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Ils ne sont pas morts : ils sont sur une île. Ils respirent et gambadent. Marc Marronnier et Sophie sont ridicules et s'en moquent. Il faut blâmer la joie, c'est sa faute à elle. Ils vivent dans l'eau. Ils finissent par s'aimer, car à force de faire l'amour, on finit par y mêler des sentiments. Ils ont quitté le Sénégal pour une petite cabane sans télé, ni radio, ni discothèque, ni air conditionné, ni cannettes de bière, ni rien d'autre qu'eux. Ils font griller le poisson des pêcheurs du village avec du riz de coco, se pochetronnant au ti punch sous les nuages blancs. Au Sénégal, ils n'ont croisé personne sur la plage, sauf un gentil Américain. Ils vont très bien, merci, ils ont fui, ils ont gagné. Ils se marrent doucement. C'est l'Américain qui les a tués.
Les jeunes qui brûlent les voitures ont tout compris de la société. Ils ne les brûlent pas parce qu'ils ne peuvent pas les avoir : ils les brûlent pour ne pas les vouloir.
Qu'ils sont adorables. Marc et Sophie méritent leurs prénoms de sitcom.
Ghost Island, dans l'archipel des Caïmans. Comment ont-ils atterri là-bas? L'Américain s'appelait Mike mais son nom n'a pas d'importance, d'ailleurs c'est probablement une fausse identité. Avec son visage buriné, il ressemblait au photographe Peter Beard. Il s'est présenté comme un ancien agent du FBI à la retraite. Ils ont sympathisé avec lui sur la plage du Savana à Saly. Après quelques bringues, ils lui ont raconté leur situation : les détournements de fonds de Marc, son licenciement proche, la grossesse de Sophie, leur envie de tout plaquer. Mike leur proposa un marché : disparaître à tout jamais. Se faire passer pour morts afin de prendre la fuite. Il connaissait bien la procédure, pour l'avoir utilisée pendant des années lorsqu'il était chargé au FBI du programme de reconversion des « repentis » de la Mafia. Toute son expérience professionnelle avait consisté à cacher d'anciens criminels, à leur faire reconstruire le visage, à changer leur identité et à les envoyer dans un endroit tenu secret. Et maintenant il a trouvé un truc pour arrondir coquettement ses fins de mois : faire profiter les particuliers de son art. Il n'a posé qu'une condition : ils ne doivent jamais revenir chez eux.
Pour tuer Marc et Sophie, il n'a eu besoin que d'un mini-Polaroid, de vrais passeports US, de tout un tas de tampons officiels, et c'est ainsi que Marc et Sophie devinrent Patrick et Caroline Burnham.
A un moment, quand on dit trop aux gens que leur vie n'a aucun sens, ils deviennent tous complètement fous, ils courent partout en poussant des cris, ils n'arrivent pas à accepter que leur existence n'a pas de but, quand on y réfléchit c'est assez inadmissible de se dire qu'on est là pour rien, pour mourir et c'est tout, pas étonnant que tout le monde devienne cinglé sur la terre.
En quoi consiste le bonheur ? C'est du sable blanc, du ciel bleu, de l'eau salée. « L'Eau, l'Air, la Vie », comme disait Perrier. Le bonheur c'est d'entrer dans une affiche Perrier, de devenir une publicité pour Pacific, avec la fameuse trace du pied nu sorti de la mer qui s'évapore instantanément sur le ponton brûlant.
Marc et Sophie fabriquaient des pubs ; aujourd'hui Patrick et Caroline en sont devenus une. Ils ont choisi de finir leur vie dans une de leurs créations, de ressembler à un stéréotype bronzé, à une couverture de Voici, à une campagne Maigrelette, avec la véranda de teck sur fond exotique, une annonce Club Med avec sa jolie typo et un liséré blanc tout autour.