Chapitre 8 - Le voeu
1
René Balluret ne dormait pas quand il entendit
des coups de feu retentir au loin, quelque part dans la direction
du sud-ouest. D'ailleurs, il ne se souvenait pas quand il avait
dormi, réellement dormi, pendant quelques heures d'affilées. Tout
juste arrivait-il à s'assoupir quelques minutes, trois ou quatre
fois dans la nuit.
Pour l'heure, il était sagement étendu sur son
lit, les bras posés sur le ventre, la respiration difficile,
sifflante, attendant avec patience qu'un nouveau jour daignât se
lever.
Les coups de feu le surprirent et surprirent
aussi Max, son fidèle compagnon canin depuis dix ans. Le fox
terrier se redressa d'un seul coup et resta immobile, les oreilles
dressées, attentif comme à l'accoutumée.
- Calme-toi, Max, ce n'est rien. Viens par
là.
Max obéit sans rechigner, monta sur le lit et se
roula en boule au côté de son maître sans toutefois quitterdes yeux
la fenêtre d'où les détonations semblaient être venues.
Qui pouvait bien tirer des coups de feu à cette
heure ? Tout en caressant tendrement Max et en le gratifiant d'un «
bon toutou, va », René alluma sa lampe de chevet et regarda sa
montre. Trois heures trente. Cette histoire de coups de feu
turlupinait quand même René. Qui pouvait bien avoir tiré ?
Il y avait bien peu de chances pour que cela ne
fût des chasseurs. Pas à cette heure indue, en tout cas. Il
s'agissait probablement de braconniers. Mais il se pouvait fort
bien que cela fût quelque chose de plus grave.
Bien qu'il n'ait jamais entendu parler d'actes
violents dans les parages depuis le départ des Allemands lors de la
Seconde Guerre Mondiale, il était obnubilé par la violence dont se
repaissaient les journaux. Il vivait dans la peur qu'un gang de
banlieusards drogués au crack n'atterrissent par ici il ne savait
comment et pillent ou détruisent tout ce qui lui était cher. Tout
ce qu'il savait, c'était qu'il n'y avait plus de valeurs, que tous
les idéaux pour lesquels il avait autrefois combattu étaient
devenus une honte, une infamie : l'honnêteté, l'amour de la patrie,
les principes d'égalité et de fraternité, l'amour du travail bien
fait, la fidélité envers le Parti Communiste, la volonté de se
battre pour des lendemains qui devaient chanter, l'envie de lutter
pour un avenir meilleur.
Il se demandait de plus en plus si rejoindre
lemaquis dès les premiers jours de l'occupation allemande avait été
une bonne idée. Il était alors un jeune idéaliste, voulant que la
France soit libre, fière, forte et communiste, une nation phare
pour le monde, marchant main dans la main avec l'U.R.S.S. Il
n'avait jamais imaginé que la France qu'il chérissait tant puisse
devenir une nation qu'il jugeait agonisante, accablée par une
administration incapable et frileuse, dirigée un gouvernement
pusillanime, et, pire que tout, contrôlée par les patrons,
confortablement installés à la tête de leurs multinationales
tentaculaires, qui faisaient ce que bon leur semblait, sans morale,
sans une pensée pour les travailleurs qu'ils prenaient et jetaient
comme de vulgaires torchons. La France toute entière était vouée au
culte du libéralisme à tout crin, du matérialisme sans limite et de
toutes les ignominies qui vont avec : classe ouvrière oppressée,
chômage galopant, délinquance exacerbée. Il s'était battu pour des
idéaux qui avaient disparu aussi vite que l'U.R.S.S., terre des
travailleurs. Les lendemains qui chantaient de René Balluret
étaient devenus un passé oublié par beaucoup, y compris par ses
propres camarades d'un Parti moribond, une histoire souvent
méprisée et honnie. Et ses combats n'étaient plus qu'un murmure
dans le vent de l'histoire.
Il se leva péniblement, les articulations
protestant énergiquement devant un pareil traitement. Ses vieux os
le faisaient atrocement souffrir et craquaient de partout, prêts à
se rompre à la première occasion.
Il s'était décidé à aller voir. Plus il
réfléchissait, plus il se disait qu'il n'y avait certainement pasde
quoi s'alarmer. Cela lui donnerait une petite occasion de s'occuper
pour le reste de la nuit, au lieu de se morfondre dans ses
souvenirs. De plus, il profiterait un peu de l'air frais. En effet,
la chaleur estivale se lèverait encore une fois dans quelques
heures et il aurait bien du mal à la supporter, comme il ne
supportait d'ailleurs pas davantage le froid intense ou
l'humidité.
Il quitta sa chambre et passa devant celle de sa
femme. Cette dernière continuait de ronfler bruyamment comme une
vieille chaudière. René enviait cette capacité phénoménale de
bénéficier d'un tel sommeil de plomb. Il ne s'attarda pas et
poursuivit son chemin. Cette vieille rombière pouvait continuer à
ronfler si cela lui plaisait. Pour sa part, cela le laissait de
marbre, comme tout ce que faisait sa femme à vrai dire. D'ailleurs,
cela faisait trente ans qu'ils vivaient dans l'indifférence la plus
totale. Trente années d'indifférence.
L'amour s'en était allé un beau jour, sans qu'il
ne sût pourquoi au juste. Pourtant, il avait aimé farouchement
cette femme qu'il avait rencontrée dans le maquis. Ils avaient
partagé les mêmes vues, avaient eu les mêmes idéaux, participé aux
mêmes combats. Mais, dispute après dispute, incompréhension après
incompréhension, tout avait disparu. Ils n'avaient pas divorcé,
l'habitude certainement, les enfants peut-être. Ils avaient appris
à composer avec cette indifférence. Aujourd'hui, ils s'évitaient
autant que faire se peut et il n'y avait que pendant les repas où
ils se retrouvaientface à face dans une atmosphère aussi glaciale
que la banquise de l'Antarctique, sinon peut-être plus.
Heureusement, leurs trois enfants venaient de temps à autre,
débarquant avec brus et petits-enfants, brisant ainsi le morne et
pesant train-train quotidien.
Il sortit dans la cour qui était en aussi piteux
état que ses vieux os. Sans un regard sur sa ferme de plus en plus
délabrée au fil du temps, il rentra dans le garage et entreprit de
démarrer sa 4L qui ne s'exécuta qu'après s'être fait longtemps
prier. Le moteur consentit enfin à se mettre en marche.
Cap au sud-ouest.
2
Fabrice dut ralentir sa course. Il était
exténué, en nage, la respiration courte. Il avait fait beaucoup
d'efforts et avait même surestimé ses capacités athlétiques. Il
payait maintenant le tout comptant. En outre, il s'était trompé de
chemin en cours de route et s'était aventuré un peu trop
profondément dans la forêt assoupie, fourvoyé par la faible
visibilité nocturne malgré la présence d'une lune presque ronde et
par les étoiles scintillantes, et, pour couronner le tout, il avait
failli tomber à maintes reprises en s'entravant dans diverses
racines et pierres qui, à peine visibles, étaient autant de pièges
potentiels.Heureusement, il était maintenant sur le bon chemin. Il
tenta quand même de garder un rythme soutenu. Il ne devait pas
flâner en route : les autres étaient en danger.
Il arriva enfin sur la minuscule route et put
apercevoir la Ford ainsi que deux silhouettes humaines se dessinant
sur l'asphalte. La peur lui serra le cœur comme si la main
invisible d'un être nuisible et pernicieux comprimait cet
organe vital dans le but de le faire exploser. Il se remit à
trottiner. Il percevait de plus en plus nettement les silhouettes
près de la Ford. L’une d’entre elles laissait entrevoir un
embonpoint conséquent. Il s'agissait à coup sûr de Gérard Vrioux.
En s'approchant de la voiture, il put aussi distinguer un peu mieux
l’autre personne étendue près de Vrioux. Il aperçut une chevelure
blonde. Delphine Fullain. Aucun des deux ne bougeait. Tout était
calme. Bien trop calme. Il eut soudain l'impression que la Mort
elle-même rôdait dans les parages. La main invisible exerça une
pression encore plus forte.
Il était arrivé à proximité de Vrioux et se
pencha vivement vers lui. Il put voir, horrifié, que le dos de ce
dernier était entièrement lacéré de coups de couteau.
Gérard Vrioux était mort. Fabrice ne pouvait
rien faire pour lui. Il se releva rapidement et se dirigea vers
l'autre silhouette, couchée sur la route à cinq mètres du
radiesthésiste. Une silhouette féminine. Son coeur battait à tout
rompre.Il s'approcha encore et reconnu alors Delphine Fullain. Elle
aussi avait succombé. Il s’engouffra à l’arrière de la Ford et vit
que Clara était toujours là, couchée sur la banquette arrière. Il
ne prit même pas la peine de vérifier que cette dernière
appartenait encore au monde des vivants. Elodie n’était pas là.
Il resta un moment interdit, hébété. Un fort
sentiment de culpabilité s'empara de lui, le rongeant avec une
application sordide.
Tout ce qui était arrivé à ses deux compagnons
était en grande partie de sa faute. Il n'avait pas pensé une seule
seconde aux autres. Il avait cru pouvoir à lui seul mettre un terme
à la furie sanguinaire de leur adversaire. Il avait dès lors foncé
tête baissée à la poursuite de leur persécuteur, rempli
d'excitation et de rêve de grandeur. Il s'était vu un instant
devenir un héros, être l'objet de respect et d'admiration. Il
s'était totalement laissé guider par sa fougue et une haine
aveuglante.
Fabrice se rappelait maintenant que, lorsqu'il
avait quitté le véhicule, le tueur avait riposté au tir de
couverture de Vrioux. Il se rappelait aussi qu'il n'y avait presque
pas prêté attention, tout à son excitation de tomber à bras
raccourcis sur celui qui s'amusait si bien avec eux. Il était fort
possible que Delphine ou Gérard eussent été mortellement blessés
suite à ce tir. Elodie aussi aurait pu être touchée, voire tuée ;
elle l’était d’ailleurs peut-être et il n'y avait même pas
pensé.Cette façon d'agir fut une révélation pour lui. Il avait bien
sûr quelquefois agi par égoïsme ou par bêtise mais, jusqu'à
présent, les conséquences n'avaient jamais rien eu de désastreux.
Enfin, c'était ce qu'il avait toujours pensé. Il découvrait de
plein fouet que ses décisions personnelles pouvaient avoir des
conséquences terribles sur les autres. Il le voyait maintenant
clairement en observant deux êtres que la vie avait quittés et
qu'il aurait peut-être pu sauver.
Il avait laissé le reste du groupe, oubliant
trop vite que ledit groupe était composé d'un homme certes solide
mais vieux et blessé de surcroît et de deux femmes affolées. Il
aurait dû renoncer rapidement à sa poursuite infructueuse et
revenir vers les autres afin de les protéger et de les aider. Il ne
l'avait pas fait : Gérard Vrioux et Delphine étaient morts, Elodie
s’était volatilisée.
Le pire était qu'il se rendait maintenant compte
que le tueur avait certainement manigancé tout cela. Comme il avait
vu que Fabrice avait l'intention de le poursuivre, le psychopathe
avait agi de telle sorte que Fabrice fût le plus éloigné possible.
Puis, le tueur était revenu tranquillement et avait commis ses
méfaits, laissant une empreinte indélébile de la bêtise, de la
faiblesse et de l'égoïsme de Fabrice. Dans sa tête, Fabrice
entendait cette moquerie que lui avait adressée son adversaire
quelques instants plus tôt :
« C'est tout ce dont tu es capable,Latour ?
C'est tout ce que tu sais faire ? Comme tu me déçois, Latour! Comme
tu es faible !
Il chassa cependant ces pensées de son esprit.
Il n'avait pas le temps de s'apitoyer sur lui-même car une question
le hantait :
Elodie ? Où est Elodie ?
Paniquant de plus en plus, il fit le tour de la
Ford puis fouilla dans la voiture à la recherche d’une hypothétique
trace ou d’un indice providentiel. Il savait confusément qu’une
telle attitude était stupide.
Qu’est-ce que tu crois ? Qu’elle t’a laissé
un mot t’apprenant où elle est partie, peut-être ? Qu’elle a semé
des cailloux comme le petit Poucet ? se tança-t-il.
À l’avant du véhicule, sur le plancher entre le
siège du conducteur et le volant, il trouva le sac à main d’Elodie.
Mais, mis à part cela, il ne repéra aucune trace d’elle nulle part
et, bien évidemment, aucune indication de ce qui avait bien pu se
passer ni de l’endroit où elle pouvait bien être. Le contraire eut
été étonnant. Il ne trouva aucune trace de leur adversaire non
plus.
Certes, il avait très mal agi et il ne s'en
remettrait peut-être jamais, portant ad vitam eternam les
conséquences catastrophiques de ses fautes mais il devait retrouver
Elodie. Vite. Il n'était pas question qu'il se comportât comme il
l'avait fait précédemment. Garder le contrôle, coûte que coûte.
Réfléchir avant d'agir.Pas vraiment facile mais s'il ne le faisait
pas, l'autre le manipulerait encore aisément et de cela, il n'en
était plus question.
- Allez, il faut retrouver Elodie,
s'encouragea-t-il à haute voix.
Vouloir agir et partir à la recherche d'Elodie
était certes une bonne chose mais encore fallait-il savoir où
aller. Il n'avait pas la moindre idée de la direction qu'avaient pu
prendre Elodie et le psychopathe. Il sentit le désespoir le
gagner.
- Mon Dieu, faites qu'il ne lui soit rien
arrivé, gémit-il.
Cette pensée le surprit. Il se mettait
maintenant à s'adresser à Dieu. Il n'allait vraiment pas bien. Cela
devait être l'habitude d'entendre Elodie prier de temps à autre son
Créateur qui lui donnait ces idées saugrenues. Il chassa ces
pensées pieuses et se concentra sur ce qu'il allait faire.
Avait-elle pu échapper au cinglé ? En pensant à ce que le débile
avait fait subir à Clara, Fabrice ne put réprimer un frisson. Il
espéra de tout cœur qu'elle avait faussé compagnie à celui qui les
pourchassait sans relâche. Finalement, il pensa que, si un Dieu
existait quelque part, la prière n'était peut-être pas une si
mauvaise idée.
Le contact rassurant du Beretta qu'il n'avait
pas lâché une seconde lui redonna aussi quelques forces.
Il jeta un dernier coup d'œil aux morts et
murmura de timides excuses,une larme dans les yeux.
Il sentit la volonté qui l'avait animé lors de
sa vaine poursuite du tueur le quitter. Il était seul, dans un coin
de la Charente qu'il ne connaissait pas, appuyé contre une Ford qui
ne démarrait plus, entouré de deux morts et d'une blessée dans un
état grave, ne sachant absolument pas où avaient bien pu partir
Elodie et le taré. Que devait-il faire ? Rester ici ? Partir avec
la voiture à la recherche de la gendarmerie la plus proche, si ce
vieux tas de ferraille voulait bien finir par démarrer ? Partir à
la recherche d'Elodie ? Mais, dans ce cas, quelle direction
devait-il prendre ? Le nord ? Le sud ? L'ouest ou l'est ?
La pensée de ce qu'Elodie pouvait endurer si le
psychopathe l'avait attrapée l’obsédait. Pourvu qu'elle ait pu lui
échapper ! Les larmes coulaient maintenant sur ses joues. Il était
seul et faisait face à son impuissance et à son échec. Elodie
allait certainement en pâtir.
3
Kevin avait bien du mal à redescendre sur terre.
Il était dans un état d'euphorie comme il n'en avait jamais connu
jusqu'à aujourd'hui. Après avoir ramené chez elle Gwendolyn, la
femme de sa vie, il prit lui aussi la direction du foyer familial
au guidon de son scooter flambant neuf.Roulant à une vitesse
ridiculeusement basse, naviguant de droite à gauche sur la petite
route déserte, il avait la tête dans les nuages.
Tout s'était relativement bien déroulé. Bien
sûr, il avait été quelque peu gauche et maladroit mais Gwendolyn ne
semblait pas lui en avoir gardé rancune, bien au contraire. Cela
avait même été merveilleux.
Il essaya de se concentrer. Il fallait qu'il
gardât les pieds sur terre et qu'il pensât aux lendemains.
Il épouserait Gwendolyn, cela c'était sûr.
L'année prochaine, il devait passer son C.A.P. de boulanger et il
était certain de l'obtenir aisément, cela ne sera qu'une simple
formalité. Il n'avait jamais été jusqu'à présent un adepte acharné
du travail, préférant passer le plus clair de son temps devant la
Playstation mais, juré, craché, il allait s'y mettre une bonne fois
pour toutes. Puis, son diplôme en poche, il ouvrirait sa propre
boulangerie. En fait, son objectif était de mettre en place une
véritable chaîne mondiale de boulangeries qu'il baptiserait « les
boulangeries Kevin ». Cela sonnait bien. Il fallait bien sûr
débuter prudemment. Sa première boulangerie serait un premier essai
qu'il ne doutait pas de transformer rapidement. Puis viendraient
des dizaines, des centaines de boulangeries. Il deviendrait riche,
célèbre, respecté. On lui donnerait du Monsieur et lui, bien sûr,
offrirait toute sa fortune et son amour à Gwendolyn. L'avenir
s'annonçait radieux. Demain lui appartenait.Il fut tiré de sa
rêverie par quelqu'un qui l'appelait. Une femme.
- S'il vous plaît, aidez-moi, s'il vous plaît !
hurla-t-elle à plein poumons de telle sorte que son cri parvenait
sans peine à Kevin malgré le bruit du moteur.
La femme courait sur la route et venait à sa
rencontre. Kevin jugea qu'elle ne devait pas être trop mal
physiquement d'ordinaire, quoiqu'un peu osseuse à son goût. Mais
là, elle n'était pas spécialement à son avantage. Les cheveux
châtains en désordre, les yeux affolés, la bouche grande ouverte
afin de respirer au maximum, elle faisait peine à voir. Le plus
inquiétant était, sans l'ombre d'une hésitation, cette voix où
transparaissaient une grande nervosité et une angoisse
indescriptible. Il aurait pu le parier ; cela n'annonçait rien de
bon.
Il accéléra jusqu'à la fille. Elle s'appuya sur
le guidon, à bout de souffle.
- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il y a ?
s'enquit-il inquiet.
La fille ne répondit pas tout de suite, se
contentant de regarder constamment dans la direction d'où elle
venait et tentant de reprendre sa respiration.
- S'il vous plaît, aidez moi. Un fou nous
pourchasse, des amis et moi. Il a déjà tué deux personnes. S'il
vous plaît ! gémit-elle, des larmes dans les yeux, tout son corps
pris de tremblements incontrôlables.« Montez à l'arrière. J'vous
amène chez les Balluret. Leur ferme n'est pas loin », lui
répondit-il.
La fille ne se fit pas prier. Mais au moment où
elle s'apprêtait à prendre place sur le scooter, un ombre surgit à
une vitesse ahurissante, sortant de Kevin n'aurait pu dire où, et
fondit sur eux sans le moindre bruit. L'ombre prit la fille par le
cou et l'éjecta violemment sur la route. Kevin resta sans réaction,
médusé, incapable de comprendre ce qui arrivait. L'ombre se tourna
alors vers lui, toujours aussi rapide et silencieuse. Il vit alors
le couteau que tenait l'ombre. Il vit la lame. Il perçut aussi le
danger. Trop tard. Il sentit la lame s'enfonçer dans sa gorge.
Les mains toujours accrochées solidement au
guidon de son beau scooter tout neuf, il suffoquait, chaque
tentative pour respirer lui arrachait des râles de souffrance.
Malgré la douleur, une question accaparait son esprit. Une question
toute bête :
Pourquoi ?
L'ombre retira le couteau.
Kevin tomba à terre, entraînant le scooter dans
sa chute. Il ferma les yeux. Il sentit brièvement une autre douleur
s'enflammer au niveau du cœur. Encore une coup de couteau. Il eut
tout juste le temps de comprendre qu'il ne deviendrait jamais riche
et n'épouserait jamais Gwendolyn avant de sombrer dans une
inconscience mortelle. Fin du rêve.
Quelques heures auparavant,couché dans l'herbe
près d'un terrain de football, un jeune adolescent avait émis le
vœu que la nuit ne se terminât jamais. Ce vœu allait être bientôt
exaucé.
4
L'Antéchrist ne jeta qu'un coup d'œil discret
sur le jeune adolescent qui venait de pousser son dernier soupir,
préférant porter son attention sur la pute de Latour. Celle-ci
resta un long moment à quatre pattes dans une posture plutôt
pathétique. Puis la salope décida de se lever et, sans un regard
pour son agresseur, tenta une nouvelle fois de s'échapper. Mauvaise
idée. L'Antéchrist la rattrapa facilement et l'empoigna par les
cheveux.
- Désolé, Mademoiselle, mais vous n'irez nulle
part sans mon autorisation expresse. J'espère que nous nous sommes
compris, lui souffla-t-il gaiement au creux de l'oreille.
Elle ne répondit rien, se contentant de pousser
un petit couinement. Elle ne tenta pas non plus de se défendre et
semblait résignée. Très bien.
- J'espère que vous comprendrez que vous n'avez
aucun intérêt à vous montrer déraisonnable. Le mieux est de rester
bien sage. Je ne vous veux aucun mal. Si cela se trouve, je vous
laisserais partir. Je ne souhaite qu'une discussion avec votre
petit copain.
Elle se retourna vers lui doucement, toujours
maintenue par les cheveux, et le fixa.
- Il vous aura, finit-elle par répondre.
Ce genre de fanfaronnade était une pratique
courante chez ses victimes. Certaines d'entre elles pensaient
peut-être qu'elles pouvaient lui faire peur. En fait, c'est elles
qui étaient paniquées et disaient n'importe quoi pour se rassurer
du genre: « vous ne vous en sortirez pas », « mon ami viendra vous
vider les tripes » ou encore le très prisé « la police finira bien
par vous tomber dessus ». Ce genre de propos amusait
considérablement l'Antéchrist car la terreur se lisait dans les
yeux de ceux qui comptaient le terrifier avec ce genre d'inepties
et la voix était toujours tremblante. Ils ne croyaient même pas ce
qu'ils disaient. Là, il resta sidéré une fraction de seconde car
cette Elodie avait parlé sans peur dans les yeux et sans trémolo
dans la voix. À cette instant précis, elle semblait sûre de son
fait et convaincue de la véracité de ses propos. Il se reprit
cependant très vite et se mit à rire. Il fallait le reconnaître,
cette fille avait un certain cran, à défaut d'avoir un physique
avenant. Tout compte fait, l'Antéchrist prendrait peut-être un
certain plaisir à la torturer, à l'humilier et à jouir en elle.
D'accord, Fabrice se montrait plus coriace que
prévu, plus courageux aussi et surtout beaucoup plus
chanceux.D'accord, l'Antéchrist avait pensé qu'il lui mettrait le
grappin dessus plus facilement. D'accord aussi, il avait trop
négligé les capacités de ce dernier, pensant que le premier plan
qu'il avait prévu allait se dérouler sans problème. Bien sûr, il
avait joué avec eux tous, se repaissant de leur peur et le fait de
jouer n'allait pas sans comporter toujours quelques risques. Enfin,
il n'avait pas prévu la sortie de la Ford parfaitement orchestrée
par Gérard. Mais l'envoyé de Dieu était tellement stupide que
l'Antéchrist faisait de lui ce qu'il voulait. Il l'avait aisément
éloigné de la voiture. En ce moment, Latour avait certainement
rebroussé chemin. Selon toute logique, il devait avoir découvert le
résultat de sa bêtise abyssale et devait s'en mordre cruellement
les doigts. De plus, si Latour était toujours vivant, c'était parce
que lui, l'Antéchrist l'avait voulu ainsi car, dans le cas
contraire, cela aurait fait belle lurette que l'Agent de Dieu
serait passé de vie à trépas. Le pathétique agent divin devait
mourir en dernier.
Latour était maintenant seul, isolé et, d'après
ce que l'Antéchrist en savait, il n'avait toujours pas été averti
de sa mission par les lâches du Paradis. L'Antéchrist avait plus
que jamais la main. Il s'amusait avec ses victimes comme il l'avait
souvent fait. Il n'allait pas tarder à avoir son Ennemi sous sa
coupe car il détenait une autre pièce maîtresse : cette Elodie. Il
allait pouvoir s'amuser encore en peu en détruisant physiquement et
moralement son ennemi. La victoire lui appartenait
définitivement.L'Agent de Dieu n'était qu'un velléitaire d'une
faiblesse incommensurable malgré tous les efforts qu'il déployait
en vain. Il n'était tout simplement pas à la hauteur et ne le
serait jamais.
Il sourit à la pute. Il avait hâte d'en terminer
avec ce dégénéré qui lui barrait la route de l'accession au pouvoir
mondial. Ce n'était maintenant plus qu'une question de minutes
avant qu'il ne découpât ce Fabrice en morceaux.
Place au dernier round.
Tenant fermement la jeune femme par le cou, il
se concentra et appela mentalement son ennemi juré.
5
Fabrice était au bord du désespoir. La même
question le taraudait sans cesse, tournoyait dans son esprit au
bord de la rupture, aux portes de la folie : où étaient passés
Elodie et le psychopathe ? Il sentait sa raison lui échapper
seconde après seconde en même temps que la panique le submergeait.
Il devait faire quelque chose. Il décida de suivre son instinct et
de partir dans une direction, n'importe laquelle. Il se précipita
en direction du nord. Il courut sur la route l'espace d'une
centaine de mètres comme un dératé, puis s'arrêta soudain. Et si ce
n'était pas la bonne direction ? Et s'il était déjà trop tard ? Si
Elodie était morte ? Non, pas Elodie. Pas
Elodie.
Fabrice sentit son esprit vaciller et ses jambes
flancher. Il poussa un cri terrible et bestial, où il mit toute sa
colère, toute sa rage, tout son désespoir.
Crier lui fit un bien fou. Il réussit à se
contrôler un peu. Maintenant, il devait réfléchir plus posément. Il
respira profondément. Il acquit alors la certitude que le
psychopathe lui en voulait personnellement, que ce dernier le
manipulait depuis le début, dès l'enlèvement de Clara, puis avec
ces deux appels mentaux. Cette pensée le terrifia. Qui lui en
voulait tant ? Pourquoi ? Tout ce déchaînement de violence, toute
cette folie meurtrière parce qu'un individu voulait sa peau ? Cela
n'avait aucun sens.
Pourtant, cette idée lui redonna un peu espoir.
Si le taré voulait sa mort à lui, peut-être ne ferait-il rien à
Elodie. Puisqu'il était parvenu à mettre la main sur elle,
peut-être l'utiliserait-il comme moyen de pression. Oui,
certainement, même. Rien de plus logique. Encore fallait-il que ce
déséquilibré sache ce qu'était la logique.
- Salut, mon ami. Je vois avec regret que tu
n'as pas pris la bonne direction. Très dommage. Et dire que ta
copine compte sur toi. Tu es très décevant. Vraiment.
Fabrice s'arrêta instantanément.
C'était la troisième fois qu'il entendait cette
voix résonner dans son crâne.Il savait maintenant parfaitement à
qui il avait affaire. Il se demandait fugitivement comment vaincre
quelqu'un qui semblait avoir de réels pouvoirs télépathiques.
Peut-être même avait-il d'autres pouvoirs ? De plus, si ce monstre
pouvait aussi facilement pénétrer son esprit, quelles choses
avait-il découvert ? Peut-être savait-il tout de Fabrice, de ses
peurs, de ses angoisses, de ses échecs. Fabrice se sentit démuni,
faible, à la merci d'un maniaque qui semblait contrôler les
événements et les sentiments avec une aisance démoniaque.
- Où est Elodie ? demanda Fabrice.
- Ah, Elodie, ne t'inquiète pas. Elle va bien.
Elle est juste en face de moi. Elle t'attend. Il serait d'ailleurs
grand temps que l'on se voit en tête à tête, toi et moi. Je te
donne cinq minutes. Après quoi, si tu n'es pas là, j'ouvre le crâne
de ta pute et je bouffe sa cervelle. C'est très bon, la cervelle,
tu sais.
- Où es-tu ?
- Mais dans la vieille maison. Au premier.
Le contact psy s'interrompit brutalement.
Fabrice n'en avait cure. Il n'attendit même pas cet arrêt pour
prendre derechef le chemin de la bâtisse délabrée. Il oublia sa
fatigue, il oublia le stress et fonça droit devant lui. Elodie
était toujours vivante. Il y avait encore un espoir de la sauver.
Il arriva à la Ford et prit le chemin vicinal qui le conduisait
vers Elodie.
Il parcouru rapidementles sept cent mètres qui
le séparaient de la vieille demeure abandonnée. Il courait comme un
fou, sa respiration se faisant aussi sifflante qu'une vieille
locomotive à vapeur. Il atteignit rapidement la maison. Il entra à
l'intérieur et grimpa les escaliers quatre à quatre. Arrivé au
palier du premier étage, il jeta un coup d'œil aux alentours. Dans
quelle pièce pouvait s'être réfugié le tueur ? Il aperçut alors un
rai de lumière se profiler à travers l'encadrement d'une porte, au
fond du couloir. Il tressaillit. C'était la pièce où il avait
découvert Thomas Andrieux quelques temps auparavant.
Fabrice ferma les yeux un instant, essayant de
faire appel à tout le courage qu'il pouvait. Il devait faire fi de
ses peurs. Elodie l'attendait.
Il se dirigea vers la porte. Arrivé à
destination, il hésita un moment. Il s'interrogea sur la manière la
plus adéquate de procéder. Il serra la crosse de son pistolet.
Devait-il tenter une entrée en force ou faire preuve de prudence ?
Ce n'était pas lui qui tenait les rennes. Il ne faisait que subir
depuis le début. Il subissait les assauts du tueur, il subissait
les assauts de ses pulsions irréfléchies et de ses actes
inconsidérés. Il arriva aussi à la conclusion que son ennemi devait
avoir prévu toutes les possibilités.
Il opta donc pour la prudence. Le moindre geste
brusque pouvait entraîner la mort d'Elodie.
Il ouvrit la porte doucement.Ce qu'il vit le
glaça d'effroi.