Chapitre 1 - Clara
BROOOOM.
Le bruit surprit Clara, plongée dans de sombres
pensées, alors qu'elle conduisait nerveusement sa Clio sur la
petite route de campagne baignée par le pâle éclat de la lune. Le
pneu avant droit venait d'éclater. Le capot se mit à pencher de
manière inquiétante. Clara crut un instant perdre le contrôle du
véhicule qui semblait quelque peu hésitant sur la direction à
prendre. Heureusement l'incident avait eu lieu à la sortie d'un
virage en épingle à cheveu de sorte que la vitesse de la voiture
n'était pas très élevée. 30 km/h, pas plus. Malgré sa frayeur,
Clara n'éprouva aucune difficulté à maîtriser la Clio capricieuse.
Elle poussa un soupir de soulagement. Mais le pneu fautif
continuait d'émettre un bruit fort et inquiétant qui résonnait
lugubrement dans l'habitacle de la voiture. Elle dut se résigner à
s'arrêter sur le bas-côté de cette petite route, déserte à cette
heure tardive, mal entretenue, bordée de part et d'autre par un
petit bois de bouleaux qui semblaient endormis, quelque part entre
Angoulême et Vellac.Elle fouilla fébrilement dans son sac à main.
Elle ne put trouver son téléphone portable. Elle se souvint alors
qu'elle l'avait oublié chez elle. Elle ne pourrait donc pas compter
sur ce petit appareil magique pour appeler quelqu'un à la
rescousse. Elle soupira. Tant pis, elle devrait faire sans. Elle
ouvrit la boîte à gants, s'empara de la lampe torche et
l'alluma.
Ce n'est pas croyable d'avoir un problème
avec une voiture qui n'a pas trois mille kilomètres au
compteur ! Même si ce n'est qu'une roue !
Comment je vais faire ? pensa-t-elle.
Excédée, Elle sortit de la voiture en maudissant
le constructeur, le concessionnaire, ainsi que son banquier pour
faire bonne mesure. Pour ne rien arranger, dès qu'elle eût tout
juste refermé la portière, la lampe commença à donner des signes de
fatigue. Elle clignota comme un phare pendant quelques secondes,
perdit petit à petit sa luminosité puis s'éteignit définitivement.
Comment son père aurait-il appelé cela déjà ? Ah oui, la loi
des emmerdements maximums. Outre la douce lueur de l'astre nocturne
et du plafond étoilé, il n'y aurait que les phares pour l'éclairer.
Elle frissonna. Elle sentit la peur l'envahir petit à petit,
insidieusement. Elle s'efforça de contrôler sa respiration. Elle le
savait, si elle n'arrivait pas à contrôler ce monstre tapi en elle,
alors pourrait venir la panique.
Depuis sa plus tendre enfance, Clara avait
toujours eu peur de la nuit et de la
solitude.« Nyctophobie » et « monophobie »
avaient été les deux mots employés un jour par le pédiatre pour
définir son état. Il avait aussi ajouté que ce n'était pas
incurable. Des séances auraient pu la guérir totalement de son mal.
Mais, à l'époque, les événements familiaux n'avaient pas permis la
concrétisation des soins. Aujourd'hui, elle avait plus ou moins
pris l'habitude de vivre avec.
Quand elle se trouvait confrontée à ses démons,
elle ne perdait jamais totalement ses moyens au point d'être
paralysée et incapable de réagir. Mais elle se sentait alors
redevenir la petite fille qu'elle avait été jadis, perdue,
désespérée, quémandant un peu d'amour et d'affection. Elle luttait
toujours farouchement contre cette partie d'elle-même qui la
persécutait, contre cet inconscient perturbateur et dévastateur.
C'était son combat. Et ses victoires. Elle était toujours fière de
remporter ces batailles féroces qu'elle livrait. Pourtant, quand
les deux causes de ses phobies se liguaient sournoisement entre
elles, elle perdait systématiquement. Elle ne pouvait pas lutter
contre elles deux. C'était trop. Elle souffrait alors de cette
impression de retour en arrière, de régression à son état d'enfant
qu'elle aurait pourtant de tout cœur voulu oublier.
Ce sentiment angoissant était une des raisons
qu'elle avait trouvée pour justifier son continuel besoin d'une
présence masculine, quelle qu'elle fût, à ses côtés. Elle trembla
machinalement en repensant aux rares foisoù, depuis qu'elle avait
quitté sa mère, elle s'était retrouvée seule la nuit. Ni
l'éclairage puissant des lampes halogènes, ni même la présence
d'Alfred, son ours en peluche, n'avaient été alors en mesure de la
rassurer. Clara était faite pour l'éclat, la lumière et
l'admiration des hommes. Pas pour les ténèbres, ni la solitude.
Cependant, cette nuit, elle devrait y faire face.
À quelques mètres d'elle, une chouette hulula. À
moins qu'il ne s'agît d'un hibou. Peu lui importait de toute façon.
Elle n'avait qu'une idée en tête : repartir au plus vite.
Clara ne remarqua donc pas comme cette nuit de juillet était
pourtant magnifique. Elle avait apporté une douceur bienvenue qui
contrastait singulièrement avec la chaleur lourde qui s'était
abattue sur la Charente en ce mois de juillet.
Elle jeta un coup d'œil à sa montre, les mains
tremblantes, le cœur battant à un rythme endiablé.
Deux heures vingt-sept.
Elle fit une grimace. Elle jeta quelques regards
craintifs autour d'elle. Personne. Aucun automobiliste charitable
ne semblait vouloir passer dans le coin, ce qui ne l'étonna guère.
Mais, plus embêtant, aucune habitation n'était visible. Aucune
présence rassurante de vie humaine. Elle devrait se débrouiller
seule au milieu de ces arbres mystérieux qui fourmillaient de
bruits insolites dont elle ignorait tout, en véritable citadine
pure souche.
Elle examina rapidement la roue endommagée.Clara
se rendit compte que l'adjectif « endommagée » était un
doux euphémisme. Elle était littéralement déchiquetée. Bien que peu
versée dans l'art de la mécanique, elle se demanda perplexe quelle
pouvait être la cause de l'éclatement du pneu. Un animal ? Une
ornière ? Un défaut de fabrication ? Un vulgaire
clou ? Elle n'en avait aucune idée. Mais elle avait un autre
problème à résoudre : comment changeait-on une roue ?
« Tout cela est la faute de cette
pétasse », se dit-elle à haute voix en fouillant dans le
coffre à la recherche de la roue de secours.
La colère était un autre bon calmant pour Clara. Un
excellent remède pour refouler les peurs tant redoutées. Et sa
colère était parfaitement justifiée.
Elle venait de passer une soirée très pénible.
En effet, il était toujours désagréable de voir une écervelée comme
Elodie parader au bras d'un de vos ex comme un trophée qu'elle vous
aurait chapardé. Après avoir remis en place cette imbécile, comme
la fête avait lieu précisément chez cette dernière, Clara n'avait
pas eu d'autre choix que de battre en retraite. Au comble de
l'énervement, elle avait quitté les lieux sans même songer à se
prémunir d'un garde du corps, chose qu'elle n'oubliait pourtant
jamais de faire lorsqu'elle n'était pas escortée par son petit ami
du moment.A vingt deux ans, belle brune typée et sensuelle,
attirante, ensorcelante même, ressemblant à une gitane rebelle et
sauvage sachant allumer les brasiers de la passion dans le coeur et
le sang de tout homme qui se respecte, elle n'éprouvait à trouver
un garçon prêt à se sacrifier pour la raccompagner. Clara ne
manquait d'ailleurs jamais de remercier le volontaire comme il se
devait par une discussion plus intime en position allongée.
Non mais pour qui se prend cette
poufiasse ? Il faut que je trouve un moyen de lui faire payer
ça !
Elle chassa malgré elle cette idée de vengeance.
Elle avait mieux à faire pour l'instant. Il lui fallait quitter cet
endroit au plus vite. Voilà une autre méthode efficace :
penser à autre chose, tenter d'oublier où elle était et surtout
qu'elle était seule puis trouver une tâche qui lui occuperait
l'esprit et les mains. Bien qu'elle n'avait jamais procédé
elle-même au changement d'une roue, elle se souvenait vaguement des
conseils prodigués par un ancien petit copain. Elle identifia le
« point de cric », positionna le cric puis tourna la
manivelle. Elle fut très satisfaite d'elle en voyant l'avant de la
voiture se soulever. Elle s'attaqua à la deuxième étape et, à
l'aide de la clef à roue, elle tenta de dévisser les boulons. Peine
perdue. Après une minute d'effort, le premier boulon auquel elle
s'était attaquée n'avait pas daigné bouger d'un pouce.Elle s'arrêta
un moment pour souffler quand elle entendit le bruit d'un moteur
qui se rapprochait. Quelqu'un venait. Elle ne devait pas laisser
passer cette chance d'avoir un coup de main.
Elle se mit au travers de la route, bien décidée
à arrêter la voiture quand celle-ci sortirait de ce maudit virage.
Elle aperçut les phares. Éblouie, elle agita convulsivement les
mains dans tous les sens, bien campée au beau milieu de la route.
La voiture freina brutalement et s'arrêta à dix mètres d'elle. Elle
soupira. Enfin de l'aide.
2
- Bon Dieu, mais vous êtes folle ou
quoi ? J'ai failli vous écraser !
Un homme était sorti de la voiture qui
ronronnait encore paisiblement. Il n'avait pas l'air très content
mais Clara s'en fichait royalement. Quelqu'un allait la
secourir ; c'était tout ce qui comptait.
- S'il vous plaît, aidez-moi. J'ai crevé et je
ne sais pas changer une roue, gémit-elle.
- Ah bon ? Ce n'est que cela. Bougez pas.
Je gare la voiture et je viens vous aider, répondit alors
l'inconnu, soudain plus enjoué.
Le sauveur improvisé rentra dans sa voiture et
la gara avec célérité sur le bas-côté. Il ressortit en sifflotant
joyeusement les Dalton de Joe Dassin. Il tenait à la main
une petite lampe de poche qu'il braquait sur Clara de sorte qu'elle
ne pouvait pas voir son visage. Il s'approcha d'elle rapidement, le
rayon lumineux toujours dirigé vers elle.
- Heu, vous ne pourriez pas baisser un peu votre
truc ? demanda-t-elle en clignant les yeux.
- Bien sûr.
L'homme était maintenant arrivé à un petit mètre
d'elle. Il inclina la lampe. Clara fut instantanément soulagée.
Mais, ayant du mal à s'accoutumer à l'obscurité ambiante après
avoir été aveuglée, elle ne pouvait toujours pas voir qui était son
sauveur malgré sa curiosité toute féminine. Tout juste crut-elle
apercevoir des cheveux foncés et un sourire engageant dessiné sur
les lèvres de l'automobiliste providentiel. Le faisceau lumineux se
promena un court instant sur le sol autour de la Clio. Il s'arrêta
sur la clef à roue en forme de croix que Clara avait brusquement
abandonnée deux minutes auparavant pour se précipiter sur la route.
Doté d'une étonnante souplesse, l'inconnu se baissa rapidement et
ramassa l'objet de la main gauche. Il s'approcha de Clara tout en
observant la Clio. Une fois arrivé tout près d'elle, il s'arrêta
et, sans un mot, la frappa à l'aide de la clef qui vint percuter
l'arcade sourcilière de la jeune femme si stupéfaite par la
tournure des évènements qu'elle n'avait rien pu faire pour se
défendre.Le sang gicla instantanément. Clara chuta à terre sous
l'effet du choc.
L'inconnu se tenait devant elle, presque caché
par les ombres de la nuit. Il ne bougeait pas, se contentant de
regarder sa victime et sans doute d'apprécier son méfait. Il tenait
toujours dans sa main l'outil commun qui s'était transformé en une
arme mortelle. Clara voyait des myriades d'étoiles danser devant
ses yeux. Elle luttait maintenant pour ne pas s'évanouir. Le sang
ruisselait sur son visage, épais et chaud, dévalant sur sa joue
droite et, pire, coulait dans son œil, occultant ainsi une bonne
partie de son champ de vision. Son adversaire n'avait pas frappé
fort, n'avait pas pris d'élan et avait dû lever son arme pour
l'atteindre mais le corps humain n'était pas fait pour résister à
une petite masse d'acier en mouvement.
Paniquée, souffrant atrocement, prête à défaillir à tout instant,
elle ne trouva pas d'autre solution que la fuite. Solution
désespérée. Elle commença à battre en retraite à quatre pattes.
Puis elle arriva à se relever tant bien que mal et fonça à toute
allure vers le bois. Elle ne put s'empêcher de se retourner deux
fois, consciente que ce geste pouvait la ralentir. Son agresseur la
suivait tranquillement, sans courir. Elle reprit espoir. Tout
n'était pas perdu.
Le souffle court, elle entra dans le bois. Encerclée par les arbres
qui cachaient la voûte céleste étoilée, Clara n'y voyait pas grand
chose. Elle pensa amèrement que cinq minutes plus tôt elle ne
serait rentrée dans ce bois pour rien au monde. Elle continuait à
courir. Elle ne se retournait plus,obsédée à l'idée de mettre le
plus de distance possible entre elle et lui. Elle s'efforçait tant
bien que mal d'écouter les bruits autour d'elle mais elle
n'entendit rien. Aucun bruit de pas. Aucun craquement de branches
mortes. Soudain une main puissante, telle une serre, se referma
brutalement sur son poignet droit. Il venait de la rattraper.
Elle essaya de se libérer de l'écrasante
pression en gesticulant comme une diablesse et en frappant son
adversaire de sa main encore libre. En vain. Un coup de poing
s'écrasa contre sa mâchoire. Elle tenta de donner des petits coups
de pied rageurs et désespérés. L'inconnu les évita sans aucun
problème. Autre coup. Sur la tempe cette fois. La douleur fulgura à
l'intérieur de son crâne, aiguë, insoutenable, invivable. Elle
tomba doucement, comme au ralenti, sur le sol parsemé de lierres.
Elle entendit alors son agresseur chanter. Illusion ?
Divagation ? Cauchemar ? Cela semblait si irréel !
Clara ne comprenait plus rien, elle avait si mal. Elle sombra alors
dans une inconscience libératrice. L'homme, lui, continuait à
pousser la chansonnette avec entrain :
- Tagada, tagada, voilà les Dalton ! Tagada,
tagada, voilà les Dalton ! Voilà les Dalton !
3
Il regarda sa victime inanimée avec la fierté du
travail bien accompli.Cela avait été facile, très facile, trop
facile. Mais, malgré le peu de résistance de la fille, il avait
éprouvé ce plaisir intense qui l'excitait à chaque fois. Il aimait
cela. Vraiment. Passionnément. Il aimait ce sentiment exaltant
d'être le chasseur. Il pouvait même, durant ses traques, ressentir
les émotions, les peurs, la panique de sa proie et cela l'enivrait
encore plus. Il soupira. Cette partie était terminée. Une autre
plus difficile pouvait commencer. Mais il aurait l'avantage :
il avait trouvé son appât.
« On va bien s'amuser, poupée. Tu
verras. ».
Il souleva sans ménagement la fille et la ramena
jusqu'à l'endroit où les deux voitures étaient stationnées. Là, il
jeta sa victime dans la propre voiture de cette dernière, puis
retourna vers son véhicule afin d'en siphonner le réservoir
d'essence. Il avait décidé d'abandonner la Fiat volée deux jours
plus tôt à Poitiers. Quand elle serait retrouvée, les flics
penseraient certainement que le vol était le fait d'une bande de
voyous qui avaient laissé leur joujou une fois le réservoir
d'essence presque vide. Si un flic plus malin que les autres se
demandait ce que faisait la Fiat perdue en pleine campagne et
procédait à une enquête plus poussée avec recherche d'empreintes et
tout le toutim, il ne trouverait rien.
Il inspecta méticuleusement le véhicule pour effacer toutes traces
de sa présence.Il ôta les tapis et les housses de protection,
nettoya le volant, la boîte de vitesse, les rétroviseurs, toutes
les poignées, intérieures comme extérieures. Cela tenait de la
maniaquerie chez lui. Il savait qu'il en faisait beaucoup trop,
étant donné qu'il conduisait toujours avec des gants en cuir. Mais
deux précautions valaient toujours mieux qu'une. Sans empreinte,
sans indice d'aucune sorte, même le flic le plus coriace lâcherait
rapidement prise. Ce n'était après tout qu'un simple vol de
voiture. Le propriétaire serait certainement soulagé de la
retrouver intacte. On ferait un rapport : affaire classée. Il
sourit et pensa :
Pauvres humains !
Il était le fils du mal. Le fils de Satan. Il
était l'Antéchrist et son temps était maintenant venu. Enfin. Les
puissances des Ténèbres lui avaient beaucoup donné et beaucoup
appris. Elles l'avaient pris dans leurs bras quand il n'était
encore qu'un jeune adolescent chétif et malingre, mais elles
l'avaient guidé, lui, parce qu'il était dévoré par une rage intense
et une haine ravageuse . Il n'avait qu'une idée en tête :
détruire tous ces hypocrites de merde qui l'entouraient, tous ces
chrétiens et leurs bondieuseries abjectes, tous ces profiteurs
affairistes, tous ces lâches, bref toute la racaille qui polluait
la planète. Les forces du Mal lui avaient donné ce fabuleux pouvoir
qui coulait dans ses veines, ces capacités hors normes dont il se
délectait avec ivresse parce que lui, l'ancien adolescent chétif,le
méritait plus que tout autre.
Elles lui avaient aussi enseigné tous les secrets
cachés de l'univers, la magie du chaos, l'impuissance d'un Dieu
velléitaire et la future victoire terrestre de Satan. Il se
rappelait très bien avoir jubilé quand elles lui avaient aussi
appris qu'il était destiné à jouer un rôle important dans le futur
ordre mondial. Il devait être l'étendard du mauvais dans l'ultime
combat entre le bien et le mal. Il devait amener l'humanité à le
suivre et à se donner entièrement à son Maître. La tâche serait
difficile, il en avait pleinement conscience, mais il se sentait
fin prêt. Il ne pouvait pas échouer.
Avant de se révéler au grand jour, glorieux
messager des temps nouveaux, il devait se débarrasser
définitivement des encombrants agents humains de ce stupide
Créateur. L'un d'eux était un certain Fabrice
Latour.
4
La petite fête entre amis que Fabrice et Elodie
avaient donnée dans leur petit appartement angoulêmois était
maintenant terminée. Dans l'ensemble, cela s'était plutôt bien
passé. Les derniers invités, Serge, le meilleur ami de Fabrice, et
Sylvie, sa petite amie, avaient quitté l'appartement il y avait
cinq bonnes minutes.La relation qui unissait Serge et Sylvie était
quelque peu étrange pour Fabrice. Quelquefois ces deux-là sortaient
ensemble et semblaient s'aimer tendrement, quelquefois ils
paraissaient se détester cordialement mais partageaient pourtant le
même toit et le reste du temps ils s'évitaient avec application
durant de longues périodes tout en se languissant de l'absence de
l'autre. Aujourd'hui tout allait bien entre eux mais demain,
Fabrice en était sûr, il en sera différemment. Fabrice, lui,
préférait la stabilité et la sérénité. Il avait trouvé cela avec
Elodie. En tout cas, il l'espérait de tout cœur.
Pendant qu'Elodie prenait une douche, Fabrice
décida de ramasser un des deux verres que Serge avait brisés. En
effet, malgré un taux d'alcoolémie qui lui vaudrait certainement
une énième et chaude discussion avec sa douce et tendre, toujours
très pointilleuse sur les excès de son homme, Serge, la démarche
vacillante et la vision sensiblement raccourcie, avait tenu à
donner un coup de main à ses hôtes pour les aider à ranger le
désordre dû à la réception. Cela partait évidemment d'un bon
sentiment. D'ailleurs, il fallait le reconnaître, Serge était
toujours sensible et gentil. Mais l'état dans lequel l'avait laissé
les traîtresses boissons alcoolisées ne lui permit pas d'apporter
une aide aussi précieuse qu'escomptée. Ce fut même plutôt le
contraire.
Après avoir consciencieusement déplacé de
quelques mètres la vaisselle et les cadavres de bouteilles et après
avoir cassédeux verres dans cette délicate opération, il s'en était
fallu d'un cheveu pour qu'il n'allât pas s'écraser sur le poste de
télévision lors d'une chute imprévue. Sylvie, un peu honteuse,
décida alors d'aller coucher son petit ami. Fabrice et Elodie
déclarèrent d'une même voix que c'était là une excellente idée.
Après le départ du couple, Fabrice et Elodie avaient éclaté de
rire. Un énorme fou rire comme il en avait rarement connu. Tout en
balayant les bris de verre, Fabrice y repensa et sourit malgré lui.
Oui, il était heureux avec Elodie, comme jamais il ne l'avait été
de toute sa jeune existence. Il n'y avait pas à douter de cela, et
Clara, son ancienne petite amie, n'y changerait rien.
Âgé de vingt-huit ans, Fabrice Latour finissait
cette année une thèse d'histoire qui lui permettrait d'accéder,
selon toute vraisemblance, au poste envié de professeur
d'université. Selon une opinion communément admise par la gent
féminine, il était plutôt beau gosse. Grand et possédant un corps
rendu athlétique et musclé par la pratique de nombreux sports, brun
aux yeux verts, un sourire de séducteur presque perpétuel fixé à
ses lèvres charnues mais indéniablement bien dessinées et
sensuelles, et un regard profond et sincère, il était
incontestablement attirant. Seul un nez particulièrement proéminent
venait obscurcir le tableau et avait par ailleurs donné bien des
complexes à Fabrice lors de son adolescence. Mais ce n'était là que
le seul défaut d'un physique plus qu'agréable.Il n'avait donc
jamais eu le moindre problème pour trouver une partenaire mais,
jusqu'à maintenant, sa vie sentimentale se résumait à un fiasco
complet.
Sa dernière aventure en date, avant Elodie, lui
laissait un goût amer. Cette liaison avec Clara avait été la plus
affreuse de toutes. Et de loin. Il en garderait longtemps les
cicatrices. Il était pourtant resté plus de deux ans avec elle. Il
la trouvait belle, attirante, séduisante, intelligente. Il l'avait
aimée mais ses sentiments n'avaient jamais été rendus en retour.
Loin s'en fallait. Elle l'avait toujours trompé avec régularité et
n'avait jamais hésité à lui raconter ses aventures
extra-conjugales, dans le seul but de le faire souffrir. Elle
l'avait aussi humilié avec délectation de nombreuses fois et
n'avait eu de cesse de trouver ses points faibles. Il s'était vite
rendu compte que malgré son physique parfait, elle était mauvaise,
plus proche du démon que de l'ange. Mais il l'aimait passionnément
à cette époque. Il était resté et avait supporté.
La goutte d'eau qui fit déborder le vase fut
certainement quand elle décida un beau jour de partir en vacances
avec un des amis de Fabrice. Du moins, à l'époque, considérait-il
encore Marco comme un ami. Il avait changé d'avis quand il les
avait vus, tous les deux, bras dessus, bras dessous, partir deux
semaines en Allemagne.Les quinze jours les plus difficiles de sa
vie. Un véritable enfer psychologique. Pourtant, il avait attendu
le retour de Clara. Il voulait la voir, la toucher, lui parler.
Elle oublierait Marco. Tout cela n'était qu'une passade, une
incartade sans conséquence. Une de plus.
Effectivement, lorsqu'elle rentra, elle reprit
leur vie commune comme si de rien était. Fabrice fit de même. Trois
jours. Puis, un matin, en se rasant, il comprit tout à coup qu'il
se comportait en minable. Tel un pantin qu'elle manipulait comme
elle l'entendait. Il lui annonça alors son intention de prendre
quelques distances avec elle. Oh, il n'avait jamais réellement
pensé la quitter. À l'époque, il n'était pas sûr de pouvoir vivre
sans elle. Il préférait la partager avec d'autres plutôt que de ne
plus la voir. Il souhaitait simplement la mettre à l'épreuve,
l'entendre le supplier de ne pas faire cela. Peut-être voulait-il
entendre des mots d'amour, des remords. En tout cas, cela n'eut
guère l'effet escompté. Folle de colère, elle le gifla puis le
quitta définitivement sans autre forme de procès.
Malgré la douleur, surtout les premiers jours,
malgré les nuits solitaires à ruminer ses pensées, à se réfugier
dans ses souvenirs, il avait passé le cap. Six mois après la
rupture, il avait rencontré Elodie. Les atouts physiques de cette
dernière étaient sans conteste nettement moindres que ceux de
Clara. Plutôt petite, d'une maigreur inquiétante due à une
obsession maladive du moindre gramme superflu et une chevelure
châtain presque terne et souvent grasse,même si elle était moins
belle, moins sûre d'elle que sa précédente conquête, elle lui
offrait tout son amour. Dès qu'il croisait son regard, il pouvait
voir la tendresse incommensurable qui illuminait les yeux noisettes
d'Elodie et qui lui donnait la certitude qu'il était l'être le plus
important au monde. Il n'avait jamais connu cela. Quand il n'allait
pas bien, elle était là. Quand il voulait fêter un succès, elle
était là. Elle était toujours là. Il pouvait tout partager avec
elle, tout lui dire, tout lui confier. Quand ils faisaient l'amour,
elle se donnait à lui sans retenue, sans calcul, sans égoïsme. Il
en était comblé, comme jamais auparavant.
Ce soir, pourtant, en revoyant Clara, tous ses
anciens souvenirs lui étaient revenus en pleine figure. Il ignorait
ce qu'elle faisait là et qui l'avait invitée, certainement pas lui,
ni Elodie. Elle s'était manifestement glissée dans un groupe de
copains : Marc, Phil et Hervé. De cela, il était sûr, puisque
c'était lui qui avait ouvert la porte à ce moment-là, et c'était
lui qui l'avait laissée entrer avec les trois autres. Le fait est
qu'elle s'était trouvée là et qu'il s'était aperçu qu'il éprouvait
encore des sentiments pour elle. De l'amour ? Non, il ne
pensait pas, pas après tout ce qu'elle lui avait fait subir. De
l'attirance physique ? Oui, il pouvait se l'avouer, elle lui
faisait encore de l'effet et elle le savait.Mais il y avait
d'autres sentiments mêlés : du ressentiment, de l'affection,
et bien d'autres encore que Fabrice ne pouvait formuler. Un
maelström de sentiments qui se télescopaient. Une chose était
certaine : tout n'était pas réellement fini entre Clara et
lui. Le seul fait de la voir aussi désirable qu'à l'accoutumée lui
avait au moins révélé cela.
- Ça va pas ?
Elodie avait terminé sa douche. Elle le
surprenait alors qu'il était assis sur le canapé, perdu dans ses
pensées, le regard lointain, jouant négligemment avec le balai. Les
cheveux encore mouillés, dégageant un léger parfum de miel, la peau
exhalant l'odeur du savon à l'amande, habillée d'un charmant
peignoir rose qui la mettait irrésistiblement en valeur, elle
paraissait inquiète.
- Non, tout va bien. Je suis fatigué, c'est
tout, affirma-t-il.
- Que faisait-elle
là ?
- Qui ? De qui parles-tu ?
Il avait sursauté avant de se décider à jouer
les ignorants. Même s'il savait qu'il ne la duperait pas, il
n'avait trouvé que cette solution.
- Je te parle de ton ex. Tu n'as pas remarqué
qu'elle était là ? Et pourquoi tu l'as laissée rentrer ?
demanda-t-elle froidement.
- Ah, Clara ! Je ne l'ai pas invitée si tu
veux savoir.Elle était avec Marc, Phil et Hervé. Et je l'ai laissée
entrer parce que je ne voulais pas foutre le bronx. De toute façon,
je m'en contre-balance éperdument. C'est du passé, elle et moi,
alors autant qu'elle constate par elle-même que je suis plutôt bien
sans elle. Si ça l'amuse, moi, ça m'amuse encore plus.
Elodie ne répondit rien et vint se lover dans
les bras de Fabrice. Il fut soulagé qu'elle décidât d'arrêter là
cette discussion. Il se rendit compte qu'il lui avait menti pour la
première fois. Mais qu'aurait-il pu lui dire ? « Elle est
venue ce soir et je l'ai trouvée vachement excitante. Dis, tu
m'autorises à aller fricoter un petit quart d'heure avec
elle ? Après, promis, je rentre ! ». Malgré tout
l'amour qu'il éprouvait pour Elodie, inutile de se voiler la
face : il se préoccupait encore beaucoup de Clara.
5
Clara avait l'impression d'être en enfer. Ce
qu'elle endurait ne devait pas être tellement différent de ce
qu'elle endurait. Son corps tout entier n'était qu'une
immense plaie. Même son visage était un réceptacle à la
douleur. Elle éprouvait le plus grand mal à maintenir ses
yeux ouverts ouverts. De toutes les façons, la pièce où elle se
trouvait était plongée dans l'opacité la plus complète. Tout ce
qu'elle savait depuis son douloureux réveil,c'était qu'elle était
nue comme un vers et solidement attachée par des cordes sur un
vieux lit poussiéreux, abandonnée, seule, privée de la plus petite
source lumineuse.
Le noir. Encore. Toujours.
Elle sentait la terreur l'envahir
progressivement. Terreur perfide et cruelle.
Courage, ma petite, il faut que tu t'en
sortes.
Elle se répéta mentalement cette phrase une
bonne cinquantaine de fois comme une litanie. La répétition eut un
effet étrangement apaisant sur elle. Tant bien que mal, elle
commença à réfléchir. En d'autres lieux, en d'autres temps, elle
aurait savouré avec raison cette victoire sur elle-même. Mais, elle
n'y prêta que peu d'attention. Elle avait bien d'autres chats à
fouetter.
Elle décida dans un premier temps de vérifier
méthodiquement la solidité des cordes qui lui liaient les poignets
et les chevilles. Elle tenta de bouger. Après quelques essais, elle
dut s'avouer vaincue. Elle était trop bien attachée pour se défaire
de ses liens toute seule. Le désespoir regagna rapidement du
terrain.
Courage ma petite, il faut que tu t'en
sortes.
Elle devait absolument ne pas perdre espoir,
penser à des choses positives.
Ce salopard voulait la garder en vie.Après tout,
peut-être n'avait-il pas l'intention de la tuer. Lui faire mal
certainement, lui faire peur, lui faire d'autres choses encore... À
cette pensée terrifiante, elle se mit à frissonner. Et peut-être
après cela allait-il la libérer. Elle aurait du mal à s'en
remettre, elle en était persuadée. Mais la vie reprendrait le
dessus. Elle finirait par vivre avec cela. Peut-être à oublier.
- Bien dormi ?
Il était entré sans qu'elle s'en aperçut. Il se
tenait debout, adossé tranquillement contre la porte, les bras
croisés contre son torse. Le visage caché dans l'opacité de la
chambre. Elle se rendit compte que pas une seule fois elle n'avait
vu son visage. C'était certainement un signe encourageant. S'il
avait voulu la tuer, il n'aurait jamais pris cette précaution
élémentaire. De plus, sa Clio allait certainement être bientôt
retrouvée. On partirait alors à sa recherche. Oui, c'était sûr.
- Avez vous bien dormi, mademoiselle ?
répéta-t-il courtoisement.
Sa voix était calme, sans trace apparente de
nervosité. Il parlait comme un homme normal, presque comme un
gentilhomme le ferait devant une représentante du sexe faible. En
tout cas, il parlait comme un homme qui savait parfaitement se
contrôler.
- S'il vous plaît, par pitié, laissez moi
partir, gémit-elle au bord de la crise de nerfs. -
Désolé, mais j'ai prévu autre chose.
- Laissez moi m'en allez, répéta-t-elle
obstinément.
- Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, vous
allez voir, je vais bien m'occuper de vous.
Il éclata d'un rire odieux, malsain. Un rire de
dérangé. Elle aurait donné n'importe quoi pour ne pas l'avoir
entendu. Elle pouvait sentir à travers lui toute la folie de
l'homme, elle pouvait imaginer toute l'horreur qui l'attendait.
Elle sentit la terreur qu'elle avait pourtant combattue de toutes
ses forces reprendre possession de son corps et de son âme. Elle ne
la lâchera jamais plus désormais. Les prochaines heures ne seront
pas agréables.