Chapitre 9 - Face à face



         


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    L'incroyable spectacle que Fabrice découvrit en ouvrant la porte l'impressionna à un point inimaginable. Il sut alors que les images qu'il percevait en cet instant précis resteraient gravées à tout jamais dans sa mémoire, qu'elles le hanteraient jusqu'au fond de ses nuits, à la condition sine qua non que son espérance de vie dépassât les minutes à venir, ce dont il commençait à douter fortement.
    La pièce qu'il avait précédemment visitée était maintenant parsemée d'une bonne cinquantaine de bougies, de chandeliers ou autres bougeoirs tous allumés et répartis aléatoirement aux quatre coins de cette dernière, la plupart simplement posés à même le sol. Ils fournissaient un éclairage assez confortable à la pièce mais ils lui donnaient en même temps une atmosphère feutrée, mystérieuse, presque magique, renforçant du même coup sensiblement le côté sinistre et inquiétant de l'immense pentagramme couleurrouge sang peint sur le plancher.
    À sa gauche, près de la fenêtre, le bureau et la chaise qu'il avait déjà aperçus étaient toujours là. La seule différence notable par rapport à sa première visite était que les deux chandeliers qui trônaient chacun à une extrémité du bureau étaient maintenant allumés. Leurs flamèches mettaient ainsi en évidence un imposant livre volumineux entièrement recouvert d'un cuir usé mais d'une couleur rouge vif toute à la fois attirante et repoussante, donnant l'impression que ce grimoire, certainement écrit en des temps immémoriaux, gardait toute sa fraîcheur et sa force, comme doté d'une personnalité propre.
    Dans le coin situé à droite du jeune étudiant, ce qui restait de Thomas Andrieux n'avait guère bougé non plus, la tête d'un côté, le reste du corps de l'autre. L'ancien commercial semblait être devenu le gardien maudit de cette pièce, condamné par des divinités vengeresses à passer l'éternité coupé en deux, en punition d'un acte à jamais inconnu du commun des mortels.
    Fabrice ne put s'empêcher de frissonner. Il eut un instant la sensation de s'être immiscé dans une étrange et funeste célébration d'adorateurs d'obscurs dieux du mal.
    Mais il y avait pire.
    Droit devant Fabrice se tenait son adversaire, arborant un large sourire.La main droite de ce dernier tenait fermement une corde. À l'extrémité de la corde qui passait dans deux poulies accrochées au plafond et séparées entre elles par une distance d'environ deux mètres, était perchée Elodie. Elle était ligotée à une planche de bois et se trouvait sous la deuxième poulie de ce système infernal. Pour couronner le tout, une autre planche de bois, parsemée d'une bonne dizaine de pointes affûtées et longues d'une vingtaine de centimètres, avait été placée en dessous de la petite amie de Fabrice, environ trois mètres plus bas. Si l'homme lâchait la corde, Elodie irait s'empaler sur les monstrueuses pointes acérées, crocs avides attendant avec impatience leur pitance quotidienne.
    Comme le corps d'Elodie était positionné de telle sorte que sa tête soit tournée vers lui, délicate attention du psychopathe afin que Fabrice pût voir les réactions de sa petite amie, il la regarda avec anxiété. Il constata que celle-ci semblait plutôt calme malgré sa position insoutenable. Ce n'était pas l'Elodie terrorisée et prostrée qu'il avait quittée il y a quelques minutes. En tout cas, elle adoptait une attitude digne qui rassura légèrement Fabrice.
    Le jeune homme reporta son attention sur son ennemi qu'il pouvait étudier pour la première fois. S'attendant malgré lui à faire face à un monstre possédant un physique grotesque digne d'Elephant Man, Fabrice fut surpris de voir que celui-ci était d'un abord plutôt quelconque.D'une taille moyenne mais bien proportionnée, laissant apparaître une musculature fine mais incontestablement puissante, avec un visage longiligne, des cheveux noirs corbeau coiffés en brosse, il ne payait pas de mine. Ses habits non plus ne sortaient guère de l'ordinaire : un pantalon noir, un tee-shirt noir et des baskets blanches. Mais, au delà de ce physique commun, il y avait les yeux. Des yeux noirs, profonds, brillants d'intelligence mais aussi laissant transparaître une force malsaine et ténébreuse. Des yeux qui donnaient le vertige à tous ceux qui croisaient par hasard ce regard sombre et laissaient pour toujours une impression de malaise indéfinissable. Des yeux qui, à travers le prisme de leur noirceur incommensurable, jugeaient et renvoyaient aux autres l'image de leurs lâchetés, de leurs faiblesses et de leurs peurs. Regarder cet homme en face était une expérience éprouvante. Pourtant, malgré sa gêne profonde, Fabrice s'efforça de ne pas baisser les yeux.
    - Je tiens à m'excuser pour avoir utilisé un stratagème si commun mais je n'avais guère le temps de mettre en place autre chose. Enfin, même s'il est banal, ce petit tour est relativement amusant. Comme tu peux le constater, il ne serait pas raisonnable que tu me tires dessus ou que tu tentes quoi que ce soit d'autre. Il suffit que je lâche la corde pour que notre amie se fasse empalée. Je propose que tu poses gentiment ton flingue à terre, avertit l'homme.
    La voix n'était pas celle que Fabrice avait entenduepar trois fois. Si la voix qu'il avait perçue mentalement avait quelque chose de malsain, d'insoutenable, ressemblant à un feulement odieux, celle qu'il entendait maintenant était posée, calme, presque mélodieuse.
    Parvenu à la conclusion qu'il n'avait pas d'autre choix s'il voulait qu'Elodie s'en sortît vivante, Fabrice obtempéra et posa diligemment son pistolet à terre.
    - Pousse-le vers moi du pied et sans geste brusque, ordonna toujours aussi calmement l'homme.
    Fabrice s'exécuta une nouvelle fois sans broncher. L'arme alla buter contre les pieds de son adversaire.
    - Voilà qui est bien, nous allons maintenant pouvoir discuter tranquillement, continua l'homme sur le même ton plaisant et amical.
    - Qui es-tu et que nous veux-tu ? questionna Fabrice.
   - De savoir qui je suis ne t'avancera certainement à rien. Quant à ce que je veux, c'est assez compliqué et je ne suis pas certain que tu sois en mesure de comprendre.
    - Alors relâche Elodie et laisse-nous. Nous ne te voulons rien non plus. Laisse-nous partir et on te laissera en paix.
    - Je n'en crois pas un mot, répondit l'homme. Tu es un monstre d'égoïsme, Fabrice, n'est-ce pas ? Tu n'as toujours pensé qu'à toi et tes petits problèmes personnels, te foutant royalement des autres.Tu te crois peut-être bon, Fabrice, mais tu es mauvais et faible. Tu te prends peut-être pour un héros, seulement deux personnes sont mortes alors que tu croyais mettre la main sur moi. Alors, es-tu sûr que tu es bon ? Es-tu sûr que tu es un héros ? À ton avis, qu'en penseraient tes deux amis qui nous ont, hélas quittés bien trop tôt ?
    Fabrice eut l'impression d'être foudroyé sur place. Il sentit la honte et la culpabilité l'envahir de nouveau. Les yeux ne cessaient de le fixer intensément. Il y avait aussi ce sourire méprisant affiché comme une insulte. Fabrice baissa les yeux.
    Oui, je le sais, pensa-t-il, je n'ai pas été à la hauteur. Et maintenant, je ne le suis toujours pas.
    Pour ne rien arranger, en voyant que ce fou le connaissait si bien, Fabrice eut le tournis.
    Que sait-il d'autre sur moi ? Il a l'air de tellement bien me connaître. Il a l'air de tout savoir, s'amuse mes faiblesses et moi, je ne l'ai jamais vu avant.
    Son adversaire reprit la parole.
    - Mais, pourtant, je sais que tu ne me laisseras pas tranquille. Les choses sont simples et tu le sais aussi bien que moi, ou en tout cas tu le devines, un de nous deux est de trop sur cette planète. Alors, à court terme, je ne veux qu'une chose : ta mort.
    Fabrice tenta de museler sa conscience qui ne le lâchaitpas et lui hurlait mentalement :
    Tu es mauvais ! Tu es égoïste ! Tu es lâche !
    Il devait pourtant faire taire cette voix et s'efforcer de se concentrer sur la seule chose qui lui importait maintenant : sauver Elodie.
    Oui, sauver Elodie, s'encouragea-t-il, rien d'autre ne doit avoir d'importance.
    Pour ne plus penser aux meurtres de Gérard Vrioux et de Delphine qui l'oppressaient à le rendre hystérique, il tenta de réfléchir à ce qu'il avait entendu. Il se dit d'abord que cela n'avait aucun sens. Tous ces meurtres, tout ce sang parce qu'un psychopathe avait décidé un matin de le tuer, lui, Fabrice... C'était fou, complètement aberrant. Pourtant, derrière cet hallucinant discours sans queue ni tête, Fabrice percevait une réalité forte, une vérité cachée dont il ne comprenait pas l'essence.
    Par contre, il y avait une chose sur laquelle son adversaire avait raison : Fabrice n'était pas disposé à en terminer là. Il eut soudain la prescience qu'un des deux protagonistes serait mort au petit matin. Au point où en étaient les choses, Fabrice ne vit aucune raison d'espérer et aurait volontiers parié sur son propre décès.
    Pourvu que quelqu'un d'autre plus fort que moi te fasse payer tes crimes, ordure.    - Qu'est-ce que je t'ai fait ? demanda Fabrice.
    - Rien de spécial pour l'instant. Tu existes et un jour ou l'autre, tu découvriras bien ta mission sur cette planète. Et la mienne, c'est de t'empêcher que tu accomplisses ta tâche. Pour être plus précis :  elle consiste à te supprimer.
    Fabrice porta de nouveau son attention sur Elodie. Elle ne disait mot, se contentant de l'observer sans relâche et de l'encourager par la seule force de son doux regard noisette empli d'amour mais aussi brillant d'angoisse. Fabrice s'en trouva un peu ragaillardi même s'il ne voyait aucune raison d'être follement optimiste.
    Que puis-je faire ? Quelles sont les possibilités qui s'offrent à moi ? se questionna-t-il, rongé par l'incertitude.
    La vérité était que Fabrice n'avait guère le choix. L'homme tenait toutes les cartes en main et en avait conscience. Ce salopard devait se délecter de cette situation.
Je vais mourir, c'est sûr. Mais je dois faire en sorte qu'Elodie s'échappe loin.
    - Relâche Elodie et réglons cela d'homme à homme, finit par suggérer Fabrice.
    Je vais mourir, se répéta-t-il en lui-même.
    Chose curieuse, il acceptait ce fait avec une morbidité qui l'inquiéta.Il se trouvait trop faible pour prétendre à une quelconque victoire et cela ne le dérangeait pas. Par contre, même s'il assumait sa mort prochaine, il avait follement envie de ne pas se rendre si facilement, de lutter jusqu'à son dernier souffle afin de blesser son adversaire. La psyché humaine était véritablement d'une folle complexité.
    Le psychopathe semblait réfléchir à la proposition de Fabrice.
    - C'est intéressant, je pense, finit-il par répondre. C'est d'accord, j'accepte. Mais es-tu sûr que je vais relâcher la bonne fille ? Non, parce que, si je ne m'abuse, il y a la photo d'une fille dans ton portefeuille mais ce n'est pas la photo de celle-là.


2



    Quand il devint évident qu'elle ne pouvait échapper aux griffes du meurtrier, Elodie avait fait appel à des ressources intérieures dont elle ne soupçonnait pas l'existence, malgré la peur terrible qui s'était emparée de tout son être. Elle fit face à son adversaire avec une bravoure et une morgue stupéfiante. Elle avait pensé qu'il allait la tuer mais à sa grande surprise, ce ne fut pas le cas. Il l'avait simplement assommée. Elle était revenue à elle alors qu'elle se tenait là, prisonnière sur une planche de bois à trois mètres du sol,risquant à chaque instant d'aller s'empaler sur de monstrueux clous. Si la situation n'avait rien de confortable, au moins était-elle toujours en vie.
    Quand Fabrice entra dans la pièce, elle se garda bien d'exulter à la vue de son petit ami. Il allait la sortir de là. C'était sûr et certain. Elle essaya de garder un semblant de calme. De toutes les manières, d'une façon ou d'une autre, la fin du cauchemar était proche.
Le psychopathe parla alors de la photographie. Maudite photo dont Elodie avait oublié l'existence. Depuis qu’elle s’était trouvée à la merci du tueur, elle avait eu autre chose à faire que de se lamenter sur son couple. Mais le simple fait de repenser à cette photographie, surtout à tout ce qu'elle pouvait représenter pour Fabrice, fit rejaillir ses doutes, son manque de confiance, ses questions et son obsession maladive de perdre Fabrice.
    Elle regarda Fabrice qui baissait les yeux, mal à l'aise comme un enfant pris en faute, comme un coupable dont on vient de percer le secret. Elle sentit les larmes la gagner et son courage s'envoler.
    - Es-tu vraiment sûr que c'est celle-là que tu veux que je libère ? Es-tu sûr que ce n'est pas l'autre que tu veux aller voir ? Comment elle s'appelle, déjà, la ravissante brune ? Ah oui ! Clara ! Tu sais, elle est encore vivante et elle devrait s'en sortir sans problèmes si elle reçoit rapidement des soins. Et puis, son mec est mort. Elle n'a plus personne et je pense qu'elle serait ravie de féliciter son sauveur.Alors, tu n'as qu'à partir la rejoindre, foncer à l'hôpital et vivre avec elle, puisque c'est ce que tu veux. Moi, je reste avec Mademoiselle. Tu n'y perdras pas au change. Elle n'est pas très jolie, celle-là.
    Le fou semblait beaucoup s'amuser de la situation. Elodie, quant à elle, ne s'était jamais sentie aussi nulle, aussi minable. Elle n'avait encore jamais ressenti une telle angoisse, pas même à la mort de Karino, pas même quand elle s'éait retrouvée seule dans la voiture quelques temps auparavant.
    Elle se rappela vaguement avoir lu quelque part que c'était dans les situations extrêmes que les êtres humains se révélaient tels qu'ils étaient : courageux ou lâches, faibles ou forts. Bien évidemment, il se trouvait toujours davantage de lâches et de faibles que de forts et de courageux. A cet instant précis, en le voyant hésiter et ne pas oser la regarder ni soutenir le regard du fou, elle pensa savoir dans quelle catégorie classer Fabrice. Mais pouvait-elle lui en vouloir ? Pourquoi risquerait-il sa vie pour la sauver, elle, si nulle, si laide, si pathétique ? Comment pourrait-elle lui en vouloir s'il décidait de se détourner d'elle et de s'enfuir avec Clara ? Elle souhaitait simplement que l'horrible individu qui jouait avec elle la tue rapidement.
    - Non, relâche Elodie. Je ne partirai pas sans elle. Je ne pourrai pas vivre en l'abandonnant, je ne pourrai pas vivre sans elle.   La voix de Fabrice était ferme, résolue. Elodie n'y sentit aucune hésitation, aucun doute.
   Fabrice avait pris sa décision. Elodie ne pensait pas pouvoir être plus heureuse alors qu'elle se trouvait présentement ligotée sur une planche de bois, captive d'un meurtrier diabolique. La pression avait été très forte pour Elodie, tellement forte que, alors qu'elle retombait à vitesse grand V, Elodie faillit défaillir. Elle se dit qu'elle pouvait bien mourir à présent.


3



    Son vis-à-vis sembla hésiter quelque peu. Il jaugea Fabrice et, finalement, il se décida à obtempérer.
    L'homme fit descendre progressivement Elodie de sa position inconfortable. Pendant ce temps, Fabrice poussa la planche bardée de clous impressionnants qui avait menaçée sa petite amie et la rattrapa ensuite doucement. Il la posa alors délicatement sur le sol et défit les liens qui la retenaient prisonnière. Une fois libérée de ses entraves, Elodie se précipita dans ses bras.
    - Oh Fabrice ! Allons-nous en.
    - Mauvaise idée, je le crains, répondit leur adversaire.Ce dernier pointait sur eux le Beretta qu'il avait ramassé, sans que Fabrice, occupé à prendre soin d'Elodie, ne l'eût remarqué. De toute façon, il était déjà persuadé que le fou n'était pas disposé à lutter à armes égales avec lui. Il fallait maintenant protéger Elodie et faire en sorte qu'elle s'en tirât. Il se sentait déjà responsable de ce qui était arrivé à Delphine et à Gérard, il ne pourrait supporter qu'Elodie soit à son tour la victime de ce taré. De toutes les manières, il était déjà condamné avant même que la partie ne commençât.
    Fabrice se positionna entre Elodie et leur adversaire, prêt à faire rempart pour le cas où l'ennemi se déciderait à faire feu.
    - S'il vous plaît, restez calme, elle s'en va et on reste tous les deux, expliqua Fabrice.
    Son adversaire ne répondit rien, se contentant de les suivre du regard, le canon du Beretta toujours imperturbablement pointé dans leur direction, promesse muette d'une folie meurtrière qui pouvait se déchaîner à tout moment. Fabrice, qui n'y connaissait pas grand chose en armes à feu, se demanda si une balle de ce jouet pour adulte pouvait traverser de part en part un être humain. Si tel était le cas, la protection qu'il fournissait à Elodie s'avérait bien dérisoire.
    Lentement, le couple se dirigea vers la porte. Ils arrivèrent à destination. Elodie, toujours protégée par Fabrice,ouvrit enfin la porte. Elle hésita néanmoins à sortir.
    - Fabrice, viens avec moi, demanda-t-elle, tout en connaissant la réponse.
    - Non, ce n'est pas possible, répondit doucement Fabrice qui résista à l'envie de se retourner pour regarder sa bien-aimée, peut-être pour la dernière fois. Il nous tirerait dessus. Vas-y et t'inquiète pas. Tout se passera bien.
    Elodie soupira. Elle hésitait encore.
    - Allez, Elodie, l'encouragea Fabrice aussi tendrement que la situation lui permettait. Va-t-en maintenant.
    - Je t'aime, Fabrice.
    - Je t'aime aussi.
    Elodie se précipita dans le couloir et Fabrice ferma rapidement la porte sans cesser de fixer son adversaire qui ne bougeait toujours pas. Ce dernier avait tenu parole. Elodie était hors de danger. Fabrice restait maintenant seul à seul avec son ennemi.
    Advienne que pourra. L'essentiel est fait. Elodie est saine et sauve.


4



    L'Antéchrist avait bien du mal à cacher sa jubilation.Tout marchait à merveille. A cet instant précis, l'Agent de Dieu était entièrement sous son contrôle. Ses partenaires étaient morts et sa compagne n'allait pas tarder à prendre le même chemin. L'Ennemi était isolé, sans allié, sans armes, fatigué et sous pression. Il ne pouvait plus échapper aux forces du Mal qui, tapies dans l'ombre, allaient sortir de leur réserve et se repaître de sa chair et de son âme. Il n'y avait plus qu'à attendre quelques secondes les cris moribonds de cette Elodie et le piètre Agent Divin craquerait définitivement. La torture psychologique atteindrait alors son paroxysme et l'Antéchrist pourrait passer à la torture physique.
    Soudain, un hurlement strident vint résonner dans toute la demeure et fit vibrer les carreaux fêlés des fenêtres. Le hurlement se calma progressivement puis s'éteignit. L'Antéchrist ne cacha pas plus longtemps sa joie et éclata de rire alors que, face à lui, l'Agent de Dieu comprit. Le pauvre hère ne put se contrôler d'avantage et devint comme fou. Ses yeux et ses gestes nerveux, désordonnés trahissaient le désarroi absolu qui venait de s'emparer de lui.
    - Qu'est-ce qui se passe ? Elodie, que lui as-tu fait ?
    Il répétait sans arrêt cette même phrase. Puis, il se retourna vers la porte et commença à vouloir l'ouvrir.
    - A ta place, je n'ouvrirais pas cette porte, avertit l'Antéchrist. Ta mort pourrait maintenant être rapide et dans ce castu rejoindrais rapidement ta pute ou alors, il se pourrait qu'elle soit très lente. Tout dépend de toi. Désobéis et, crois-moi, tu vas souffrir un paquet de temps.
    Le pathétique Agent du Créateur mit un terme à sa velléité de fuite. Il se retourna vers l'Antéchrist. Il semblait être redevenu plus calme même s'il était d'une lividité cadavérique. L'Antéchrist fut désappointé.
    - Alors, finissons-en rapidement, espèce de porc, cracha Fabrice.
    L'Antéchrist sourit. Tout dépendait en fait de ce qu'il entendait par " rapidement ". Avant que la mort ne le délivrât, l'Agent du Créateur aurait l'occasion de maudire un million de fois ses parents de l'avoir mis au monde.


5



    Elodie courait dans le couloir. Mais, contrairement aux apparences, elle ne fuyait pas. Elle n'avait qu'une idée en tête : trouver dans les plus brefs délais une arme ou une aide quelconque et revenir toujours à la vitesse de la lumière porter secours à son petit ami. Elle espérait de tout coeur qu'il pût tenir jusqu'à son retour. Il le fallait. De toute façon, il était hors de question de reproduire le dramatique schéma qui avait conduit Gérard Viroux à la mort.Oui, elle reviendrait et ne fuirait plus désormais. Elle ne céderait pas non plus à ses démons et ses peurs ancestrales. Elle ferait face. Pour elle. Pour Fabrice.
    Elle commença à dévaler l'escalier à une telle vitesse qu'elle faillit manquer une marche et terminer sa course à plat ventre. Ce petit incident ne la ralentit même pas. Pas de temps à perdre. Chaque seconde comptait. Pourtant, elle n'était pas spécialement inquiète ; elle pensait avoir deviné les intentions du malade. Pour des raisons qu'elle n'arrivait pas à cerner, il comptait faire souffrir Fabrice. Il avait tout fait pour isoler ce dernier en tuant leurs deux infortunés compagnons. Le fou ne lui donnerait donc pas la mort tout de suite. Enfin, peut-être pas. Elle devait quand même se raccrocher à cette idée.
    Par contre, elle ne comprenait pas pourquoi ce tueur sans pitié l'avait laissée s'échapper. Ce genre de pratique n'entrait pas dans les habitudes de ce psychopathe, à ce qu'elle avait pu en juger. Mais elle décida de ne pas ratiociner davantage. Elle pourrait réfléchir à loisir quand tout cela sera fini.
    Le silencieux hall respirait la quiétude et la sérénité. La porte d'entrée était grande ouverte et laissait pénétrer le délicat éclairage de l'astre nocturne. Quelque chose pourtant retint l'attention d'Elodie. Un objet filiforme était posé à côté de la porte. Une autre petite chose noire bougeait autour de l'objet. Étrange. Lors de son inspection, elle n'avait rien remarqué de particulier à cet endroit mais elle était alors tellement terrorisée qu'elle n'avait pas été capable de remarquer grand chose
    Attirée comme un aimant, elle s'approcha de l'objet.
    Un fusil.
   Selon toute logique, l'autre enflure avait dû l'oublier là. Tant mieux. C'était exactement ce qui lui fallait.
    Elle tremblait d'excitation. Avec cette arme, elle pourrait immédiatement porter secours à Fabrice. Elle le sortirait des griffes du malade mental. Ce dernier ne s'attendait pas à ce qu'elle revienne, il en serait pour ses frais. Il allait payer maintenant. En tout cas, elle sauverait Fabrice. Pas question que cela se passât comme avec Gérard. Elle n'abandonnerait plus personne. Surtout pas Fabrice.
    Elle remarqua alors un rat. Toute à ses pensées de revanche, elle n'avait pas prêtée attention à la présence du rongeur. Ce rat était donc la petite chose noire qu'elle avait vu bouger. Elle ne put s'empêcher de reculer d'un bon mètre en poussant un « oh » étouffé.Même si elle ne souffrait pas d'une phobie maladive à la vue de ces bestioles, contrairement à beaucoup de femmes, elle n'appréciait pas spécialement ces petits monstres à queue. Elle en avait même peur. Le rongeur la regardait avec intérêt. On aurait dit qu'il voulait sauter sur elle. Sa respiration se fit plus courte et les battements de son cœur s'emballèrent frénétiquement.
    Allez, prends le fusil. Fabrice a besoin de toi. Prends le fusil ! se morigéna-t-elle.
    Le muridé continuait à la fixer, comme s'il attendait le moment adéquat pour attaquer.
    Ne sois pas ridicule. Qu'est-ce qu'un rat pourrait faire contre toi ? Prends le fusil, contra la sempiternelle petite voix intérieure, fichtrement agaçante avec sa manie de tout vouloir régenter.
    Le rongeur détourna son attention et reprit son inspection du fusil qui semblait le fasciner autant qu'il fascinait Elodie. Cette dernière s'en trouva instantanément soulagée.
    Le rat s'approcha du fusil, son petit museau reniflant l'engin de mort.
    Elodie s'approcha à son tour de l'arme mortelle, incertaine, un œil fixé sur le fusil providentiel et un autre surveillant continuellement le rongeur qui ne se souciait plus guère d'Elodie, accaparé par son inspection minutieuse.
    Elodie était maintenant à un mètre du fusil,essayant quand même de se maintenir à bonne distance de rongeur qu'elle ne cessait de surveiller du coin de l'œil. Ce dernier aussi s'approcha très près du fusil, museau en avant.
    La jeune femme tendit le bras doucement.
    Le rat s'approcha encore du fusil.
    Un faible crépitement se fit entendre. Elodie eut l'impression que des minuscules éclairs apparaissaient à plusieurs endroits sur le fusil. Le rat fit un petit bond et retomba à quelques centimètres, foudroyé. Elodie hurla.


6



    L'Antéchrist et Fabrice s'observaient dans un silence de mort.
    Fabrice s'évertuait tant bien que mal de dissimuler à son adversaire la douleur qui le submergeait et menaçait de prendre le contrôle de son âme à tout moment. Il faisait des efforts surhumains afin de paraître calme et maître de lui alors qu'il ressentait une peine insondable qui annihilait toutes ses résolutions, qui l'empêchait de penser de manière cohérente.
    Il était arrivé quelque chose à Elodie. Cela, c'était aussi sûr que deux et deux font quatre. Seulement, il n'avait aucune idée précise de ce qui avait bien puse produire et cela le rongeait à une vitesse comparable à celle qu'aurait pris un piranha sortant d'une cure d'amaigrissement pour le dévorer vivant. C’était la deuxième fois en une heure qu’il ressentait la disparition ou la perte de sa petite amie. Cela faisait beaucoup. Trop, peut-être.
    En scrutant le visage de son ennemi et en le voyant rire aux éclats quand Elodie avait hurlé, il s'était alors rendu compte que son adversaire n'était pas surpris outre mesure par la tournure des événements. Pire même, Fabrice comprit que, malgré les dires de son adversaire déclaré, ce dernier n'avait eu aucunement l'intention de laisser Elodie s'en sortir vivante. Et lui qui avait cru avec une belle naïveté qu'Elodie était hors de danger en quittant la pièce ! Encore une fois, il s'était trompé.
    Par sa faute, peut-être qu'Elodie était morte à l'heure actuelle.   
    Morte.
    Cette idée qu'il avait refusée d'envisager lorsqu’il n’avait pas trouvé Elodie près de la Ford s'imposa naturellement à lui. Fabrice eut soudain l'impression que le sol s'ouvrait sous ses pieds et qu'il tombait à une vitesse vertigineuse. Avec la peur et la peine, réapparaissaient insidieusement la colère et la haine. L'envie folle de se jeter sur cet homme qui le dépouillait de tout, petit à petit, avec un plaisir sadique.
    Il devait se ressaisir.Il ne pouvait pas agir inconsidérément avec ce Beretta pointé sur lui mais il ne devait pas non plus donner l'impression d'être vaincu. Ne plus montrer son désespoir comme il l'avait fait quelques secondes plus tôt. Ne pas donner l'occasion à ce fils de pute de se réjouir trop vite. Donner le change encore un peu en espérant que son ennemi se laissât berner.
    - Alors, quelle est la suite du programme? demanda Fabrice d'un air qui se voulait désinvolte.
    - Et bien, je dirais que la suite est fort réjouissante mais pas spécialement pour toi, répondit son vis à vis avec un enthousiasme presque candide.
    Comme s'il voulait donner plus de poids à sa déclaration, il appuya sur la détente du Beretta. Le coup partit dans un bruit terrible et la balle alla se loger dans le genou droit de Fabrice. Il s'affala à terre sous la violence de l'impact et se tordit aussitôt de douleur, couché sur le dos.
    - Bordel de merde, gémit Fabrice.   
    - Oui, je sais, confirma le monstre. On me dit souvent ça.
    L'homme ne bougea pas d'un millimètre, se contentant d'observer la scène, visiblement très fier de lui.
    Bien que la douleur était forte, Fabrice essaya de se calmer et de reprendre ses esprits. Donner le change encore un peu avant de mourir.C'était devenu son unique credo, sa seule obsession.
    - Puisque j'ai toute ton attention, il est peut-être temps que je satisfasse ta curiosité toute naturelle et que je daigne me présenter dans les règles de l'art, reprit l'homme au regard chargé de souffre.
    Il observa un temps de silence, soit qu'il attendait une réponse de Fabrice, soit qu'il cherchait ses mots. Pendant ce temps, Fabrice se contenta de conserver un mutisme total, uniquement absorbé par la tâche qui consistait à se remettre en position debout en s'aidant d'une des parois de la pièce. L'opération se révéla assez pénible et elle lui arracha quelques rictus qu'il ne parvint pas à cacher, mais, une fois achevée, elle lui permit, appuyé contre le mur, de pouvoir de nouveau faire face à son adversaire. Si le Paradis d'Elodie existait, alors il n'allait pas tarder à rejoindre celle qu’il aimait. Quelques minutes de souffrance de plus et tout serait fini.
    - Je suis chargé de purifier cette planète. Je suis chargé de cette tâche par des forces dont tu ne soupçonnes même pas l'existence, toi qui est, comme tant d'autres, uniquement préoccupé par ton nombril, ton porte-monnaie, tes histoires de fesses et ton matérialisme. Remarque-bien que je n'ai rien contre la société capitaliste qui propage ses idées d'un bout à l'autre de la planète, elle contribue à l'unification du monde et à l'établissement d'un réseau planétaire.Il suffit donc de s'emparer du réseau pour contrôler le monde. Une fois ce monde sous mon emprise, je supprimerai tous les parasites qui polluent cette planète et j'instaurerai définitivement le règne de Satan. Mon nom ne te dirait rien. Mais tu connais certainement le titre que les forces de l'au-delà m'ont donné. Je suis l'Antéchrist.
    Fabrice fut réduit à quia. Il ne savait pas s'il devait rire ou pleurer. Il se dit que l'autre devait certainement être totalement détraqué, cela ne faisait plus aucun doute. Pourtant, il n'arrivait pas à être entièrement convaincu lui-même par cette idée. Il ne pouvait s'empêcher de penser aux appels télépathiques et au plan littéralement démoniaque que son adversaire avait mis en place et qui ne pouvait être le fruit que d'un être intelligent et vif. Enfin, il ne pouvait s'empêcher de penser aux meurtrissures sur le corps de Clara, à la décapitation d'Andrieux, à Delphine, à Vrioux, à Elodie. De plus, Fabrice percevait une force impressionnante, une puissance contenue derrière ce qu'il croyait être la folie de son ennemi. À moins que son cerveau ne lui jouât des tours, ce qui n'était pas impossible. L'ambiance qui régnait dans la pièce sous l'éclairage des bougies et sous le regard d'un Thomas Andrieux décapité, le regard intimidant de cet Antéchrist auto-proclamé, la douleur suite à ce qui était arrivé à Elodie et aux autres, sa souffrance physique, ses remords d'avoir laissé le groupe se débrouiller sans lui, rien ne contribuait à ce qu'il eut les idées bien nettes.   - Tu sais, Latour, continua l'Antéchrist, je ne me serais certainement jamais occupé personnellement de toi si les créatures que je sers ne m'avaient pas averti que tu étais celui à qui Dieu avait confié la tâche de me contrer. Mais, comme toujours, Dieu a échoué. Tu es totalement en mon pouvoir. Tu es comme nu. Tu n'es maintenant plus rien. Et ta mort sera lente et douloureuse. Ça, je peux te le garantir.
    Progressivement, au fil des mots qui défilaient, la voix changea sensiblement. D'un calme proche de la douceur, elle se mua en un sifflement pervers qui dégageait un sentiment de triomphe.
    Que son adversaire fût l'Antéchrist ou pas, Fabrice était en très fâcheuse posture.


7



    L'Antéchrist tenait sa victoire. Cela faisait tellement d'années qu'il l'attendait. Il avait tellement travaillé et étudié pour l'obtenir un jour. Ce jour glorieux était enfin arrivé. Il était tellement heureux qu'il avait l'impression d'être ivre.
    Une fois que ce Latour sera passé de vie à trépas, il ouvrirait de nouveau le Livre des Anges Libérés pour se consacrer à l'ultime cérémonie. Il appellerait son maître,Satan en personne. Ce dernier viendrait et lui apparaîtrait dans toute son hideuse splendeur afin de prendre l'âme de Latour et la donner aux démons des mondes inférieurs. Puis, il transférerait une bonne partie de ses pouvoirs à l'Antéchrist. Comme Jésus avait été Fils de Dieu, il pourrait être aussi appelé Fils de Satan. Il serait alors en relation permanente avec le monde de l'au-delà, avec les sphères invisibles. Il pourrait se délecter de la peur qu'il inspirerait aux créatures soi-disant angéliques qui habitaient les cieux. Il se nourrirait de leur frayeur et de leurs plaintes. Non, la victoire finale ne pouvait plus lui échapper, désormais. Il avait hâte.
    Il se concentra sur son pathétique adversaire qui s'appuyait tant bien que mal contre le mur afin de ne pas tomber. Il vit la peur dans ses yeux. Il perçut, à travers la pâleur de sa peau, la douleur physique et mentale. Véritablement, Celui qui se faisait appeler Dieu était le pire des imbéciles pour accorder sa confiance à un tel faible.
    Quand les démons qui l'avaient accompagné durant sa formation lui avaient appris que son pire ennemi sur la terre était ce Fabrice Latour, jeune étudiant et athée de surcroît, l'Antéchrist en avait été stupéfait. Il avait pensé qu'il s'agissait d'une erreur mais les forces du Mal lui avait confirmé qu'il n'y avait pas d'erreur possible. L'Antéchrist ne discuta plus guère cette étonnante nouvelle. Ses formateurs un peu spéciaux lui avait répété qu'il devait se méfier quand même et il était vrai que ce Latour l'avait surprisà deux ou trois reprises. Pas davantage. De toute façon, Latour était maintenant aux portes de la Mort. C'était lui, le Fils de Satan qui allait les lui ouvrir.
    L'Antéchrist détourna un court instant son attention de son ennemi vaincu et contempla avec admiration le Livre qui allait lui fournir toute la puissance et la force qui lui manquaient encore pour prendre possession de cette planète.
    Ce fut à ce moment précis que Latour se précipita sur une bougie et qu'il la lança de toutes ses forces sur le Fils de Satan. Ce dernier, bien que surpris par l'attaque, évita facilement l'objet et tira deux fois. Ce Latour commençait à être un brin énervant mais il allait vite regretter son audace.


8



    Alors que Fabrice tentait de récupérer quelques forces et qu'il en profitait pour élaborer une stratégie de la dernière chance, plan qui n'avait d'ailleurs pour but que de mourir le plus rapidement possible, il aperçut que celui qui se prétendait l'Antéchrist jetait un coup d'œil émerveillé au vieux livre poussiéreux qui était posé sur le bureau. Il ne fallait pas être grand clerc pour remarquer que le tueur avait l'air de tenir particulièrement à cet ouvrage.Fabrice décida donc de tenter sa chance et d'essayer d'atteindre le livre en question. Son ambition n'était pas gigantesque : seulement énerver le psychopathe et le pousser à commettre une erreur qui permettrait à Fabrice soit de s'échapper, soit de passer de vie à trépas dans les plus brefs délais. En somme, il ne voulait pas s'éterniser en présence de cet homme quelles que fussent les circonstances. D'ailleurs, au fur et à mesure que le face à face se prolongeait, il avait acquis l'intime conviction que le soi-disant Antéchrist n'avait pas l'intention de l'achever rapidement. Que Fabrice quittât cette vie, après tout, pourquoi pas : il n'était pas sûr de vouloir continuer à vivre, pas maintenant qu'il était persuadé qu'Elodie était morte. Pas après ce qu'il avait fait. Pas après l'horreur dont il avait une part importante de responsabilité. Cependant, il ne tenait vraiment pas à servir de cobaye. Il mourrait debout et en agissant. Pas en suppliant et en geignant.
    En se précipitant vers la bougie la plus proche et en la catapultant de toute la force dont il était encore capable, Fabrice ne voulait que surprendre et décontenancer son adversaire. À la suite du lancée, il se jeta tête la première vers le bureau ancestral.
    Deux détonations retentirent dans la pièce, coup sur coup. Les murs tremblèrent et les vitres vibrèrent.
    Une autre douleur fusa dans son mollet gauche cette fois. Sur le moment, il y prit à peine garde.Il renversa le bureau pour se protéger à l'aide de l'épaisse surface de travail. Il put saisir un des chandeliers qui se trouvaient au sol et le lança très approximativement dans la direction de son adversaire. Surtout, il put se saisir du vieux livre ainsi que d'autre bougie dont la flamme était maintenant éteinte. Il sortit un briquet de sa poche et ralluma la bougie tout en parlant au tueur.
    - J'te déconseille de tirer. Je suis couché sur le dos. J'ai ton bouquin et j'ai aussi une bougie allumée. Si tu me tues, je crois que ton livre pourrait prendre feu. Et ça doit brûler rapidement, ce truc. Ce serait vraiment con. J'te conseille pas non plus d'approcher. Au premier bruit de pas, je fais un feu de joie, déclara Fabrice d'un ton convaincu alors qu'il ne l'était pas vraiment lui-même.
    Son monologue paraissait bien dérisoire et futile. Quelle importance pouvait avoir un vieux bouquin pour un tueur sanguinaire ? De plus, si cela se trouvait, ce n'était même pas un de ses livres, simplement un objet oublié par le dernier propriétaire des lieux.
    La blessure due à la balle qui avait traversé une partie du mollet le tiraillait de plus en plus. Si l'on ajoutait à cela la blessure dans l'autre jambe, qui se rappelait sans cesse à son bon souvenir, il se demandait comment il allait pouvoir s'enfuir. La réponse était évidente et il la connaissait depuis un certain tempsmaintenant : il n'y avait aucune échappatoire possible. Il allait achever sa courte existence ici, après un baroud d'honneur plutôt décevant. Le pire était qu'il n'avait même pas pu sauver Elodie.
    Ce qui surprit Fabrice fut l'absence de réaction de son adversaire. Le tueur ne bougeait manifestement pas et ne tirait pas non plus. Fabrice s'était attendu à ce que son petit laïus fut suivi par un mitraillage en règle. Même pas.
    À la place du déchaînement de violence que Fabrice avait escompté, il entendit le tueur l'apostropher :
    - Rends-moi le livre, Latour. Rends-le moi maintenant, ordonna le tueur d'une voix étranglée.
    Intéressante réaction. Surprenante, même. Fabrice vit renaître un faible espoir.
    - Comptes-y et bois de l'eau, rétorqua Fabrice.
    Il entendit l'Antéchrist auto-proclamé s'approcher doucement. Le plancher grinça sous les pas du tueur.
    - Arrête-toi ou je crame ce bouquin, menaça Fabrice.
   - Si tu le crames, je te ferais hurler comme tu ne peux même pas imaginer.
    Le tueur apparut soudain et vint se placer devant Fabrice. Ce dernier en levant légèrement la tête put lire l'inquiétude dans les yeux noirs de son adversaire.
    Une goutte de cire tomba sur la couverture du vieuxlivre. Le tueur écarquilla les yeux qui ne dissimulaient plus le doute et l'incertitude. Fabrice jouissait du moment. Il n'avait aucune idée de l'importance que pouvait représenter ce bouquin mais à l'évidence il en avait pour ce timbré.
    - Donne-le moi et je t'épargne, proposa l'homme.
    Fabrice ne put s'empêcher d'éclater de rire.
    - Bien sûr. Bien sûr. Mais pose le flingue d'abord.
    L'Antéchrist resta silencieux quelques secondes. Il semblait perdu dans un abîme de réflexion. Puis, toujours sans un mot, il lança le Beretta à l'autre bout de la pièce.
    - Donne-moi le livre maintenant.
    - Attends que je me lève.
    Fabrice posa le bougeoir. S'appuyant comme il pouvait sur le bureau renversé, Fabrice se releva, tenant toujours fermement le livre contre lui. Il fut impressionné par la mare de sang qu'il avait laissée sur le plancher vétuste. La tête lui tournait. Ses deux jambes le faisaient incroyablement souffrir. Il ne savait pas combien de temps il pouvait encore tenir. Il pouvait défaillir à tout moment. L'autre devait le savoir. Il n'avait aucune chance. Il s'adossa lourdement contre le bureau. Son adversaire s'approcha un peu. Les deux ennemis n'étaient maintenant séparés que par trois petits mètres.   
    Le doute que Fabrice avait pu apercevoir avait disparu.L'avantage n'avait été que de courte durée. Tant pis. Il avait au moins tenté quelque chose.
    - Si tu veux ce bouquin, il va falloir venir le chercher, lança-t-il dans une ultime bravade.   
    Le psychopathe haussa les épaules, affichant un sourire radieux et triomphant.
    - S'il le faut.
    Fabrice se jeta alors sur son adversaire.
    Le soi-disant Antéchrist fut surpris par cette dernière folie. Fabrice tenta de donner quelques coups de tête que l'autre évita sans problème. Fabrice se tenait plaqué contre son adversaire qui le maintenait debout à son corps défendant. Les deux bras posés sur les épaules du tueur, Fabrice tenta de le renverser et de l'entraîner au sol. Ce dernier résistait sans problème aux efforts du jeune étudiant et le bourrait de petits coups de poings au niveau des hanches d'une main. De l'autre, il essayait d'attraper le livre mais Fabrice tenait ce dernier aussi loin qu'il le pouvait derrière son dos. Changeant de tactique, le soi-disant Antéchrist réussit à se libérer de l'étreinte de Fabrice qui, sans point d'appui, menaçait de tomber par terre.
    Crochet au menton.
    Fabrice fut projeté contre la fenêtre en hurlant. Il se cramponna comme il put au loquet de la fenêtre d'une main, l'autre tenant toujours fermement le vieux bouquin. Ses jambes ne le portaient plus,elles pendaient lamentablement. Il ne se tenait que par la force d'un bras. Cependant, toujours accroché au loquet, il parvint à ouvrir la fenêtre. Puis, il s'assit tant bien que mal sur le rebord de celle-ci. Il jouait là sa dernière carte. Plutôt se suicider en se jetant dans le vide que d'être à la merci de ce fou. Il lança le livre par la fenêtre.
      L'Antéchrist n'apprécia manifestement pas ce geste. Il tremblait de colère et ses yeux lançaient des éclairs.
    Son adversaire sortit alors un couteau qu'il avait dissimulé dans son dos. Il sourit à Fabrice. Sourire malsain, diabolique. Il regarda la lame amoureusement, comme l'amant comblé regarde sa belle amante. Il fit tourner le couteau dans sa main doucement, avec une infinie tendresse. La lame brillait sous les flammes des bougeoirs, promesse d'une mort violente.
    La fin approchait à grands pas.
    L'Antéchrist se précipita sur lui à une vitesse phénoménale, le couteau pointé en avant.
    Par pur réflexe, Fabrice tendit ses deux mais en avant, tentative dérisoire et maladroite pour se protéger. Très insuffisant. Une douleur aiguë explosa au niveau du plexus.
    Fabrice hoqueta. Il parvint néanmoins à agripper solidement son adversaire touten se poussant sur le côté.
    Fabrice voulait profiter de l'élan causé par la charge du tueur. Tenant toujours l'Antéchrist auto-proclamé, il poussa ce dernier avec tout le poids de son corps. Le malade, ne s'attendant visiblement pas à cette manœuvre, ne pouvait rien faire. Il passa par la fenêtre, aussi Fabrice avec lui.
    Tous deux chutèrent sur le perron. L'Antéchrist toucha en premier les dalles cimentées. Fabrice tomba sur le tueur.
    La douleur fulgura dans tout son corps. Il voulu pousser un cri mais seul un grognement rauque parvint à sortir de sa bouche.
    Il entendit quelqu'un crier.
    Il entendit au loin des sirènes résonner dans le silence.
    Trop tard.
    Il ne tiendrait pas.
    Il sentait la mort autour de lui et en lui.
    Il espéra que son adversaire allait mourir aussi.
    Son cœur cessa de battre.