XIV
Tim le regarda, effaré et incrédule.
« Votre frère !
– Oui, mon frère… Il s’appelle en réalité Dane Stocker. On le surnommait Daney quand il était gosse et ce nom lui est resté. Vous avez sans doute déjà compris, capitaine Jordan, que le sauveteur de Miss Grier, c’était Lew Daney. Il était à cette époque en visite ici, avec Jelf. Oui, je connaissais Jelf…
– Quand avez-vous vu votre frère pour la dernière fois ? »
Stocker le regarda tranquillement.
« Je ne vous le dirai pas. Après tout, c’est mon frère et je ne dois pas le trahir.
– Vous l’avez vu au cours de ces deux derniers mois ? » suggéra Tim.
L’homme secoua la tête.
« Je n’ai aucun renseignement à vous donner, capitaine Jordan, mais je puis vous affirmer que Daney ne toucherait pas un cheveu du vieil Awkwright, par amour pour la jeune dame. Pourtant, c’est un « tueur ». Si vous vous empariez de lui, il serait bon pour l’échafaud. C’est le seul tueur authentique qui existe dans ce pays. »
Il avait mis dans cette phrase une note d’orgueil, qui sonna bizarrement aux oreilles de Tim Jordan.
« Je peux bien vous le dire maintenant, continua Stocker ; quand Jelf a été tué, j’ai bien cru que c’était Daney qui l’avait descendu, car Jelf c’était un mouchard qui avait essayé de le donner plusieurs fois. Ils avaient fait ensemble le coup de Glasgow et Jelf n’était pas satisfait de sa part. Il ne l’a jamais touchée d’ailleurs, ajouta-t-il avec satisfaction.
– Et vous ? » demanda Tim brusquement.
Stocker sourit.
« Je n’ai aucunement participé à cette affaire, capitaine Jordan. Je croyais vous avoir dit que j’étais honnête, maintenant. Depuis que je suis au service de Mr. Ledbetter, je n’ai souillé mes mains d’aucun acte répréhensible. »
Il dit ceci avec l’onction que Tim avait remarquée auparavant.
Tim téléphona à la police, puis procéda à une fouille complète de la maison. Mary mit les enquêteurs au courant des singulières habitudes de son patron et ils parurent accepter son hypothèse ; ainsi qu’elle le suggérait. Mr. Awkwright avait dû partir pour l’un de ses petits voyages excentriques. Il s’en était bien allé une fois au beau milieu de la nuit, pour ne revenir que six jours plus tard !
« Quand retournez-vous à Londres ? demanda-t-elle à Tim lorsque la police fut partie.
– Désirez-vous que je m’en aille ?
– Non. Je voudrais au contraire que vous restiez. Il se passe ici des choses terribles, capitaine Jordan – oui, Tim, si vous préférez… J’appréhende chaque jour la tombée de la nuit. Et Stocker lui-même est inquiet ; le moindre bruit le fait tressaillir. »
En fait, la conduite de Stocker était assez extraordinaire. On l’aperçut très peu ce jour-là : l’une des servantes prétendit qu’il dormait dans sa chambre. À la nuit tombante arriva de Glasgow une petite camionnette qui fut remisée dans le garage. Tim assista par hasard à cette cérémonie, en revenant d’une longue promenade. Stocker surveillait l’opération. La camionnette était battant neuve et Stocker expliqua qu’elle était commandée et attendue depuis un mois.
« Nous en avions déjà une, mais elle a eu un accident, » dit-il.
Tim ne répondit pas, mais lorsqu’il téléphona un peu plus tard au garagiste qui avait livré la voiture, il apprit qu’elle avait été choisie la veille dans le stock existant et que Stocker l’avait payée comptant.
Sous prétexte de revoir la camionnette, il pénétra ensuite dans le garage et remarqua que l’arrière de la voiture avait été endommagé. Le chauffeur qui l’avait amenée n’avait pas fait attention en manœuvrant à un pilier de briques situé à l’intérieur du bâtiment et l’une des ailes était fortement éraflée. Mais Stocker n’avait pas l’air de prendre cet incident au tragique.
« Si on devait se faire du mauvais sang pour toutes les bêtises commises par les chauffards, mieux vaudrait mourir tout de suite, » dit-il simplement.
Il vit que Tim inspectait le tracteur.
« Décidément, cette machine vous intrigue, n’est-ce pas ? Mr. Ledbetter est comme ça : il achète toutes sortes de choses inutiles et les revend un certain temps après. À un moment donné, nous avons eu jusqu’à six voitures ici, sans nous servir d’aucune d’elles. Il avait été question de cultiver la propriété, mais ce projet n’a rien donné.
– Je vois que vous avez entravé les roues avec des chaînes ? »
Sans le regarder, Stocker lui répondit :
« Oui, monsieur… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ce type les a enlevées l’autre nuit. Il a probablement eu l’intention de voler le tracteur, mais il a dû comprendre qu’il ne pourrait rien en faire.
– Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? »
Tim désigna du doigt un gros crochet qu’il venait de remarquer dans la toiture et qui était solidement fixé à l’une des solives extrêmes du bâtiment.
« Je n’ai jamais su à quoi ce crochet pouvait bien servir, dit Stocker. Il paraît que, dans le temps, on pendait les coupables dans cette chapelle. Peut-être les accrochait-on là ? »
Il ne se passa rien cette nuit-là. La pluie ne cessa de tomber à seaux. Sans en être bien sûr, Tim soupçonna Stocker d’avoir passé son temps à faire le guet aux alentours du garage, car des empreintes boueuses maculaient au matin le tapis du hall.
Une morne journée s’écoula, marquée seulement par la visite d’un inspecteur qui venait aux nouvelles.
Le lendemain, Tim et la jeune fille étaient en train de déjeuner lorsqu’il dit brusquement :
« J’ai bien envie de vous emmener à Londres… »
Stocker s’était excusé de ne pas les servir à table, souffrant d’un léger malaise. Une femme de chambre le remplaçait. Mary observait un silence plus profond encore que de coutume et l’atmosphère de la maison exaspérait Tim.
« Oui, j’ai bien envie de vous emmener…
– Pourquoi ? Je ne puis décemment m’absenter avant d’avoir des nouvelles de Mr. Awkwright et d’ailleurs, je ne veux pas aller à Londres. »
Il fut surpris de la violence de son ton.
« On doit pourtant y être mieux qu’ici, par un temps pareil !
– Je dois rester à Clench House jusqu’à ce que… Elle hésita pendant une seconde, puis : Croyez-vous qu’il soit arrivé quelque chose de grave à Mr. Awkwright ? »
Avant que Jordan eût le temps de répondre, Stocker fit irruption dans la salle à manger et, renvoyant la femme de chambre :
« J’ai des nouvelles de Mr. Awkwright, dit-il. Il demande que vous le rejoigniez tous deux à l’hôtel Saint-Enoch.
– Il a donc téléphoné, demanda Tim avec stupéfaction.
– Oui, monsieur. C’était lui, sans aucun doute. Il a dit qu’il vous attendrait à cinq heures dans le hall de l’hôtel. »
Tim entendit Mary soupirer.
« Dieu soit loué ! » murmura-t-elle.
Il la conduisit à Glasgow et à cinq heures, ils étaient exacts au rendez-vous. Au bureau de l’hôtel Saint-Enoch, personne ne connaissait Mr. Awkwright et il n’habitait certainement pas là, mais cela ne surprit pas Mary outre-mesure, car le vieillard choisissait toujours des résidences plutôt médiocres et n’utilisait les grands hôtels que sous la forme de leur papier à lettres et éventuellement de leurs cabines téléphoniques, pour ses rendez-vous.
Ils attendirent une heure durant, sans succès. À six heures et demie, Tim ramena la jeune fille à Clench House, par un orage d’une violence inouïe.
Ils ne trouvèrent dans la maison que la cuisinière. Elle leur expliqua que Stocker avait octroyé une demi-journée de congé à tout le personnel. Tim et Mary se regardèrent.
« Où est-il ? »
La cuisinière l’ignorait. Peut-être le trouverait-on dans sa chambre. Tim s’y rendit. La porte était fermée à clef. Il frappa sans obtenir de réponse. Après quelques recherches, il mit la main sur une bonne clef et pénétra dans la pièce.
Elle était vide. L’armoire et les tiroirs du bureau aussi. Stocker avait visiblement empaqueté ses affaires à la hâte.
« Voilà pourquoi il nous a expédiés à Glasgow, s’exclama Tim. Il voulait avoir le champ libre ! »
Il sortit de la maison et se rendit au garage dont la porte était ouverte. La nouvelle camionnette avait disparu. Quant au tracteur, au lieu d’être à la même place qu’auparavant, dans le fond du garage, il se trouvait près de la porte. Les chaînes qui bloquaient les roues gisaient à terre. Il était évident qu’on s’était servi de la machine pendant l’après-midi.
L’attention de Tim fut attirée, d’autre part, par des traces sombres qui se trouvaient sur le sol. Il les examina à l’aide d’une lampe électrique et s’aperçut qu’il s’agissait de taches de sang. Il y en avait trois.
Bientôt, il fit une autre découverte : celle d’une caissette de fer blanc, gisant dans un coin du garage. C’était un petit nécessaire de pharmacie de modèle courant, ouvert. Il contenait quelques médicaments de première nécessité, notamment des pansements. Deux d’entre eux avaient été utilisés, car Tim ramassa tout près de la caissette les bandes de papier bleu qui les avaient entourés et qui étaient roulées en boule. La bouteille de teinture d’iode avait également servi. Brisée à présent, elle gisait elle aussi sur le sol près du nécessaire.
Tim rejoignit Mary et lui fit part de ses trouvailles. Elle se montra aussi surprise que lui.
« Il ne souffrait plus du choc qu’il a reçu sur la tête, dit Tim pensivement. Peut-être s’est-il cogné à nouveau… Mais cette hypothèse n’expliquerait pas la présence d’une tache de sang… »
Un peu plus tard, il obtint par une voie imprévue quelques éclaircissements sur les faits et gestes de Stocker. La cuisinière avait un petit garçon qui avait assisté aux différentes allées et venues de Stocker de la maison au cimetière. Le gamin, craignant le courroux de sa mère à la suite de quelque sottise, s’était réfugié dans un petit hangar, à proximité de l’enceinte funèbre, et c’est ainsi qu’il avait pu observer les déplacements du maître d’hôtel.
Tim fit venir l’enfant et l’interrogea, mais celui-ci se borna à dire ce qu’il savait : il avait vu Stocker pénétrer plusieurs fois dans le cimetière ; les stations qu’il y faisait duraient une dizaine de minutes. La dernière fois qu’il y était allé, il avait emporté un rouleau de cordes et était ressorti les mains vides.
Le gamin put encore fournir un autre renseignement intéressant : il avait entendu le fracas du tracteur qui démarrait et à deux reprises les ratés du moteur.
Tim se mit en rapport avec la police et put reconstituer en partie l’itinéraire de la camionnette. On l’avait vue traverser lentement un petit village voisin, suivie d’une limousine.
« Tout cela est très étrange, remarqua le capitaine Jordan. Cette limousine m’inquiète. Il semble bien que notre mystérieux visiteur est mêlé à cette affaire. La police m’a demandé si elle pouvait diffuser le signalement de la camionnette, mais je ne crois pas que cela soit possible. Stocker a parfaitement le droit de faire circuler les voitures de son patron et je ne tiens pas à me mêler de ça avant d’en savoir plus long. En tout cas, ma chère, fermez bien votre porte ce soir. Et demain, que vous le vouliez ou non, vous m’accompagnerez à Londres. »
Il fut debout à l’aube et se rendit au cimetière. Le mausolée l’intriguait. Il examina soigneusement la plaque de bronze qui supportait l’inscription et tenta de la faire basculer, mais elle était aussi solide que le granit qui l’entourait.
Il allait tourner les talons lorsque son attention fut attirée par la forme d’un des O gravés dans le bronze. Il comportait une fente étroite, longue d’un demi-pouce, large d’un seizième de pouce. Il ouvrit un canif et inséra la lame dans la fente, sans résultat. Soudain, il eut une inspiration. Bondissant vers la maison, il en revint muni de la petite clef qu’il avait trouvée dans la poche du manteau abandonné par l’inconnu du garage. Elle s’adaptait parfaitement à la fente et il n’eut aucune peine à la faire tourner avec un déclic. Mais rien ne se produisit et bien qu’il tentât d’enfoncer la plaque avec son épaule, elle demeura aussi immobile qu’auparavant.
Tim promenait nerveusement ses doigts sur l’inscription, lorsqu’il effleura par hasard l’une des lettres du premier mot, un T. Cette lettre s’enfonça d’elle-même, au niveau du bronze non gravé. Il essaya d’obtenir le même résultat en appuyant sur la lettre suivante, sans aucun succès. Une à une, toutes les lettres du mot lui résistèrent de la même façon. Enfin, dans le second mot, un R céda.
TRÉSOR ! C’était le mot secret qu’il fallait former, en se servant d’une lettre dans chacun des mots de l’inscription !
En l’achevant, il entendit un déclic et la plaque bascula, cédant à son effort.
Un escalier étroit s’amorçait derrière la porte et se perdait dans l’obscurité. Tim revint vers la maison, se munit d’une lanterne électrique et poursuivit ses recherches.
Il crut prudent d’installer un morceau de bois en travers de la porte pour l’empêcher de se refermer sur lui, mais cette précaution était inutile, car une petite poignée d’acier permettait de l’ouvrir de l’intérieur.
Ayant constaté que la retraite ne lui serait pas coupée, Tim descendit, toujours plus bas. Il compta ainsi trente marches avant d’atteindre la dernière.
Il se trouvait à présent dans un souterrain voûté. Au long des murs couraient trois rangs de rayons de pierre dont la funèbre destination ne faisait aucun doute. Les morts anciens qui avaient reposé là devaient d’ailleurs avoir été enlevés depuis fort longtemps.
À l’extrémité du caveau, une grille rouillée était ouverte. Tim la franchit, s’engagea dans un second passage étroit qui s’allongeait interminablement. Jordan estimait avoir parcouru une centaine de mètres, lorsque le passage obliqua brusquement à gauche, puis à droite, avant de se poursuivre tout droit, jusqu’à une seconde grille également ouverte.
Tim était à présent dans une vaste cave. Dirigeant le faisceau lumineux de sa lanterne vers le plafond, il aperçut des dalles qu’il prit pour celles dont le plancher du garage était formé. L’une d’elles, qui paraissait munie de gonds, attira son attention ; les bords en étaient taillés en biseau et Tim eut ainsi le loisir d’estimer l’épaisseur du sol de l’ancienne chapelle.
La cave n’était pas entièrement vide. Deux longues caisses munies de crochets s’y trouvaient. Il ouvrit l’une d’elles et aperçut un gros objet enveloppé de papier huilé. Il écarta le papier et découvrit une petite mitrailleuse américaine, puis une autre. La cave en contenait six, contre les murs, quelque vingt caisses de munitions étaient empilées. En examinant le sol à la lueur de sa lanterne, Tim vit les marques très nettes d’autres caisses, qu’on avait dû enlever récemment. Il commençait à comprendre en quoi consistait le secret de Clench House…
Il estima approximativement la dimension des caisses et fut ahuri. Comment avait-il été possible d’introduire et de retirer des objets de cette taille ? Le passage qu’il avait suivi s’avérait beaucoup trop étroit et il était humainement impossible qu’on eût transporté par là les mitrailleuses et les munitions à présent disparues.
Cependant, le grand mystère de Clench House n’existait plus pour Tim. Cette maison était celle de Daney et l’identité de Mr. Ledbetter ne faisait plus aucun doute pour lui. Daney avait meublé la demeure et l’avait louée à un prix ridicule à un locataire respectable, en chargeant Stocker de surveiller le trésor que contenait le souterrain et de détourner les soupçons éventuels de la police.
Une autre grille de fer était située à l’extrémité de la cave ; elle donnait accès à un passage plus large qui obliquait brusquement à gauche, lui aussi, au bout d’une dizaine de yards. Arrivé là, Tim fit une curieuse découverte. Des marches de pierre s’élevaient dans l’obscurité, sans qu’aucune rampe les longeât. Elles s’achevaient au plafond.
Tim allait monter quand son pied heurta un objet. Il se baissa et ramassa une petite lampe électrique dont l’ampoule était brisée. L’étui verni était cabossé de toutes parts, comme si la lampe était tombée d’une grande hauteur.
Tim la reconnut immédiatement : c’était celle du vieil Awkwright !
Il examina soigneusement le sol, à ses pieds, et découvrit bientôt une tache noirâtre sur la première marche. Sur la quatorzième, il en distingua plusieurs autres.
Il poursuivit précautionneusement son ascension, les nerfs tendus, car l’absence de rampe et l’usure de l’escalier rendaient cet exercice assez périlleux. Il parvint ainsi à un étroit palier de pierre.
À sa gauche, se trouvait un grossier panneau de bois maintenu par deux énormes ressorts. Il s’appuya de tout son poids et sentit le panneau céder. Un nouvel effort le fit se rabattre si brusquement que Tim faillit perdre l’équilibre.
Il s’engagea dans l’ouverture qu’il venait de se ménager et se trouva dans le bureau de Mr. Awkwright.