Chapitre I

Automne 1521

Château de Blois.

Une lumière fine, dorée – la lumière des petits matins en Val-de-Loire – inondait l’arrière-cabinet. Échappés d’une salle voisine par la porte entrouverte, un certain fracas d’eau versée, une certaine senteur miellée, ne laissaient aucun doute sur le rituel en cours : comme chaque matin à la pouponnière, une armée de servantes préparait le bain des petits princes.

Sur la table couverte d’un velours épais et sombre, le marchand venait de disposer plusieurs miroirs à main, chefs-d’œuvre d’orfèvrerie ornés tantôt d’émaux, tantôt de perles ou de cristaux. Tous montraient le même tain limpide, fruit d’un tout nouveau procédé mis au point par les artistes verriers de Venise. Le sommet d’une civilisation... Sans y toucher, la grande sénéchale inclinait de l’un à l’autre son délicat visage, peut-être moins pour juger de la perfection des petites glaces que pour le plaisir d’y contempler sa jeunesse. Car malgré le titre vénérable qu’elle devait à la situation de son vieil époux – grand sénéchal de Normandie –, Diane de Brézé 3 n’avait guère plus de vingt ans. Le front haut, galbé, les pommettes et le menton menus, elle devait surtout sa renommée de joyau de la Cour à l’exquise douceur de son teint.

Le Vénitien n’avait pas eu de mal à la convaincre de l’intérêt de sa marchandise : rien de ce qui respirait la richesse ne la laissait indifférente.

— Ce petit-là ferait une gentille contenance 4, dit-il.

— Je te l’achète, annonça Diane.

Elle ferma la porte en s’y adossant, et poursuivit un ton plus bas.

— J’en prendrais bien quelques autres, mais il faudrait avant cela que tu me dises comment on les fait parler...

L’ombre d’un sourire dérida le marchand. Apparemment, la jeune dame était au fait de ses talents cachés.

— Ainsi, vous connaissez le don que j’ai reçu du Ciel, et qui me fait saisir l’avenir au fond des miroirs...

Elle approuva d’un battement de cils. L’imminence du bain des enfants royaux ajoutait à son impatience. Car outre son service de dame d’honneur de la reine, il lui revenait souvent de veiller elle-même à ces ablutions princières. Cela soulageait un peu les gouvernantes en titre.

Le bonhomme approcha deux caquetoires de bois sombre incrusté de nacre, et pria la grande sénéchale de s’asseoir face à lui. Elle ne se fit pas prier.

— J’ai peu de temps, dit-elle en rajustant des manchons bouffants, de drap de soie violet à frisure d’argent.

Le marchand extirpa de sa besace un carreau de glace irrégulier, sans cadre, qu’il plaça au centre du velours presque noir. Diane observait.

— Parle-moi de mes enfants, dit-elle. N’est-ce pas à l’enfance qu’appartient l’avenir ?

— Vos enfants... Si, bene, des filles, n’est-ce pas ? J’en vois deux...

Diane sourit ; elle avait bien donné deux fillettes au sénéchal de Brézé. L’aînée, Françoise, avait trois ans révolus quand la cadette, Louise, était encore au berceau. Les deux sœurs résidaient au vieux manoir d’Anet, dans le Vexin normand, où leur gouvernante veillait sur elles comme Diane veillait sur les enfants de la reine Claude.

Le mage prophétisait.

— Soyez tranquille : toutes deux vivront... Elles feront de bons mariages... Certo... Je vois les époux... Beaux guerriers... Elles auront des enfants et vous serez... bonne-maman !

Les gloussements du marchand furent sans écho : cet oracle bonasse avait déçu la dame d’honneur. Lors de sa propre naissance, une vieille Dioise n’avait-elle pas affirmé que l’étoile de Diane devait la conduire haut, très haut, plus haut peut-être qu’aucune reine ? À cette aune, les visions du Vénitien paraissaient bien terre à terre.

Diane approcha son visage doux et lisse de la face tavelée du marchand ; elle allait lui donner une chance de se rattraper.

— Parle-moi donc du roi, dit-elle.

Le bonhomme détacha les yeux de sa glace.

— Le roi ?

— Notre sire François. Le vois-tu vivre longtemps ?

— Eh bien... C’est-à-dire... Je pense qu’il devrait vivre, disons... Un peu plus d’un demi-siècle.

Diane pencha la tête et, d’un doigt délicat, effleura son cou de cygne. Le regard qu’elle lança au marchand brillait d’intelligence.

— Fort bien. À présent, parle-moi de son successeur.

— Son successeur ?

— Le prochain roi de France !

— À ce qu’il me paraît, celui-là devrait vivre, disons... Un peu moins longtemps. Une quarantaine d’années, peut-être...

— D’accord. Est-ce que tu vois son visage ?

— Ma foi... Je puis le deviner.

— Décris-le-moi !

— Attesa1 ! Ces choses-là prennent du temps...

— Je n’en ai point.

Le mage se concentra.

— Je vois un visage long, pâle ; un peu triste sans doute...

— Mais encore ?

Ce fut au tour du voyant de soupirer : la jeune dame exigeait de lui bien plus que ses clientes habituelles.

— Le front est beau, les yeux noirs, assez vifs...

— Tu ne me comprends pas. Ce que je veux savoir, c’est si ce roi futur possède quelque trait singulier qui le distinguerait des autres : une tache de vin, les doigts palmés, que sais-je ?

— Non, je ne vois rien de tel. À moins...

Le marchand rougit et tourna vers la dame d’honneur une mine éplorée. Elle voulut savoir.

— À moins ?

— C’est une chose délicate à dire à une dame, confessa-t-il.

— Dis-moi, dis-moi vite ! Je puis tout entendre.

— Mais...

— Allons !

— Eh bien, lâcha le vieil homme un peu affolé, c’est le membre du prochain roi – je veux dire : son membre viril – qui me paraît mal conformé.

Elle transperça le Vénitien du regard. Il poursuivait.

— L’orifice est placé, comment dire, non pas au bout de la verge, mais au-dessous...

Cette fois, les traits de la cliente s’étaient figés. L’autre paraissait au supplice.

— Que madame me pardonne...

— Au contraire, mon ami ! Au contraire... Et les yeux noirs, dis-tu ?

— Noirs comme le jais.

Diane de Brézé rayonna. Elle saisit plusieurs petits miroirs qu’elle mit dans les mains du marchand, puis s’en vint rouvrir le battant de la porte. Les vapeurs du bain s’engouffrèrent de plus belle, accompagnées d’un joyeux tapage. Les cheveux dorés et bouclés d’un archange s’encadrèrent bientôt dans l’ouverture.

— Madame ?

— Françoise, vous paierez à ce brave homme ce que nous lui devons.

La jeune fille se jeta sur les miroirs comme une enfant sur des confiseries. Déjà Diane traversait le couloir comme une ombre et faisait irruption dans la salle des bains.

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C’était une pièce assez vaste, avec un plafond de poutres peintes et de grands murs tendus de tapisseries épaisses et chatoyantes où dominaient le rouge et l’ocre. Quand la grande sénéchale entra, le tumulte cessa comme par l’effet d’un sort.

— Maman Brézé ! s’écria l’un des enfants.

D’autres tendaient les bras en quête de câlins. Le plus remuant des rejetons royaux, François, avait l’âge de l’aînée de Diane : un peu plus de trois ans. Né joueur, il piétinait l’eau de sa cuvette d’argent à la manière d’un fouleur. Il cherchait à éclabousser son frère, Henri, deux ans et demi, qui refusait obstinément de se laisser baigner. La cadette des princesses, Madeleine, neuf mois, séchait déjà dans les bras d’une vieille servante, sous l’œil attentif de sa grande sœur : charmante aînée des enfants de France, Charlotte allait sur ses cinq ans.

La cérémonie du bain s’accompagnait toujours d’une débauche de lingerie blanche – beau lin brodé, les plis finement marqués... La dame d’honneur, d’un regard habitué, s’assura que le feu dans l’âtre était suffisant, l’eau des bassinets encore fumante. Elle voulut aussi voir la nourrice qui devait allaiter la princesse Madeleine, et jaugea sa poitrine en experte.

— N’aurais-tu pas quelque affaire galante, en ce moment ?

— Pour ça non, madame !

Car on considérait le lait d’une femme amoureuse comme le plus pernicieux des poisons.

— Vous préparerez aussi le prince Henri, ordonna Diane.

Elle avait adopté, pour dire cela, le ton le plus détaché.

Sur quoi elle se tourna vers la princesse Renée de France, très jeune sœur de la reine Claude, et qui s’amusait des facéties de ses neveux. Ses douze ans la rangeaient déjà parmi les femmes faites, et lui épargnaient ces ablutions collectives. Diane lui prit délicatement la main.

— Vous-même, madame, vous êtes-vous bien baignée ? Il convient qu’une jeune princesse se lave souvent ; rien ne fera plus sûrement fleurir sa beauté !

Une femme aussi parfaite de visage, de corps et de peau, était certes la mieux placée pour livrer des conseils en ces matières. Ne se plongeait-elle pas elle-même, chaque matin, dans une cuve d’eau glacée, souverain remède à tout relâchement ?

Le petit prince Henri n’avait pu échapper à la poigne des femmes ; l’ayant rattrapé, elles lui ôtèrent ses habits. Diane s’approcha de la cuvette, le cœur battant ; sous couvert de cajoleries, elle se plaça juste au-dessus de l’enfant, et se mit en situation d’observer, plus attentivement que d’habitude, l’étrange malformation de son pénis 5... Ce qu’elle détailla la combla d’aise.

— Tout beau, monseigneur ! dit-elle. Le bain n’est pas un supplice ! Voyez votre frère, comme il s’y complaît !

Henri ne voulait rien entendre ; et la noirceur de son regard acheva de ravir la grande sénéchale.

— Quand ce petit Moïse sera sauvé des eaux, dit-elle à la plus forte des femmes, et que tu l’auras frictionné comme il convient, tu auras soin de le conduire chez moi.

Diane suffoquait à présent de joie contenue. Car si le Vénitien avait bien vu – or sa réputation n’était plus à faire – elle était la première à savoir – et avec quelle avance sur ses contemporains – que ce poupon rétif au bain, que ce petit être boudeur, régnerait un beau jour sur la France.

— Longue vie, sire Henri ! murmura la dame d’honneur à l’oreille de l’enfant.

Elle ajouta tout bas, comme pour elle-même :

— Beau roi Henri, deuxième du nom...

Environs de Compiègne.

Jeté dans un battement d’ailes, le rapace quitta le gantelet pour s’élever dans les airs. Quand il ne fut plus que poussière dans le ciel de midi, les chiens d’arrêt levèrent une corneille. Le prédateur attendit un instant, puis il fondit sur la proie comme un trait. On entendit alors le choc, si caractéristique, des deux oiseaux.

— Il a pris un coup ! lâcha le chancelier de France 6 en serrant des poings gantés.

Car il pensait le gerfaut blessé. Cela fit sourire alentour.

— Pardon, maugréa le duc d’Alençon, vous vous trompez.

Antoine Duprat ne répondit pas ; mais un prince plus avisé que le beau-frère du roi aurait pu déceler, dans son silence, l’amertume de s’être offert en ridicule.

— Mon cher, vous n’êtes pas comme saint François : vous n’entendez rien aux oiseaux !

L’auteur de cette impertinence était le seigneur de Bonnivet, amiral de France et confident du monarque. Le chancelier esquissa, par complaisance, un sourire contraint.

Avec la mauvaise saison, revenait chaque année la revanche des fauconniers sur les veneurs. Les quelque cinquante gentilshommes qui, à la Cour, servaient sous M. de Cossé, menaient un équipage de plusieurs centaines d’oiseaux de haut et bas vol 7. Rien n’était somptueux comme leur train de centaures ailés, fortes bottes, robes de feutre et chapeaux emplumés – les dames en parure de chasse sur leurs haquenées.

Le chancelier Duprat, bourgeois s’il en fut, n’était guère à sa place parmi de si grands seigneurs ; à près de soixante ans, il s’estimait de surcroît trop vieux pour monter encore... Mais puisqu’il avait accepté de suivre la chasse du duc d’Alençon, il se devait d’y faire bonne figure. L’homme était bedonnant, certes, les épaules rondes et le visage poupin ; mais la sévérité de son visage lui conférait un semblant de noblesse. Sans compter que la récente conférence de Calais 8, où il avait, en pure perte, tenté de retarder la guerre, lui conférait un regain de prestige.

Afin de prouver à l’amiral qu’il n’était pas vexé, le chancelier se fendit d’une platitude.

— On dit partout que la prise de Fontarabie fait de vous le Du Guesclin de ce règne.

— Taisez-vous donc ! tonna l’autre. Croyez-vous qu’il y ait matière à plastronner sur la Navarre ? Pour moi, je n’ai pu y faire oublier l’échec de nos armées...

Duprat branla du chef.

— Il est vrai qu’en Navarre comme dans le Milanais, les frères de Mme de Châteaubriant ont bien déçu nos attentes.

— Il se peut, enchérit l’amiral, que nous ayons péché par excès de confiance en attaquant l’empereur sur trois fronts en même temps. Passe encore pour la Navarre et les Ardennes ; mais à Milan, notre échec met Sa Majesté dans une position intenable.

Chevauchant devant eux, le duc d’Alençon semblait mettre un point d’honneur à ignorer cet échange. Il se concentrait sur la chasse, et agita bientôt un leurre afin de rappeler son gerfaut. Le prédateur finit par surgir dans un grand déplacement d’air. C’était un magnifique rapace aux plumes blanches mouchetées de noir... Le prince fit courtoisie : il laissa le faucon molester un temps la proie sanglante à coups de becs aigus et rapides.

L’amiral avait réglé son allure sur celle, un peu lente, du chancelier.

— Pour en revenir à nos chefs, reprit-il en sourdine, leur mauvaise fortune a dû ravir le connétable.

— Je n’ai aucune nouvelle de lui...

— Vous pouvez néanmoins imaginer sa joie : Madame l’avait écarté de son commandement, or ceux qui le remplacent se sont couverts de honte !

— Dois-je vous rappeler, monsieur, que nous avions tous approuvé sa mise à l’écart ?

Antoine Duprat marchait sur des œufs : l’amiral aurait pu prêcher le faux dans l’intention de le piéger... En lui-même, il pestait d’avoir seulement offert à ce grand seigneur cette occasion de le prendre à témoin – lui, simple commis de l’État – des possibles bévues du roi et de sa mère.

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Des appels au secours, des craquements de branches, un martèlement de sabots, détournèrent soudain vers le sous-bois l’attention des chasseurs. Deux chevaux surgirent d’un boqueteau. Des coursiers noirs, massifs, montés à cru. Le premier portait un cavalier en mauvaise passe : bien jeune, le malheureux était couché en avant sur la monture, et n’y tenait que par une sorte de miracle. Criant au secours, un autre cavalier, jeune aussi, suivait à quelques encolures ; il poussait son propre coursier dans l’espoir de rattraper l’autre. Quand le premier cheval vint s’empêtrer dans l’équipage des chasseurs, plusieurs d’entre eux tentèrent de s’en saisir. Mais les embardées de l’animal, de même que ses cabrements, ne rendaient pas leur tâche aisée.

C’est alors que le second cavalier, sautant de sa propre monture, enfourcha le cheval affolé et, malgré l’encombrement du blessé, parvint à s’en rendre maître. Les chasseurs l’entouraient et lui prêtaient main-forte ; on ôta le cavalier sans connaissance, on rattrapa la cavale délaissée, on porta le sauveteur en triomphe... Cependant celui-ci, indifférent à tout, se préoccupait seulement de l’invalide.

— C’est ma faute, disait-il, je n’aurais pas dû l’emmener !

Du sang coulait sur la face du blessé, qui peu à peu, reprenait ses esprits.

— Mon Dieu, ma tête !

— Simon, comment te sens-tu ? Laissez-nous, vous autres !

Ce héros farouche était un jeune homme de belle prestance, et qui malgré son émoi, montrait un visage avenant sous des cheveux châtains assez longs. Il repoussa sans ménagement les valets qui prétendaient s’occuper du cavalier assommé.

— N’approchez pas, vous dis-je !

L’amiral de Bonnivet l’admonesta.

— Calme-toi, mon garçon ! Et dis-nous plutôt qui tu es.

L’autre parut piqué au vif.

— Mon nom est Gautier de Coisay. Je suis un fils cadet du feu chevalier de Coisay.

Il désigna l’adolescent gisant devant lui.

— Simon est mon frère. Il s’est cogné le front contre une branche, et a perdu connaissance. Son cheval s’est emballé...

Le blessé était mince, voire gracile, et les valets n’eurent aucun mal à le hisser sur un brancard. De son côté, le duc d’Alençon mit pied à terre et vint féliciter Gautier.

— Vous paraissez, mon jeune ami, fort dégourdi à cheval. Or, votre allure est celle d’un gentilhomme. Vous plairait-il d’entrer à mon service, en tant qu’écuyer chevaucheur ?

La proposition était à ce point incongrue, pour ne pas dire déplacée, que le jeune homme ne trouva rien à répondre.

Bonnivet revint vers Duprat.

— Une chance que le plus jeune ne soit pas mort, railla-t-il en sourdine ; le prince aurait fait de l’autre son chambellan !

Le chancelier haussa les épaules : cette toquade ne le surprenait guère. Au fond, la seule chose sensée qu’il eût jamais vu faire au duc d’Alençon avait été son mariage avec la sœur du roi. Encore l’y avait-on aidé.

Château de Blois.

La grande sénéchale sortait de la pouponnière, quand on vint l’avertir que son père était arrivé.

— Dieu soit loué ! Comment va-t-il ?

Par ces temps de guerre, les routes se révélaient moins sûres encore que de coutume, et voyager de Moulins à Blois pouvait passer pour une expédition.

— Qu’on l’installe chez moi et qu’on lui serve un en-cas. Je le verrai dans un moment.

Sur quoi elle vérifia sa mise et, d’un pas digne et convenable, disparut dans les appartements des Enfants de France.

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Jean de Saint-Vallier était exactement ce que des clients d’auberge, le voyant s’attabler d’un peu loin, et rire et festoyer, auraient appelé un « gentil seigneur » ; autant dire qu’il avait bonne mine et joli maintien. Sa fine silhouette bardée de cuir, son visage émacié que relevait une barbe blonde, son regard conquérant surtout, contribuaient à l’imposer comme gentilhomme avant qu’il eût articulé un mot.

Penché à l’appui d’une des loges de la façade neuve 9, il observait, au-delà des jardins, l’enchevêtrement irrégulier des pignons et des toits d’ardoise encore luisants des pluies de l’après-dînée. À sa gauche, embrasant le ciel et la ville, le soleil rougeoyait déjà.

Dès qu’il entendit s’ouvrir dans son dos la porte de l’antichambre, messire Jean se redressa et, tournant vers sa fille une mine épanouie, rentra les bras ouverts pour l’embrasser.

— Pardonnez la tenue, dit-il. C’est celle d’un guerrier...

Diane sourit : elle n’avait jamais vu son père autrement qu’en pourpoint et manteau de cuir.

— Vous n’avez pas touché à mon buffet, s’émut-elle.

— Je vous attendais. Du reste, je vous trouve bien maigrelette... Il faut croire que l’on fait triste chère à la table de notre reine !

— Sa Majesté m’y convie rarement.

La grande sénéchale invita son père à s’asseoir à ses côtés, sur une longue chaire garnie de coussins moelleux, devant laquelle une table avait été dressée. Des tabourets de pied compensaient la hauteur de l’assise, et permettaient d’ignorer les vents coulis. Elle emplit son tranchoir d’argent de petits pâtés en croûte, d’ailes de perdrix, de morceaux fumés de langue de bœuf.

— Maintenant puis-je savoir, demanda brusquement messire Jean, la raison de cette convocation ?

— Nous avons tout le temps...

— Comment cela, tout le temps ? Mais j’ai crevé sous moi deux chevaux !

Diane prit soin de bien fermer la porte ; elle dévisageait son père.

— Avant toute chose, vous devez me promettre le secret sur ce que vous allez entendre.

— Comment osez-vous ? Votre père...

— Promettez !

Le gentilhomme dut s’exécuter.

— Je me demande parfois si je ne vous ai pas un peu trop aguerrie, et si je n’eusse pas mieux fait, jadis, de vous laisser aux jupes des femmes, plutôt que de vous entraîner dans mes chevauchées !

Tout en marmonnant, il faisait honneur à un plat d’écrevisses.

— Ces bestioles sont fameuses, dit-il en s’essuyant les doigts à la nappe, selon l’usage.

Il but un peu de vin servi chaud. Puis il prit les mains de Diane dans les siennes, deux fois plus grandes, comme autrefois lorsqu’elle venait lui confier ses secrets d’enfant.

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Diane cligna des yeux plusieurs fois avant de parler.

— Vous rappelez-vous la dernière fois que vous avez croisé le connétable de Bourbon ?

— Monseigneur ? Pardi, j’ai dîné à sa table dimanche !

— Comment se remet-il de la mort de sa femme ?

— Tant bien que mal. C’est encore bien frais...

L’événement tant redouté d’Anne de Beaujeu était survenu au printemps, privant le jeune duc, non seulement de son épouse, mais de ses titres à posséder les immenses territoires des Bourbons.

Diane suivait son idée.

— Et savez-vous ce qu’elle lui a légué ?

— Tout, absolument ! J’ai moi-même eu l’acte sous les yeux, qu’elle avait dicté elle-même il y a deux ans.

— Cet acte est sans valeur au regard des lois du royaume, et je vous annonce que Madame a l’intention de le contester.

Saint-Vallier se rembrunit.

— Que savez-vous de cela ?

— Je sais que certains fiefs de feue la duchesse sont transmissibles aux femmes ; je sais que Madame, en tant que proche parente, est en droit de réclamer sa part ; je sais aussi...

— Ma fille a l’âme d’un notaire !

— Je sais aussi qu’en l’absence d’héritier mâle, le connétable pourrait éprouver quelque peine à conserver ses grands apanages. Car ils reviennent, de droit, à la Couronne ! Je sais...

Saint-Vallier releva la tête.

— Dites-moi, ma fille : serait-ce pour me faire part des intentions malignes de Madame que vous m’avez jeté sur les routes ?

— Pas seulement. Nous devons faire tenir un message au connétable. Un message qui ne peut passer que par vous.

Saint-Vallier s’essuya soigneusement les lèvres.

— Un message, peut-être, que Madame doit ignorer...

Diane se fendit d’un sourire. Dans le sillage de son mari, elle fréquentait à la Cour ce que l’on nommait le « vieux cercle », composé de quelques familles attachées au souvenir de Louis XII et aux intérêts de sa fille, la reine Claude ; on y montrait autant de dévotion pour l’Église romaine que de réserve envers le nouveau roi, sa mère, sa sœur et toute leur « coterie ».

— L’idée qu’ont eue certaines personnes, dit Diane, est de proposer au connétable une solution favorable aux deux parties. Une solution astucieuse, et qui mettrait un terme définitif à ses soucis. Notre bonne Reine, vous le savez, possède une sœur fort jeune, mais qui sera sous peu en âge de se marier. Que Monseigneur vienne à épouser la princesse Renée, et l’avenir lui sourira !

— C’est un gage qu’il offrirait à la Couronne...

— Oui. Et la princesse lui donnerait peut-être les héritiers propres à sauver ses apanages.

Messire Jean demeurait pensif.

— J’imagine que l’on entend récompenser mes bons offices...

— « On » y est tout disposé, en effet. Et si cela vous convient, nous pourrions même, tous deux, partager cette récompense...

Saint-Vallier ouvrit de grands yeux : il découvrait sa fille sous un jour inédit, certes ; mais ce jour-là lui plaisait beaucoup.

— Pourquoi, demanda-t-il, ne conclurions-nous pas un pacte ?

— Vous et moi ?

— Bien sûr ! Aidez-moi à trouver, de la sorte, de belles missions bien rémunératrices, et moi, je m’efforcerai de les remplir et de vous en laisser la gloire.

Diane rayonnait. Elle s’approcha de son père et déposa une bise amusée sur son menton barbu.

— Mais que croyez-vous donc que nous fassions, monsieur mon père ?

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L’on ouvrit la porte à deux battants pour livrer passage à la sœur de la reine, suivie seulement d’un valet. Saint-Vallier s’inclina très bas.

Renée de France, à peine sortie de l’enfance, et bien que préparée comme une poupée, n’était ni très jolie, ni très gracieuse. Cependant personne n’aurait pu nier qu’elle offrait la plus jolie, la plus gracieuse des solutions aux grands soucis du connétable de Bourbon.

— J’apprécie beaucoup madame votre fille, lâcha-t-elle du haut de ses douze ans.

Saint-Vallier la trouva charmante : il en dirait le plus grand bien à qui de droit. Diane n’en demandait pas davantage. Elle tendit à la princesse une corbeille garnie de massepains, de noisettes et de raisins confits, puis se tourna vers le valet.

— Tu reconduiras M. de Saint-Vallier dans ses appartements. Assure-toi qu’il ne manque de rien.

Le gentilhomme fit discrètement provision de friandises. Diane ajouta un mot complice à son adresse.

— Si vous êtes matinal, dit-elle, je vous montrerai dès demain que je n’ai rien perdu de mes talents de cavalière.

— Mais je pense bien ! N’êtes-vous pas la Diane de ces forêts ?

Elle répondit par un sourire énigmatique.

Château de Saint-Germain.

Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, sœur aînée du roi, était une femme simple et vraie. À l’approche de la trentaine, elle s’éloignait résolument des faux-semblants, pour traquer partout la vérité des êtres et des choses. Elle-même, dans une Cour où l’on cultivait l’artifice, ne goûtait plus que l’authenticité ; ce qui la conduisait vers une solitude comblée de rêveries, d’écrits et de prières. Car la foi occupait dans sa vie une place croissante. Et lorsque sa mère, si possessive, lui octroyait un moment de liberté, c’est à la méditation qu’elle le consacrait presque toujours. Elle se levait tôt ; on la trouvait en dévotion bien avant l’aube, puis, vers six heures, elle se plongeait dans une correspondance avant tout spirituelle.

Ce matin-là, sa tranquillité fut troublée par l’irruption inopinée du chancelier de France. Il paraissait enrhumé.

— Je n’ignore pas, madame, dit-il en forme d’excuse, qu’il est affreusement tôt, mais je voulais être certain de vous parler en toute quiétude.

— J’ai déjà eu le temps de suivre une messe...

— La foi de Votre Altesse Royale est digne d’admiration.

— Je sais bien que les temps sont à l’irréligion... Mais pour moi, je ne m’y résous point. Je rappelais au roi, pas plus tard qu’hier, qu’il n’est de puissance qu’illusoire sans une Église saine et forte.

Le chancelier se moucha bruyamment. Elle reprit :

— À propos, monsieur, je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier pour votre soutien du mois dernier.

— Le mois dernier, madame ?

— Quand vous avez dissuadé la Sorbonne d’intenter cet absurde procès à Mgr Briçonnet 10 !

— C’était peu de chose... Je connais votre attachement à l’évêque de Meaux.

— C’était beaucoup, au contraire, et je vous en sais gré. Voyez-vous, monsieur le chancelier, il se passe de grandes choses, à Meaux, ces temps-ci. Les prêtres que le bon évêque a réunis autour de lui sont bel et bien le ferment d’une nouvelle Église. Une Église plus sincère, plus vraie !

La princesse se garda de prononcer le mot, mais Duprat savait qu’elle n’était plus très loin d’espérer une Église réformée. Or l’idée de réforme, qu’elle fût religieuse ou autre, le rendait nerveux.

— Si la princesse m’y autorise, osa-t-il, je ne saurais trop l’inviter à la prudence en cette matière.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien... Mgr Briçonnet n’est certes pas mal-pensant, et il n’était point visé par l’Université quand elle a condamné, récemment, les hérésies du sinistre Luther. Simplement, vous savez comment naissent les réputations... L’empereur accuse notre roi de faire le lit des hérétiques ; il serait dommage que les bonnes intentions de certains prélats ne finissent par desservir, partout en Europe, les intérêts de Sa Majesté.

Marguerite ne répondit pas, mais son visage, imperceptiblement, s’était fermé. Duprat s’essuyait encore le nez ; il poursuivit.

— À ce propos, il me faut mettre en garde Votre Altesse royale contre un jeune écuyer qui vient d’intégrer la Maison du duc d’Alençon. Un garçon méritant, sans doute...

— Vous voulez parler de ce cavalier qui a sauvé son frère à la chasse, et que mon mari a récompensé sur-le-champ ?

— Ce n’est que son demi-frère, madame. Et ces jeunes gens n’avaient croisé la chasse que par hasard. Or, justement : j’ai appris hier que leur père, le chevalier de Coisay, mort l’an dernier, était fort suspect d’hérésie. On le disait lecteur de Luther, et son adepte.

Sans répondre, Marguerite s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit en grand ; le chant ténu d’un rossignol montait du jardin.

— Vous l’entendez ? Il m’a charmée tout l’été, sans que j’aie seulement pu l’apercevoir. Il s’en ira bientôt... Et je n’aurai connu que ses vocalises...

Le chancelier fronça les sourcils. La duchesse d’Alençon s’expliqua.

— Votre jeune hérétique est pour moi comme cet oiseau, dit-elle. J’admire ses prouesses et pour le reste, j’ignore tout de lui... Mais que diriez-vous de descendre au jardin ? Le soleil se lève, l’instant est choisi.

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Ils marchèrent un moment sous des berceaux de glycine et de chèvrefeuille. Comme son frère, François Ier, et sa mère Louise de Savoie, la princesse Marguerite était d’une taille presque démesurée. Aussi formait-elle avec le chancelier Duprat, petit et rondouillard, une paire assez comique.

— J’imagine, monsieur, que vous n’êtes pas venu chez moi si tôt pour me parler d’un écuyer...

— Non, madame, en effet.

— Je suppose que vous souhaitez, une fois encore, que j’appuie vos idées auprès de mon frère.

— La sagacité de la princesse...

— De qui ou de quoi s’agit-il, cette fois-ci ?

— Il s’agit du connétable de Bourbon. Et de la succession de son épouse, cruciale pour le devenir de la Couronne.

La duchesse d’Alençon soupira. Duprat éternua plusieurs fois d’affilée. Il fit quelques détours afin d’évoquer les droits de Madame à l’héritage de la duchesse de Bourbon, mais aussi les intérêts bien compris du connétable. Puis il entra dans le vif du sujet.

— Le connétable est veuf ; or il est jeune encore...

— Ne me le vendez pas, mon cher ; je suis déjà mariée !

— Princesse, qu’allez-vous chercher là ?

— Je m’attends à tout.

— Justement... Il y aurait, semble-t-il, dans cette affaire de succession, une solution qui mettrait tout le monde d’accord, et protégerait les intérêts du connétable sans léser ceux de Madame et du roi. Simplement, l’idée en est quelque peu audacieuse...

La princesse s’arrêta de marcher.

— Vous avouerai-je que vous piquez ma curiosité ?

— Vraiment ? Il se trouve que Madame, votre mère, est veuve, elle aussi... L’on se disait...

— Quoi donc ?

Une ombre d’inquiétude voila le visage de Marguerite. Celui du chancelier trahissait un homme envahi par la gêne.

— Eh bien, l’on se disait que si votre mère venait à épouser le connétable, tout rentrerait peut-être dans l’ordre...

Marguerite demeura un moment silencieuse, comme interdite ; puis elle partit d’un rire inattendu, un rire si communicatif qu’il se propagea même à son visiteur.

Quand ils eurent, tous deux, repris leur sérieux, Marguerite se tamponna les yeux de ses longues manches.

— Vous m’avez surprise, je l’avoue... Si je ne m’abuse, le connétable est tout à fait de ma génération ; et vous envisagez de le donner en mariage à Madame ! Madame qui s’est jurée de tout lui prendre et ne cesse, depuis des mois, de lui chercher querelle ! Madame qui, pour un peu, serait en âge d’être sa mère aussi sûrement qu’elle est la mienne !

Elle aurait voulu rire encore. Le chancelier avait retrouvé sa sévérité coutumière.

— Votre réserve est bien naturelle, concéda-t-il. En même temps... Considérez, s’il vous plaît, les avantages d’une telle alliance ! La puissance de monseigneur, d’une menace pour la Couronne, deviendrait sa plus sûre garantie... Quant à la succession de feue la duchesse, elle serait heureusement réglée, votre mère obtenant par mariage ce que le connétable lui refuse aujourd’hui par d’autres voies.

— Vos combinaisons sont un enchantement pour l’esprit, monsieur. Mais Dieu, qu’elles font peu de cas des penchants naturels et des affinités !

— Madame, s’offusqua le chancelier de France, il est bien question ici d’affinités !

Un courant d’air frais les surprit. Marguerite remonta son col de zibeline, tandis que Duprat faisait le dos rond.

— Et puis... Pour vous parler tout net, madame, sachez que ce projet de mariage ne m’appartient pas.

— Vous voulez dire que ce n’est pas votre idée ? Mais de qui donc ?

— De votre mère elle-même.

— Que dites-vous ? Ma mère...

— Je vous en donne ma parole.

— Madame aurait l’intention...

— Madame envisage de faire sa demande pour Noël. Seulement elle aurait aimé, avant de se déclarer, connaître le sentiment de ses enfants – et notamment celui du roi.

— Le sentiment de mon frère ? Sur une union entre notre mère et celui qu’elle accuse, depuis des mois, de tous les maux de la terre !

Marguerite était sans voix. Duprat, plutôt content de son effet, posa les poings sur ses hanches.

— Alors, pensez-vous pouvoir convaincre le roi de l’intérêt de ce nouvel arrangement ?

La duchesse d’Alençon ne répondit pas. En elle, un amusement sincère venait de faire place au plus complet effarement.

1- Attendez !