieurs décennies. Et si la Fed et la Banque centrale européenne ont réagi vigoureusement pour « sauver » le système bancaire en 2008/2009 en injectant des fleuves de liquidité dans les banques, on peut affirmer que c’est, pour une bonne part, parce qu’elles ont su tirer les leçons de l’étude de la crise de 1929 faite par Friedman.

Dans ses développements sur les échanges financiers et commerciaux internationaux, Friedman se prononce explicitement pour le remplacement du système de Bretton Woods et de ses taux de change fixes, mis en place en 1946, par un système de changes flottants. Il faut ici prendre conscience combien cette position allait à l’encontre des idées du moment, alors farouchement en faveur d’accords monétaires entre pays pour maintenir les changes fixes. Notre économiste était en avance sur son temps puisque le système de Bretton Woods fut abandonné au début des années 1970. Depuis, le débat taux de changes fixes versus variables n’a cessé d’avoir lieu, et il continue, notamment pour ce qui concerne les pays émergents et en développement.

Faut-il aussi rappeler dans ce cadre les discussions relatives aux politiques de change en Europe jusqu’à l’avènement de l’euro en 1999, même si elles ne sont pas examinées, et pour cause, dans le livre ? S’il est resté longtemps sceptique sur les chances de la mise en place d’une monnaie unique, et sur les chances de succès de l’euro une fois celui-ci mis en place, Milton Friedman n’y était pas foncièrement opposé, à la condition de l’accompagner par une union politique renforcée. Mais en général, comme il en développe les arguments dans Capitalisme et Liberté, il est resté un défenseur acharné des changes flexibles pour le reste du monde, flexibilité nécessaire, selon lui, à une politique monétaire non-inflationniste et susceptible de stabiliser l’économie. Et bien sûr il est un non moins farouche partisan du libre-échange et de l’élimination des restrictions multiples au commerce international qui nuisent au consommateur et au bien-être de la collectivité, même s’il a des coûts pour certains groupes auparavant protégés.

Notre auteur critique vigoureusement les politiques budgétaires et fiscales keynésiennes pour lutter contre le chômage et stimuler la croissance. Alors que les pays industrialisés, notamment les États-Unis, se sont lancés dans des mesures on ne peut plus keynésiennes de relances budgétaires de grande ampleur pour faire face à la crise de la fin de première décennie des années 2000, l’analyse de Friedman est d’une actualité brûlante, même si les politiques suivies vont à l’encontre des recommandations de son livre. Il rejette les mesures fondées sur l’accroissement des dépenses publiques et l’élargissement des déficits budgétaires comme solution aux problèmes d’emploi et de croissance. Pour lui, le multiplicateur keynésien (la production augmente d’un montant supérieur à celui des nouvelles dépenses publiques) est un leurre, les dépenses gouvernementales ne peuvent pas stimuler durablement l’économie réelle. Elles conduisent in fine à une redistribution des ressources du secteur privé vers le secteur public, mais ne peuvent pas augmenter de façon durable la création de richesse et l’emploi. Le débat sur cette question n’est pas clos en ce début de XXIe siècle, et la crise récente lui a donné une nouvelle vigueur. Oserais-je dire, au risque de simplifier, qu’aujourd’hui les économistes sont en général du côté de Friedman, du moins quant à l’impact durable des dépenses.

L’ex-professeur à l’université de Chicago se plonge aussi dans des sujets qui sortent du domaine traditionnel de la macroéconomie. Il défend le chèque éducation en matière d’enseignement primaire et secondaire ; celui-ci serait susceptible de déboucher sur une saine concurrence entre les écoles et lycées, concurrence selon lui propice à la qualité de l’enseignement et à la lutte contre les discriminations culturelles et raciales. Est-il besoin d’insister sur le fait que si les arguments intellectuels en faveur de cette méthode de financement de l’enseignement sont percutants, elle a rencontré et rencontre toujours d’énormes résistances de la part non seulement des syndicats d’enseignants mais aussi des différentes parties prenantes (parents et responsables politiques) ? D’où son peu de succès en ce qui concerne sa mise en application, aux États-Unis ou ailleurs. Quant à la lutte contre les discriminations, Friedman considère que les forces du marché, bien appliquées, devraient lui apporter une aide considérable. Le marché reste pour lui le moins mauvais système contre la discrimination raciale et sociale dans la mesure où c’est la compétence et la productivité des individus et non leur couleur, leur origine sociale ou leur sexe qui détermine leur employabilité. Si l’on peut considérer le principe justifié, peut-on être certain que des préjugés et autres facteurs irrationnels n’entrent pas en ligne de compte ? Si l’on peut penser que des marchés ouverts et concurrentiels sont nécessaires pour traiter la question, peut-on être sûr qu’ils soient suffisants ?

Autre question essentielle : quid des distorsions et autres pertes de bien-être induites par les monopoles, qu’ils soient privés, publics ou engendrés par la réglementation publique ? Difficile de traiter de façon entièrement satisfaisante cette question. Pour Friedman, à tout prendre le monopole privé est « moins mauvais » que le monopole public. Pourquoi ? Parce que les forces du marché, de la concurrence et de l’innovation restreignent l’action du premier et menacent ses positions à terme plus ou moins long, ce qui est beaucoup moins vrai pour un monopole public. Quant aux entreprises réglementées elles sont sujettes aux dérives possibles du marché politique et peuvent « capturer » le réglementeur à leur avantage, comme l’ont montré depuis maintes recherches et observations. Il met également en cause les professions réglementées, les réglementations servant le plus souvent à protéger les dites professions de la concurrence, nuisant en cela au consommateur et freinant l’innovation. Dans cette optique il lance une charge sabre au clair contre l’ordre des médecins, qui pour lui n’est qu’un groupe de lobbyistes conduisant à une baisse de la qualité des services médicaux et une hausse de leurs coûts. Aïe ! une position bien entendue controversée et sans doute excessive, mais qui offre une vision rafraîchissante dans les grands débats toujours en cours – et sans doute pour longtemps – sur l’organisation des services de santé et les coûts qui leur sont associés. De même, toute sa discussion sur les patentes professionnelles et les réglementations malthusiennes auxquelles sont soumises diverses professions éclaire nos débats d’aujourd’hui concernant les taxis, notaires, avocats et autres commissaires aux comptes ou architectes, et j’en passe.

En matière fiscale, les propositions et analyses de Friedman sentent la poudre. Il est en faveur de la « flat tax », c’est-à-dire d’un taux d’impôt sur le revenu constant appliqué à tous les revenus, et qui se situerait aux alentours de 20%. Il propose dans la foulée la suppression de l’impôt sur les bénéfices des entreprises, bénéfices qui seraient intégrés dans les revenus imposables des actionnaires, et donc taxés comme tels. Cette méthode lèverait une masse fiscale équivalente à celle de l’impôt en cours (aux États-Unis, début des années 1960 ; grosso modo il en irait de même aujourd’hui) et à un coût administratif bien plus faible. Les études en matière de fiscalité optimale conduites depuis plusieurs décennies tendent dans la même direction (moins de tranches et base d’imposition large), et suggèrent que ce type de fiscalité favoriserait l’efficacité économique tout en permettant une redistribution probablement plus efficace en faveur des plus démunis. Est-ce un hasard si plusieurs pays de l’Europe de l’Est ont adopté il y a quelques années la flat tax et un système fiscal proche de celui préconisé par Friedman au début des années i960 ?

Mais notre penseur ailé ne s’arrête pas là. Pour lui l’impôt progressif n’atteint pas non plus son objectif de redistribution des revenus dans la mesure où les plus favorisés profitent de diverses dispositions fiscales, ou carrément détournent l’impôt, pour ne rien dire de son influence néfaste sur les incitations à investir et travailler et donc sur les incitations à créer de l’emploi et des richesses.

Pour aider les pauvres Friedman lance l’idée nouvelle à l’époque de l’impôt négatif (même s’il y avait des antécédents historiques venant de l’Anglais Thomas Paine) afin d’assurer un revenu minimum à tous. C’est sur ce type d’idée que s’est en partie appuyé la réforme du Welfare américain en 1996, réforme dont l’objectif était de stimuler les incitations au travail tout en se préoccupant d’assurer un revenu minimum aux récipiendaires. Le système semble avoir plutôt bien fonctionné puisque au début des années 2000 le nombre de personnes au Welfare n’avait jamais été aussi bas depuis trente ans ; l’emploi, surtout celui des mères célibataires, avait augmenté notablement, alors que le taux de pauvreté de ces dernières atteignait un taux bas historique. Il est trop tôt pour savoir quel aura été l’impact de la crise sur cette situation. Sait-on que notre RSA s’inspire aussi de cette philosophie ?

Enfin, notre Nobel jette son regard perçant sur les systèmes de sécurité sociale (oui, elle existe aux États-Unis aussi, même si moins large que chez nous) et de retraite, et sur d’autres mesures associées à l’État Providence. Il critique les fondements de la sécurité sociale selon laquelle les individus et les familles seraient incapables de s’assurer par eux-mêmes, et donc d’épargner en conséquence. Et même s’il admet la possibilité d’une telle légèreté chez certains, il considère qu’il existe des moyens davantage appropriés et plus efficaces pour garantir la protection santé et les retraites. Bien sûr, la concurrence entre institutions privées, et pourquoi pas publiques, se trouve au centre de ses propositions. On est là au cœur du débat de ce début de troisième millénaire sur la couverture santé en Amérique, et celui non moins vivant dans notre pays – et qui le restera à n’en pas douter pendant longtemps. Oui, toujours d’actualité les idées friedmaniennes !

Dans tout son développement, celui qui fut qualifié « d’Adam Smith du XXe siècle » met l’accent sur le fait que les politiques publiques ont des effets trop souvent éloignés des objectifs affichés initialement. Et que les progrès de la société ainsi que les progrès humains sont plutôt la conséquence d’« institutions libres [qui] offrent une route plus sûre, bien que peut être parfois plus longue, pour atteindre leurs buts [aux citoyens] que le pouvoir coercitif de l’État ».

Qu’on partage ou non les idées de Milton Friedman, la lecture de ce livre roboratif est un mustpour tout citoyen curieux et intéressé par la réflexion et par des propositions sur la vie de la Cité. Même et peut-être surtout si elles sortent des chemins battus et ne sont pas toujours politiquement correctes, du moins dans notre pays.

André Fourçans

Professeur d’économie à IESSEC Business School