IV
Tim Jordan regarda la femme avec stupéfaction.
« N. de D… ! C’était donc bien Daney ! »
Affirmative, elle continua.
« Il doit être à Londres. J’essaye de remettre la main dessus. La fumée ne vous gêne pas ? »
Elle sortit de son sac un étui de cigarettes orné de pierreries, l’ouvrit. Tim lui offrit du feu.
« Oui, je suis bel et bien la femme de Lew Daney. Si extraordinaire que cela puisse vous paraître, il a fait quelque chose de légal dans sa vie, et ç’a été de m’épouser.
– Pourquoi êtes-vous venue me voir ? » questionna-t-il brusquement.
Elle haussa les épaules.
« Je savais que vous étiez à Londres. Lew m’a souvent parlé de vous. Tenez, aujourd’hui même…
– Il est ici ?
– Oui. En tout cas, il y était. Et une certaine Miss Grier y était également, une certaine Mary Grier. »
Elle parlait lentement.
À présent, Tim se souvenait… la jeune fille du téléphone.
« Elle est arrivée d’Écosse. »
Mrs. Daney porta sa cigarette à ses lèvres, puis lança vers le plafond un petit nuage de fumée qui monta en fragiles anneaux. Elle les suivit jusqu’à ce qu’ils se fussent dissipés.
« C’est la secrétaire d’un vieux gentilhomme écossais et le premier amour de Lew. »
Il y avait de l’amertume dans ces derniers mots.
« Et c’est à cause de cela que vous le trahissez ? »
Elle approuva doucement.
« C’est à cause de cela que je le trahis, répéta-t-elle. J’ai passé beaucoup de choses à Lew. Il a été assez généreux avec moi, quoique j’aie eu des moments difficiles ; mais quand un homme en arrive à dire à sa femme qu’il en aime une autre et à lui proposer la grosse somme pour divorcer – ce que Lew a fait vis-à-vis de moi, – la question d’argent ne compte plus.
– La jeune fille est venue à Londres pour le voir ? »
Elle secoua la tête.
« Non. S’il faut en croire Lew – et c’est le plus grand menteur du monde, bien qu’il dise de temps en temps la vérité par pure méchanceté, – elle ignore même la tempête qu’elle a éveillée dans le cœur juvénile de mon mari. Ils se sont rencontrés par hasard, quelque part, et ça a suffi pour qu’il ait le coup de foudre, à cinquante ans !
– A-t-elle été en Afrique ?
– Non. D’ailleurs, renoncez donc, une fois pour toutes, à l’idée que Lew est spécialiste des affaires africaines… Il s’est rendu au Cap quand les choses se sont gâtées pour lui en Europe. Depuis des années, il méditait d’énormes coups ici et l’Afrique n’a été pour lui qu’un intermède. Il n’y est pas demeuré un an. Sa passion le tenait déjà avant qu’il ne parte, il me l’a dit. Et il croit vraiment que c’est arrivé, capitaine Jordan. Quand on le connaît, il est impossible de se tromper sur sa façon de dire les choses qu’il croit arrivées. »
Elle avait achevé sa cigarette – c’était une cigarette russe où il y a plus de carton que de tabac, – elle la jeta dans le feu et en prit une autre.
« Je ne vais pas vous raconter l’histoire de ma vie, mais je vous assure que Lew avait plus d’une raison de jouer franc jeu avec moi, et j’ai décidé qu’il valait mieux qu’il s’en aille.
– Même en passant par l’échafaud ? demanda Tim, sardonique.
– Même en passant par l’échafaud, oui. Ce que je fais semble insensé, mais je suis pourtant tout à fait de sang-froid. »
Elle se leva, toujours en fumant, et se mit à parcourir la chambre.
« Connaissez-vous un type du nom de Stone ? »
– Stone… Harry le Larbin ? Oui.
– Il est à Londres, j’espère.
– Quels sont les autres types de la bande ? » demanda Tim.
D’un geste, elle marqua son indifférence.
« Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais demandé à Lew. Il change souvent de complices et il ne conserve jamais longtemps les mêmes. »
Elle jeta la seconde cigarette, encore inachevée, dans le feu.
« Voilà, c’est tout, dit-elle. Vous pouvez aller à Scotland Yard muni des tuyaux que je viens de vous donner, mais si vous me compromettez en m’envoyant les flics, je vous ferai passer pour un idiot. D’ailleurs, ce qu’on m’a dit de vous me fait imaginer que vous aimez bien vous occuper vous-même de vos affaires. Je vous ai donné votre chance. Peut-être changerai-je d’avis demain et dirai-je à Lew que je vous ai tout raconté. Dans ce cas, il vaudra mieux vous mettre à l’abri. Je serai probablement liquidée, mais ce ne sera pas une raison pour que vous le soyez aussi.
– Merci de cette charmante attention, » dit Tim en la reconduisant jusqu’à la porte.
Quand elle fut partie, il s’installa dans un fauteuil et se mit à réfléchir profondément.
Il y avait peu de chance que Scotland Yard lui fût d’aucune utilité et il n’avait lui-même pas grand-chose à raconter. Il ne savait même pas où retrouver éventuellement cette femme. Toute cette histoire pouvait être un coup monté. Le fait qu’elle confirmait son opinion l’incitait même à la considérer comme un mensonge.
Jelf et son bolide arrivèrent le lendemain matin, dès potron-minet. Tim les examina l’un et l’autre et se déclara satisfait pour la seconde fois. Il grimpa dans la voiture, à côté du conducteur.
« Connaissez-vous la route de Glasgow à Kinross ?
– Comme ma poche, monsieur. J’ai conduit souvent des touristes par là, pendant l’été.
– Parfait. Partons, » dit Timothy Jordan. Puis :
« Connaîtriez-vous aussi Clench House, par hasard ? »
L’homme secoua la tête.
« Ce doit être du côté de Rumble Bridge, monsieur, mais je n’en suis pas certain. Il y a tellement de grandes propriétés par là… C’est une région d’aristocrates…
– Tranquillisez-vous, mon garçon ; la personne chez qui je vais en week-end n’a rien d’un aristocrate, non, pas pour deux ronds, » murmura Tim tandis que la voiture démarrait.