3.


Qu'ils sont parfaits. Ils s'aiment sur une île plate et privée, dans l'archipel des Caïmans. Ghost Island ne figure sur aucune carte géographique. Les journées s'y passent à regarder le ciel et la mer et un enfant qui sourit en regardant le ciel et sa mère. Les arbres n'ont pas de marque : il n'y a pas de logo « cocotier » collé dessus. Caroline et Patrick ont trouvé une porte de sortie - écouter le silence, de préférence allongés dans un hamac.


— Ce n'est pas moi qui m'occupe de ma fille, dit Caroline, c'est ma fille qui s'occupe de moi.


Ils ont confiance dans ce monde parce qu'ils croient en être sortis. Les choses de ce monde sont moins fortes que la vie de ce monde. Ils savent enfin ce que c'est qu'aimer. Ils regardent leur fille, se regardent entre eux, puis recommencent, indéfiniment. Le bébé contemple les pélicans. Ils ne font rien d'autre pendant des heures, des jours, des semaines. De quoi attraper un sacré torticolis et tous ceux qui n'ont pas connu cela sont fortement à plaindre.


— Je suis parti parce que j'ai tout fait.

— Qu'est-ce que tu dis ?

—Je suis parti parce que j'étouffais.


Quelque part sur l'eau des Caraïbes, entre Cuba et le Honduras, Dieu a saupoudré les îles Caïmans. On y atterrit en petit avion. La piste de l'aéroport de Little Cayman traverse sa seule et unique route. Le village compte 110 habitants, sans compter les iguanes. A Grand Cayman, on dénombre 600 établissements financiers avec comptes à numéros. Les Caïmans sont une colonie britannique dotée d'un gouvernement indépendant et de 35 000 entreprises off-shore inscrites à son registre du commerce. Pour accéder à Ghost Island, il faut embarquer sur un taxi-pirogue secret (Mike les a accompagnés).


Ils s'y sentiront bien. D'ailleurs ils sentent déjà bon : noix de coco, rhum vanille, miel, épices, air salin, Obsession de Calvin Klein, ganja et pluies en fin de journée. Odeurs des fleurs et de la sueur.


— Je bois ta bouche, je lèche tes dents, je suce ta langue. J'aspire tes soupirs et j'avale tes cris.


Contre un million d'euros en espèces, Mike a tout organisé : le rapatriement à Paris des cendres factices, l'e-mail d'adieu de Sophie, le virement des fonds récupérés en Suisse... Il avait l'habitude d'envoyer des clients à l'Escape Complex Castaneda, l'hôtel où il fait beau toute l'année. Un ensemble de bungalows en palissandre, filao et teck, caché au milieu d'une forêt d'hibiscus et de frangipaniers.


Ils sont installés dans une petite case de roseaux, une paillote sur pilotis au-dessus d'un lagon céruléen. Chaque soir, ils croisent les autres faux morts de l'île : les chanteurs Claude François (62 ans) et Elvis Presley (66 ans) écoutent le petit Kurt Cobain (34 ans) composer des chansons country avec Jimi Hendrix (59 ans) ; l'ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy (76 ans) devise avec François de Grossouvre (81 ans) ; l'écrivain Romain Gary (87 ans) déambule main dans la main avec son épouse Jean Seberg (63 ans) ; le publicitaire Philippe Michel (61 ans) joue au tennis avec Michel Berger (54 ans); Arnaud de Rosnay (55 ans) donne des cours de windsurf à Alain Colas (58 ans); John-John Kennedy (41 ans) se promène bras dessus bras dessous avec son père John Fitzgerald Kennedy (84 ans) et l'actrice Marilyn Monroe (75 ans).


Tandis que la brise légère transforme les palmiers en éventails géants, Patrick et Caroline partagent une orangeade avec Serge Gainsbourg (73 ans) et Antoine Blondin (79 ans), qui vivent ensemble de l'autre côté de l'île dans une hutte en bambou et toit de palme avec Klaus Kinski (75 ans) et Charles Bukowski (81 ans). Cofondateur (avec Pablo Escobar, aujourd'hui décédé) de l'Escape Complex qui porte son nom, l'écrivain psychédélique Carlos Castaneda (environ 61 ans) bouffe son peyotl avec Jean Eustache (63 ans), tout en consultant les plus-values boursières du capital de Ghost Island. L'île secrète est en effet autofinancée par les intérêts des capitaux versés par tous ses habitants (le ticket d'entrée étant fixé à 3 millions d'US dollars). Une équipe de médecins transgéniques et de chirurgiens bioniques se débrouille pour prolonger l'existence de tous les îliens jusqu'à environ 120 ans. Tous les habitants de Ghost (N.D.L.A : A trois exceptions près : Paul McCartney (le vrai) et Guy Bedos (le drôle) habitent depuis dix ans sur Ghost Island et se sont fait remplacer par des sosies dans le « monde réel », tout comme le romancier britannique Salman Rushdie) sont officiellement décédés aux yeux du monde1, mais ce n'est pas une raison pour se laisser aller : les interventions plastiques, greffes, liftings, implants et injections de silicone sont gratuits, comme tout le reste, d'ailleurs. C'est pourquoi Romy Schneider ne fait pas du tout ses 63 ans, quand elle discute cinoche avec Maurice Ronet, son camarade de La Piscine, qui en a 74, ou plaisante avec Coluche, âgé de 57 ans.


Il y a aussi Diana Spencer et Dodi Al-Fayed, respectivement âgés de 40 et 46 ans.


Ils coulent des jours paisibles dans cette maison de retraite pour milliardaires, où la télévision, le téléphone, Internet et tout autre mode de communication externe sont rigoureusement interdits. Seuls les livres et disques numériques sont autorisés : chaque mois, les écrans plasma installés dans les bungalows sont automatiquement téléchargés avec les 10 000 principales nouveautés mondiales dans le domaine littéraire, musical et cinématographique. Des enfants prostitués des deux sexes (loués à l'année) offrent à chacun et chacune des insulaires de satisfaire la moindre de leurs envies érotiques.


Oui, quand on y pense deux minutes, ce qu'ils veulent nous faire avaler, à savoir qu'il n'y a rien d'autre et que nous sommes là par hasard, est à peu près aussi dingue que de nous fourguer un dieu barbu entouré d'anges, et le déluge, l'arche de Noé et Adam et Eve sont aussi absurdes à croire que le big bang et les dinosaures.


Patrick et Caroline boivent devant la mer turquoise. Ils avalent un jus d'ananas sous les lianes des palétuviers, au milieu des papillons grands comme la main. Toutes les drogues existantes sont déposées chaque matin sur leur paillasson dans une jolie valise Hermès. Mais ils ne les consomment pas toujours ; il peut même leur arriver de rester plusieurs jours sans se défoncer, ni partouzer, ni torturer les esclaves. Caroline a accouché dans la clinique ultra-moderne de Ghost Island, baptisée « Hôpital Hemingway » (clin d'oeil à la fausse mort de l'écrivain américain au Kenya, en 1954).


Bientôt les pays seront remplacés par des entreprises. On ne sera plus citoyen d'une nation mais on habitera des marques : on vivra en Microsoftie ou à Mcdonaldland; on sera Calvin Kleinien ou Pradais.


Ils sont habillés de lin écru. Ils sont débarrassés de la mort, donc du temps. Plus personne, dans le reste du monde, ne mise sur eux. Ils font donc l'apprentissage de la liberté, comme Jésus-Christ quand il est sorti de son tombeau, trois jours après son supplice, et qu'il lui fallut se rendre à l'évidence : même la mort est éphémère, seul le paradis dure longtemps. Ils regardent leur fille gazouiller avec sa nounou. Elle surveille les singes du regard, et méprise les paons. Caroline est belle, donc Patrick est heureux. Patrick est heureux, donc Caroline est belle. Une éternité au rythme du ressac. Ils mangent des bichiques (grillades de poissons qui ont bon goût), des acras de morue et des langoustes à la vanille entre les balisiers rouge et or. Leurs seuls vêtements ? Des chemises ouvertes sur des shorts de surf. Leur principal souci ? Ne pas trop se brûler la plante des pieds sur le sable blanc. Leur préoccupation du moment ? Prendre une douche pour se dessaler la peau. Leur unique angoisse? Faire attention en se baignant, car il existe des courants qui pourraient les emmener vers le large et les tuer pour de vrai.